Chapitre XII : La parabole des vignerons homicides, le louage de chose et l’usurpation de propriété1
p. 319-331
Texte intégral
1La parabole des vignerons homicides présente deux aspects juridiques : elle concerne d’abord la locatio-conductio rei, le louage de chose, particulièrement la variété de ce contrat qu’on dénomme colonat partiaire. Elle concerne en outre une tentative d’usurpation de propriété. Cette parabole est rapportée par les trois synoptiques : saint Matthieu, 21, 33-41, saint Marc, 12, 1-9, et saint Luc, 20, 9-16.
2Le propriétaire de la vigne est dénommé « un homme », άνθρωπος ; saint Matthieu précise, « un chef de famille », οίκοδεσπότης. Mais il détient la souveraineté, puisqu’il est revêtu du pouvoir judiciaire en matière criminelle : il fera en effet périr de male mort les vignerons homicides. Aussi pourrait-il être qualifié de roi.
3Ce maître a lui-même planté le vignoble. Suivant l’usage pratiqué en Judée, et qui est déjà décrit au VIIIe siècle a. C. par Isaïe2, « il l’entoura d’une clôture, creusa un pressoir et bâtit une tour ». En Palestine en effet, la vigne est disposée sur une colline exposée au soleil ; le terrain est défoncé et disposé en gradins ; les pierres sont retirées et mises en tas : les plus grosses servent à construire la clôture, en pierres sèches, souvent couvertes d’épines et de chardons. Le pressoir est édifié dans le vignoble même ; la cuve, ή ληνός3, en hébreu gath, ronde et peu profonde, où le raisin devait être pressé avec les pieds, est creusée dans le roc ; un conduit amène le vin dans un petit bassin inférieur, également creusé dans le roc, τό ύπολήνιον4 ou προλήνιον5, en hébreu iekeb. Une tour construite en pierres sèches, couverte d’un toit de branchages, permet de surveiller la vigne quand les raisins apparaissent, et de les protéger des chacals et des voleurs6.
4Le propriétaire donna alors la vigne à bail à des vignerons, ἐξέδετο αὐτὸν γεωργοῖς -les trois évangélistes emploient la même expression-, puis partit pour l’étranger durant assez longtemps. Cela n’implique pas qu’il soit lui-même étranger, comme le voudrait Jérémias. En effet, la vigne en Palestine produit des raisins la troisième année ; les fruits de la quatrième année sont consacrés à Dieu, et c’est seulement la cinquième année que les hommes peuvent les consommer7. De nombreuses vignes prospéraient dans les terrains secs et calcaires des hautes vallées de la Judée, grâce à la relative fécondité du sol et à la chaleur du climat. Les soins donnés à la vigne nous sont décrits par Columelle8, qui avait séjourné en Syrie, et dans l’ensemble ils coïncident avec les quelques indications que nous trouvons dans les Écritures9. La vigne exigeait de fréquents binages, destinés à débarrasser le sol des herbes parasites, et à le rendre léger comme de la poussière, ce qui lui permettait d’absorber la rosée. La plupart des maîtres en agriculture se contentent de trois labours, quand la vigne commence à bourgeonner, quand elle fleurit et quand les raisins mûrissent. Columelle conseille d’y procéder plus souvent. La vigne devait encore être épamprée souvent, ce qui la débarrassait de ses sarments trop nombreux. Il fallait aussi procéder à la taille : le carthaginois Magon conseillait le printemps comme plus propice, Celse, Atticus et Columelle préféraient l’automne, après la vendange. Il était encore nécessaire de régénérer les vignes vieillies en propageant les marcottes.
5’Εκδίδοναι a le sens vulgaire de « placer », et a ici la signification juridique de « donner à bail » ; il est rendu en latin par locare, et en syriaque par ’awhedh. Il s’agit bien d’un bail, et plus particulièrement d’un colonat partiaire. Comme le propriétaire s’absente pour longtemps, il préfère donner sa vigne à bail, plutôt que de la faire cultiver par des ouvriers avec qui il conclurait un louage de services10.
