Chapitre XIX : L’avènement de la hiérarchie définitive
p. 463-504
Texte intégral
1Dès la fin des temps apostoliques, une évolution se dessine, qui aboutira à donner à la constitution de l’Église son aspect définitif. Cette transformation semble bien résulter de deux mouvements convergents. D’une part, la hiérarchie supérieure, jusque là itinérante et sans attache territoriale, paraît s’être résorbée dans la hiérarchie territoriale et lui transmet ses prérogatives. D’autre part, les communautés locales cessent d’être gouvernées par un collège de presbytres épiscopes : l’épiscopat cesse d’être collégial et tend à devenir unitaire et monarchique. Et au-dessus de l’épiscopat demeure la primauté de l’évêque de Rome, successeur de Pierre.
1. La disparition de la hiérarchie itinérante.
2L’institution des « délégués apostoliques » avait pris forme en quelques années ; mais, à peine établie, elle était destinée à disparaître, peut-être avec saint Paul lui-même, tout au moins avec les Apôtres qui lui auraient survécu, si ceux-ci ont eu ce même procédé de déléguer leur autorité.
3Après la disparition des Apôtres, non seulement il n’existe plus de « délégués apostoliques », mais l’ensemble de ceux qui étaient leurs auxiliaires ou qui étaient missionnaires autonomes n’ont pas voulu perpétuer cette hiérarchie itinérante, qui serait dès lors passée au premier plan. Ils n’ont pas eu la pensée d’instaurer, au-desssus des Églises locales, un corps de légats ou d’inspecteurs, sans attache territoriale et qui aurait pu se réserver de continuer, autour du successeur de Pierre, le Collège apostolique. Ils paraissent plutôt s’être résorbés dans la hiérarchie territoriale, en se plaçant à la tête des Églises qu’ils avaient fondées ou inspectées auparavant. Des traditions, dont la valeur est inégale, les représentent volontiers comme les fondateurs et les premiers évêques de certaines Églises locales. Ils constituent donc un aspect transitoire de l’épiscopat, qui sous cette forme disparaîtra de la constitution définitive de l’Église.
4Toutefois le principe sur lequel repose cette institution transitoire demeurera : l’envoi par le Souverain Pontife de légats et de délégués apostoliques, au cours des temps, repose sur la même conception. Et ils ont tenu une grande place dans l’histoire de l’Église.
5Mais si ces auxiliaires des Apôtres, ces missionnaires itinérants ont été en tant que tels une institution transitoire, ils n’en sont pas moins aux origines de l’épiscopat. Les évêques monarchiques, tels qu’ils se manifestent au IIe siècle, continuent davantage les auxiliaires des Apôtres que les presbytres épiscopes des temps apostoliques. Car non seulement ils sont placés à la tête de leur presbyterium, mais ils sont considérés comme les détenteurs de l’autorité apostolique -alors qu’on a pu contester le caractère épiscopal des anciens presbyties épiscopes. Et ces évêques ont qualité pour gouverner avec autorité le clergé et les fidèles.
6Il se peut que des Esséniens convertis aient contribué à cette évolution et aient poussé à s’inspirer des autres traits du mebhaqqér, que jusqu’alors les communautés chrétiennes n’avaient pas retenus. Ils ont pu contribuer à distinguer l’épiscope du collègue des presbyties, à lui conférer, à l’exemple du mebhaqqér, une autorité monarchique. On a pensé qu’ils auraient apporté avec eux cette conception monarchique dans la jeune Église. On a invoqué dans ce sens des écrits bien plus tardifs, qui nous conduisent jusqu’au début du IIIe siècle. On a remarqué que ces écrits émanent plus ou moins de la région d’Antioche, où l’épiscopat monarchique fait sa première apparition, et qu’ils ont été répandus dans cette contrée. La Didascalie, écrite originairement en grec, mais conservée intégralement dans une version syriaque, décrit l’évêque chrétien d’une manière qui nous rappelle de façon frappante le mebhaqqér de Qumrân. On a relevé aussi des analogies dans la Tradition apostolique d’Hippolyte, d’origine romaine, mais répandue en Orient grâce à des traductions en copte, en arabe et en éthiopien, et surtout grâce à son incorporation à des compilations syriennes, telles les Constitutions apostoliques, et le Testament de Notre Seigneur, dont nous avons le texte syriaque.
7Cela supposerait la persistance de la tradition qumrânienne à l’intérieur de l’Église, ou encore un apport essénien plus tardif, résultant de conversions qui se seraient opérées alors. Toutefois, cette influence n’est pas établie par des textes et on a pu soutenir que cette évolution résulte uniquement d’un mouvement interne des communautés vers une plus grande concentration de l’autorité.
8Ces évêques sont attachés à un siège déterminé, et par là-même leur juridiction est bornée dans l’espace. Même si les diocèses n’ont pas encore été délimités -ils ne le seront que plus tard- cette juridiction est limitée par celle des évêques des cités voisines. Elle s’exercera donc sur un territoire qui est celui de la cité où le siège est placé, éventuellement dans les pays voisins qui n’ont pas encore été évangélisés et ne sont pas encore dotés d’un évêque.
9Désormais, la hiérarchie territoriale a évincé la hiérarchie itinérante. Et quand plus tard se dégagera une hiérarchie intermédiaire entre le Pape et les simples évêques, elle sortira de la hiérarchie territoriale : les métropolites tiendront leur préséance de ce qu’ils sont évêques de la capitale de la province ; les titulaires des grands sièges de l’Antiquité prendront le titre d’ἀρχιεπίσκοποι, acquerront une juridiction et seront à l’origine des patriarches.
10Toutefois, parce qu’ils continuent le Collège apostolique, les évêques conservent dans une certaine mesure la sollicitude de toutes les Églises. Ils sentent qu’ils ont des devoirs vis-à-vis de l’Église universelle : cette préoccupation trouve sa justification dans la notion, qui sera dégagée plus tard, de la collégialité de l’épiscopat. Déjà, dans les conciles locaux, qui apparaissent au IIe siècle, ils ont le sentiment de décider sous l’inspiration de l’Esprit. Dans les conciles œcuméniques, qui se réunissent à partir du IVe siècle, ils retrouvent l’infaillibilité que le Christ avait promise aux Apôtres. Ils manifestent encore cette même préoccupation des besoins de l’Église universelle, quand ils siègent dans les synodes romains du Haut Moyen Âge, et quand de nos jours, ils sont appelés à faire partie du synode épiscopal, institué par S.S. Paul VI. Les évêques retrouvent ainsi l’un des traits de l’épiscopat primitif, au temps où les auxiliaires des Apôtres avaient vocation pour évangéliser la terre entière et jouissaient par là d’une juridiction universelle.
11Enfin, pour transitoire qu’elle ait été, cette institution manifeste qu’il peut exister, à côté de l’épiscopat territorial, un épiscopat sans attache locale, uniquement au service de l’Église universelle. Cette conception d’un épiscopat missionnaire, qui ne soit pas rattaché à un siège déterminé, réapparaîtra dans l’ancienne Église d’Irlande : les supérieurs des monastères seront ordonnés évêques sans recevoir aucun titre et s’adonneront à un apostolat missionnaire, qui les conduira souvent bien loin de leur patrie d’origine. Mais, sauf cette exception, le principe posé par l’Antiquité demeurera que pour un évêque il n’existe pas d’ordination sans titre. D’où l’usage suivi jusqu’à une époque récente d’attribuer un titre épiscopal disparu aux évêques et aux archevêques titulaires. Et lorsqu’un prêtre est élevé à la dignité de cardinal-prêtre ou de cardinal-diacre, sans être ou devenir évêque résidentiel, il reçoit aussi, pour la cérémonie du sacre, un titre archiépiscopal disparu. Mais ce titre devient aussitôt vacant et est dans la suite conféré à une autre personne.
12Or, si les premiers évêques in partibus conservaient bien un siège qu’ils étaient empêchés d’administrer, cette attache à un siège qui n’existe plus et qui est souvent situé dans un territoire administré par un évêque résidentiel, constitue de nos jours dans une large mesure une fiction. En réalité, les archevêques titulaires qui résident en curie (secrétaires des Congrégations romaines et substitut de la Secrétairerie d’État) constituent bien un épiscopat au service de l’Église universelle. Il en est de même des cardinaux de curie, cardinaux-prêtres et cardinaux-diacres revêtus de l’épiscopat (ils le sont tous depuis Jean XXIII), et qui ne conservent pas de titre épiscopal. On peut en dire autant de nos jours des cardinaux-évêques, qui n’ont plus l’administration de leur évêché suburbicaire, confié à un évêque résidentiel. Tous sont uniquement au service de l’Église romaine -donc de l’Église universelle- et leur situation est comparable à celle des premiers auxiliaires des Apôtres.
2. La généralisation de l’épiscopat monarchique.
13Tant que les Églises locales étaient gouvernées de loin par l’Apôtre, ou l’auxiliaire des Apôtres qui les avaient fondées, qui continuait à les visiter, à les inspecter, à les réformer, soit par lui-même, soit par un délégué, elles pouvaient se contenter d’une direction collégiale. Désormais, cette unité de direction, qui leur était extérieure, a disparu, et elles éprouvent, en des temps divers, le besoin d’effectuer une concentration de l’autorité. Il leur paraît nécessaire d’assurer dans chacune d’elles l’unité de direction, et de réserver à un personnage unique les prérogatives apostoliques.
14Ce besoin ne s’est pas fait sentir au même moment dans toutes les Églises, ce qui explique que cette évolution vers l’épiscopat monarchique ait été plus lente pour certaines d’entre elles. Comme nous l’avons indiqué, il apparaît dès la dispersion des Apôtres dans l’Église de Jérusalem : Jacques, « le frère du Seigneur » exerce une autorité monarchique (ce qui n’entraîne pas nécessairement cette conséquence que les presbytres de Jérusalem aient perdu aussitôt le pouvoir d’ordonner, qu’ils avaient déjà reçu).
15À la fin du Ier siècle, vers 96-98, alors que Clément de Rome écrit à l’Église de Corinthe, celle-ci a encore à sa tête un collège de presbytres, sans qu’apparaisse un évêque monarchique. De même la Didaché, dont la datation est discutée, et qui semble avoir été écrite en Syrie dans la première moitié du IIe siècle, ne connaît qu’une hiérarchie à deux degrés : « Élisez-vous des épiscopes et des diacres dignes du Seigneur, car eux aussi exercent pour vous le ministère des prophètes et des docteurs »1. (Ces charismatiques itinérants tenaient une grande place, mais leur doctrine devait être soigneusement contrôlée, et la Didaché en donne les critères).
16On a remarque aussi que Polycarpe, évêque monarchique de Smyrne, dans sa lettre adressée à l’Église de Philippes, peu après le martyre de saint Ignace d’Antioche, vers 110, ne fait pas mention d’un évêque. Il exhorte les jeunes gens à être soumis aux presbytres et aux diacres, comme à Dieu et au Christ2. À moins que le siège épiscopal ait été vacant, il semble bien que cette Église ait encore conservé un gouvernement collégial.
17Il semble que ce mouvement unitaire se soit d’abord manifesté dans les Églises d’Asie, vers la fin du Ier siècle.
18Assez tardivement, vers 66-67, l’Apôtre saint Jean s’établit à Éphèse, bien après les passages de saint Paul dans cette Cité et après le déclenchement de la guerre juive. Il devient le chef de l’Église locale, au-dessus de la hiérarchie territoriale. Au témoignage d’Eusèbe, qui se fonde sur Irénée et Clément d’Alexandrie, il gouvernait les Églises d’Asie après être revenu, à la mort de Domitien, de l’île de Patmos où il avait été exilé3. Il ne porte pas de titre d’ἐπίσκοπος, alors qu’on s’attendrait à ce qu’il prenne cette dénomination qumranienne. Dans sa seconde et sa troisième épîtres, il se qualifie « le Presbytre », « l’Ancien », ὁ Πρεσβύτερος. Or, si les communautés pauliniennes avaient des collèges de presbytres, jamais cette appellation n’a été usitée pour désigner un membre du presbyterium, sans être suivie d’un nom, pour distinguer ce presbytre d’un autre. Ce titre se réfère à un personnage de tout premier plan, qui peut se présenter aux communautés sans être obligé de préciser davantage.
19Vis-à-vis de ces Églises d’Asie, saint Jean apparaît dans la même situation que saint Paul vis-à-vis des Églises qu’il a fondées et dont il continue à avoir la charge. Clément d’Alexandrie le montre allant dans les pays voisins tantôt pour y établir des évêques, tantôt pour y organiser des Églises complètes, tantôt pour choisir comme membre de la hiérarchie un de ceux qui étaient désignés par l’Esprit (ici aussi, saint Jean paraît bien exercer un rôle prépondérant dans le choix du clergé qu’il établit)4. Mais, encore qu’on puisse déplorer de ne pas avoir d’indications plus précises et plus détaillées, on devine que les Églises d’Asie ont subi déjà une évolution sensible : l’épiscopat monarchique semble déjà fonctionner. Si l’on admet que les anges des sept Églises de l’Apocalypse : Éphèse, Smyrne, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie et Laodicée5- représentent leurs dirigeants, ceux-ci apparaissent comme peu différents des évêques du IIe siècle.
