Les infortunes d’Emile Alglave ou la politisation des enjeux universitaires aux débuts de la iiie république
p. 25-42
Texte intégral
1Si elle est aujourd’hui presque totalement oubliée, la carrière d’Emile Alglave est pourtant emblématique des rapports tendus qui ont existé entre le pouvoir et les Facultés de droit à la fin du XIXe siècle, du fait de la tentation du premier d’interférer dans la vie des secondes... tentation d’autant plus grande que les Facultés de droit étaient considérées par le pouvoir comme des facultés supérieures (l’expression est de Pierre Bourdieu) en ce qu’elles procuraient « l’influence la plus forte et la plus durable sur le peuple », justifiant qu’elles soient plus contrôlées... au contraire des facultés inférieures (les Facultés de lettres) qui, parce qu’elles étaient réputées n’avoir aucune efficacité temporelle, étaient plus facilement livrées à elles-mêmes1. On comprend d’ailleurs dans ces conditions pourquoi la volonté de la IIIème République de reconnaître une autonomie aux établissements supérieurs, se révéla difficile à mettre en œuvre dans les Facultés de droit. Et de fait, contemporain des débuts tourmentés de la République, Emile Alglave a vu sa carrière fortement marquée par ses engagements politiques, confirmant ainsi une implication du politique dans la vie des Facultés de droit.
2Né à Valenciennes en 1842, Emile Alglave est fils de notaire et neveu d’avocat ; comme nombre de ses futurs collègues, il baigne donc d’emblée dans le milieu des juristes – confirmant l’idée d’un recrutement social souvent relevée à propos des enseignants des Facultés de droit. Il commence ses études au collège de Valenciennes, avant de devenir interne au lycée Louis-le-Grand de Paris, où il obtient le grade de bachelier ès lettres. Brillant élève mais manifestement indécis sur son avenir, il suit conjointement à Paris des études de médecine, de sciences et de droit ; même si le jeune étudiant se signale déjà par une incomparable puissance de travail, la variété de ces formations parallèles déroute moins si l’on se rappelle qu’à cette époque, le temps hebdomadaire des cours n’était pas celui que supportent aujourd’hui les étudiants, laissant à ceux qui le souhaitaient certaine latitude pour diversifier le champ de leur curiosité... et celle d’Alglave est immense2.
3Il faut dire que dans les années 1860, la Faculté de droit de Paris compte déjà plus de 2 500 étudiants, compliquant considérablement le contrôle de leur assiduité. En effet, si celle-ci est déjà obligatoire en province, nombreux sont les étudiants parisiens à s’inscrire aux examens sans avoir assisté aux cours3. Impossible donc de savoir avec quelle constance le jeune Alglave a suivi les cours de la Faculté de droit... même si l’obtention de quelques prix suggère tout de même une attention soutenue. On sait pourtant qu’à la même époque, il est aussi pensionnaire de l’Ecole des Chartes4, où il soutient en 1865 une thèse sur le droit mérovingien d’après la loi des francs ripuaires. Inscrit à l’ordre des avocats de Paris, Alglave n’entend manifestement pas embrasser une carrière de praticien, puisqu’il est reçu docteur en droit en 18685 avant de réussir le concours d’agrégation l’année suivante ; classé sixième, il est nommé dans la toute nouvelle Faculté de droit de Douai.
4Or après moins de dix années, Alglave est de retour à la Faculté de droit de Paris. C’est l’histoire de ce retour et des enjeux politiques qui le sous-tendent qui seront au cœur de cette étude. Car si par le profil de ses études et ses activités extra-universitaires, Emile Alglave confirme a priori les analyses de Christophe Charle sur l’intérêt pour un agrégé d’avoir fait son droit à Paris6, ce retour s’est opéré plus rapidement que prévu, et dans un contexte politique qui devait durablement marquer sa carrière.
5La trajectoire personnelle d’Emile Alglave permet donc d’éclairer un moment de l’histoire des Facultés de droit7, en rendant compte du poids de la politique dans la carrière de ce professeur. Pour ce faire, on signalera d’abord les difficultés de son implantation à Douai (I) ; on expliquera ensuite pourquoi il fut une cible du gouvernement d’Ordre moral8 (II) avant de préciser les conditions de sa nomination très politique à Paris (III). C’est en définitive à un intéressant parcours Paris-province-Paris que nous convie l’étude de la carrière universitaire d’Emile Alglave9.
I – Un jeune agrégé parisien en province (Paris-Province)
6La Faculté de droit de Douai, ouverte en 186510, est immédiatement recherchée des jeunes agrégés parisiens, pour sa proximité avec la capitale. Avec d’autres établissements (dont la Faculté de droit de Caen), elle fait partie de ce cercle restreint des villes de provinces dans lesquelles les agrégés parisiens pressés de rejoindre l’alma mater se battent pour enseigner, « comme s’ils optaient délibérément pour le provisoire, même si c’est au détriment du cadre premier de leur enseignement »11. La rapidité du séjour d’Alglave à Douai (1869-1874) et son retour précoce à Paris pourraient confirmer cette analyse... sauf que ce n’est pas de son plein gré qu’Alglave a quitté Douai en 1874, et que ce n’est pas sans quelques frictions que s’est opéré son arrivée à Paris en 1878.
7Emile Alglave est nommé à Douai le 24 avril 186912. Il satisfait apparemment à l’obligation de résidence, qui contraignait alors tout fonctionnaire à résider dans le lieu de ses fonctions ; il ne s’agit pourtant d’emblée que d’un pied-à-terre, car sa famille reste à Paris, où il est en outre retenu par de très nombreuses activités extra-universitaires.
8La Faculté de Douai comporte alors sept chaires, trois de droit civil, une de droit romain, une de procédure civile et législation criminelle, une de droit commercial et une de droit administratif. Le jeune agrégé est d’abord chargé du cours de droit romain, puis du cours de droit administratif ; en octobre 1873, il est chargé du cours complémentaire d’histoire du droit romain et d’histoire du droit français13 ; il assume aussi un cours de législation criminelle et, pour les aspirants au doctorat, une série de conférences sur la théorie des impôts14 ; preuve de son intérêt pour ces questions, il commence aussi à la Faculté des sciences de Lille un cours d’économie politique financé par le Conseil municipal de cette ville. Au-delà de la précocité de son engagement pour l’économie politique (dont il fut l’un des promoteurs15), pour ce qui nous occupe ici il convient de souligner que comme à l’époque il n’y a pas encore de Faculté de droit à Lille, celle de Douai y organisait régulièrement des conférences... afin peut-être de contrecarrer le projet de création d’une Faculté catholique, dont les cours devaient commencer à partir de 187416.