6Les vignerons sont appelés γεωργοί, qui a le sens général de cultivateurs, et qu’Élien emploie au sens plus particulier de vignerons11. Remarquons que la vigne n’est pas donnée à bail à une seule personne, mais à un groupe de personnes, qui agissent de concert, et forment entre elles une société. Le vignoble n’est nullement divisé en lots, qui seraient chacun affermés à un vigneron ; c’est l’ensemble de la vigne qui est donné à bail aux vignerons. Et comme ce groupe des vignerons doit au propriétaire, non pas une redevance en argent -μισθός, μίσθωσις, la merces du droit romain-, mais une part des fruits, on est en présence du colonat partiaire, qui correspond à la colonia partiaria du droit romain.
7En effet, au moment voulu, c’est-à-dire à l’échéance de la première récolte que l’on peut consommer12, le maître envoie un serviteur aux νίςπΘτοπε ἵνα παρἁ τῶν γεωργῶν λάβῃ ἀπò τῶν καρπῶν τοῦ ἀμπελῶνος, afin qu’il reçût des vignerons une part des fruits de la vigne, dit saint Marc, afin qu’ils lui donnassent du fruit de la vigne, ἳνα ἀπò τοῦ καρποῦ τοῦ ἀμπελῶνος δώσουσιν αὐτῷ, écrit saint Luc.
8Cela indique bien que le maître ne réclame qu’une partie de la récolte. Et c’est en ce sens qu’il faut entendre saint Matthieu, qui écrit d’une façon plus vague ἀπέστειλεν τοὑς δούλους αὐτοῦ πρὁς τοὑς γεωργοὺς λαβεῖν τοὑς καρποὑς αὐτοῦ, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour prendre ses fruits.
9 L’objection, qu’avait formulée Loisy dans son commentaire de saint Marc13, que si le propriétaire part pour l’Égypte, ou pour Babylone, ou pour Rome, il ne pourra recevoir en nature les fruits de sa propriété, ne tient pas. La part de la récolte est destinée à être transformée en vin, et pour cela on utilisera le pressoir construit dans la propriété. Rien n’empêche d’ailleurs de vendre dans le pays même cette part de récolte.
10Là-dessus, les vignerons saisissent le serviteur, le battent et le renvoient les mains vides. Ils agissent de même à l’égard des autres serviteurs que le maître leur envoie : ils les maltraitent, battent les uns, tuent même les autres (quelques variantes distinguent entre eux les synoptiques).
11Le maître envoie alors son fils bien aimé, en croyant que les vignerons le respecteraient. Mais ils se disent entre eux : « C’est l’héritier, tuons-le et nous aurons l’héritage ». Ils le jettent hors de la vigne et le tuent.
12Que fera le maître ? Il viendra, fera périr les méchants de male mort, κακοὑς κακῶς ἀπολέσει αὐτούς, lit-on dans saint Matthieu : ce dernier terme, αύτούς, inutile en grec, est la traduction littérale du texte original araméen. Et la Pešîttâ porte en effet : debhîš bîš nawbedh enûn.
13Et le maître donnera la vigne à bail à d’autres vignerons, qui lui donneront les fruits en leur temps, καὶ τὸν ἀμπελῶνα ἐκδώσεται ἄλλοις γεωργοῖς οἵ τινες ἀποδώσουσιν αὐτῷ τοὑς καρποὑς ἐν τοῖς καɸοῖς αὐτῶν.
14Le maître conclura un nouveau colonat partiaire avec un groupe d’autres vignerons, également réunis en société. Et ceux-ci, au terme convenu, au temps de la récolte, remettront fidèlement la part des fruits qui a été fixée par la convention.
15Le sens spirituel de la parabole est aisé à saisir : comme dans la parabole du festin nuptial, qui lui fait suite chez saint Matthieu14, c’est une mise en garde à Israel désobéissant (les vignerons qui maltraitent ou tuent les serviteurs -les prophètes- et le fils -le Christ-du propriétaire, Dieu) et l’annonce de la Nouvelle Alliance (les nouveaux vignerons).
16 Sur le plan juridique15, il est intéressant d’étudier de plus près le contrat, son origine et ses modalités. S’il est clair qu’on est en présence d’un colonat partiaire, la parabole ne nous indique pas comment le contrat était conclu, ni quelle était la part de la récolte attribuée au propriétaire. Cela en effet n’est pas nécessaire pour en tirer le sens spirituel.