20Et dans ce même récit de Clément6, en visitant l’une de ces villes peu éloignées, c’est à l’évêque qui était établi sur cette Église qu’il confie un jeune homme distingué, à qui il s’intéressait ; cet évêque le reçoit et promet tout. Cela laisse bien entendre qu’on est en présence d’un évêque monarchique. La terminologie du reste n’est pas encore absolument fixée et dans la suite du récit cet évêque est désigné du nom de presbytre -ce qui est un signe de l’ancienneté de cette anecdote. Ce jeune homme devient ensuite brigand. Une nécessité étant survenue, on rappelle Jean – ce qui indique bien que malgré la présence d’un évêque monarchique, cette Église reste subordonnée à l’Apôtre et c’est à celui-ci qu’on a recours dans les circonstances exceptionnelles. Saint Jean réclame ensuite à l’évêque le dépôt qu’il lui avait confié. En apprenant ce qu’il était advenu, il part lui-même à la recherche de cette bande de brigands et réussit à ramener au bien ce jeune homme. (Remarquons qu’il ne considère pas que l’homicide soit un péché irrémissible, puisqu’ensuite, après l’avoir conduit à l’Église et intercédé pour lui en abondantes prières, il lutte avec lui par des jeûnes prolongés et ne s’en va pas avant de l’avoir attaché à l’Église – donc restitué à la communion de l’Église).
21Diotréphès7 paraît bien être l’un de ces évêques que, suivant Clément d’Alexandrie, saint Jean avait établis dans les diverses Églises. Si l’on admet ce témoignage, « le Presbytre » aurait joué un rôle prépondérant dans cette transformation, qui après la mort de saint Paul, aboutira à donner un chef unique à chaque communauté et à lui subordonner le presbyterium.
22L’Église d’Alexandrie paraît avoir été dotée très tôt, dès le Ier siècle, d’un épiscopat monarchique (sans que les presbytres aient perdu le pouvoir de transmettre le sacerdoce). Eusèbe rapporte, sans du reste l’affirmer personnellement, que saint Marc aurait été le premier évangélisateur de l’Égypte, et qu’il y établit des Églises, et d’abord à Alexandrie même8. Il n’indique pas ses sources et le P. Lagrange a supposé que cette tradition s’était fixée à Rome vers 200 et qu’Eusèbe avait pu en trouver la mention dans Jules l’Africain. Toutefois, Duchesne n’accordait guère de crédit à cette tradition et invoquait à ce propos le silence de Denys d’Alexandrie, lorsqu’il parle de Marc.
23D’après Eusèbe, le premier évêque d’Alexandrie, après saint Marc, a été Annianus, qui a reçu sa charge la huitième année du règne de Néron, c’est-à-dire en 629. Le second évêque a été Anilius qui lui a succédé en 8410, sous le règne de Domitien.
24À Antioche, l’épiscopat monarchique semble bien apparaître avec Euodius, qu’Eusèbe11 cite comme le premier évêque de cette Cité12. Eusèbe donne pour second évêque saint Ignace13, qui arrêté sous Trajan, a été conduit prisonnier à Rome pour y être livré aux bêtes, dans les jeux du cirque. Son martyre se place en 107, d’après notre historien, en tout cas vers 110, comme on l’estime communément de nos jours. Dans ses lettres, qu’il écrivit à diverses Églises, au cours de sa captivité, l’épiscopat monarchique apparaît comme une institution normale et généralisée, et qui s’étend même, selon lui, jusqu’aux extrémités du monde évangélisé. « Jésus-Christ, notre vie inséparable, <est> la pensée du Père, comme aussi les évêques, établis jusqu’aux extrémités <de la terre>, sont dans la pensée de Jésus-Christ »14. Ignace considère donc cette institution comme de droit divin.
25« Je sais que ce n’est pas de lui-même, ni des hommes, qu’il a obtenu ce ministère (διακονία), qui est au service de la communauté, ni par vaine gloire, mais par la charité de Dieu le Père et du Seigneur Jésus-Christ »15. Ignace exclut expressément la conception que l’évêque tiendrait son pouvoir de la communauté, et que sa fonction serait un mandat qu’on lui aurait délégué.
26La hiérarchie de ces communautés chrétiennes est fortement organisée. Cet évêque monarchique apparaît comme le chef unique, et il exerce son autorité sur le collège des presbytres, sur les diacres et sur tous les fidèles. Tous les sacrements, et surtout l’Eucharistie, dépendent étroitement de lui. Dans toutes ses lettres – mise à part la Lettre à l’Église de Rome-, il exhorte à l’union au sein de la communauté, et la trouve dans un attachement intime avec la hiérarchie, qui se compose régulièrement de l’évêque, des prêtres et des diacres.
« Aussi convient-il de marcher d’accord avec la pensée de votre évêque, ce que d’ailleurs vous faites, écrit-il à l’Église d’Éphèse16. Votre presbyterium justement réputé, digne de Dieu, est accordé à l’évêque comme les cordes à la cithare ».
« Il est bon de reconnaître Dieu et l’évêque. Celui qui honore l’évêque est honoré de Dieu ; celui qui fait quelque chose à l’insu de l’évêque sert le diable »17.
« Attachez-vous à l’évêque pour que Dieu s’attache à vous. J’offre ma vie pour ceux qui se soumettent à l’évêque, aux prêtres, aux diacres »18.
« Ayez à cœur de faire toutes choses dans une divine concorde, sous la présidence de l’évêque qui tient la place de Dieu, des presbytres qui tiennent la place du Sénat des Apôtres et des diacres, qui me sont si cher, à moi à qui a été confié le service de Jésus-Christ »19
27Il ne faut pas avoir égard à la jeunesse de l’évêque, mais considérer la fonction qu’il exerce : « Il convient de ne pas profiter de l’âge de votre évêque, mais par égard pour la puissance de Dieu le Père, de lui accorder toute vénération. Je sais en effet que vos saints presbytres n’ont pas abusé de la jeunesse qui paraît en lui, mais comme des gens sensés en Dieu, ils se soumettent à lui, non pas à lui, mais au Père de Jésus-Christ, à l’évêque de tous. Par respect pour celui qui nous a aimés, il convient d’obéir sans nulle hypocrisie ; car ce n’est pas cet évêque visible qu’on abuse, mais c’est l’évêque invisible (c’est-à-dire le Christ) qu’on cherche à tromper »20. (Ce texte témoigne en outre que des personnes assez jeunes recevaient l’épiscopat).
28Seule est légitime l’Eucharistie que consacre l’évêque ou le presbytre qu’il a délégué : « Ayez soin de ne participer qu’à une seule Eucharistie, car il n’y a qu’une seule chair de Notre Seigneur Jésus-Christ, et un seul calice pour nous unir en son sang, un seul autel (comme de nos jours encore dans les églises d’Orient), comme un seul évêque avec le presbyterium et les diacres, mes compagnons de service »21.
29« Suivez tous l’évêque, comme Jésus-Christ sert son Père, et le presbyterium comme les Apôtres ; quant aux diacres, respectez-les comme la loi de Dieu. Que personne ne fasse, en dehors de l’évêque, rien de ce qui regarde l’Église. Que cette Eucharistie seule soit regardée comme légitime, qui se fait sous la présidence de l’évêque ou de celui qu’il en aura chargé. Là où paraît l’évêque, que là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l’Église catholique » (c’est la première fois qu’apparaît cette expression).
30« Il n’est pas permis en dehors de l’évêque ni de baptiser, ni de faire l’agape, mais tout ce qu’il approuve, cela est agréable à Dieu aussi. Ainsi tout ce qui se fait sera sûr et légitime »22
31Ainsi, c’est à l’évêque qu’il appartient de contrôler l’admission de nouveaux fidèles dans la communauté, en leur accordant d’être baptisés. De même doit-on le consulter, avant de conclure un mariage : « Il convient… aux hommes et aux femmes qui se marient de contracter leur union avec l’avis de l’évêque, afin que leur mariage se fasse selon le Seigneur, et non selon la passion »23.
32Ignace s’élève avec force contre ce que nous appellerions des assemblées informelles, des réunions de prières qui se tiendraient en dehors de l’évêque et de la communauté en union avec lui : « Certains parlent toujours de l’évêque, mais font tout en dehors de lui. Ceux-là ne me paraissent pas avoir une bonne conscience, car leurs assemblées ne sont pas légitimes, ni conformes au commandement <du Seigneur> »24.
33De même, il exhorte les fidèles de l’Église de Tralles à rester inséparables de Jésus-Christ Dieu et de l’évêque : « Celui qui n’est pas à l’intérieur du sanctuaire n’est pas pur, c’est-à-dire que celui qui agit en dehors de l’évêque, du presbyterium et des diacres, celui-là n’est pas pur de conscience »25.
34L’Église en effet ne peut se concevoir séparée de sa hiérarchie : « Pareillement, écrit-il dans cette même lettre, que tous révèrent les diacres comme Jésus-Christ, comme aussi l’évêque, qui est l’image de Dieu, et les presbytres comme le Sénat de Dieu et comme l’assemblée des Apôtres : sans eux, on ne peut parler d’Église »26. Dans la pensée d’Ignace, on ne peut songer à opposer la communauté, d’où pour certains théologiens contemporains procéderaient certains ministères, à la hiérarchie institutionnelle.
35Ainsi donc, autour de l’évêque, le presbyterium forme un collège, qui constitue son conseil, qui l’assiste, qui éventuellement le supplée, et qui doit agir en parfait accord avec lui. Les presbytres siègent dans les assemblées autour de l’évêque ; en son absence, celui-ci leur confie la mission de présider les assemblées et de consacrer l’Eucharistie. Les diacres, qui ne forment pas un collège, aident l’évêque dans le service de la communauté, l’assistent dans la célébration de l’Eucharistie et le secondent dans le ministère de la parole de Dieu.
36Encore au cours du IIe siècle, le vocabulaire n’est pas absolument fixé et on remarque un certain flottement entre ἐπίσκοπος et πρεσβύτερος. Nous l’avons noté à propos de Clément d’Alexandrie ; de même Irénée désigne encore du nom de presbytre son maître Polycarpe, qui était pourtant évêque, et évêque monarchique, ainsi que divers évêques romains de la seconde moitié du siècle. Mais au terme de cette évolution, ce chef monarchique de la communauté chrétienne retient pour lui le terme ϵ́πίσκοπος, qui désormais a exactement le sens d’évêque. Ce terme grec est universellement adopté, il est emprunté même par les communautés de langue araméenne, et aboutira à la forme ’episqûpô en syriaque occidental, ’apesqôpâ en syriaque oriental. Le terme mebhaqqér, s’il a jamais été porté dans les communautés chrétiennes, n’a pas subsisté. En Occident, ce personnage est désigné du nom d’episcopus, ou encore de sacerdos, qui jusqu’au Ve siècle lui est réservé et n’est pas attribué aux simples prêtres.
37Il constitue le rouage fondamental dans la constitution de l’Église ; c’est un principe que chaque cité doit avoir un évêque et qu’il ne doit y avoir qu’un évêque par cité. Cette règle est dégagée par la coutume et sera consacrée par le concile de Nicée. Il exerce son autorité sur la ville et sur la campagne avoisinante, qui, après la paix constantinienne, correspond exactement au territoire de la ciuitas administrative. Dans l’Antiquité, son diocèse est habituellement désigné par le terme de παροικία.
38Cet évêque est élu clero ac populo, par l’ensemble de la communauté, prêtres et fidèles, auxquels se joignent les évêques voisins. Ces évêques comprovinciaux jouent un rôle important dans la désignation du nouvel évêque et tendent, de concert avec le clergé, à désigner le nouvel élu. Parmi eux, l’évêque de l’Église mère était souvent celui de la capitale de la province, à partir de laquelle le christianisme s’était diffusé. Il prend un relief spécial, qui s’accentue lorsqu’après la paix constantinienne l’Église se moule dans les cadres territoriaux étatiques. L’évêque de la capitale de la province, sans acquérir juridiction, tire une prééminence de sa position et est qualifié de métropolite ou métropolitain. C’est lui qui préside l’élection et en cas d’absence, il doit donner son assentiment. De là viendra la prérogative qu’il exercera de confirmer l’élection.
39Mais cette élection, comme par le passé, ne fait qu’un candidat. Le nouvel évêque tient ses pouvoirs spirituels de l’imposition des mains, qui lui est donnée habituellement par le métropolitain, auquel s’associent des évêques voisins. Déjà au IIIe siècle, on constate dans les lettres de saint Cyprien et dans la démarche de Novatien, pour usurper l’épiscopat, que cette consécration épiscopale requiert la présence de trois évêques.
