Conclusion générale
p. 407-410
Texte intégral
1Le triptyque composé par cette étude s’est attaché à présenter la création et l’évolution de la principale juridiction royale de Haute-Auvergne de la fin du xivème siècle à la Révolution selon des orientations institutionnelles, sociales et judiciaires étroitement liées entre elles.
2L’aspect institutionnel a montré comment le roi a réussi à établir officiellement ses juges dans la ville d’Aurillac à la fin de l’époque médiévale, malgré les oppositions réitérées du seigneur de la ville. Paradoxalement, c’est à la faveur de l’existence de l’apanage du duc de Berry et surtout de la protection royale donnée à l’abbaye Saint-Géraud que le roi a pu asseoir définitivement sa juridiction à Aurillac. Cette ville doit donc à son fondateur bien plus que sa naissance car, à compter du moment où le bailliage royal des Montagnes a commencé à siéger dans la cité de saint Géraud, il n’a cessé de se développer et, avec lui, la ville, sa population, son économie. Pour autant, la ville d’Aurillac a dû lutter sans relâche pour maintenir sa position dominante dans la Haute-Auvergne, notamment face à sa principale rivale, la cité épiscopale de Saint-Flour. Les deux villes se sont partagé les pouvoirs religieux, administratifs et judiciaires, ce qui est encore vrai aujourd’hui.
3Dans ce contexte conflictuel, la compétence présidiale dont fut gratifié le bailliage d’Aurillac exacerba la jalousie des représentants municipaux et des officiers royaux de la ville de Saint-Flour, à tel point qu’ils réclamèrent leur rattachement au siège présidial de Riom. Bien qu’ils n’aient pas obtenu satisfaction et que le bailliage de Saint-Flour demeurât dans le ressort du siège présidial d’Aurillac, ce dernier dut également se battre pour maintenir ses limites géographiques. La lutte menée par la sénéchaussée d’Auvergne jusqu’à la fin de l’Ancien Régime pour étendre sa suprématie judiciaire à l’ensemble de la province témoigne des enjeux de pouvoirs, inséparables du prestige et des profits qu’une juridiction apportait à la cité qui l’abritait.
4Si les évènements de 1789 sont venus balayer le système judiciaire d’Ancien Régime, l’épineuse question de la répartition des tribunaux sur le territoire demeure récurrente, comme le prouvent les débats systématiquement engagés par les différents projets de réforme de la carte judiciaire en 19261, 19582 et jusqu’au projet actuel3 qui provoque de vives critiques de la part des professions judiciaires. Ironie de l’histoire, la menace de suppression du tribunal d’instance de Saint-Flour soulève, aujourd’hui comme dans les siècles passés, l’émoi des habitants et du corps municipal dont la presse locale se fait l’écho4. L’inquiétude du milieu des gens de justice, des plaideurs et des municipalités est intemporelle.
5La contradiction demeure toujours évidente entre l’argument de proximité, invoqué sous l’Ancien Régime pour les créations de tribunaux -ponctuellement ou à l’échelle du royaume, comme dans le cadre de la réforme présidiale- ou récemment, avec la création des justices de proximité, et la volonté de simplification du système judiciaire, dans un but de meilleure efficacité mais aussi de réduction de son coût de fonctionnement. L’aspect financier des réformes n’avait cependant pas la même portée dans l’ancienne France puisque les créations de juridictions entraînaient, même si ce n’était que ponctuellement, un bénéfice pour le Trésor royal grâce aux nouvelles charges acquises tandis que les augmentations de gages répétées permettaient au pouvoir central de pallier le coût de la rémunération de ses officiers. En revanche, la suppression d’un tribunal imposait le remboursement du prix des offices à leurs titulaires.
6Malgré des différences majeures, comme le statut et le mode de recrutement du personnel judiciaire, la comparaison méritait d’être évoquée ici et, peut-être, serait-il utile de poursuivre plus avant cette réflexion qui dépasse les limites de notre sujet.
7Le mouvement révolutionnaire de 1789 souhaitait faire table rase du passé et surtout de la société de privilèges tant vilipendée. Certes, la vénalité des offices fut supprimée par l’article 7 du décret des 5 et 11 août 1789 qui proclamait également la gratuité de la justice5, mais, pour autant, quel fut le sort des officiers des tribunaux d’Ancien Régime ? La nouvelle organisation judiciaire supprima définitivement bailliages, sénéchaussées et sièges présidiaux6 mais, parmi les juges du district élus en 1790 à Aurillac, nous retrouvons quatre anciens officiers du siège présidial7, continuité évidente qui s’est poursuivie par la suite, au-delà des changements de régime successifs. Même si certains magistrats ont été victimes de la volonté d’anéantissement des traces de l’ancienne France par les révolutionnaires les plus violents8, il serait intéressant d’approfondir les recherches sur la société des gens de justice aurillacois sous le Consulat et l’Empire puis sur leur comportement durant la Restauration pour s’apercevoir, probablement, que nombreuses furent les familles qui se maintinrent dans leur position dominante. Dans le Limousin et le Périgord, régions limitrophes de l’Auvergne, il a été établi que les magistrats présidiaux avaient majoritairement adhéré à la Révolution avant d’être largement intégrés dans la société des notables en 18109. Une étude équivalente parmi les juges du siège présidial d’Aurillac tendrait certainement aux mêmes conclusions.