9Mais malgré cette importante charge de cours, Alglave se voit vite reprocher de ne passer que quelques jours par semaine dans sa résidence administrative... au point de se trouver en 1872 au centre d’une intéressante polémique engagée entre le doyen Blaise François Blondel et l’ensemble du corps enseignant de la Faculté, à propos du maintien de l’alternance des cours sur toute la semaine.
10A cette occasion, les membres de l’assemblée des professeurs se plaignent en effet de l’autorité du doyen, accusé en particulier de ne pas respecter leur droit à délibérer et voter l’affiche des cours17 -ce que celui-ci explique précisément par son refus d’accorder le droit de faire des cours consécutifs. Dans une lettre au recteur du 24 août 187218, il explique en effet que « trois leçons faites successivement auraient une moins grande valeur que si elles sont réparties sur toute la semaine avec un jour d’intervalle entre chaque leçon. Tout au moins il y a lieu de craindre que la préparation pour les deux dernières ne soit pas aussi satisfaisante que pour la première » ; le système des cours consécutifs produirait en outre « une solution de continuité trop prolongée dans l’esprit des élèves ; afin d’en conjurer les suites, le professeur serait obligé, au début de sa première leçon, de faire un long résumé qui en absorberait la plus grande partie ». Mais le doyen estime surtout que l’intérêt général (dont il est le garant) n’entre pour rien dans le choix des cours consécutifs, où seules des convenances personnelles viendraient « procurer aux professeurs et agrégés qui le réclament, quatre jours de liberté, le dimanche compris ». Il agite même la menace que les enseignants ne satisfassent plus à leur obligation de résidence (« vous en aurez trois ou quatre continuellement en course vers Paris »), ce qui rendrait les étudiants étrangers à leurs enseignants et compliquerait le service des examens.
11Alglave est en réalité au cœur de ce que le doyen tient pour le scandale des cours consécutifs, et un passage de sa lettre au recteur en dit long sur son exaspération : « un de nos (jeunes) agrégés, (...) a mené pendant cette dernière année scolaire (...) l’existence suivante : il arrivait des environs de Paris à Douai le dimanche soir au plus tôt, faisant rapidement son service de 4 leçons et de 2 conférences les lundis, mardis et mercredi jusqu’à midi. A 14 h 36 minutes, il roulait dans le train vers Paris ! à partir de ce moment, on n’entendait plus parler de lui.
12« Est-il admissible que ces conditions excentriques d’existence et de locomotion soient favorables à une sérieuse préparation des leçons ?
13« Quant aux examens, le même agrégé s’en est dispensé pour la moitié de la semaine, en se faisant remplacer par l’un de ses collègues, alors même qu’il s’agissait d’interrogation sur les matières spéciales de son enseignement (...)
14« Qui empêche de supposer que l’an prochain il étendra aux leçons cette façon de procéder, et alors nous arriverons à l’apparition (...) d’une nouvelle espèce de professeur in partibus, en résidence continuelle à Paris pour des cours à faire en province ».
15Le ton monte entre le doyen et les professeurs, qui prennent fait et cause pour Alglave. Les professeurs Folleville, Mabire et Talon protestent même contre l’arbitraire du doyen, accusé d’avoir programmé la délibération relative à l’affiche des cours la veille des vacances... manière de la faire seul ! Dans une lettre au recteur, Daniel de Folleville, premier titulaire de la chaire de code civil, va même jusqu’à imputer à l’attitude du doyen le départ rapide des jeunes agrégés, pressés de quitter Douai : « malgré l’état excellent de la Faculté et les sympathies des étudiants, nos meilleurs agrégés (en arrivent) à demander leur changement au bout de quelques mois de séjour. Arrivé avec la fondation de l’Ecole, j’en ai connu plusieurs venus avec l’intention de rester, mais qui sont partis par suite des regrettables malentendus qui surgissent et se multiplient à chaque instant sous nos yeux ». Et en effet, Accarias, Bonfils, Jouen attachés à Douai en 1865, avaient quitté la faculté dès 1868 (pour Paris, Toulouse et Caen) ; quant à Constans nommé en 1867, il avait rejoint Toulouse dès 1870. Nul doute alors que les professeurs craignent le départ d’Alglave, dont le dynamisme contribue au rayonnement de la jeune Faculté. Folleville poursuit en insistant sur la contribution active de l’ensemble du corps enseignant à la réussite de l’établissement : « Notre faculté cependant a réussi au-delà de toutes les espérances, et j’ose dire, M. le recteur, qu’on le doit peut-être un peu au zèle, au travail et au dévouement de ses membres. Tous, nous faisons des cours de plus d’une heure et demi ; nous avons fondé un enseignement régulier de doctorat, des conférences facultatives et une conférence en vue de l’agrégation qui est suivie par quinze docteurs. Nous publions des articles dans les revues et des monographies spéciales. Nous faisons de nombreux cours supplémentaires. Nous ne négligeons rien, enfin, pour préparer l’avenir de MM. les étudiants, dont l’assiduité et le dévouement nous soutiennent du reste, dans nos travaux »19.
16Ces arguments portent, puisque le doyen est finalement désavoué par sa hiérarchie. Le cabinet du ministre lui reproche d’abord son manque de conciliation, l’invitant à ne pas se comporter en régent dans sa Faculté ! Concernant l’enchaînement des cours, le ministère se fondant sur un usage en vigueur à la Faculté de Caen, invite surtout le doyen à accorder aux enseignants qui le sollicitent le droit de faire des cours consécutifs. Même avis du recteur, qui relève à son tour la partialité du doyen envers son jeune collègue, signalé comme « l’un des membres de la Faculté qui lui font le plus honneur ». Certes, il veut bien reconnaître « que cet honneur n’est pas sans inconvénient pour cette Faculté, puisqu’il y a deux hommes dans M. Alglave, et que la Revue Scientifique, dont il est directeur, ne peut pas ne point lui prendre un temps considérable »... mais il valide toutefois la demande de cours consécutifs.
17C’est évidemment un camouflet pour le doyen, dont les avis inscrits dans les notices individuelles d’Alglave témoignent de son agacement persistant envers ce qu’il juge comme un manque d’implication locale de son jeune collègue20. Or on ne peut s’empêcher de penser que cette hostilité a certainement contribué à fragiliser la position du jeune agrégé auprès du ministère, à un moment où les changements de majorité à la Chambre allaient provoquer une véritable chasse aux sorcières contre les républicains.