40Cette désignation des chefs spirituels par l’ensemble de la hiérarchie et du laïcat, est acceptable dans les communautés petites et ferventes, ce qui était le cas de la primitive Église de Jérusalem. Mais au fur et à mesure que se développent des communautés plus étendues, où la ferveur a décru, où tous ne mènent pas une vie exemplaire – songeons à Corinthe, par exemple-, ce système présente de graves inconvénients. C’est à cause de cela, nous l’avons constaté, que les Apôtres ou leurs auxiliaires sont amenés à désigner eux-mêmes les presbytres des communautés qu’ils fondent, formées en grande partie de convertis du paganisme. Le rôle de la communauté se borne à rendre témoignage, ce qui ne présente pas d’inconvénients.
41Sans doute, cette élection clero ac populo n’a jamais été l’application du suffrage universel et de la loi du nombre. Le clergé a toujours tenu un rôle distinct et a souvent exercé une influence prépondérante. Mais, même avec ces correctifs, les dangers de ce mode de désignation se sont révélés dès l’Antiquité et tout au cours de l’histoire. Il a ouvert la porte aux compétitions, aux brigues, aux factions et à la simonie. Il a facilité l’ingérence fâcheuse des puissances féodales et des souverains temporels, souvent guidée par des motifs tout autres que le bien de l’Église. Il a été la cause profonde de l’abaissement de l’Èglise au IXe siècle, à cet âge de fer qu’on a pu caractériser par cette expression : « l’Église au pouvoir des laïcs ».
42C’est pour cette raison que lors de la réforme grégorienne, Urbain II au concile de Clermont de 1097 exclut l’élection d’un laïc27. Et comme depuis longtemps le clergé de l’église cathédrale avait pris une place prépondérante, il élimine aussi les religieux et les clercs qui ne sont pas membres du chapitre. Cet état de fait, qu’on constate déjà sous Alexandre III, devient état de droit sous Innocent III et est formulé par le 4e concile du Latran de 1215. Le droit canonique classique conserve le droit d’élire du chapitre, qui s’appliquera jusqu’à ce qu’il soit éliminé par le jeu des réserves pontificales.
43Le rôle du laïcat a subsisté plus longtemps dans les Églises orientales, et s’est maintenu parfois jusqu’à une époque récente, au moins sous la forme de reddition du témoignage. Elles n’ont pas échappé aux inconvénients de ce procédé et aux ingérences des laïcs. Le droit du synode patriarcal de procéder au choix des évêques s’est affirmé depuis longtemps déjà et demeure en vigueur, à moins de réserve expressément formulée dans un cas particulier par le Souverain Pontife, qui désigne alors lui-même le nouvel évêque.
44Ce serait faire renaître tous les dangers et les graves désordres qu’a révélés une expérience séculaire, que de rétablir les élections épiscopales clero ac populo, comme certains le proposent de nos jours. Les choix ainsi effectués risqueraient d’être désastreux. Le laïcat ne peut jouer un rôle utile qu’en participant à l’enquête canonique, sous certaines précautions et dans une mesure qui serait à déterminer, ou en indiquant les qualités qu’il souhaiterait trouver chez le nouvel évêque.
3. La continuité apostolique et la collégialité de l’épiscopat.
45Remarquons que l’évêque de Rome est le seul parmi les évêques, dont la succession se rattache à un Apôtre. Le patriarche de Constantinople ne peut historiquement se rattacher à la succession de saint André. Les divers patriarches qui portent le titre d’Antioche ne sont nullement les successeurs de la chaire de Pierre, qui y aurait été primitivement établie, avant d’être transférée à Rome. Lorsqu’il y a résidé, pendant un temps qu’on ne peut déterminer, Pierre était encore un itinérant, qui par sa qualité, dominait de beaucoup le collège des prophètes didascales qui gouvernait cette Église.
46Les hiérarques qui portent le titre de « patriarche et pape » d’Alexandrie se réclament de saint Marc et de l’origine « apostolique » de ce siège. Mais Marc n’était pas Apôtre ; il était l’auxiliaire de Pierre et on a même pu mettre en doute qu’il ait été le fondateur de l’Église d’Alexandrie, malgré l’affirmation d’Eusèbe. Saint Jean n’était pas exactement le premier évêque d’Éphèse : Eusèbe estime que cette Église a été fondée par saint Paul et considère que Timothée a le premier obtenu l’épiscopat de cette Église, comme Tite celui des Églises de Crète. Mais ceux-ci étaient en réalité des « délégués apostoliques » et n’y ont rempli qu’une mission temporaire – à moins qu’on ne suppose qu’ils y soient retournés et s’y soient fixés après le martyre de saint Paul.
47Eusèbe du reste ne s’est pas attaché à recueillir la liste des évêques d’Éphèse et nous ignorons quel en a été le premier. Saint Jean n’est pas à l’origine d’un patriarcat, bien que certains patriarches se soient parfois réclamés d’un transfert de ce patriarcat, que l’histoire ne réussit pas à établir.
48En dehors du Siège romain, pour les autres sièges épiscopaux, on ne peut les rattacher à un Apôtre déterminé. Dans la continuité apostolique que représentent les évêques, il faut considérer non pas la succession nominative à tel Apôtre ou à tel auxiliaire des Apôtres, mais la fonction reçue de l’Église et qui depuis les Apôtres a été transmise régulièrement. Cette continuité apostolique réside dans le corps épiscopal lui-même et s’exprime dans la notion de collégialité. Sans exercer de juridiction permanente, le corps épiscopal garde dans une certaine mesure la sollicitude de toutes les Églises.
49Cette sollicitude s’exprime par les relations fréquentes que les Églises entretiennent entre elles, par les visites que se rendent les évêques ou les émissaires qu’ils délèguent, prêtres ou diacres le plus souvent, et par les lettres qu’ils échangent : ainsi celle d’Ignace à Polycarpe, évêque de Smyrne, qui nous a été conservée. Elle se manifeste dans les synodes, qui rassemblent les représentants des Églises voisines, sous la direction de leur hiérarchie, et qui deviendront des assemblées d’évêques. Ces premières assemblées, dont on a parfois discuté le caractère synodal, se tiennent au IIe siècle, sous le règne de Marc-Aurèle, à l’occasion de la lutte contre le montanisme, qui apparaît en Phrygie vers 172. Peut-être y en avait-il eu antérieurement, mais nous ne pouvons l’affirmer. Eusèbe signale que les fidèles d’Asie se réunirent souvent en de nombreux endroits de cette province. Ces assemblées condamnent l’hérésie de Montan, chassent de l’Église ses adeptes et les retranchent de la communion28. Quinze ou vingt ans après ces synodes d’Asie, la querelle pascale amène d’autres réunions de synodes et d’assemblées d’évêques29.
50Dans l’affaire de Novatien (qu’Eusèbe confond avec Novat), le Pape Corneille réunit à Rome en 251 un très grand synode (συνόδου μεγίστης), qui comptait soixante évêques et encore un plus grand nombre de prêtres et de diacres30.
51Les premiers synodes sont des assemblées très larges où les évêques tiennent un rôle prépondérant, mais qui comprennent aussi des prêtres, des diacres et des laïcs. Il semble qu’ils continuent, sur une base plus large, l’exercice du pouvoir judiciaire, tel qu’il s’exerçait dans les Églises locales, aux temps apostoliques, dans l’assemblée des « nombreux », où diacres et fidèles étaient dans une certaine mesure associés aux presbytres. De toute façon, cela permettait de donner à l’examen de la cause et à la sentence une plus grande portée et une diffusion plus étendue.
52Ces synodes locaux, où s’exerce surtout le pouvoir judiciaire à l’égard des hérétiques, fonctionnent donc régulièrement dans l’Église préconstantinienne. Les évêques représentent les Églises qu’ils gouvernent, mais ils ont aussi le sentiment de décider sous l’inspiration de l’Esprit-Saint.
53Et lorsque Constantin convoque à Nicée le premier concile œcuménique, qui se tient en 325, l’ensemble de l’épiscopat exerce sa sollicitude à l’égard de toutes les Églises. Et dans ces conciles œcuméniques, il jouit de l’infaillibilité que le Christ avait promise aux Apôtres.
4. La primauté de l’évêque de Rome.
54Lors de l’établissement de la hiérarchie définitive, le cas de l’évêque de Rome se présente différemment de celui des autres évêques.
55Tant que l’Apôtre demeure itinérant, il plane au-dessus des Églises locales, qui sont administrées par leur presbyterium. Quand l’Apôtre se fixe, il devient le chef de la communauté et s’implante dans la hiérarchie territoriale. Il en est ainsi quand saint Pierre s’établit définitivement à Rome. Il devient aussi chef de l’Église de Rome, en même temps qu’il reste placé à la tête de l’Église universelle. C’est à Rome qu’il subit le martyre en 64-65 et les fouilles effectuées récemment ont permis de retrouver sa tombe, objet d’un culte ininterrompu, juste sous l’emplacement de l’autel majeur de Saint-Pierre.
56Comme cette primauté n’est pas attachée à la seule personne de Pierre et est destinée à se perpétuer, son successeur à la tête de l’Église de Rome la recueille tout naturellement.
57La liste des évêques monarchiques de l’Église de Rome a été soigneusement gardée : Eusèbe nous transmet celle qui a été établie par Hégésippe jusqu’à Anicet, et par Irénée jusqu’à Éleuthère. Après le martyre de Pierre, Lin, qu’il identifie avec le personnage que mentionne saint Paul dans la salutation finale de la seconde épître à Timothée31, a obtenu l’épiscopat de l’Église des Romains32. Eusèbe lui attribue douze ans de ministère, jusqu’à la deuxième année du règne de Titus, c’est-à-dire en 80, où il transmet sa charge à Anaclet33. La deuxième année du règne de Domitien, c’est-à-dire en 92, il est remplacé par Clément34, qui est identifié avec le collaborateur que mentionne saint Paul dans l’épître aux Philippiens35, et à qui il attribue neuf ans d’épiscopat, jusqu’à la troisième année du règne de Trajan, c’est-à-dire en 99, transmettant son office à Évariste36.
58Sans doute, les dates qui sont attribuées à chacun d’eux ont été discutées et sont discutables. Mais il reste que la continuité apostolique de l’Église de Rome est hors de toute atteinte. Alors que tous les autres patriarches sont de droit positif – si respectables que soient leurs prérogatives, qui se rattachent à la tradition des Églises orientales-, la primauté de l’évêque de Rome est de droit divin. Le Souverain Pontife est à la fois évêque de Rome, patriarche de l’Occident, métropolitain de l’Italie centrale, et il exerce la primauté dans l’Église universelle.
59Dès avant la fin du Ier siècle, vers 96-98, du vivant même de l’Apôtre Jean, cette primauté se manifeste par l’intervention efficace de Clément, qui s’identifie avec l’Église de Rome, dans l’Église de Corinthe qui avait destitué indûment ses presbytres, et cette intervention est acceptée. Il ne peut s’agir ici de la conscience qu’avait toute Église locale de sa responsabilité vis-à-vis des autres Églises. L’Église de Rome n’intervient nullement comme n’importe quelle autre Église locale, mais comme une Église qui a autorité. La faute grave qui est réprouvée, contre laquelle Clément met en garde les Corinthiens, consisterait dans le refus d’obéir à l’Église de Rome, et non pas seulement aux presbytres de l’Église locale. Cette lettre est marquée d’un accent d’autorité, et Clément prononce une condamnation sans équivoque à l’encontre des meneurs de la cabale. Il invoque la volonté de Dieu : « Si quelques-uns désobéissent à ce que nous leur avons dit de sa part, qu’ils sachent qu’ils s’engagent dans une faute et des dangers considérables »37. Il revendique l’autorité de l’Esprit-Saint : « Nous vous l’avons écrit par le Saint-Esprit »38. Or, quelle différence y a-t-il entre la volonté de Dieu et le droit divin, sur lequel est fondée la prérogative de l’Église de Rome ? Ce n’en est que la traduction dans la langue du droit. Que Clément soit intervenu à la demande des membres de cette communauté ou qu’il ait agi de son propre mouvement, dans les deux cas, ce geste est lourd de sens : il manifeste la nette conscience de la primauté romaine et celle-ci n’est pas contestée39.
60Clément dépêche à Corinthe, porteurs de la lettre, trois « hommes fidèles et sages, qui ont vécu sans reproche au milieu de nous depuis la jeunesse jusqu’à la vieillesse » et qui sont qualifiés d’envoyés : ce sont les premiers légats du Saint-Siège qui apparaissent dans l’histoire. Leur mission est de faire connaître aux Corinthiens ce que prescrit l’Église romaine, le rétablissement des presbytres et la reconnaissance de leur autorité, et d’obtenir satisfaction. « Nous vous envoyons des hommes qui seront témoins entre nous et vous »40.
61Dès sa première intervention, l’Église romaine a été religieusement obéie. Nous savons par Denys de Corinthe que vers 170 on faisait encore lecture publique de cette lettre dans les assemblées chrétiennes.