17Mais nous savons par ailleurs que nous sommes en présence d’un contrat consensuel. Le louage est en effet un contrat consensuel en droit babylonien, le seul contrat consensuel qui y soit nettement attesté. Ce caractère se retrouve dans les deux Talmud, de Babylone et de Jérusalem, qui se sont évidemment inspirés des coutumes qui perpétuaient l’antique droit mésopotamien. Et ce caractère apparaît nettement, à propos de la locatio operarum, dans la parabole des « ouvriers de la onzième heure », les ouvriers envoyés à la vigne16 : aucun formalisme n’apparaît dans cette parabole ; bien plus, elle laisse entendre que le contrat se forme par simple accord de volontés. À deux reprises apparaît le terme συμɸωνέω, pour caractériser la formation du contrat. Or ce terme, à propos duquel aucune variante ne se rencontre, signifie s’accorder, donner son consentement, conclure un contrat consensuel17. La version latine rend exactement ce sens par conuentione… facta, nonne… conuenisti mecum ; on pourrait peut-être suspecter le traducteur d’avoir été influencé par la conception romaine, d’après laquelle le louage est un contrat consensuel. Mais les versions syriaques rendent le même son : la Pešîttâ comme la curetonienne et la sinaïtique emploient le terme kas, dont le sens originaire est trancher, et qui a pris le sens juridique de convenir, passer un accord de volontés. La version arménienne use d’un détour, mais le sens en est le même : ew ark varjs mšakaçn awurn dahekan, littéralement « et jeta salaire <aux> ouvriers la journée un denier ». Le verbe arkanem a ici le sens de proposer, « et il proposa comme salaire aux ouvriers un denier la journée » ; le contexte montre que la proposition a été acceptée. On aboutit donc à un accord de volonté, sans que le verbe le dise expressément, à l’encontre du grec et du syriaque.
18 Nous avons le droit d’en tirer argument, car l’unité du louage existe en droit babylonien, comme dans le Talmud, et elle se retrouve dans le droit grec comme dans le droit romain18 : dans le Talmud, le même mot désigne le louage de chose et le louage de services. En Babylonie, les mêmes termes se rencontrent à propos du louage de chose et du louage de services19. En effet, le louage de services tire son origine du louage de chose. En Mésopotamie20, à l’origine, le louage de services porte sur un alieni iuris, esclave, prisonnier pour dettes, membre de la famille du loueur : ce dernier seul est partie au contrat et répond de l’exécution des services promis21. Ce travailleur loué peut aussi être un adulte jouissant de sa pleine capacité patrimoniale. Le contrat peut encore être conclu avec le chef d’une équipe de travailleurs, et cela n’implique pas pour ceux qu’il dirige un rapport de parenté ou de servitude avec lui. Pour les Sumériens et les Babyloniens, le louage de chose consiste à « faire sortir la chose des mains du bailleur », moyennant un loyer. Plusieurs siècles avant Hammurabi, dans la série ana ittišu, on trouve déjà cette expression, qui reparaît dans le Code de Hammurabi. Le terme sumérien HUN comme le mot akkadien agarum expriment l’état de soumission de la chose au preneur, comme l’état de soumission de la personne louée à l’égard de l’employeur. La chose est « livrée moyennant un loyer », ana biltim nadanum, ana idim nadanum. Mais les droits (que les Romains appelleront iura in ré) du bailleur ou du loueur sur l’objet du louage persistent. Et c’est ce qui différencie le louage de la vente, où l’on trouve la formule « livrer pour de l’argent », ana kaspim nadanum.
19Quant au caractère consensuel du louage en droit babylonien, il a certes été contesté par Lautner22, qui y voit un contrat réel. Il invoque l’expression « livrer » moyennant loyer ou salaire, et aussi le fait que dans la plupart des actes de louage coïncident la date de la conclusion du contrat et la date qui indique le commencement d’exécution. L’efficacité juridique du contrat viendrait de son commencement d’exécution : entrée en jouissance, ou, quand celle-ci est différée, paiement de tout ou partie du loyer ou salaire.