II – Une cible du gouvernement d’Ordre moral (Province-Province)
18L’année suivant ses démêlés avec le doyen, Alglave est en effet pris dans la tourmente provoquée dans les milieux intellectuels par le gouvernement d’Ordre moral, aux affaires depuis mai 1873 pour préparer la restauration de la monarchie en France. Dans le monde de l’éducation, la traque des républicains est assumée par le ministre de l’Instruction publique Oscar Bardi de Fourtou, qui annonce le 29 décembre 1873 vouloir « ramener les intelligences dans la voie de la vérité »21. Son passage au ministère se marque par des décisions symboliques (changement de nom du lycée Condorcet22 en lycée Fontanes, premier Grand maître de l’Université en 1808, créateur des lycées) ainsi que par le rétablissement de la commission de censure et la mise en disponibilité de professeurs notés pour leurs opinions avancées.
19A Douai, le doyen n’a manifestement pas digéré la solution imposée par le recteur. Dans la notice individuelle d’Alglave pour l’année 1873, il note encore que celui-ci « ne peut suffire aux nombreuses occupations qu’il se crée que par une très grande faculté dans le travail. Sa collaboration n’est pas sans valeur. Néanmoins comme il passe quatre jours de la semaine sur sept à Paris ou aux environs, je crains fort que l’improvisation ne tienne une trop grande place dans ses leçons ». De son côté, Alglave sollicite une demande d’avancement comme agrégé à la Faculté de droit de Paris (signalant au passage qu’il n’ira nulle part ailleurs où il pourrait être envoyé en France). Averti de ces tensions, le ministère ne tarde pas à s’intéresser à cet enseignant, qui n’est toutefois pas tant visé dans son activité pédagogique, que pour son statut de directeur de revues.
20Depuis 1864 en effet, Alglave est directeur de la Revue des Cours littéraires et de la Revue des Cours scientifiques, que leurs titres apparemment anodins n’empêchent pas d’être considérées comme assurant la promotion des théories républicaines23. Dans le contexte de l’Ordre moral24, ce soutien explique pourquoi Alglave fut l’une des victimes emblématiques de la croisade antirépublicaine lancée par le ministre de l’Instruction publique (et manifestement orientée par monseigneur Dupanloup25). Il faut dire que la Revue des cours littéraires avait diffusé une série d’articles et de conférences sur la réforme en cours de l’enseignement supérieur, dénonçant les intentions de la loi intitulée loi sur la liberté de l’enseignement supérieur, déposée le 31 juillet 1871 et qui était alors en cours d’adoption26.
21Le cas d’Alglave permet d’individualiser cette croisade antirépublicaine, de la menace initiale de mutation à la mise en disponibilité sans traitement. Le ministre Fourtou invoque d’abord des motifs disciplinaires : l’activité éditoriale d’Alglave constituerait une infraction au statut du 9 avril 182527 et à la circulaire du ministre de l’Instruction publique du 24 avril 1871. Adoptée par le républicain Jules Simon, cette dernière rappelait en effet aux universitaires les limites de leur liberté d’expression : « beaucoup de professeurs cèdent à la tentation d’écrire dans un journal, et quelques-uns rendent, comme journalistes, d’importants services à la science et à la morale. Vous devez cependant, M. le recteur avertir les jeunes professeurs qu’ils ne doivent écrire que dans les journaux qui se respectent ; qu’en vain garderaient-ils une exacte mesure dans leurs propres articles, s’il se commet des excès à côté d’eux ; que les journaux ne sont pas toujours l’organe d’un parti sérieux et respectable, qu’ils ne représentent souvent qu’une coterie, une intrigue ou une spéculation. Comme il y a des maisons qu’un professeur, un magistrat, un prêtre ne sauraient fréquenter, ils ne devraient aussi, pour les mêmes motifs, collaborer qu’en bonne compagnie. Dites cela, je vous prie, aux jeunes gens, dans leur intérêt comme dans le nôtre ; soyez leur frère autant que leur chef. Qu’ils comprennent bien que, si le journalisme devient pour eux un métier, leur carrière universitaire est perdue, d’abord parce qu’il ne leur restera pas de temps pour l’étude et ensuite parce qu’il y a incompatibilité entre le rôle de chef de parti et celui d’universitaire. Ce qui fait le mérite et l’éclat du journaliste est précisément ce qui compromet le professeur ».
22Les revues d’Alglave tombant sous le coup d’un tel reproche, Fourtou engage son action28. On ne trouve dans le dossier personnel d’Alglave aucune lettre lui intimant l’ordre d’abandonner ses fonctions éditoriales, mais il semble que notre professeur fut bien mis en demeure de choisir entre sa position à la Faculté de droit et la direction de ses revues (choix auquel il refuse de déférer et dont il se plaint dans une lettre à l’un de ses nombreux correspondant, Charles Darwin)29. Début mars 1874, les cours d’Alglave sont suspendus pour un mois et leur titulaire mis en congé. L’émotion est immédiate à Douai, où les étudiants refusent d’assister au cours de son remplaçant (un certain Terrât, professeur à l’Ecole des hautes études des Carmes). Alglave continue néanmoins son cours d’économie politique à Lille.
23La presse s’empare du cas, autour duquel les journaux se divisent. Cette publicité s’explique par le fait qu’Alglave n’est pas la seule victime des attaques du ministre, déjà nombreuses dans le secondaire : MM. Jules Duvaux30 professeur à Nancy, Albert Leroy du lycée de Versailles ou Gustave Rivet31 de Dieppe avaient déjà été visés. Le premier était un normalien agrégé de lettre, membre républicain du Conseil général de Meurthe-et-Moselle depuis octobre 1871, et qui avait été déclaré démissionnaire pour avoir refusé une mutation à Besançon ; le second était un ex-communard ; le troisième, professeur de rhétorique, poète ami de Victor Hugo, avait été mis en congé sans traitement après la découverte, dans les mains d’un de ses élèves de seconde, d’un recueil intitulé Voix Perdues dans lequel Rivet dénonçait la commission des grâces instituée le 10 juillet 1871 pour aider le chef du pouvoir exécutif à exercer son droit de grâce envers les communards32. Dans un tel contexte, on n’est pas vraiment étonné de voir Alglave attrapé à son tour.
24Face au tollé provoqué par une mesure qui frappe désormais un enseignant du supérieur, le ministre ne cède pas. Quand après un mois Alglave s’apprête à reprendre son cours (fixé au passage les lundi, mercredi et vendredi... le doyen aurait finalement eu gain de cause), une dépêche du sous-secrétaire d’Etat de l’instruction publique ordonne au recteur d’en suspendre la réouverture33. Le 23 avril 1874 le ministre délègue temporairement l’agrégé de Douai à Grenoble, au titre de chargé du cours de droit criminel. Alglave ne refuse pas cette mutation forcée, dont il a bien compris que la localisation à Grenoble ne visait qu’à l’éloigner de Paris et de ses chères revues.