62La lettre qu’une quinzaine d’années plus tard, saint Ignace, sur le chemin du martyre, écrit à l’Église de Rome se distingue des autres lettres par une adresse particulièrement solennelle. Elle renferme un nombre extraordinaire d’épithètes laudatives, qui témoignent du prestige de cette Église : « l’Église qui a reçu miséricorde par la magnificence du Père très haut et de Jésus-Christ, son fils unique, (l’Église) bien aimée et illuminée par la volonté de celui qui a voulu tout ce qui existe, selon la foi et l’amour pour Jésus-Christ notre Dieu, (l’Église) qui préside dans la région des Romains (ήτις καὶ προκάθηται ἐν τόπῳ χωρίου Ρωμαίων), digne de Dieu, digne d’honneur, digne d’être appelée bienheureuse, digne de louange, digne de succès, digne de pureté, qui préside à l΄ἀγάπη, (προκαθημένη τῆς ἀγάπης), qui porte la loi du Christ, qui porte le nom du Père ».
63La fonction de l’Église établie dans la région des Romains est de présider : présider dans la région des Romains est tout autre chose que de présider sur cette région. Elle préside à l’agape. Or ce terme, qui a le sens général de charité, est employé par Ignace pour désigner l’Église. Ainsi écrit-il dans sa lettre à l’Église de Tralles : « l’ἀγάπη des Smyrniens et des Éphésiens vous salue », et à l’Église de Philadelphie : « l’ἀγάπη des frères qui sont à Troas vous salue ». Le propre de l’Église de Rome, c’est de présider, non seulement à la charité, mais à l’Église, qui ne peut être ici que l’Église universelle. Et plus loin il déclare : « Vous avez enseigné les autres » (άλλους έδιδάξατε), ce qui paraît bien être une allusion à la lettre de Clément de Rome à l’Église de Corinthe. Il est difficile de ne pas voir dans ces passages l’expression de la prééminence de l’Église de Rome et de son rôle doctrinal dans l’Église universelle.
64Bornons-nous à rappeler quelques-unes des interventions des Papes des IIe et IIIe siècles, avant même la paix constantinienne. Victor (189-199) estime avoir le droit et le devoir de donner sous peine d’excommunication à l’ensemble des Églises des règles générales en matière disciplinaire : il veut obliger les évêques d’Asie à se conformer à l’usage romain pour la fixation de la date de Pâques41 ; Irénée et d’autres évêques lui donnent des conseils de modération, mais ne contestent pas son autorité42.
65À l’encontre de la pratique soutenue par saint Cyprien, Étienne (254-257) prescrit à toutes les Églises de ne pas rebaptiser les hérétiques qui se convertissent. Telle est la seule règle légitime, et il menace de rompre la communion avec elles, si elles refusent de s’y conformer43.
66Devant l’émoi soulevé par la lettre de l’évêque d’Alexandrie Denys touchant à la controverse trinitaire, son homonyme le Pape Denys intervient avec autorité. Il s’exprime comme un juge de la foi, et dont la sentence a valeur pour toute l’Église. Sa leçon est acceptée sans discussion de compétence par le titulaire du siège épiscopal qui dans tout l’Orient avait le plus de prestige44.
67Sans doute, dans l’Antiquité, cette primauté est ressentie plus que définie. Le Pape ne se qualifie pas de iudex ordinarius omnium, expression juridique qui sera employée en Occident par Grégoire VII et recueillie par le Décret de Gratien, avant d’être reprise par le premier concile du Vatican. Mais sa primauté est admise aussi bien en Orient qu’en Occident. Et les traits essentiels de cette plenitudo potestatis sont déjà exprimés et acceptés : l’évêque de Rome a le droit d’intervenir dans une autre Église, soit à la demande de celle-ci, soit motu proprio, et il est seul juge de l’opportunité et des limites de son intervention.
68Assurément, dans les temps suivants, la conception de la primauté du Siège romain s’est atténuée et amenuisée dans les Églises orientales séparées. Pourtant, dans l’Église chaldéenne, plus connue sous le nom d’Église nestorienne, elle était encore vivace au XIIIe siècle. Au fond de la Mongolie, les chrétiens qu’a rencontrés Guillaume de Rubrouck la reconnaissaient et ajoutaient même -ce qui était excessif- qu’ils auraient dû recevoir leur patriarche du Pape, si les chemins avaient été praticables. À la fin du siècle, le grand canoniste ‘Abhdîšô’bar Berîkhâ (dont le nom signifie « serviteur de Dieu ; fils de Benoît », et qu’on nomme aussi Ébedjésus de Nisibe), qui pourtant reprochait aux Latins d’avoir erré dans la foi, écrivait : « Le patriarche de Rome a juridiction (šûltànâ) sur tous les patriarches, comme le bienheureux Pierre avait juridiction sur la communauté tout entière, puisque le patriarche <qui est> à Rome tient la place de Pierre dans l’Église universelle »45.
69Dans l’Antiquité et encore dans le Haut Moyen Âge, le Siège romain a été pourvu aussi par la voie de l’élection clero ac populo, comme les autres sièges épiscopaux. Dans cette élection, le clergé romain acquiert une influence prépondérante qui est manifeste dès la fin du Ve siècle : c’est lui qui procède à un premier choix, qui est ensuite approuvé par une élection générale. Mais il est arrivé que ce choix, au temps de Justinien, a été l’œuvre de la volonté de l’empereur byzantin. Plus tard, ce système électif a permis à la féodalité romaine de mettre la main sur ces élections, et l’empereur du Saint-Empire romain germanique a voulu aussi désigner directement le Pape.
70Les réformateurs grégoriens ont compris que le seul moyen d’assurer l’indépendance de la Papauté était d’écarter les laïcs. Nicolas II, au concile de Latran de 1059, les élimine, en réservant l’élection aux seuls cardinaux.
71Notons du reste que dans ce décret de 1059, la première place appartient aux cardinaux-évêques, qui ont la tractatio de l’élection – dernier écho du rôle des évêques comprovinciaux dans les élections épiscopales. C’est seulement ensuite que ceux-ci se réunissent avec les cardinaux-prêtres et les cardinaux-diacres, pour procéder au choix définitif. Le peuple n’intervient plus que pour applaudir le nouveau Pontife. Ensuite, l’élection est seulement signifiée à l’empereur.
5. Les presbyteri secundi ordinis.
72L’ensemble du clergé, prêtres et diacres, reste groupé dans la ville épiscopale autour de l’évêque. Ces prêtres constituent un collège, le presbyterium, qui lui sert de conseil et d’auxiliaire. Ainsi se détachent ceux qu’on peut appeler presbyteri secundi ordinis : ils gardent le nom de πρεσβύτεροι, transposé en Occident sous le vocable presbyter. Mais le syriaque n’a pas repris ce terme au grec et a préféré la dénomination d’« ancien » : qaššîšâ en syriaque oriental, qašîšô en syriaque occidental.
73Autrefois, le sacrement de l’ordre était toujours conféré dans sa plénitude, au degré le plus élevé. Désormais le pouvoir d’ordonner n’est plus conféré à ceux qui sont les simples prêtres, qui ne reçoivent plus sacramentellement que les autres pouvoirs du sacerdoce, à l’exclusion du droit de le communiquer. Ainsi, quand s’achève l’époque apostolique, sont désormais établis ces trois degrés de la hiérarchie d’ordre, que l’Église considère comme de droit divin : épiscopat, prêtrise, diaconat.
74Le simple sacerdoce, constitué par ces presbyteri secundi ordinis, est donc issu de l’épiscopat, bien loin que ce soit l’épiscopat qui soit sorti du simple sacerdoce.
75Mais il n’en résulte pas que le pouvoir d’ordonner ait été immédiatement retiré aux presbytres de toutes les Églises. Même après l’avènement d’un pouvoir unitaire entre les mains de Jacques, le frère du Seigneur, il a été gardé par les presbytres de l’Église de Jérusalem, qui l’avaient déjà reçu et dont certains, comme Barnabé et Silas, sont devenus missionnaires itinérants. Et les presbytres institués postérieurement ont pu continuer pendant un certain temps à recevoir l’ordination épiscopale dans toute sa plénitude.
76Si on accorde créance à ce que rapporte saint Jérôme, dans l’Église d’Alexandrie, jusque vers 250, à la mort de l’évêque qui occupait ce siège, le presbyterium élisait l’un de ses membres et le nommait évêque, de la même façon que les diacres élisent l’un d’entre eux pour en faire un archidiacre46. Chacun de ces presbytres aurait donc conservé le pouvoir d’ordonner, donc le pouvoir d’ordre épiscopal, tout en étant placé sous l’autorité unitaire de l’évêque. Aussi point n’était besoin de sacrer le nouvel élu, puisqu’il était déjà revêtu de l’épiscopat.
77Mais, si l’on met à part cette exception, que certains historiens ont mise en doute, car elle est bien tardive, il apparaît que partout ailleurs, l’évêque monarchique s’est progressivement réservé le pouvoir d’ordonner, qui a été retiré aux simples presbytres. Il en découle désormais que, parce que dans l’ordination qu’il a reçue, ce pouvoir n’est plus conféré, un prêtre ne pourrait validement ordonner. Cette réserve en effet est universelle et vaut tout aussi bien pour les Églises orientales que pour l’Église latine, pour le patriarcat d’Occident.
78Depuis le second concile du Vatican, qui a affirmé le caractère sacramentel de la consécration épiscopale, il nous paraît plus difficile de soutenir la thèse que chez les simples prêtres, le pouvoir d’ordonner a été seulement lié et qu’ils l’auraient conservé radicaliter, de sorte que le Souverain Pontife pourrait leur restituer le droit de conférer le sacerdoce. Toutefois, on peut invoquer en ce sens que l’épiscopat confère une grâce et un pouvoir plus étendus que le simple sacerdoce dans le même ordre sacramentel -de même que la confirmation confère plus abondamment l’Esprit-Saint à celui qui, par le baptême, avait déjà reçu la présence de l’Esprit.
79Mgr Boudinhon justifiait ainsi le fait que des Papes du XVe siècle avaient accordé à des abbés le droit de conférer le diaconat et la prêtrise47. Boniface IX, par la bulle Sacrae religionis du 1er février 1400, accordait à l’abbé du monastère des Apôtres Pierre et Paul et de Saint-Osithe, au diocèse de Londres, ainsi qu’à ses successeurs, de conférer, outre les ordres mineurs, le sous-diaconat, le diaconat, et la prêtrise. Devant les protestations de l’évêque de Londres, qui se plaignait de l’atteinte grave portée à son droit de patronage, ce privilège a été révoqué par la bulle Apostolicae Sedis prouidentia du 6 février 1403. Martin V, par la bulle Gerentes ad nos du 16 novembre 1427, permet à l’abbé cistercien d’Altzelle, au diocèse de Meissen, pour la durée de cinq ans, de conférer le sacerdoce ; Innocent VIII, par la bulle Exoscit tuae, du 9 avril 1489, donne à l’abbé général de Citeaux et aux abbés des quatre premières filles de ce monastère : La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimont, ainsi qu’à leurs successeurs, le pouvoir de conférer le diaconat à leurs propres religieux. Ces abbés en ont fait usage jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, sans soulever de protestation de la part des évêques des lieux, et à Rome même, en 1662, au su du Pape et avec son consentement.
80Mais en revanche, dans les cas individuels, l’Église ne peut modifier les effets de la réception de l’ordre, une fois qu’il a été conféré. Au cas de déposition d’un évêque, même devenu hérétique ou apostat, elle ne peut pour l’avenir lier entre ses mains le pouvoir qu’il a reçu d’ordonner validement. Elle ne peut non plus retirer à un simple prêtre le pouvoir de consacrer validement l’Eucharistie.
81La consécration épiscopale contient dans sa plénitude tous les éléments de la simple ordination sacerdotale. Il en est resté que pendant longtemps, une seule ordination donnait aux diacres élevés à l’épiscopat la plénitude du sacerdoce, sans qu’on considérât qu’il fût nécessaire de conférer auparavant l’ordination sacerdotale : il en a été ainsi pour les diacres romains qui accédaient au Souverain Pontificat, jusqu’au règne de Grégoire VII qui, le premier, a reçu la prêtrise avant d’être sacré.
82En revanche, on peut admettre que le pouvoir de confirmer a été seulement lié chez les prêtres de l’Église latine, qui le conservent radicaliter. Les prêtres orientaux en effet ont continué à administrer la confirmation, en se servant du chrême consacré par le patriarche de leur Église. Il est difficile d’expliquer par une délégation du Souverain Pontife, dont on ne peut apporter la preuve, ce pouvoir qu’exercent tous les prêtres orientaux des Églises séparées, comme ceux des Églises unies, là où le Saint-Siège ne leur a pas expressément enlevé ce droit.