20Mais le doyen Georges Boyer23 et Koschaker24 ont montré les invraisemblances qu’amène cette conception. Les contrats de baux à ferme ou à colonat partiaire sont conclus à toute époque de l’année, surtout dans les mois qui suivent la récolte. Pendant plusieurs mois, le fermier n’entre pas en jouissance. Il n’a aucun travail agricole à exécuter ; aucune construction, aucune installation sur les lieux ne lui impose d’en prendre possession. Il faudrait donc soutenir que l’élément réel est seulement l’autorisation de jouissance.
21Un acte de l’époque de Hammurabi indique que l’entrée en jouissance et le paiement des loyers auront lieu postérieurement à sa rédaction25. Or la présence de témoins et l’apposition des sceaux prouvent que la convention avait son efficacité juridique26.
22Des tablettes du temps de Hammurabi et de ses successeurs, surtout d’Amiditana et d’Ammizaduga, nous rapportent des baux conclus entre le propriétaire d’une terre et un ou plusieurs travailleurs. Ceux-ci s’obligent à cultiver la terre, et à l’époque de la moisson à remettre au propriétaire comme loyer une partie de la récolte. C’est le colonat partiaire, qu’on rencontre en Babylonie à côté du bail à ferme, dans les § 42 à 66 du Code de Hammurabi27. Le propriétaire conserve la propriété de la terre ; le colon n’a le droit d’en user que pendant la durée du bail, normalement un an (§ 47), ou trois ans (§ 44). La pratique nous fournit des exemples de baux passés pour un an ou pour trois ans. Quand le loyer est réglé en nature, il comporte, suivant l’accord intervenu entre le preneur et le bailleur, soit la moitié soit le tiers de la récolte, qui sont les chiffres habituels. Dans un acte, la part du propriétaire est réduite au quart, peut-être en contrepartie du défrichement ou de la réfection des canaux28.
23Quand un verger est donné en colonat partiaire, le bailleur a ordinairement droit aux deux tiers, sans doute (d’après Cuq) parce que l’entretien d’un verger exige moins de travail que la culture de la terre.
24Le Code de Hammurabi (§ 42) précise les obligations du preneur afin d’obtenir le rendement normal de la terre. Si on n’a pas obtenu de fruits, par la faute des preneurs, ceux-ci sont obligés de payer une indemnité, calculée d’après le profit donné à la terre voisine.
25Le délai du bail expiré, le preneur est tenu de rendre la terre ensemencée. La perte de la récolte par cas fortuit, au cas de colonat partiaire, est supportée par le bailleur et le preneur, suivant leur participation à la récolte.
26Dans ces baux agricoles de Mésopotamie, il peut y avoir plusieurs personnes du côté des preneurs. Si on considère les rapports entre ces hommes, nous sommes en présence d’une société. Les preneurs concluent ensemble le bail ; ils font des apports en argent ou en nature pour les semences, ils fournissent leur travail en commun. Quand ils ont remis au propriétaire sa part dans la récolte, le reste est partagé entre eux, à parts égales, ce qui est la caractéristique du contrat de société en droit suméro-akkadien. Les actes concrets que nous possédons indiquent que les associés participent également aux frais, et que les profits seront partagés à parts égales29.
27En revanche, dans les rapports entre le propriétaire de la terre et les agriculteurs, il n’existe aucun contrat de société, contrairement à ce qu’a pensé Eilers30. Les contrats qu’il invoque contiennent l’expression ù-se-si, qui signifie donner à bail31, et non mettre en société32. Il ne fait pas de doute que le Code de Hanunurabi considère le colonat partiaire comme une variété de louage : il en traite dans les paragraphes que Dareste a qualifié de « code rural de la Babylonie », et qui concernent la culture des terres, la pâture, la plantation et l’entretien des vergers et des potagers. Il déclare expressément que le loyer peut être payé en argent ou en nature. Il ne traite nullement ce contrat comme un contrat de société.