8Un trait caractéristique du milieu aurillacois des gens de justice de l’époque moderne semble être le mode vie commun qui unissait les magistrats et les avocats du ressort. Les différents offices de judicature et auxiliaires de justice de la juridiction étaient en de nombreux points similaires à ceux des autres sièges présidiaux, mais cette communion sociale ne se retrouvait vraisemblablement pas dans les grands centres urbains, même dans les sièges présidiaux. Angers semble, par exemple, avoir connu une distinction beaucoup plus marquée entre avocats et magistrats présidiaux, à l’instar du comportement rencontré dans les cours souveraines. La « dignité et l’honneur »10 attachés « aux fonctions de justice et à l’état de magistrat »11 avaient clairement gagné le milieu des avocats les plus fortunés qui appartenaient vraisemblablement aux mêmes familles que les juges du siège présidial, conduisant ainsi à la constitution d’un microcosme familial et professionnel.
9Les stratégies d’ascension sociale semblent, dans une certaine mesure, nuancer l’importance de la notion de présidial « agent de l’administration royale » qu’avait mis en lumière Malmezat. N’ayant pas directement eu accès aux sources locales, il n’avait pu insister sur l’utilisation personnelle que les officiers royaux faisaient de leur charge à des fins de progression sociale. Il est vrai cependant que leur volonté d’accaparer tous les offices clés de la vie de la cité, dans une vaniteuse recherche des honneurs induits, les avait amenés à retrouver les anciennes prérogatives administratives du bailli. Mais, si l’ensemble de ces fonctions avait dignité et privilèges pour intérêt premier, la principale source de revenus de ces notables résidait dans la terre à laquelle ils demeuraient donc fortement attachés. Enracinés dans le même terroir, maîtres chez eux, puisque propriétaires cossus en même temps que détenteurs du pouvoir de justice, ils cherchaient donc rarement à étendre leur réussite au-delà du ressort de leur juridiction.
10Ce territoire, qui leur était cher, constitue pour l’historien du droit un passionnant champ de recherche sur la célèbre limite entre coutume et droit écrit. L’étude des matières matrimoniales et successorales au travers de deux types d’archives bien distinctes, judiciaires et notariales, semble permettre de conclure à un phénomène d’interpénétration assez forte entre la coutume et le droit écrit. La comparaison avec les pratiques dans d’autres matières pourrait confirmer ou infirmer cette impression d’utilisation d’une sorte de droit mixte, composé de règles coutumières et romaines. Les moyens employés par les avocats dans leurs mémoires laissent en effet supposer que les coutumes d’Auvergne et de Paris étaient admises par les magistrats du bailliage des Montagnes d’Auvergne et siège présidial d’Aurillac, au même titre que le droit écrit, même dans des matières qui n’avaient pas été reçues lors de la rédaction officielle de 1510.
11Jean Hilaire avait déjà établi la souplesse de la pratique notariale dans ce domaine et l’amplitude de la zone frontalière entre coutume et droit écrit12. Il semble que l’équivalent existait également dans la pratique judiciaire, tout du moins était-il possible d’invoquer la coutume et le droit romain devant le siège présidial d’Aurillac qui demeurait cependant plus influencé par le droit écrit.
12En l’état actuel de nos recherches, il nous paraît envisageable que la coexistence d’un vaste territoire judiciaire de droit écrit dans une province disposant d’une coutume générale ait pu entraîner une grande souplesse dans l’application du droit. Lors de la rédaction de la coutume générale d’Auvergne, les représentants du haut pays avaient exprimé clairement leur volonté de se démarquer du bas pays, notamment quant au droit applicable. Cette prise de position traduit à la fois les animosités latentes entre les deux parties de la province et un attachement aux règles romaines inséparables de l’influence du midi que connaissait le ressort du siège présidial d’Aurillac. Le relief joua un rôle important dans la répartition de la carte judiciaire ainsi que pour l’application du droit. La barrière centrale des montagnes séparait les ressorts juridictionnels entre est, ouest, nord et sud. Mais, à ces aléas naturels s’ajoutèrent les découpages féodaux qui influencèrent indéniablement l’édification des ressorts et la répartition entre coutume et droit écrit. S’il n’y a pas de coïncidence exacte entre la géographie des ressorts et celle du droit, certaines correspondances apparaissent cependant. Au moment de la rédaction des coutumes, le choix fut laissé aux représentants de la Haute-Auvergne d’accepter le contenu de la coutume générale dont ceux-ci ne reçurent officiellement que certains articles, ce qui n’implique par pour autant qu’ils renonçaient totalement aux autres.