83Il en résulte que les prêtres de l’Église latine ne peuvent administrer validement la confirmation. L’Église en effet, sans toucher à l’essence du sacrement de l’ordre, peut en modifier les conditions d’exercice. Mais l’Église peut restituer à un prêtre qui a reçu ce pouvoir radicaliter l’exercice de ce droit, qu’elle a réservé à l’évêque dans l’Église latine. Outre le cas d’une délégation individuelle accordée par le Saint-Siège, le Codex luris Canonici48 donne de nos jours le droit de confirmer aux cardinaux qui sont simples prêtres et aussi aux abbés ou prélats nullius, aux vicaires et aux préfets apostoliques ; mais ces derniers ne peuvent user validement de ce pouvoir que dans les limites du territoire où ils ont juridiction, et tant que durent leurs fonctions. Le décret de la Congrégation des sacrements Spiritus Sancti munera du 14 septembre 1946 étend ce pouvoir aux curés et aux vicaires économes, qui peuvent sur le territoire de leur paroisse, à défaut de l’évêque, confirmer les fidèles qui sont malades en danger de mort.
6. Le privilège des confesseurs de la foi.
84Les confesseurs, c’est-à-dire ceux qui, au cours des persécutions, ont souffert sans y laisser la vie, ont-ils acquis par là-même le sacerdoce ou le diaconat ? Peuvent-ils à ce titre consacrer l’Eucharistie ? Telles sont les questions qui se posent à propos d’un passage de la Tradition apostolique qu’actuellement les critiques s’accordent à attribuer à Hippolyte de Rome. Ce serait un prêtre du clergé romain, qui aurait écrit cette œuvre vers 215. Beaucoup d’incertitudes demeurent à son sujet. Nous ne savons s’il faut l’identifier avec l’auteur des Philosophoumena, comme on l’a proposé. Les critiques se sont attachés à reconstituer la Tradition apostolique, écrite primitivement en grec, dont nous n’avons qu’une version latine fragmentaire. Elle a connu une grande fortune en Orient, où elle a passé dans la Constitution de l’Église égyptienne, en copte sahidique, traduite elle-même en arabe et en éthiopien. Et elle a été incorporée à des compilations d’origine syrienne, les Constitutions apostoliques et le Testament de Notre-Seigneur, dont nous avons le texte syriaque.
85« Si un confesseur a été en prison dans les chaînes pour le nom <de Dieu>, qu’on ne lui impose pas les mains pour le ministère du diacre ou du prêtre, car il a par sa confession la dignité de la prêtrise. Si c’est un confesseur qu’on n’a pas conduit devant l’autorité, qu’on n’a pas puni de chaînes, ni jeté en prison, ni condamné à aucune peine, mais qu’on a, à l’occasion, tourné en dérision pour le nom du Seigneur, il a rendu témoignage, qu’on lui impose les mains pour tout ordre dont il est digne »49.
86Ce texte figure dans la traduction primitive sahidique de la Constitution de l’Église égyptienne, comme dans la version arabe, ce que confirme le Testament de Notre-Seigneur. En revanche, la version éthiopienne exige l’imposition des mains pour la prêtrise, et les Constitutions apostoliques également pour le diaconat. Le dernier éditeur de la Tradition apostolique, dom Botte, estime que ce passage figurait bien dans le texte primitif d’Hippolyte, bien qu’il ne soit pas rapporté dans la version latine fragmentaire.
87Ce texte témoigne assurément du prestige considérable et de la grande autorité qu’avaient acquis les confesseurs, et qui équiparaient celles de la hiérarchie. Mais quel sens précis et quelle portée lui donner ?
88En interprétant ce texte au pied de la lettre, certains en ont tiré que les confesseurs de la foi auraient acquis par le fait même toutes les prérogatives des prêtres, y compris le droit de consacrer l’Eucharistie. C’est pourquoi il ne serait pas besoin de les ordonner par l’imposition sacramentelle des mains. C’est ce que certains ont appelé le privilège d’ordre du martyr. Remarquons que dans cette interprétation, Hippolyte établirait une équivalence entre les confesseurs et les presbytres, mais non pas entre eux et les évêques. Un confesseur qui serait élu à la dignité épiscopale devra nécessairement recevoir l’imposition des mains de l’épiscopat.
89De fait, nous savons qu’au cours du IIe siècle, on a pu se plaindre des privilèges excessifs que s’attribuaient certains confesseurs, et de l’orgueil que manifestaient quelques-uns d’entre eux. En diverses régions, surtout en Afrique, ils ne se contentaient pas d’intercéder en faveur des chrétiens qui avaient apostasié (lapsi) ou qui s’étaient procuré un certificat de sacrifice (libellatici), mais ils leur accordaient la réintégration dans la communauté chrétienne. C’était exercer le droit d’absoudre, qui était réservé à l’évêque, après accomplissement de la pénitence publique imposée, et qui pour les lapsi pouvait durer jusqu’à l’article de la mort. Ce certificat de réintégration dispensait ainsi ces fidèles d’une pénitence longue et pénible.
90On voyait ainsi reparaître cette tendance, qui s’était déjà manifestée dans le montanisme, d’opposer à la hiérarchie les charismatiques, au nombre desquels les confesseurs se comptaient. Notons que la Tradition apostolique dispense aussi de recevoir l’imposition des mains celui qui semble avoir reçu le don de guérison par révélation50, sans du reste spécifier pour quel ordre elle serait normalement donnée. On considère que ceux-là possèdent déjà l’Esprit, ce qui rend inutile de leur imposer les mains. Mais remarquons qu’aucun texte ne nous dit expressément que des confesseurs aient émis la prétention de consacrer l’Eucharistie.
91Dom Botte estime que Hippolyte ne considère pas que le martyre -au sens de témoignage devant les autorités païennes- tient lieu d’ordination. L’idée exprimée par ce texte, c’est que le confesseur de la foi est égal en dignité des prêtres et des diacres et non point qu’il a le droit d’exercer leurs fonctions. Comme tel, il a une place à part dans les assemblées chrétiennes ; ajoutons ici qu’il est appelé à siéger à côté des prêtres qui composent le presbyterium et participe ainsi à la direction de la communauté chrétienne. Aussi, son ordination à la prêtrise ou au diaconat ne constituerait pas une élévation. Seule, la consécration épiscopale serait pour lui une promotion. Cette interprétation a l’avantage de s’accorder avec la discipline traditionnelle de l’Église. Jamais, dans l’Église catholique, on n’a considéré que les charismatiques avaient par là-même le droit de consacrer l’Eucharistie.
92Même si on estimait que cette interprétation est quelque peu minimisante, et si on admettait par interprétation littérale de ce passage qu’au IIIe siècle – ce qui est une époque assez tardive- les confesseurs aient réellement été considérés comme prêtres et aient consacré l’Eucharistie, la question se poserait de délimiter l’étendue et la portée de cette pratique. De toute façon, si on admet cette hypothèse, il ne pourrait s’agir d’une pratique générale, et acceptée par l’ensemble des Églises du IIIe siècle. Sinon, nous en aurions d’autres échos. Mais on serait en présence d’une prétention assez tardive et abusive de certains confesseurs, qui se rangeraient parmi les charismatiques, et à laquelle Hippolyte se montrerait favorable, si ce texte doit lui être attribué. Il nous paraît difficile qu’à ce propos, Hippolyte reflète la pratique romaine. On pourrait aussi se demander, à propos de la Tradition apostolique en Égypte, si une telle pratique aurait existé ou aurait été parfois tolérée dans les Églises d’Égypte.
93De toute façon, dans l’hypothèse où cette prétention abusive aurait été émise dans la Grande Église et aurait été acceptée çà et là, on l’aurait considérée comme une pratique d’ordre charismatique. Il ne pourrait s’agir d’une mission ou d’une délégation conférée par la communauté. Et toujours dans cette même hypothèse, il est invraisemblable de songer à la survivance d’un droit qu’auraient exercé les laïcs de consacrer l’Eucharistie, droit qui n’est attesté nulle part et est contredit par la tradition de l’Église.
7. La renonciation à l’épiscopat.
94Eusèbe rapporte un cas de renonciation aux fonctions épiscopales, antérieur à celui de Chérémon, et du maintien du caractère épiscopal.
95Narcisse avait été institué évêque de Jérusalem, le quinzième évêque de cette cité depuis le temps d’Hadrien, le trentième depuis les Apôtres51. Eusèbe n’indique pas la date de son avènement, mais ajoute plus loin qu’il avait encore le ministère de cette Église lors de l’élection du Pape Victor, et qu’il comptait parmi les évêques célèbres de ce temps là52 (d’après le texte grec de sa Chronique, la nomination de Victor se placerait en 19353, mais la Chronique latine la mentionne après l’avènement de l’empereur Pertinax, et c’est pourquoi les historiens actuels font commencer son Pontificat en 189). Il était intervenu alors dans la controverse pascale54 et avait une réputation de sainteté : il avait accompli beaucoup de miracles et notamment avait changé de l’eau en huile pour alimenter les lampes du sanctuaire, lors de la grande veillée de Pâques55.
96Trois misérables l’accusent calomnieusement, en fortifiant leurs accusations par des serments. Personne parmi les fidèles n’y ajoute foi, en raison de sa réputation et de sa conduite entièrement vertueuse. Mais Narcisse ne supporte pas la malice de ces gens, et « comme depuis longtemps il désirait mener la vie philosophique, il abandonna par la fuite tout le peuple de l’Église, se cacha dans les déserts et des campagnes secrètes et y resta de très nombreuses années »56. Il abandonne donc son siège pour mener la vie érémitique. Là-dessus ses calomniateurs sont châtiés par la vengeance divine et le dernier confesse publiquement les machinations qu’ils avaient ourdies en commun57.
97Personne ne savait où se trouvait Narcisse. Les évêques des Églises voisines décident de pourvoir Jérusalem d’un autre évêque : ils imposent les mains à Dios, qui a pour successeur Germanion, puis Gordios. Durant l’épiscopat de ce dernier, « comme à la suite d’un retour à la vie, Narcisse reparut et fut de nouveau appelé au premier rang par les frères <c’est-à-dire la communauté de Jérusalem> : tous le vénéraient encore bien davantage à cause de sa retraite, de sa philosophie et surtout de la vengeance dont il avait été jugé digne par Dieu »58.
98Ainsi, malgré l’abandon volontaire de son siège, qui doit être considéré comme une renonciation à exercer l’épiscopat, malgré l’ordination de trois évêques successifs destinés à le remplacer, et alors que le dernier d’entre eux, Gordios, est encore en vie, Narcisse est toujours considéré comme l’évêque de Jérusalem. Il lui suffit de reparaître, pour reprendre aussitôt ses fonctions épiscopales. Cela montre bien que sa qualité d’évêque n’est pas liée à leur exercice et qu’elle persiste toujours.
99Mais en raison de sa vieillesse avancée, Narcisse n’était plus capable d’exercer ses fonctions. À la suite d’une révélation qu’il a en songe pendant la nuit, et qu’ont aussi des gens du pays, il appelle Alexandre, qui était déjà évêque d’une autre chrétienté, à remplir les fonctions épiscopales en même temps que lui, comme le rapporte Eusèbe59. D’après sa Chronique, cet événement se place en 212, la seconde année du règne de Caracalla60 ; à ce propos, il mentionne du reste une ordination et non une translation.
100Harnack61, qui s’appuie sur le témoignage discutable de saint Grégoire de Nysse62, pense qu’Alexandre était précédemment évêque de Césarée de Cappadoce, et lors de la persécution de Septime Sévère avait été confesseur de la foi. Il avait entrepris un voyage à Jérusalem pour visiter les lieux saints, et les gens du pays, après l’avoir accueilli avec une très grande bienveillance, ne lui permirent pas de retourner chez lui. C’est lui qui devait contribuer à ordonner Origène, et il devait par la suite témoigner à nouveau de sa foi lors de la persécution de Dèce et mourir emprisonné.
101Ainsi Narcisse et les gens les plus zélés de l’Église de Jérusalem, qui s’autorisent, il est vrai, d’une intervention divine, prennent l’initiative de proposer Alexandre pour gouverner cette Église de concert avec lui. Ils obtiennent l’accord des évêques des Églises voisines -ce qui montre l’importance des évêques comprovinciaux dans les élections épiscopales. Ainsi, on passe outre à la règle déjà établie par la coutume et que sanctionnera le Concile de Nicée, qu’il ne doit y avoir qu’un seul évêque par cité, et qui interdit les translations épiscopales d’un siège à un autre. Narcisse et Alexandre occupent tous deux en même temps le siège de Jérusalem et sont mis sur le même rang dans les prières de la communauté. C’est ce que nous apprend une lettre d’Alexandre à la chrétienté d’Antinoé en Égypte, où il mentionne que Narcisse a cent seize ans achevés.