28Si le Talmud connaît l’unité du louage, conception qui vient certainement du droit babylonien, il ne rapporte pas l’ensemble de la règlementation du colonat partiaire, et ne dit mot de cette société formée entre les preneurs. La Gemarâ du Talmud de Babylone s’efforce de résoudre la difficulté que présentait au regard des principes le colonat partiaire. En effet, il est interdit de remettre une chose à la condition que le profit et la perte seront partagés par moitié. Car une telle opération est considérée pour moitié comme un prêt (et en ce cas on ne peut recevoir plus que la valeur prêtée) et pour moitié comme un dépôt (et dans ce cas on ne peut prendre part à la perte : la chose déposée doit être rendue). Comment rendre ce contrat licite ? Le bailleur remettra au colon partiaire un salaire, destiné à le dédommager du travail qu’il fournit. Et les objections qu’on pouvait élever seront écartées.
29Il est clair que, plus encore que le droit juif, qui contient seulement quelques traits venus du droit babylonien (unité du louage, consensualité de ce contrat), c’est le droit babylonien lui-même, source d’un droit coutumier oriental, que met en œuvre la parabole des vignerons homicides.
30Les γεωργοί à qui la vigne a été donnée à bail ont conclu le contrat collectivement, ce qui se faisait par simple accord de volontés (une preuve écrite pouvant évidemment être ménagée). Les vignerons cultivent la vigne de concert, ensemble ils doivent en supporter les frais et fournir le travail ; c’est sur le groupe tout entier que pèse l’obligation de fournir une part de la récolte. Cette part fixée par la convention serait vraisemblablement de la moitié ou du tiers, car l’entretien de la vigne demande au moins autant de travail que la culture d’une terre. On retrouve le concert des vignerons jusque dans leurs agissements les plus coupables. Ensemble, ils se flattent de déposséder le véritable propriétaire. Ils forment donc bien entre eux une société ; ils devaient avoir entre eux l’obligation de supporter également les frais, et ils devaient partager à parts égales la portion de la récolte qui leur restait.
31[Ils se flattent d’obtenir ensemble, par le meurtre du fils, « l’héritage » du maître. Mais on peut se demander comment.
32Il ne peut évidemment être question pour eux d’utiliser l’usucapion ordinaire, qui exige la bonne foi33 de l’usucapiens (la lex Atinia interdisant l’usucapion des choses volées) ; l’usucapio pro herede n’exige pas la bonne foi, mais dès les débuts de l’empire elle se heurte aux droits du fisc34. Surtout, l’usucapion ne concerne que la propriété romaine, les res romanae : on ne peut en imaginer l’usage dans l’Orient du Ier siècle, et dans le contexte de la parabole, dont la localisation n’est même pas donnée précisément. Il ne saurait non plus être question de prescription : elle ne confère pas véritablement la propriété ; elle est en outre étrangère à toute la tradition juridique orientale, selon laquelle ceux qui ont des droits sur un domaine peuvent les faire valoir quel que soit le temps écoulé35.
33Le droit juif pourrait fournir quelques éléments de solution36. Les vignerons « ont évidemment en tête une clause du droit selon laquelle tout héritage qui n’était pas pris en possession dans un certain laps de temps, était considéré comme bien vacant que chacun peut s’approprier mais qui appartient en fait au premier occupant. L’arrivée du fils leur fait penser que le propriétaire est décédé et que son fils vient prendre possession de l’héritage : en le tuant, la vigne devient « bien vacant » et ils peuvent comme premiers occupants en revendiquer la possession »37 ; on s’assurait la possession d’un fonds en le bornant, en le clôturant, ou en pourvoyant d’un accès une partie du terrain, si petite fût-elle38. La Mišna(h) accorde expressément un « droit de substitution » pour les terres arables en friche, tout en prévoyant des restrictions si le propriétaire est absent ; la question a d’ailleurs été longuement débattue entre les rabbins et au IIIe siècle encore, on discutait encore de la validité d’un recours in absentia du propriétaire contre le possesseur39 ; le « droit de substitution » allait si loin que même les prises de possession délictueuses étaient légalisées, à l’expiration d’un délai plus long que celui du droit commun40. Il y a là l’écho d’une vieille notion orientale : les terres « mortes », quand elles ont été « vivifiées », deviennent propriété de celui qui les a mises en culture. Néanmoins, la Mišna(h) prévoit expressément que le preneur à bail d’un terrain (tout comme l’artisan, l’associé ou le tuteur) ne peut bénéficier d’un droit de substitution41. La vigne d’autre part n’est pas une terre « morte », une friche abandonnée, et la revendication des vignerons ne paraît pas très solide42.