25Du coup la polémique se délocalise. Le 30 avril, l’Unité française de Grenoble (organe conservateur) dénonce le soutien que le Réveil du Dauphiné (républicain) porte à ce professeur en carmagnole34. L’Unité s’insurge de voir arriver Alglave à Grenoble, et quand le Réveil s’en réjouit pour la Faculté, la réaction ne tarde pas : « Oh ! pour ça non par exemple, non vous dis-je ! Il ne s’agit pas de plaisanter ici, et le Réveil peut garder le cadeau pour lui, sans en féliciter les autres. Qu’il verse un pleur sur « les Revues très appréciées » et rendant à l’enseignement d’éminents services (...) nous n’y faisons pas d’obstacles, mais voyons que la comédie se borne là ! »35.
26L’Unité n’aura toutefois pas à poursuivre sa campagne contre Alglave, puisque le 2 mai 1874 le ministre Fourtou met finalement l’agrégé en congé d’inactivité sans traitement – ayant pris la demande d’Alglave de terminer son année à Douai pour un refus de déférer à l’ordre de mutation36. La Tribune de Bordeaux (journal radical) s’indigne des épurations en cours : « monsieur de Broglie exécute les maires ; M. de Fourtou exécute les professeurs. A chacun sa tâche ». Depuis quelques jours en effet, du Progrès du Nord (radical) à l’Echo du Nord, du XIXe siècle au Journal de Genève en passant par la République française, Le nouvelliste de Paris, Le Rappel, L’Evénement, Le Journal des débats ou L’Opinion Nationale... nombreux sont les journaux à commenter les agissements du ministre de l’instruction publique. Les conservateurs ne se choquent évidemment pas des difficultés d’Alglave, considérant qu’il a fait un usage déloyal de ses fonctions37, quand les organes républicains dénoncent vigoureusement son épuration38. De manière générale, il semble pourtant que le manque de nuance dont fait preuve Fourtou dans son entreprise d’épuration des républicains finit par dérouter les conservateurs, qui ne tardent pas à solliciter son remplacement39.
27On peut évidemment s’interroger sur cet empressement à se défaire d’Alglave en cours d’année40. Au-delà des options radicales de ses Revues, il semble que la décision de notre agrégé de briguer la députation dans le département de l’Oise41 explique sa mise en congé anticipée. A cet égard, on précisera d’ailleurs que si Fourtou remplace de Broglie à l’intérieur le 23 mai 187442 pour préparer les élections législatives, il ne lâche pas Alglave, auquel il inflige une dernière vexation en le radiant de la liste électorale de Douai (avec le soutien plus ou moins volontaire du doyen Blondel, qui rappelle à cette occasion qu’Alglave ne vit pas à Douai). Celui-ci proteste, s’estimant toujours membre de la Faculté de droit de Douai – qualité qui lui aurait été conservée par la décision ministérielle du 23 avril et des dépêches du 16 mai et 1er août43. En vain.
III – Un retour discuté à Paris (Province-Paris)
28Mis en congé pour n’avoir pas voulu abandonner ses activités éditoriales, Alglave les poursuit de plus belle (ne serait-ce que parce qu’elles deviennent pour lui une source substantielle de revenus) ; dans ses Revues, il mène en particulier une campagne sévère contre la loi du 12 juillet 1875, qui en fait de liberté de l’enseignement supérieur, ne servirait qu’à organiser la concurrence des Facultés laïques par des universités cléricales ; on a vu aussi qu’il y règle ses comptes avec Monseigneur Depanloup, qu’il juge responsable de ses déboires.
29Mais les mêmes raisons politiques qui avaient contribué à exclure Alglave de la Faculté de droit de Douai devaient toutefois lui permettre de retrouver un poste. En effet, après la crise du 16 mai 1877 et l’échec des conservateurs aux élections législatives en octobre, Mac-Mahon est contraint de se soumettre le 12 décembre (selon l’impératif bien connu posé par Gambetta lors de la campagne électorale, sommant le président de se soumettre ou de se démettre). Avec le retour des républicains aux affaires, Alglave ne tarde pas à renouer avec sa carrière d’enseignant, et de la plus belle manière puisqu’il est nommé agrégé à Paris le 12 décembre 1878, en charge du nouveau cours de sciences financières opportunément créé par le gouvernement républicain44.
30La nomination par le ministre Agénor Bardoux confirme ce faisant le maintien de la politisation des enjeux universitaires par les républicains, même si Christophe Charle a montré aussi que la création de nouvelles disciplines avait été le vecteur d’une forme de précocité pour arriver dans la capitale (en particulier pour les enseignants d’économie politique... ainsi Alglave est-il nommé à Paris à 36 ans seulement, alors que la moyenne était de 43 ans, après tout un cursus de cours à Paris pour préparer ce retour)45. A cet égard, la désignation (prématurée) d’Aglave par les républicains suscite des réticences de la part de ceux pour qui l’arrivée à Paris ne devait être que l’aboutissement d’une carrière – idée imposée de longue date, et qui voulait que les chaires de la Faculté de droit de Paris étaient « le but naturel de l’ambition et des efforts des professeurs des autres facultés »46. Faute d’avoir pu empêcher la création du cours de sciences financières, le professeur Jalabert s’oppose d’ailleurs à l’érection de ce cours en chaire – et donc à la titularisation d’Alglave ; le 21 janvier 1879, il rappelle ainsi au ministre que celui-ci n’est que 10ème sur la liste des agrégés parisiens... à quoi Alglave répond que si l’on tenait compte de son ancienneté à Douai, il est tout de même agrégé depuis 13 ans.
31Derrière l’attachement au respect des procédures et à la règle de l’ancienneté, on devine évidemment l’hostilité d’un milieu conservateur, manifestement gêné par l’arrivée de ce républicain (dont on redoute qu’il soit l’œil du gouvernement au sein de la Faculté de droit de Paris). Et de fait, Alglave devra attendre 1885 pour voir enfin son cours érigé en chaire, de nouveau sur décision politique47 ; malgré tout, notre professeur gardera toujours la marque des circonstances de son arrivée à Paris, restant aux yeux de certains de ses collègues comme le provincial imposé (alors qu’il passait à Douai pour le parisien pressé de partir). On précisera pour finir que, par un étrange hasard, l’arrivée d’Alglave à Paris sonne le glas de son activité éditoriale, puisqu’il se brouille avec son éditeur, lequel l’accuse de délaisser ses revues pour obtenir une chaire à la Faculté de droit de Paris48 !