102Un autre cas de renonciation aux fonctions épiscopales, motivé, il est vrai, par l’édit de persécution de Dèce, en 250, est transmis par Eusèbe63, qui rapporte un texte de Denys d’Alexandrie concernant les martyrs d’Égypte. Chérémon était évêque de Nilopolis, en Égypte, et avait atteint un âge fort avancé. Il s’enfuit dans la montagne d’Arabie avec sa compagne (il était marié). Il n’en est pas revenu, et les frères, bien qu’ils eussent beaucoup cherché, ne purent jamais les retrouver, ni eux ni leurs cadavres. Peut-être du reste ont-ils été victimes tous deux de la faim et de la soif, du froid, des maladies, des brigands ou des bêtes sauvages, comme Denys le mentionne à ce propos.
103Synésios de Cyrène, que les chrétiens de Ptolémaïs ont fait vers 410 évêque de leur cité et métropolite de la Pentapole, par estime pour ses facultés de gouvernement, consulte dans deux de ses lettres le patriarche Théophile d’Alexandrie à propos d’évêques fugitifs qui ont abandonné leurs fonctions et qui ne veulent pas revenir gouverner leur diocèse. Nous n’avons pas la réponse du patriarche. La population de la Cyrénaïque, où ils résident, les considère spontanément comme des évêques et les traite comme tels. Elle considère donc que leur caractère épiscopal n’est pas attaché à l’exercice de leurs fonctions. Synésios, sans remettre en cause leur qualité, propose de ne pas les laisser jouir des honneurs épiscopaux, tant qu’ils ne rentreront pas dans leur diocèse64
8. La déposition des presbytres et des évêques et le problème des ordinations irrégulières.
104Avant même la généralisation de l’épiscopat monarchique, Clément de Rome affirme avec force que la communauté locale n’a pas le pouvoir de révoquer les presbytres qui ont été régulièrement institués.
« S’ils ont servi le troupeau du Christ d’une manière irréprochable, en toute humilité, sans trouble ni mesquinerie, si tous ont rendu témoignage depuis longtemps, nous pensons que ce serait contraire à la justice de les rejeter de leur ministère. Et ce ne serait pas une faute légère de déposer de l’épiscopat des hommes qui présentent à Dieu les offrandes avec une piété irréprochable (c’est-à-dire qui consacrent l’Eucharistie)… Car nous voyons que vous avez retiré à plus d’un bon presbytre un ministère qu’il exerçait d’une manière irréprochable et qui lui valait l’estime de tous »65.
105Clément estime donc que les fonctions des presbytres sont conférées sans limitation de durée, pour toute leur vie. Ce n’est qu’au cas de faute grave qu’il est possible d’y mettre fin et de les rejeter de leur ministère, en les déposant. Ce principe vaudra à la fois pour les évêques et pour les prêtres, quand les presbyteri secundi ordinis existeront dans toutes les communautés. Clément juge sévèrement l’attitude des Corinthiens ; c’est une sédition, qui n’a ni droit ni place parmi les élus de Dieu, œuvre de souillure et d’impiété, qu’une poignée d’individus a commencée. Il qualifie leur geste d’acte de démence, au point que leur nom se trouve gravement décrié66.
106Clément insiste sur le fait que ces presbytres de Corinthe étaient irréprochables. On ne saurait en tirer par un simple argument a contrario que s’ils avaient été coupables, la communauté des fidèles aurait eu le droit de les déposer. Clément ne précise pas ce point et a estimé sans doute qu’il n’était pas utile de l’exposer. Sa pensée est évidemment qu’un presbytre indigne ne peut invoquer cette inamovibilité et qu’il pourrait être privé de sa charge. Qui avait compétence pour prononcer cette déposition ? Sans doute, les Apôtres et les « délégués apostoliques » avaient disparu, et nous n’avons pas de témoignage que des synodes se fussent déjà réunis. En tout cas, il aurait appartenu à l’évêque de Rome de prononcer cette déposition. L’Apôtre Jean, qui était encore en vie, était doté d’une juridiction universelle et aurait pu la porter. Les évêques voisins, à la tête des représentants des autres Églises, auraient sans doute pu aussi intervenir, sous réserve du droit suprême de l’évêque de Rome.
107Dans sa lettre aux Philippiens, écrite peu après 110, Polycarpe de Smyme fait mention d’un presbytre de Philippe, nommé Valens, qui a sans doute été déposé -à moins qu’il n’ait renoncé de lui-même à sa fonction- : « J’ai été bien peiné au sujet de Valens, qui avait été quelque temps presbytre chez vous, <de voir> qu’il méconnaît à ce point la charge qui lui avait été donnée ». Il était marié et son épouse paraît bien avoir pris part à sa faute. Quelle était-elle ? Polycarpe insiste à ce propos pour mettre en garde contre l’avarice, recommande d’être chastes et unis. Cela laisse entendre que Valens et son épouse avaient été entraînés par l’amour de l’argent à commettre des actes graves. S’il y a eu déposition, Polycarpe ne donne pas d’indications sur l’autorité qui l’a prononcée, ni sur la procédure suivie. Serait-ce l’ensemble du presbyterium, associé à toute la communauté ? Des évêques voisins, associés à d’autres représentants des Églises voisines, avaient-ils été appelés ? Polycarpe demande au Seigneur de donner aux coupables un vrai repentir, conseille aux Philippiens d’être très modérés à leur égard et de ne pas les regarder en ennemis, mais de les considérer comme des membres souffrants et égarés. Si ce presbytre vient à résipiscence, sera-t-il réintégré dans la communauté au rang des laïcs ? Et dans ce cas serait-il exactement comme les autres laïcs ? Nous aimerions savoir quelle était la pensée de Polycarpe à ce propos, mais il ne nous donne pas de précisions.
108Eusèbe, et surtout Photius et saint Jérôme nous apportent des indications assez étendues sur l’ordination sacerdotale d’Origène, laquelle avait été irrégulière. À peine âgé de dix-huit ans et laïc, Origène avait été appelé en 202-203 par l’évêque d’Alexandrie Démétrios à prendre la direction de l’école des catéchumènes de cette cité. À la suite des émeutes qui avaient éclaté en 215, et des mesures prises en retour par Caracalla, qui avait fermé les écoles, Origène s’était réfugié en Palestine. L’évêque de Césarée Théoctiste (que Photius confond avec Théotecne), et l’évêque de Jérusalem Alexandre lui demandent en 218 de faire des conférences et d’expliquer les Écritures dans les assemblées d’Église, bien qu’il ne soit pas prêtre. À Alexandrie, on estimait que c’était à l’évêque ou aux prêtres de prononcer l’homélie et à plus forte raison les laïcs n’étaient pas admis à prêcher.
109Démétrios est fort mécontent de cette prérogative accordée à Origène, qu’il rappelle en sa cité. Les deux évêques Théoctiste et Alexandre écrivent une lettre pour se justifier : « Là où se trouvent des hommes capables de rendre service aux frères, ils sont invités par les saints évêques à s’adresser au peuple », et ils citent toute une série de précédents, où la charge de la prédication avait été confiée à des laïcs67. Ils estimaient du reste qu’Origène aurait dû recevoir le sacerdoce, alors que Démétrios l’avait accordé à son second à l’École d’Alexandrie, qui était Héraclas. Et ils croient couper court à ce reproche d’avoir fait prêcher un laïc, en conférant la prêtrise à Origène. À l’occasion d’un voyage en Grèce, en 230, Origène s’arrête à Césarée : Théoctiste, avec l’accord d’Alexandre de Jérusalem et son concours, en profite pour lui conférer l’imposition des mains du sacerdoce.
110Mais le résultat fut tout différent de ce qu’ils escomptaient. Démétrios est très irrité de cette ordination, qui portait atteinte à ses droits, et qui à ce titre était irrégulière. Et il invoque à cette occasion cet autre grief, que dans sa jeunesse, Origène qui avait pris au pied de la lettre les paroles évangéliques et voulait enlever tout prétexte aux calomnies, s’était fait castrer. Sans doute, il n’existait pas encore de règle écrite pour interdire d’ordonner des eunuques. Jamais l’Église n’avait recommandé cette mutilation, qui était du reste interdite depuis Hadrien par le droit impérial. Eusèbe, dont le propos est fortement apologétique, assure que Démétrios aurait alors approuvé cet acte -ce qui est fort douteux68. Du moins il avait laissé Origène à la tête de l’École d’Alexandrie. Eusèbe assure qu’ensuite il avait éprouvé de la jalousie devant sa renommée, ce qui aurait motivé son changement d’attitude. Démétrios s’était-il aussi inquiété de certains propos aventureux de l’enseignement d’Origène et aurait-il suspecté son orthodoxie ? Cela n’est pas impossible, mais n’apparaît pas dans les textes et le maître d’Alexandrie a pu être accusé dans la suite d’avoir été favorable à des déviations doctrinales contradictoires.
111Démétrios réunit, en 230, d’abord un synode qui rassemble des évêques et certains prêtres, et qui décide qu’Origène ne pourra plus enseigner, ni résider à Alexandrie. Mais il ne le dépouille pas de sa qualité de presbytre -ce qu’avait sans doute demandé Démétrios. Celui-ci, mécontent de n’avoir pas obtenu tout ce qu’il proposait, le proclame déchu du sacerdoce ; c’est un acte personnel de l’évêque d’Alexandrie, auquel s’associent quelques évêques d’Égypte.
112Remarquons que cette ordination n’est pas considérée comme nulle par le simple fait qu’elle est entachée d’irrégularité. Ni le synode, ni même Démétrios et les évêques qui le suivent jusqu’au bout de ses conclusions, ne se prononcent en ce sens : Photius69 use à ce propos du terme ἀποκηρύττως ; Démétrios proclame par une déclaration publique qu’Origène est rejeté du sacerdoce : τῆς ἱεροσύνης ἀπεκήρυξε.
113Démétrios meurt en 231, et Héraclas lui succède. Selon Photius, Origène qui attend les événements, se retire à Thmuis auprès de l’évêque Ammonios, son ancien élève. Héraclas se rend dans cette cité, et vers 233 dépose ce dernier, coupable d’avoir reçu Origène.
114Saint Jérôme qui, à cette époque, était favorable à la pensés d’Origène, écrit à ce propos : « L’univers le condamne, Rome réunit un Sénat (c’est-à-dire un synode) contre cet homme, non pas pour avoir introduit des innovations dans le dogme, mais parce qu’il ne pouvait supporter l’éclat de son innocence et de son savoir »70. Il semble donc qu’un Pape, sans doute Pontien, ait approuvé la déposition d’Origène, dans un synode romain.
115Mais, comme le reconnaît Jérôme lui-même, la déposition prononcée par Démétrios n’est pas acceptée par les évêques de la Palestine, de l’Arabie, de la Phénicie et de l’Achaïe. Il faut y ajouter la Cappadoce, où Firmilien de Césarée reste fidèlement attaché à Origène. Dans l’ensemble de l’Orient, on ne tient pas compte de cette mesure. Origène s’établit à Césarée, où il est accepté par l’évêque Théoctiste, qui lui laisse toute liberté d’enseigner, et où il fonde une École semblable à celle d’Alexandrie. C’est là qu’il poursuit sa carrière, jusqu’à la persécution de Dèce. Il est alors emprisonné et torturé et il meurt des suites de son supplice, en 253 ou 254, sans doute à Tyr.
116Le cas de la réduction d’un évêque à la communion laïque et aussi le problème de la validité d’une ordination épiscopale irrégulière qu’il avait précédemment conférée se rencontrent dans une lettre du Pape Corneille (251-253) à l’évêque d’Antioche Fabius concernant Novatien. Celui-ci, qui était un prêtre en vue du clergé de Rome, avait espéré être élu au Siège romain, et voulait extorquer l’épiscopat, en se posant en rival de Corneille. « Lorsqu’il entreprit d’arracher et d’extorquer l’épiscopat, qui ne lui avait pas été donné d’en haut, il se choisit deux partisans... pour les envoyer dans une petite localité insignifiante d’Italie, et là, pour tromper trois évêques (leur nom n’est pas connu), hommes rustiques et très simples, par une argumentation captieuse, en affirmant fortement et en soutenant avec énergie qu’ils devaient promptement venir à Rome, afin que cessât dès ce moment toute cette dissension qui s’était produite avec les autres évêques et par leur médiation. Lorsqu’arrivèrent ces hommes trop simples pour les machinations des méchants et pour leurs ruses... ils furent enfermés par quelques individus semblables à lui qu’il avait effrayés, et à la dixième heure, alors qu’ils étaient enivrés et alourdis par la boisson, il les obligea par force à lui donner l’épiscopat par une imposition des mains simulée et vaine, μετὰ βίας ἠνάγκασεν εἰκονικῇ τινι καὶ ματαίᾳ χειρεπιθεσίᾳ ὲπισκοπἡν αὑτῷ δοῦναι : cet épiscopat, il le revendique par ruse et par fourberie, alors qu’il ne lui appartient pas.
« Peu de temps après, un de ces évêques est revenu à l’Église, se lamentant et confessant son péché : et nous l’avons reçu à la communion laïque, ᾧ καὶ ἐκοινωνήσαμεν λαϊκῷ ; tout le peuple présent intercédait pour lui ; quant aux autres évêques, nous leur avons ordonné des successeurs, que nous avons envoyés aux lieux où ils étaient »71.