34Un correspondant de J. Dauvillier43 estimait que ces notions complexes ne pouvaient être prises en considération par les vignerons : pour lui, « ceux-ci (gens ignares rentrant dans la catégorie des ‘am ha-’érés, littéralement « peuple de la terre », d’où « paysan ignorant », terme employé par les rabbins pour désigner l’homme sans culture qui ignore tout des usages en vigueur) ont pensé, dans leur ignorance grossière, qu’en tuant l’héritier, ils seraient, ou resteraient, maîtres de l’héritage, le père de leur victime étant certainement très loin, puisqu’il n’a pu venir lui-même auparavant ». On ne s’attend assurément pas à ce que les vignerons soient de fins juristes, mais cette opinion paraît excessive ; les allusions juridiques dans le Nouveau Testament ne sont habituellement pas employées au hasard.
35Il semble que la parabole s’inscrive dans le contexte troublé qui est celui du temps. On connaît en Orient, et pour des époques déjà bien plus anciennes, des légitimations d’usurpations de propriété dans des périodes de troubles et de bouleversements politiques : le roi hittite Ouri-Teshoub (Moursil III), dans la période troublée de la guerre hittito-égyptienne et des luttes pour le pouvoir dans l’empire hittite au XIIIe siècle, aurait ainsi procédé à une redistribution massive des richesses sous forme de dotations royales attestées par 3300 bulles d’argile récemment découvertes44 ; on connaît sous Séleucos IV, vers 180 A.C., un document d’Uruk où une clause, très inhabituelle, garantit l’acheteur contre la revendication par les descendants d’un propriétaire antérieur au vendeur, ce qui fait aussi penser à une situation troublée45. Le Talmud s’étend sur les ventes, par les sicaires, des terres qu’ils ont volées à leurs victimes, ventes qui seront finalement confirmées, à condition, pour l’acquéreur, de payer au véritable propriétaire le quart de la valeur de l’immeuble46. Dans de telles périodes de troubles, les malfaiteurs comptent soit sur la connivence du pouvoir, soit sur son impuissance devant l’importance des troubles ; c’est apparemment ce qui se passe en Palestine au Ier siècle47. Mais le sens spirituel de la parabole interdit de lui donner ce dénouement : le pouvoir légitime va punir les meurtriers et « donner la vigne à d’autres ».]
Notes de bas de page
1 Inédit. Cette parabole a été étudiée dans un cours de doctorat, avec les autres paraboles concernant les diverses formes de louage. La partie concernant l’usurpation de propriété, discutée dans la correspondance du professeur Dauvillier, n’a pas été rédigée et n’a fait l’objet que de notes éparses : J. Dauvillier cependant y attachait de l’importance, puisqu’il avait choisi de placer cette étude dans la partie consacrée aux droits réels, et non plus dans un chapitre sur le louage.
2 Is 5, 1-2.
3 Mt 21, 33.
4 Mc 12, 1.
5 Is 5,2.
6 lagrange, Évangile selon saint Marc, p. 305-306 ; Évangile selon saint Matthieu, p. 414 ; Vosté, Parabolae, p. 347-348 ; JÉRÉMIAS, Les paraboles de Jésus, p. 103- 113.
7 Lv 19, 23-25.
8 columelle, De re rustica, 1, 3-5.
9 Is 5, 2 ; Pr 24, 30, 31 ; Mt 21, 33 ; Jn 15, 1-5.
10 On trouve en revanche un louage de services concernant une vigne dans la parabole des « ouvriers envoyés à la vigne », les « ouvriers de la onzième heure », mais nous ne savons pas s’il s’agit des soins ordinaires donnés à la vigne ou de la vendange (ce qui paraîtrait plus logique, puisqu’il y faut de la main d’œuvre supplémentaire).
11 élien, Hist. Animal., 7, 28.