Notes de bas de page
1 P. BOURDIEU, Homo academicus, Paris, éd. Minuit (coll. « le sens commun »), 1984, p. 88-89 : « Les Facultés dans l’ordre politique ont pour fonction de former les agents d’exécution capables de mettre en application sans les discuter ni les mettre en doute, dans les limites des lois d’un ordre social déterminé, les techniques et les recettes d’une science qu’elles ne prétendent ni produire ni transformer ; à l’opposé, les Facultés dominantes dans l’ordre culturel sont vouées à s’arroger, pour les besoins de la construction, des fondements rationnels de la science que les autres Facultés se contentent d’inculquer et d’appliquer, une liberté qui est interdite aux activités d’exécution, si respectables soient-elles dans l’ordre temporel de la pratique ».
2 Comment oublier aussi que de nombreux auteurs ont insisté sur l’ennui provoqué par les études de droit. Dans la préface de son Introduction générale à l’histoire du droit (1829) Eugène LERMINIER rappelle ainsi la consternation dans laquelle l’avait plongé la méthode de ses professeurs de droit : « Quand, après avoir achevé mes cours de rhétorique et de philosophie, et dans l’exaltation par laquelle passent, à 19 ans, les jeunes gens dont l’imagination s’éveille, il me fallut, comme on dit, faire mon droit, avec quel ennui mêlé de dédain j’ouvris les cinq codes ! Retomber de mes poétiques rêveries touchant la science et la littérature, sur les articles numérotés du code civil et du code de procédure, et n’avoir pour toute nourriture que l’étude de maigres et sèches formules sans animation et sans vie ! C’était donc là le droit ! ». Balzac et Stendhal ont aussi souligné l’ennui de leurs études juridiques... ce qui explique sans doute encore le manque d’assiduité du jeune Proust dans ses cours à la Faculté de droit de Paris.
3 Dans sa recherche sur les études du jeune Marcel Proust, Laurence Depambour-Tarride note que « si l’étudiant n’a pas obtenu une dispense d’assiduité, il doit signer un registre en décembre, février et avril, les jours de signature étant annoncés à l’avance par affichage. On conviendra du libéralisme de cette disposition ». L. DEPAMBOUR-TARRIDE, « Proust et ses professeurs de droit », in A. BOUILLAGET (dir.), Proust et les moyens de la connaissance, Presses Universitaires de Strasbourg, 2008, p. 151-159 (p. 154). Sur ce sujet, voir aussi L. DEPAMBOUR-TARRIDE, « Proust et le droit : premières approches », Bulletin d’informations proustiennes, 2007, n° 37, p. 159-174.
4 Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 1865, vol. 26, n° 26, p. 1-16 ; « Société de l’Ecole des Chartes. Liste des élèves pensionnaires et des archivistes paléographes depuis la fondation de l’Ecole en 1821 jusqu’au 1er mai 1867 ». Cette notice indique qu’Alglave a eu son diplôme d’archiviste-paléographe le 9 janvier 1865 ; il est signalé comme « avocat et chef de la rédaction de la Revue des cours scientifiques et littéraires. A Paris, rue du Cardinal Lemoine, 7 ». Signalons que parmi ses futurs collègues de la Faculté de droit de Paris, Cauwès, Demante, Fournier et Germain-Martin sont eux aussi titulaires du diplôme de paléographe-archiviste.
5 L’une de ses thèses porte sur Le droit d’action du ministère public en matière civile, l’autre sur les Juridictions civiles chez les romains jusqu’à l’introduction des Judicia extraordinem. Thèse publiée en 1868 chez E. Martinet, 1868, 54 p. sous le titre Les juridictions civiles chez les romains ; cette même année, Alglave publie un article à la Revue pratique de droit français, jurisprudence, doctrine, législation, t. 25, 1/01-15/6/1868 : « de l’ordre public en matière civile », p. 444 et 524 (il signe son article « E. Alglave, docteur en droit, avocat à la cour impériale de Paris »).
6 C. CHARLE, « La toge ou la robe ? Les professeurs de la Faculté de droit de Paris à la belle époque », RHFDSJ, 1988, n° 7, p. 170 : « les docteurs de Paris ont un triple atout par rapport à leurs concurrents de province : la gamme des cours plus diversifiée, la familiarité avec les membre du jury (...) et surtout l’habitude d’un climat d’émulation qui incite, une fois agrégé, à persévérer dans ses travaux pour revenir dans la capitale ».
7 Voir C. CHARLE, La République des universitaires, 1870-1940, Paris, Le Seuil, 1994, p. 13-14 : à travers un échantillon de biographies de professeurs, l’auteur se propose de découvrir « à travers les trajectoires réelles des acteurs, quelles stratégies étaient ou n’étaient pas possibles (...). Ces stratégies dessinent, en creux, la capacité d’adaptation du système dans lequel elles s’inscrivent mais aussi les effets induits par la position du champ universitaire par rapport aux autres champs sociaux qui, elle aussi, malgré les illusions nominalistes, n’est pas identique selon les pays ».
8 A propos de la crise du 16 mai 1877 et de ses conséquences visibles dans les notices individuelles des magistrats, Jean-Pierre Royer note que ces notices, mieux que beaucoup d’autres documents, « permettent de prendre la meilleure mesure des mouvements de fond qui atteignent tel corps social ». De part et d’autre de cette crise, Alglave est victime de l’ordre moral avant de bénéficier d’une réhabilitation de la part des républicains. J. P. ROYER, Histoire de la justice en France, PUF, 4ème éd., p. 522.
9 Pour une vision complète de la carrière de ce professeur, nous nous permettons de renvoyer à notre article, à paraître prochainement à la revue Mil neuf cent, « Emile Alglave ou les ambivalences d’un professeur avec son milieu ».
10 L’Annuaire statistique du département du Nord de 1866 (L. Danel imprimeur, Lille, p. 73) indique que « la Faculté de droit de Douai a été créée par décret du 28 avril 1865. Cet établissement d’enseignement supérieur a été inauguré à Douai, le 16 novembre 1865 sous la présidence de M. Giraud, inspecteur général de l’ordre du droit » ; M. Blondel est le premier doyen de la Faculté. Pour une synthèse complète de l’histoire de la Faculté de droit de Douai, voir le pré-rapport de F. LEKEAL et S. IMBERT dans Les Facultés de droit de province au XIXe siècle. Bilan et perspectives de la recherches, EHDIP, n° 13/2009.