117Novatien est un intrus et n’a pu devenir l’évêque de Rome. Cet épiscopat ne lui appartient pas. Corneille insiste en outre sur le manque d’intelligence et l’absence totale de culture de ces trois évêques qui ont été circonvenus. On leur a fait croire qu’à Rome ils se poseraient en médiateurs et mettraient d’accord les évêques qui, avec la presque unanimité du clergé et la grand majorité des fidèles de la communauté de Rome, s’étaient prononcés pour Corneille. Ensuite ils ont été séquestrés et enivrés -de sorte qu’ils ne devaient guère avoir conscience de l’acte qu’ils accomplissaient. De plus, ils ont été contraints par la force. Une telle ordination donnée dans un état au mieux de demi-conscience, entachée non seulement de dol, mais encore de violence, est visiblement invalide. Telle paraît bien être la pensée de Corneille. Cela ne signifie pas nécessairement qu’à ses yeux il suffit qu’une ordination soit irrégulière et coupable pour qu’elle soit invalide et ne confère pas l’épiscopat. On ne peut faire abstraction du contexte pour joindre purement et simplement ce document aux textes favorables à cette conception, qui a existé au cours de l’histoire, mais n’a jamais été la seule et n’a jamais prévalu.
118Corneille estime qu’en dépit de la contrainte qu’il avait subie, cet évêque repentant, qui pouvait invoquer des circonstances atténuantes, aurait dû montrer plus de fermeté. Il prend en considération non seulement son repentir, mais aussi l’intercession de tout le peuple. Au lieu de le reléguer parmi les pénitents, il l’admet aussitôt à la communion, mais au rang des laïcs. Cette mesure a normalement une portée perpétuelle. Le Pape n’avait pas à s’expliquer sur tous les effets de cette mesure, si cet évêque déposé gardait encore quelque chose qui tirerait à conséquence au cas d’une éventuelle réintégration dans le clergé ou dans l’épiscopat. Toutefois, il est curieux de constater qu’il n’ordonne pas d’évêque pour le remplacer, à la différence des deux autres coupables. Laisserait-il ouverte la possibilité de le réintégrer dans l’avenir ?
119Au témoignage de saint Cyprien, Corneille se montre plus sévère à l’égard de deux évêques espagnols. L’évêque de Léon et Astorga Basilide et l’évêque de Mérida Martial avaient accepté des certificats d’apostasie. En outre, le premier avouait avoir blasphémé Dieu, le second avait participé pendant longtemps aux banquets d’un collège païen et avait fait enterrer ses fils parmi les païens. Corneille décide que de tels hommes pourraient sans doute être admis à la pénitence, mais ils doivent être écartés à toujours de la cléricature et de la dignité épiscopale72.
120L’appréciation portée par Corneille sur l’ordination de Novatien, qui nous apparaît effectivement comme nulle, n’a nullement emporté la nullité des ordinations conférées dans cette secte. Au concile de Nicée, en effet, les Novatiens sont admis à la communion, à condition de reconnaître les dogmes de l’Église catholique, de frayer avec les personnes mariées en secondes noces, et avec ceux qui avaient failli lors des dernières persécutions.
121« Au sujet de ceux qui se nomment eux-mêmes « les purs » (καθαροί) (ce sont les Novatiens), et qui se convertissent (littéralement : « viennent ») à l’Église catholique et apostolique, il a paru bon au saint et grand concile que lorsqu’ils auront reçu l’imposition des mains (χειροθετουμένους), ils restent de la même façon dans le clergé ». Le terme χειροθετέω n’appartient pas au grec classique, mais à la langue ecclésiastique ; il s’applique à la réconciliation des Novatiens, qui s’effectue par l’imposition des mains pénitentielle, la χειροθεσία. Ainsi les membres du clergé, une fois réconciliés, resteront dans le clergé.
122« Là où soit dans les villages, soit dans les villes, tous ceux-ci seuls seraient trouvés ayant reçu l’imposition des mains (χειροτονηθέντες), ceux qui ont été trouvés dans le clergé seront dans le même ordre ». Le terme employé ici, qui est différent, χειροτονέω, s’applique à l’imposition des mains du sacerdoce, à la χειροτονία. Il concerne les Novatiens qui dans leur secte ont auparavant reçu l’imposition des mains du sacerdoce ou du diaconat. Leurs ordinations sont donc tenues pour valides et ne doivent pas être réitérées.
123Lorsque dans un endroit se trouvent un évêque catholique et un évêque novatien, ce dernier aura l’honneur du prêtre et l’évêque catholique aura la dignité (ἀξίωμα) d’évêque. S’il paraît bon à l’évêque catholique, l’évêque novatien pourra participer à l’honneur du nom d’évêque (τῆς τιμῆς τοῦ ὀνόματος) ; autrement, il aura la place (τόπον) de chorévêque ou de prêtre, de façon qu’il paraisse être entièrement dans le clergé, mais qu’il n’y ait pas dans la ville deux évêques73.
124Le concile applique donc le principe qu’il ne doit y avoir qu’un seul évêque par cité. L’évêque catholique continue donc à exercer les fonctions épiscopales. Mais il peut accorder à l’évêque novatien de garder les honneurs de sa qualité épiscopale, ou ce dernier pourra exercer les fonctions de chorévêque, d’évêque de la campagne, à une époque où ce personnage, sans être attaché à un siège, était doté de l’épiscopat. Il y aura donc dans ces cas dissociation entre la fonction et la qualité d’évêque. Ou enfin cet évêque novatien sera admis au rang de prêtre et en exercera les fonctions.
125Cette attitude n’est nullement dictée par une application de la théorie de l’οίκονομία. Sinon, si les ordinations des Novatiens avaient été regardées en principe comme nulles, mais avaient été considérées comme valides en application de cette conception, le concile aurait édicté exactement les mêmes règles à l’égard des Paulianistes, que les historiens actuels appellent généralement Pauliniens, partisans de Paul de Samosate, qui subsistaient dans la région d’Antioche. Or, parce que les tenants de cette secte rejetaient la conception catholique du dogme de la Trinité, leur baptême avait été déclaré invalide : il en résultait que leurs ordinations aussi étaient invalides. Le concile témoigne d’une égale bienveillance vis-à-vis de ces derniers :
« Si dans le temps passé, quelques-uns faisaient partie du clergé, s’ils paraissent sans blâme et sans reproche, une fois baptisés à nouveau, qu’ils soient ordonnés par l’évêque de l’Église catholique », χειροτονείσθωσαν ὑπò τοῦ τῆς καθολικῆς ἐκκλησίας ἐπισκόπου74.
126Le concile ne revient pas sur la nullité de leur baptême et de leur ordination, mais il admet que les prêtres paulianistes, une fois dûment baptisés, seront ordonnés. Le terme employé ici est χειροτονέω, qui s’applique à l’imposition des mains du sacerdoce. Et ils pourront alors exercer leurs fonctions dans l’Église catholique.
127L’Église catholique observe la même attitude vis-à-vis des donatistes. Le Pape Miltiade, appelé à présider en 313 une sorte de commission d’arbitrage présidée par Constantin, la transforme en synode romain, qui tranche en faveur de l’évêque légitime de Carthage Cécilien. Ce synode décide que les évêques montanistes ne seraient pas rejetés hors de l’Église, s’ils veulent revenir à l’unité. Et même, dans les cités où deux évêques se trouvent en concurrence, le moins ancien devra laisser son siège à l’autre et sera lui-même pourvu ailleurs.
128À la fin du siècle et au siècle suivant, où l’on voit le déclin du donatisme, devant les campagnes conduites par saint Augustin et les évêques qui l’appuient, l’Église continue à tenir la même attitude, qui implique la validité des ordinations effectuées dans cette secte. C’est ce que confirme, entre autres, la conférence de Carthage de 411, décidée par l’empereur Honorius, et tenue sous la présidence d’un haut fonctionnaire romain, Marcellin. Elle rassemble les mandataires des deux partis et Augustin y prend la parole plus de soixante fois.
129Nous rencontrons encore dans l’Antiquité, après la paix constantinienne, des ordinations absolues, dont personne ne met en doute la validité.
130Saint Jérôme était ermite dans le désert de Chalcis, quand en 379 Paulin, qui était évêque de l’Église la moins nombreuse d’Antioche, mais qui était reconnue par Rome, veut l’ordonner. Jérôme déclare qu’il ne se considérera pas comme attaché à cette Église, et continuera à mener la vie érémitique. Paulin lui confère le sacerdoce sans l’enlever à son état de moine75. Et de ce fait, Jérôme poursuit sa vie sans se mettre au service de l’Église d’Antioche. Il se rend d’abord à Constantinople, où il s’enthousiasme pour l’exégèse d’Origène, qu’il combattra plus tard. Invité par le Pape saint Damase en 382, il prend part à un synode romain destiné à mettre fin au schisme d’Antioche. Il devient alors l’ami et le secrétaire du Pape. Après la mort de celui-ci en 385, il retourne en Orient, reprend la vie monastique et se fixe définitivement à Bethléem en 386, où pendant trente-quatre ans, il poursuit ses travaux au milieu de sa bibliothèque jusqu’à sa mort en 419 ou 420. Et jamais on n’a contesté son caractère sacerdotal. C’est ce qui apparaît dans la correspondance qui lui est adressée, où, même de la part des évêques, il est toujours qualifié de prêtre, presbyter ou conpresbyter. Et ses contemporains l’ont toujours considéré comme tel.
131Il en est de même pour Paulin de Nole, grand seigneur bordelais, de classe sénatoriale, qui avait la dignité consulaire et qui avait été gouverneur de la Campanie. Vers 390, il se convertit avec son épouse Therasia, reçoit le baptême et décide de renoncer au monde. Il se trouve en Espagne, lorsqu’à la Noël 394 le peuple de Barcelone contraint l’évêque Lampius à l’ordonner. Paulin accepte cette ordination sacerdotale, mais pose cette condition qu’il ne contractera aucun lien avec l’Église de Barcelone – pas plus du reste qu’avec une autre76. Il déclare qu’il a été consacré au sacerdoce du Seigneur, sacerdotium Domini, et non au lieu de l’Église, locus Ecclesiae. Cette distinction est d’autant plus significative que Paulin, qui a peu d’originalité, n’a pas dû l’imaginer, mais qu’elle fit écho à une conception admise dans son milieu.
132Plus tard, saint Ambroise, qui est son ami, le réclame pour son clergé, « afin que partout où je vive, écrit Paulin, je passe pour son clerc ». L’évêque de Milan régularise ainsi sa situation au regard des règles canoniques, mais, même avant cette initiative, on n’a jamais regardé cette ordination comme nulle, et il n’est nullement question de lui imposer les mains à nouveau. Et cette attache avec l’Église de Milan est purement fictive : Ambroise laisse à Paulin toute liberté et ne lui a jamais demandé de passer au service de son Église. Paulin se retirera ensuite avec son épouse à Nole, en Campanie, où tous deux mènent une vie strictement monacale. C’est là qu’en 409 il sera élu évêque de cette cité. Il accepte l’épiscopat pour protéger le peuple à l’encontre des envahisseurs barbares qui déferlent sur l’Italie. Et c’est seulement alors qu’il se consacre désormais au service d’une Église déterminée.
133Saint Augustin a eu le mérite de dégager les principes fondamentaux de la théologie sacramentaire et la conception du caractère que confère l’ordination sacerdotale et épiscopale. Il distingue entre la validité du sacrement et les fruits qu’on en retire. La première est indépendante de la foi et de la sainteté du ministre, car les sacrements sont ceux de Dieu et non de ses ministres. L’ordre, comme le baptême, confère une marque indélébile, un sceau, un caractère, dominicus character, signaculum.
134La théologie de saint Augustin offrira une base solide aux solutions canoniques, mais sa doctrine ne triomphera pas aussitôt sans conteste. La netteté de sa pensée ne se retrouve pas dans les textes canoniques contemporains, notamment les décrétales d’innocent Ier. Des textes canoniques imprécis circuleront jusque dans les collections canoniques du Haut Moyen Âge, offrant des arguments qu’on exploitera dans des sens différents.
135Il ne s’ensuit pas que la conception du caractère ait été repoussée par l’Église d’Occident jusqu’au XIIe siècle, en dépit d’un courant de pensée opposé.
136Ce serait aussi une erreur de croire que cette conception est ignorée des Églises orientales ; saint Grégoire de Nysse, sans employer la terminologie de l’Église d’Occident, qui se fixera au XIIe siècle, exprime exactement ces idées dans une de ses homélies :
« Il (le prêtre) fait cela sans avoir changé de corps ou de forme, mais tout en demeurant dans son aspect visible, tel qu’il était, il a la forme de son âme changée en mieux par une puissance et une grâce invisible »77
Conclusion de la troisième partie :
137Tirons les conclusions de cette recherche, que nous avons menée le plus objectivement possible, en tenant compte de tous les textes et en les confrontant ensemble, sans leur faire dire ce qu’ils ne disent pas, ni plus qu’ils n’en disent. Et ces textes s’accordent avec la tradition qui est gardée par l’Église, qui en garantit l’interprétation.