13L’absence de motivation des sentences interdit-elle d’espérer connaître les fondements juridiques des décisions des juges aurillacois ? Elle rend bien évidemment la tâche très ardue, mais l’étude comparée des arrêts du parlement, des décisions de première instance et des mémoires des parties pourrait aider à comprendre les choix des juges présidiaux.
14Les juridictions ordinaires d’Ancien Régime ouvrent toujours de nombreuses pistes de recherche, tant au niveau de leur fonctionnement que de l’étude de la société des gens de justice. La multiplication des monographies judiciaires contribuerait à une meilleure connaissance globale des juridictions ordinaires et de leurs spécificités locales. Au rang de celles-ci se trouve la situation des ressorts judiciaires dans la carte de l’application du droit. Les travaux sur la frontière entre pays de coutume et de droit écrit ont encore de beaux jours devant eux, tant la matière est riche.
Notes de bas de page
1 La création du tribunal départemental était prévue par un des décrets du 3 septembre 1926 qui supprimait les coûteux tribunaux d’arrondissement pour les remplacer par des « sections établies à l’intérieur de ce tribunal départemental. [...] Un autre décret du même jour » visait les justices de paix « avec la possibilité de réunir trois justices de paix limitrophes du même département en une seule. [...] Inutile de dire le tohu-bohu que cela fit, les plaintes qui s’élevèrent de toutes parts, du public et des professionnels, officiers ministériels et avocats, des commerçants et des municipalités de toutes ces petites villes ainsi touchées par une réforme radicale dont ils ne cessèrent plus dès lors de réclamer l’abrogation ». Celle-ci intervint par une loi du 22 août 1929 qui, « tout en maintenant le principe du tribunal départemental, créait autant de sections qu’il existait antérieurement à 1926 de tribunaux d’arrondissement, donnant ainsi satisfaction à tous ceux pour qui « leur » tribunal n’était pas seulement une source de justice mais aussi une source de vie ». J.-P. Royer, op. cit., p. 772.
2 Après l’adoption de la constitution de la vème République, « les ordonnances du 22 décembre 1958 allaient jeter les bases d’une nouvelle organisation judiciaire. [...]. Le résultat [...] avait pour première conséquence la suppression de toutes les justices de paix [...] et pour second effet la disparition de ces 150 tribunaux d’arrondissement qui se trouvaient sur la sellette depuis longtemps ». Ces transformations suscitèrent évidemment « de nombreuses réactions, notamment des usagers et des parlementaires comme toujours en pareil cas ». Ibid., p. 873-874.
3 Le mouvement de réforme est engagé depuis 1998, le Garde des Sceaux ayant, par un arrêté du 24 mars, nommé un délégué à la réforme de la carte judiciaire auprès de la Direction des Services Judiciaires. Après une première étape centrée sur les tribunaux de commerce qui a conduit à réduire leur nombre dans six cours d’appel qui en portaient le plus, parmi lesquelles celle de Riom, le projet de ces derniers mois prévoit la suppression de certaines juridictions, notamment de plusieurs tribunaux d’instance.
4 Une motion en faveur du maintien du tribunal d’instance a été votée à l’unanimité, le jeudi 27 septembre 2007 par le conseil municipal de Saint-Flour. Article paru dans La Montagne, 29 septembre 2007, p. 1 et 9.
5 J.-P. Royer, op. cit., p. 257.
6 « L’Assemblée décrète le 24 mars 1790 que l’ordre judiciaire sera reconstitué en son entier ». J.-P. Royer, op. cit., p. 272. Les lois des 16-24 août 1790 et des 27 novembre-1er décembre 1790 mettront en place la nouvelle organisation judiciaire. Pour plus de précisions, J.–. B. Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements, avis du conseil d’Etat, Paris, 1834, vol. 1, p. 310-333 et vol. 2, p. 56-59.
7 L’ancien lieutenant général Guillaume Lacarrière, président du tribunal de district, Jean-Joseph Serieys, Jean-François Leigonye et Guillaume Laval, anciens conseillers.
8 Voyez supra, p. 264, la mise à mort de l’ancien lieutenant criminel.
9 V. Meyzie, op. cit., p. 449-484.
10 J.-P. Royer, op. cit., p. 131.
11 Ibid.
12 J. Hilaire, « Un cliché énigmatique. Une interprétation de la « carte de la France coutumière », La vie du droit, PUF, 1994, p. 159.
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