11 C. CHARLE, « La toge ou la robe ? », op. cit., p. 170-171.
12 Institué agrégé par arrêté ministériel en date du 3 août 1869, Alglave touche un traitement fixe de 1 500 fr auquel s’ajoute le traitement éventuel de 1434 fr – l’éventuel correspond à la répartition entre les enseignants titulaires de chaque Faculté, des frais d’inscription aux examens payés par les étudiants. La jeunesse de la Faculté de Douai explique sans doute que, malgré son classement au concours, Emile Alglave se soit trouvé nommé d’emblée aussi près de Paris... mais on peut aussi émettre l’hypothèse qu’étant originaire de Valenciennes, il est en quelque sorte apparu comme une recrue locale pour les membres de la Faculté de Douai. A en croire la notice nécrologique d’Alglave, il semble y avoir enseigné à titre provisoire dès 1865 (affirmation qui ne se trouve toutefois confirmée par aucun document officiel).
13 Attribution du cours en date du 22 octobre 1873. Il s’agit d’un cours de doctorat, dont le traitement annuel est de 1 200 fr.
14 Note d’activité jointe à la lettre de Folleville au recteur Henry (ou Fleury), Archives nationales, dossier personnel Emile Alglave, F/17/22184/A.
15 Sur ce point, voir notre article à la revue Mil neuf cent.
16 Dans la lettre de protestation signée par le professeur Folleville contre le doyen Blondel (infra), celui-ci se voit vertement reprocher la manière dont il a imposé aux villes de Lille, Arras, Cambrai, Valenciennes et Saint-Quentin, une rémunération de 2 400 fr (tous frais de déplacement compris) pour les cours que les membres de la Faculté de droit de Douai seraient amenés à y faire. Archives nationales, dossier personnel Emile Alglave, F/17/22184/A.
17 Le casus belli se noue autour d’un arrêté spécial du 10 janvier 1855, dont l’article 6 disposait que les horaires des conférences facultatives seraient concertés entre le doyen et les enseignants.
18 Lettre jointe au dossier personnel d’Emile Alglave, Archives nationales, F/17/22184/A.
19 Lettre trouvée aux Archives nationales, dans le dossier personnel d’Emile Alglave, F/17/22184/A.A propos du dynamisme d’Alglave et de l’activité de ses collègues, on signalera que la Revue politique et littéraire dirigée par le jeune agrégé avait justement consacré une chronique à la publication de l’ouvrage de Folleville, Programme sommaire d’un cours de code civil (n° 1, 1er juillet 1871, p. 24).
20 Le 11 avril 1870, le doyen Blondel notait déjà que « M. Alglave est très absorbé par la publication de ses revues. Il en résulte qu’il voyage constamment de Douai à Paris ; ce qui constitue une condition déplorable pour la préparation de ses leçons. Ses préoccupations prédominantes sont ailleurs qu’ici. En somme, à la différence de M. Deloynes (qu’Alglave remplace), M. Alglave ne me paraît pas une heureuse acquisition pour notre Faculté »... le ton s’adoucit par la suite (preuve sans doute qu’Alglave a fait quelques efforts, même si les notices signalent de façon récurrente « des relations difficiles avec l’autorité, et le doyen en particulier »). Le 22 mars 1872, le doyen observe encore que Alglave réside peu à Douai : « monsieur Alglave est un charmant jeune homme plein de vivacité et possédant un savoir aussi varié que sérieux. Je le reconnais volontiers. Mais en ce qui concerne le service de la Faculté, il a à mes yeux une situation qui crée un très fâcheux précédent ; voici ce dont il s’agit : sur une semaine, M. Alglave ne passe guère que 2 jours ½ à Douai ; il arrive le lundi matin et repart le mercredi à 1h30. Pendant cette période, par suite d’une combinaison regrettable, il fait ses 3 leçons de droit administratif, 1 supplémentaire et bénévole de droit criminel et deux conférences facultatives. Est-il téméraire de prévoir que dans de semblables conditions, son enseignement peut laisser à désirer ? Il est rappelé à Paris par la présence de Mad. Alglave, qu’il aurait installée dans les environs de la capitale, et par la direction de la Revue scientifique et de la Revue politique et littéraire » ; Archives nationales, F/17/22184/A.
21 Oscar BARDI DE FOURTOU (Ribérac, 3/01/1836 – Paris, 6/12/1897) est nommé ministre de l’Instruction publique et des Cultes le 26 novembre 1873 ; le 22 mai 1874, il remplace Alphonse de Broglie au ministère de l’Intérieur (dans un cabinet présidé par Ernest Courtot de Cissey), mais il démissionne le 18 juillet suivant. Après la crise du 16 mai, 1877 il revient au pouvoir dès le 18 mai ; ministre de l’intérieur, il doit empêcher les républicains de revenir à l’Assemblée nationale (après la dissolution du 23 juin 1877), avec ce mot d’ordre : « nous ne sommes pas des cléricaux, mais nous entendons que la religion soit respectée ». Voir la notice qui lui est consacrée dans le Dictionnaire des parlementaires français, Robert et Corigny, 1889.
22 Le Propagateur, journal conservateur de Lille, justifie ce choix le 4 mai 1874 en expliquant que Condorcet est « un athée, un révolutionnaire, un suicidé ».
23 Sur ce point, voir notre article à paraître à la revue Mil Neuf Cent. De fait, la Revue des Cours littéraires soutient les efforts des républicains pour consolider la nature républicaine du nouveau régime. A titre d’exemple, on relèvera dans le volume de juillet 1871-juin 1872 la conférence de Jules Barni au Théâtre d’Amiens « ce que doit être la république » (p. 226) ou celle de Littré « l’Europe, le socialisme et la France », dans le volume de juillet 1872-juin 1873 (dans ce volume, on verra aussi les articles de C. Coignet sur les « Commencements d’une République » (p. 232-237), Perrot de Crezelle « République et Démocratie » (p. 86), Th. Ribot sur « La philosophie de Stuart Mill » (p. 1154)).
24 Nom donné au gouvernement d’Alphonse de Broglie mis en place le 24 mai 1873, après l’élection de Mac-Mahon à la présidence de la République ; de Broglie reste aux affaires jusqu’au 16 mai 1874, où sa majorité s’effrite, provoquant son remplacement par Ernest Courtot de Cissey, allié avec les bonapartistes.
25 Voir l’article d’Emile ALGLAVE dans la Revue des cours scientifiques, janvier-juillet 1875, « Mgr Dupanloup et la Revue scientifique », p. 1197-1201 : « la liberté consiste depuis longtemps pour lui à dénoncer au bras séculier les doctrines de ses adversaires, la tolérance à répudier avec mépris l’Académie française le jour où elle reçoit M. Littré, et la liberté de l’enseignement supérieur à demander la révocation de professeurs qui lui déplaisent » (p. 1197) ; Dupanloup est accusé de persister à jouer une sorte de rôle d’accusateur public, « comme s’il espérait encore obtenir de M. Wallon les révocations que MM. de Fourtou et de Cumont prononçaient si aisément » (p. 1201).