138Aussi loin qu’on remonte, aux origines mêmes de l’Église, apparaît une hiérarchie instituée par le Christ, et inséparable de la fondation de l’Église elle-même. Toujours les pouvoirs spirituels viennent d’en haut. Sans aucune discontinuité, ils émanent du Christ, des Apôtres qui sont ses mandataires, et des membres de la hiérarchie qui tiennent d’eux leurs pouvoirs : missionnaires itinérants, auxiliaires des Apôtres, ou « délégués apostoliques », et presbytres-épiscopes des Églises locales.
139Sans doute, les laïcs tiennent une place importante, parce qu’ils participent activement à l’apostolat, en collaborant étroitement avec la hiérarchie. Nulle part, on ne les voit exercer des fonctions qui sont propres à la hiérarchie, telle la célébration de l’Eucharistie.
140Sans doute, la communauté peut désigner elle-même ceux qui seront institués presbytres-épiscopes des Églises locales. Cela ne se produit pas toujours et il arrive souvent que les Apôtres ou leurs auxiliaires, qui ont le pouvoir de fonder des Églises et d’y instituer une hiérarchie, les choisissent eux-mêmes, sauf à ne pas imposer à une communauté quelqu’un dont elle ne voudrait pas. Et ce sont les Apôtres eux-mêmes qui font le choix de leurs auxiliaires. Mais même quand la communauté exerce un choix, elle ne fait qu’un candidat. Presbytres épiscopes et encore moins les auxiliaires des Apôtres ne tiennent d’elle leurs pouvoirs spirituels.
141D’abord, ni les Apôtres, ni leurs auxiliaires ne sont liés par la présentation qui peut être faite par la communauté. Ils prononcent un véritable jugement, une δοκιμασία, sur l’aptitude de ceux qui sont ainsi désignés, en les acceptant ou en les refusant. Et ce sont eux qui leur transmettent les pouvoirs spirituels, par l’imposition des mains, qui est déjà un rite sacramentel, qui confère une grâce permanente.
142Les presbytres-épiscopes reçoivent ces pouvoirs pour toute leur vie, sans limitation de durée, et ils ne peuvent être privés du droit de les exercer que s’ils sont coupables de faute grave. De même, par cette imposition des mains qu’ils ont reçue, les missionnaires itinérants, auxiliaires des Apôtres ou « délégués apostoliques », qui accomplissent des missions temporaires, conservent une aptitude permanente à exercer ces pouvoirs spirituels.
143On constate l’existence d’une seule hiérarchie, qui a un caractère institutionnel. Il est impossible de distinguer des pouvoirs qui émaneraient de la communauté et s’opposeraient à ceux de la hiérarchie, instituée par les Apôtres, et en premier lieu par le Christ. Les charismatiques ne tiennent nullement leur mission de la communauté, mais directement de l’Esprit, qui répartit ses dons, pour l’utilité de l’Église, aussi bien à des membres de la hiérarchie qu’à des laïcs. Et toujours, l’Église a pratiqué le discernement des esprits, a contrôlé l’authenticité de ces manifestations spirituelles, car à toutes les époques des détraqués ou des imposteurs ont prétendu être inspirés par l’Esprit et ont tenté d’abuser les gens.
144Au terme de cette étude, nous constatons qu’est injustifiable la conception, avancée de nos jours, que les pouvoirs de l’épiscopat et du sacerdoce ne seraient qu’une délégation de la communauté, qu’une mission confiée par elle, qui pourrait être temporaire et qui pourrait être conférée autrement que par l’imposition des mains sacramentelle. Cette conception est entièrement étrangère aux temps apostoliques, comme à l’Antiquité chrétienne et à toute l’histoire de l’Église. Il en est de même de l’idée, empruntée à Rudolf Sohm, dont s’inspire le professeur Vogel, que la qualité d’évêque ou de prêtre est liée à l’exercice de la fonction et qu’elle disparaîtrait avec celui-ci.
145La conception d’une Église purement charismatique, qui aurait existé aux temps apostoliques et aurait aux siècles suivants cédé la place à une Église institutionnelle, est également insoutenable. Elle est du reste incompatible avec une délégation de la communauté. Mais souvent on tente de lier entre elles ces deux conceptions, en supposant en outre à tort que les membres de la hiérarchie ne peuvent être des charismatiques et que les charismes sont réservés aux simples fidèles.
146Ces théories préconçues, qu’on avance de nos jours, n’ont même pas le mérite de la nouveauté. Elles ne sont que la réédition des théories forgées au XIXe siècle par des protestants allemands, parmi lesquels Rudolf Sohm avait montré le plus de talent, en brossant la fresque purement imaginaire d’une Église d’abord charismatique, puis sacramentaire et enfin juridictionnelle. Et à cette époque, le grand historien du Droit Paul Fournier, qui a été notre Maître et aussi celui de Gabriel Le Bras, avait déjà réfuté ces vues, qui n’ont aucun fondement dans l’histoire78.
Bibliographie
Bibliographie sommaire :
Pour la bibliographie, on se reportera à celle qui est mentionnée dans notre travail Les temps apostoliques, Paris, 1970 (Histoire du Droit et des institutions de l’Église en Occident, sous la direction de Gabriel Le Bras, t. 2).
Pour la période patristique, nous avons utilisé les travaux encore inédits de notre collègue et ami de la Faculté de Théologie de Toulouse, le P. crouzel (h.), « La doctrine du caractère sacerdotal est-elle en contradiction avec la tradition occidentale d’avant le XIIe siècle et avec la tradition orientale ? », pour paraître dans le Bulletin de Littérature ecclésiastique, n° 4, 1973 [p. 241-262] ; « A letter of Origen to friends of Alexandria », pour paraître dans Festschrift Florovsky [The Heritage of the Early Church. Orientalia Christiana Analecta, 195, Rome, 1973, p. 135-150], et nous le remercions bien vivement de nous les avoir communiqués. Ajoutons en outre : garrigues, le guillou et riou, « Le caractère sacerdotal dans la tradition des Pères grecs », Nouvelle Revue Théologique, t. 93, année 103, 1971, p. 801-820.
Signalons aussi les articles de lécuyer (j.), « Le problème des consécrations épiscopales dans l’Église d’Alexandrie », BLE., 65, 1964, p. 241-257, et « La succession des évêques d’Alexandrie aux premiers siècles », ibid, 70, 1969, p. 80- 99, et l’ouvrage capital du P. cavallera (Ferdinand), Saint Jérôme, 2 vol., Louvain, 1922. Le travail de saltet (l.), Les réordinations, 2e éd., Paris, 1907, conserve sa valeur. Mentionnons enfin gaudemet (j.), L’Église dans l’Empire romain (IVe-Ve siècles), Paris, 1958 (Histoire du Droit et des institutions de l’Église en Occident, t. 3).
Notes de bas de page
1 15, 1.
2 5, 3.
3 eusèbe, HE, 3, 23, 1.
4 Ibid., 3,23, 6.
5 Ap 1, 11.
6 eusèbe, HE, 3, 23, 7-19.
7 3 Jn 9-10.
8 eusèbe, HE, 2, 16, 1 ; Chronique, ad annum 45, éd. Helm, p. 179.
9 Ibid., 2, 24, 1 ; Chronique ad annum 62, p. 183.
10 Ibid., 3, 14 ; Chronique ad annum 84, p. 190.
11 eusèbe, HE., 3, 22.
12 [Sur saint Ignace d’Antioche, cf FACCHINI (D.), « S. Ignazio martire. Vita- Lettere-Atti del martirio », Bessarione, 31, 1915, p. 310-324, et 32, 1916, p. 52-65 ; alfonsi (l.), « Struttura e idee nell’Epistola ai Romani di Ignazio di Antiochia », Miscellanea Card. Giuseppe Siri, Gênes, 1973, p. 11-20.]
13 eusèbe, HE, 3, 36 ; Chronique ad annum 107.
14 Lettre à l’Église d’Éphèse, 3, 2.
15 Lettre à l’Église de Philadelphie, 1, 1.
16 Lettre à l’Église d’Éphèse, 4, 1.
17 Lettre à l’Église de Smyrne, 9, 1.
18 Lettre à Polycarpe, évêque de l’Église de Smyrne.
19 Lettre à l’Église de Magnésie du Méandre, 6, 1.
20 Ibid., 3, 1, 2.
21 Lettre à l’Église de Philadelphie, 4.
22 Lettre à l’Église de Smyrne, 8, 1-2.
23 Lettre à Polycarpe, 5-2.
24 Lettre à l’Église de Magnésie, 4.
25 Lettre à l’Église de Tralles, 7, 1-2.
26 Ibid., 3, 1.
27 À partir de la fin du XIe siècle, diverses élections ont lieu sans que les laïcs soient convoqués. Après 1150, ils ne paraissent plus guère ; depuis Alexandre III, ils ne doivent plus paraître.
28 eusèbe, HE, 5, 16, 10.
29 Ibid., 5, 23, 3.
30 Ibid., 6,43, 2 ; saint Cyprien, lettre 30.
31 2 Tm 4, 21.
32 eusèbe, HE, 3, 2.
33 Ibid., 3, 13 ; Chronique ad annum 80, p. 189.
34 Ibid., 3, 14 ; Chronique ad annum 92, p. 191.
35 Ph. 4, 3.
36 eusèbe, HE, 3, 34 ; Chronique ad annum 99, p. 193.
37 Clem. 59, 1.
38 Ibid., 63, 2.
39 [Sur Clément, mignot (d. a.), « Clément de Rome, apôtre de l’unité », RHD, 70, 1991, p. 211-223.]
40 Clem., 63, 3.
41 eusèbe, HE, 5, 24, 9.
42 Ibid., 5, 24, 11-18.
43 Ibid., 7, 2 et 3 ; 7, 5, 3-4.
44 Cette affaire est rapportée par saint Athanase, De synodis, 43 et 45, et il a inséré un fragment de la lettre du Pape dans son De decretis Nicaenae Synodi, 26.
45 Epitome des canons synodaux, traité 9, chap. 5, mai (a.) (éd.), Scriptorum veterum nova et inedita collectio, t. 10, Rome, 1868, texte p. 327, trad. p. 165. Sur ‘Abhdîšô, cf dauvillier, « Ébedjésus de Nisibe », DDC, fasc. 25, 1950, col. 91-134.
46 jérome, Lettre 146.
47 boudinhon (Mgr), « L’ordination au sous-diaconat et au diaconat faite par un simple prêtre », Le canoniste contemporain, 1901, p. 257-272, 321-335, 385-400 ; 1902, p. 705-707.
48 Can. 239, § 1, n° 23, et can. 782, § 3.
49 Tradition apostolique, 10.
50 Tradition apostolique, 15.
51 eusèbe, HE, 5, 12, 1.
52 Ibid.
53 Chronique ad annum 193, p. 210.
54 eusèbe, HE, 5, 23, 3.
55 Ibid., 6, 9, 1-3.
56 Ibid., 6, 9, 4-6.
57 Ibid., 6, 9, 7-8.
58 Ibid., 6, 10.
59 Ibid., 6, 11, 1-3.
60 Chronique ad annum 212, p. 213.
61 harnack (a.), Die Mission und Ausbreitung des Christentums, 4e éd., Leipzig, 1924, t. 2, p. 744.
62 Oratio in sanctum Gregorium Thaumaturgem, PG, t. 46, col. 905.
63 HE, 6, 42, 3.
64 Synésios, Lettres 66 et 67, P.G., t. 66, col. 1408-1409, 1412-1432.
65 Clem. 44, 3-4, 6.
66 Ibid., 1, 1.
67 eusèbe, HE, 6, 19, 16-18.
68 Ibid., 6, 8, 1-15.
69 Codex 118 de sa bibliothèque, PG, 103, col. 397, et éd. dans la collection des Universités de France, p. 90-91.
70 jérome, Lettre 33 à Paula.
71 eusèbe, HE, 6,43, 8-10.
72 Lettre 67, adressée au clergé et aux fidèles de l’Église de Léon et Astorga et de l’Église de Mérida.
73 Can. 8.
74 Can. 19.
75 jérome, Contra Iohannem Hierosolymitanum.
76 Lettre 3, § 4, à Alypius de Thagaste, éd. Hartel, p. 17 ; Lettre 1, § 10, à Sulpice Sévère, ibid., p. 9 (CSEL, t. 28).
77 In diem luminum uel in baptismum Christi oratio, Gregorii Nisseni opera, vol. 9, 1967, p. 225, ligne 21, p. 226, ligne 8, PG, t. 46, col. 581 C et 584 A.
78 sohm (r.), Kirchenrecht, I, Die geschichtiche Grundlagen, Leipzig, 1892, et la pénétrante critique de fournier (Paul), NRHD, 18, 1894, p. 286-295.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017