26 Après que la loi Falloux du 15 mars 1850 avait mis fin au monopole de l’État pour les enseignements primaire et secondaire, une proposition de loi sur la liberté de l’enseignement supérieur avait été présentée le 31 juillet 1871 par le comte Jaubert afin de mettre fin au monopole de l’État dans l’enseignement supérieur. Le 25 juillet 1873 est déposé à l’Assemblée nationale le rapport de Laboulaye ; les premières délibérations ont lieu les 3, 4 et 5 décembre 1874. La deuxième délibération se déroule en juin 1875 et la troisième du 8 au 12 juillet. La loi est finalement adoptée le 12 juillet 1875 par 316 voix contre 266. Plusieurs dispositions ayant été critiquées (notamment celle sur le jury mixte), les républicains les modifieront, à l’initiative de Paul Bert et de Jules Ferry, par la loi du 18 mars 1880 qui rétablira le monopole de la collation des grades universitaires. Sur le traitement de cette question dans les revues d’Alglave, voir Gabriel MONOD, « De la possibilité d’une réforme de l’enseignement supérieur », Revue politique et littéraire, 1872-1873, p. 1103-1112 ; Emile BEAUSSIRE « La liberté de l’enseignement supérieur devant l’Assemblée nationale », Revue politique et littéraire, 1874-1875, p. 670-677.
27 Statut du 9 avril 1825 portant règlement général sur la discipline et la police intérieur des Facultés et des Ecoles secondaires de médecine, article 48 : « tout professeur agrégé ou suppléant qui, dans ses discours, dans ses leçon ou dans ses actes, s’écarterait du respect dû à la religion, aux mœurs ou au gouvernement, ou qui compromettrait son caractère ou l’honneur de la Faculté par une conduite notoirement scandaleuse, sera déféré par le doyen au conseil académique qui, selon la nature des faits, provoquera sa suspension ou sa destitution, conformément aux statuts de l’Université ».
28 Décret du 9 mars 1852, article 3 : « Le ministre, par délégation du président de la République, nomme et révoque les professeurs de l’Ecole nationale des chartes, les inspecteurs d’académie, les membres des conseils académiques qui procédaient précédemment de l’élection, les fonctionnaires et professeurs des écoles préparatoires de médecine et de pharmacie, les fonctionnaires et professeurs de l’enseignement secondaire public, les inspecteurs primaires, les employés des bibliothèques publiques, et généralement toutes les personnes attachées à des établissements d’instruction publique appartenant à l’Etat. Il prononce directement et sans recours, contre les membres de l’enseignement secondaire public, la réprimande devant le conseil académique ; la censure devant le conseil supérieur ; la mutation ; la suspension des fonctions, avec ou sans privation totale et partielle de traitement ; la révocation. Il peut prononcer les mêmes peines contre les membres de l’enseignement supérieur, à l’exception de la révocation, qui est prononcée, sur sa proposition, par un décret du président de la République. »
29 On trouve une sorte de confirmation dans un article de L’écho du nord (Lille), s.d. (voir dossier personnel d’Alglave, Archives nationales, F/17/22184/A)
30 Après son éviction, Jules DUVAUX (1827-1901) sera député entre 1876 et 1889.
31 G. RIVET (1848-1936) sera replacé par le cabinet suivant, professeur de rhétorique à Meaux et chargé de cours au lycée Charlemagne. Il sera en outre député de l’Isère entre 1883 et 1903, puis sénateur de l’Isère entre 1903 et 1924 (gauche radicale).
32 G. RIVET, Voix perdues, s.d., s.n. ; on lui reproche en particulier le poème intitulé A certains généraux (p. 27).
33 L’écho du nord (Lille), avril 1874 ; « nous donnons ces nouvelles sous réserve, ayant quelque peine à comprendre la persistance de l’hostilité dirigée contre l’honorable et savant professeur ».
34 Parmi les griefs faits à Alglave, on lui reproche en particulier de ne pas écrire dans ses revues. Assertion sans fondement, car Alglave est au contraire un contributeur régulier de ses revues (voir notre article à la revue Mil Neuf Cent). Christophe Prochasson signale toutefois que le travail de direction d’une revue est chronophage, au point que de nombreux directeurs se plaignaient de la « tyrannie que faisait peser sur eux la gestion de leur revue » ; C. PROCHASSON, Les années électriques, op. cit., p. 160.
35 L’Unité française de Grenoble, 30 avril 1874 (dossier personnel Alglave, F/17/22184/A).
36 Décision motivée sur le fondement de l’article 11 du décret du 22 août 1854 portant sur l’organisation des Académies. A propos de cette mise en disponibilité (« forme déguisée de révocation contre laquelle la Faculté de droit de Douai protesta énergiquement », Dictionnaire universel des contemporains), la question du traitement d’Alglave n’est pas clairement réglée : s’il est mis en congé sans traitement, il semble qu’il ne perd que son traitement éventuel (puisqu’il ne participe plus aux examens) alors que son traitement fixe d’agrégé lui est maintenu (1 500 francs). Précisons ici que la décision du ministre est en quelque sorte confirmée par les renseignements confidentiels de la fiche personnelle d’Alglave en date du 21 mai 1874, qui indiquent que « dans son cours de droit administratif, il est un peu porté à la controverse », que son exactitude « a souvent laissé à désirer pour les examens », que ses « occupations multiples le rendent un peu nomade » ; en conclusion, il est dit que « M. Alglave est un professeur agrégé d’un esprit vif. Il est regrettable que la variété de ses occupations ne lui permettent pas de concentrer suffisamment ses efforts sur les matières de son enseignement ».
37 En avril 1874, L’Univers affirme que « si M. Alglave est toujours dans la situation qui a motivé la suspension déguisée de son cours, c’est-à-dire s’il cumule encore, au grand préjudice de ce cours, les fonctions de professeur à Douai et de directeur à Paris d’une revue d’opposition radicale, il nous semble que la suspension doit être maintenue et même devenir définitive » (dossier personnel Alglave, F/17/22184/A). Comp. Le nouvelliste de Paris, 28 avril 1874 : « Les journaux du Nord annoncent que le cours de M. Alglave, professeur de droit à la Faculté de Douai vient d’être suspendu par l’autorité compétente. Rien de mieux, et nous ne pouvons qu’approuver cette mesure que nécessitait depuis longtemps, l’attitude peu convenable de ce professeur républicain. En effet, non content d’écrire des articles plus ou moins socialistes dans différents journaux, peu connus d’ailleurs, il mêlait la politique à son enseignement et ne voyait dans le droit qu’un prétexte à allusions contre les conservateurs et l’ordre de choses établi. Or il est inadmissible qu’un professeur puisse attaquer impunément le gouvernement qui le paye : c’est une véritable trahison, et puisque la conscience de M. Alglave n’a pas suffi à lui faire comprendre l’inconvenance de cette façon d’agir, on a eu raison de lui retirer des fonctions dont il faisait un usage aussi déloyal. Quelques-uns ont protesté, paraît-il, mais on aurait tort d’attacher la moindre importance à ces manifestations ridicules. Il y a toujours des étudiants qui protestent dans l’espoir que les journaux reproduiront leurs lettres et leur donneront ainsi une sorte de notoriété. Ce sont d’ordinaire ceux qui travaillent le moins et, dans le cas qui nous occupe, il est probable que, parmi les signataires de la protestation, la plupart n’ont jamais mis les pieds au cours dont ils demandent le rétablissement. A Douai, comme à Paris, comme dans toutes les villes où il y a des Facultés, on rencontre certains étudiants qui passent leur temps à discuter les questions sociales dans les cafés borgnes. Ces citoyens jouent à l’homme politique, comme les enfants jouent au soldat ; ils sont toujours à la tête de toutes les manifestations et ce sont eux qui viennent à Douai d’envoyer une députation à M. de Marcère pour l’intéresser au sort de ce professeur. Il ne manquait plus à M. Alglave que d’être défendu par M. de Marcère ! Pauvres étudiants ! Jamais ours n’a manœuvré aussi bien un aussi énorme pavé » (article signé Marc). Le Propagateur de Lille (journal de centre droit) fait le commentaire suivant, le 4 mai : « la politique doit être rigoureusement bannie de l’Université. Ce n’est pas là son domaine, elle n’y a jamais fait que du mal, elle y a agité les jeunes têtes, elle y a troublé la carrière des hommes mûrs, elle a perverti l’enseignement lui-même quand elle s’y est glissée. Inutile d’ajouter que la plus audacieuse à y pénétrer et à y échauffer les cerveaux c’est la mauvaise politique : celle de l’indiscipline et des idées révolutionnaires. L’honorable M. Fourtou a recueilli un héritage fort lourd ; il s’est trouvé en présence de nombreuses mesures à prendre pour réparer peu à peu le mal qui s’est propagé depuis M. Duruy. L’appui des journaux conservateurs ne lui manque pas ».
38 Le Sémaphore de Marseille, 3 et 4 mai 1874 : « ce n’est pas seulement aux écrivains que le ministre fait sentir la vigueur de son bras : les membres de l’Université ne sont pas à l’abri de ses coups (...). Ces procédés administratifs montrent assez quels sentiments animent les hommes qui nous gouvernent. Au lieu d’user de ménagements et de poursuivre l’œuvre de conciliation à laquelle M. Thiers s’était voué, on frappe les écrivains et les professeurs convaincus de républicanisme. On déclare la guerre au centre gauche après avoir vainement tenté de le séduire. Un avenir prochain nous dira si c’est ainsi qu’un ministère se consolide » (article d’Alex. Dartigue) ; dossier personnel Alglave, Archives nationales, F/17/22184/A.
39 Ainsi du Journal de Genève, qui note que dans ces conditions, « une interpellation bien conduite aurait (...) quelque chance de succès » (ajoutant toutefois que « quand l’opposition a une belle partie, on a vu souvent que son principal souci semblait être de s’arranger pour la perdre ». Le Journal de Genève, 14 mai 1874 ; dossier personnel Alglave, Archives nationales, F/17/22184/A
40 Secrétaire du comité local de l’Association française pour l’avancement des sciences, Alglave en préparait le congrès à Douai pour le mois d’août, justifiant sa demande d’y terminer l’année universitaire ; information rapportée par la République française, 8 mai 1874. Sur cette Association, voir Hélène GISPERT (dir.), Par la science pour la patrie : L’Association française pour l’avancement des sciences (1872-1974), un projet politique pour une société savante, PUR, 2002.
41 Alglave se présentera encore en 1886 aux élections sénatoriales dans le département de l’Oise, mais toujours en vain. Le ministre de l’Instruction publique lui accordera pour ce faire un congé de 8 jours à compter du lundi 8 avril 1886. Dossier personnel Alglave, Archives nationales, F. 17.22184/A
42 Après le renversement du ministère de Broglie, Mac-Mahon forme un ministère de droite encore soutenu par la majorité conservatrice du 24 mai 1873 ; Fourtou démissionne dès le 19 juillet 1874 (il est accusé de sympathies pour la propagande bonapartiste) mais il sera rappelé au ministère de l’Intérieur après la crise du 16 mai 1877 (le 18 mai 1877) avec toujours pour mission d’empêcher les républicains de revenir en force à l’Assemblée nationale !
43 Voir la lettre d’Alglave au directeur général de l’enseignement supérieur du 21 janvier 1875 (Alglave indique comme adresse le 36 rue Gay-Lussac à Paris) ; Dossier personnel Alglave, Archives nationales, F/17/22184/A.
44 Nomination politique, dans un contexte de développement des cours à la Faculté de droit. La création du cours de sciences financières est le fait d’une initiative gouvernementale, dans la mesure où, comme l’a bien montré Christophe Charle, on était convaincu dans les milieux gouvernementaux que les habitudes des universitaires les amenaient à refuser par principe l’innovation disciplinaire pourtant nécessaire pour faire des Universités des lieux de recherche (réticences particulièrement visibles dans les Facultés de droit). C’est pour cette raison que « les gouvernements républicains, passant outre au conservatisme inhérent, selon eux, aux corps cooptés, n’ont pas hésité à créer des chaires en fonction de considérations extra-universitaires, soit pour introduire des enseignements (...) soit pour récompenser des fidèles politiques » ; C. CHARLE, La République des universitaires, op. cit., p. 322.
45 C. CHARLE, « La toge ou la robe ? », op. cit., p. 171.
46 Archives nationales, AJ 16 1790 (21 juin 1855).
47 Sur ce point qui ne rentre pas dans le champ de cette communication, nous nous permettons une dernière fois de renvoyer à notre article à paraître à la revue Mil neuf cent.
48 A partir de 1881, le nom d’Emile Alglave n’apparaît plus au frontispice de la Revue politique et littéraire : Revue des cours littéraires. Questions politiques, économiques et littéraires de la France et de l’étranger, dont Eugène Yung est désormais crédité comme le seul fondateur.
Auteur
Maître de conférences à l’Université Paris – Descartes
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