12 J. d. m. derrett, Law in the New Testament (ch. XIII, « The Parable of the Wicked Vinedressers », p. 286-312), cherche à son habitude à compliquer les choses : il imagine que dès la première année qui suit la plantation de la vigne, le maître pourra réclamer une part des légumes que les vignerons auront cultivés entre les rangées de vignes ; les vignerons refuseraient en prétextant, à tort ou à raison, qu’ils ne doivent rien et que c’est au contraire le maître qui est leur débiteur pour ce qu’ils ont fourni (par exemple les tuteurs pour la vigne), et ceci se répéterait la deuxième et la troisième année. Ce sont là des hypothèses gratuites.
13 II, p. 307.
14 Mt 22, 1-10.
15 [Cf knütel (r.), « Der Schatz im Acker und die bösen Weingärtner. Bibelgleichnisse im Lichte Zeitgenoessischer Rechtsanschauungen », Mélanges G. Boulvert, Index, 15, 1987, p. 111-130.]
16 Mt 20, 1-16.
17 On le rencontre fréquemment dans ce sens dans les papyrus.
18 [Sur le louage romain, vigneron (r.), « La conception originaire de la locatio-conductio romaine », Mélanges Félix Wubbe, à l’occasion de son 70e anniversaire, Fribourg (Suisse), 1993, p. 509-524 ; möller (c.), « Die mercennarii in der römischen Arbeitswelt », ZSS RA, 110, 1993, p. 296 s. ; pugliese (g.), « Locatio-conductio », Derecho romano de obligaciones. Homenaje al profesor J.L. Murga Gener, 1994, p. 597-610 ; impallomeni (g.), « Locazione nel diritto romano », Digesto delle Discipline Privatistiche. Sezione civile, 11, 1994, p. 89 s. (=Scritti, 1996, p. 651 s.) ; aleman monterreal, El arrendamiento de servicios en Derecho romano, Almeria, 1996 ; fiori (r.), La definizione della « locatio-conductio ». Giurisprudenza romana e tradizione romanistica, Naples, 1999 ; erkelenz (d.), « Rechtsregelungen zur Verleikung von Ehrungen in Republik und Kaiserzeit », Hermes, 131, 2003, p. 67-89. Sur le salaire, de churruca (j.), « Der Gerechte Lohn im Neuen Testament », RIDA 36, 1989, p. 131-149. Sur le louage de services en droit grec, biscardi (a.), « Prassi e teoria della misthosis nel diritto contrattuale attico », SDHI, 37, 1971, p. 350-361, et Mélanges, p. 103-118 ; « Contratto di lavoro e misthosis nella civiltà greca del diritto », RIDA, 36, 1989, p. 75-97 et Mélanges A. Biscardi, p. 257-273.]
19 En akkadien, on emploie le verbe agarum ; le substantif idum ou igrum désigne le loyer ou le salaire, comme μισθός ou merces. De même le terme kisrum signifie à la fois fermage, loyer et salaire.
20 [Sur le louage en Mésopotamie et au Proche-Orient (Hittites, etc), imparat (f.), stol (m.), veenhof (k.) et al., article « Miete », RI A, 8, fasc. 3-4, 1994 (m. stol, « Miete. B.I. Altbabylonisch », p. 162-174, montre que (comme en droit romain), les contrats de travail sont une forme de louage et non une catégorie juridique distincte). Pour Émar, on trouvera des textes dans arnaud (d.), Recherches au pays d’Aštata. Emar VI. Textes sumériens et accadiens, Paris, 1985-1986, 3 vol. (c. r. durand (j. m.), RAs, 83, 1989, p. 163-191, et 84, 1990, p. 49-85). Pour le louage de services, dandamaev (m. a.), « Free Hired Labor in Babylonia During the Sixth Through Fourth Centuries B. C. », powell (m. a.), éd., Labor in the Ancient Near East, New Haven, 1987 (AOS Monographs, 68), p. 271 -279 ; postgate (j. n.), « Employer, Employée and Employment in the Neo-Assyrian Empire », ibid., p. 257-270.]
21 Les services d’un fils de famille peuvent être donnés en location par son père, à défaut par sa mère ou par son frère.
22 lautner, « Altbabylonische Personenmiete und Erntearbeiterverträge », Studia et documenta ad iura Orientis antiqua pertinentia, I, Leyde, 1936.
23 boyer (g.), c. r. de Lautner, RHD, 1938, p. 496-497.
24 koschaker (e.), c. r. de Lautner, ZSS, RA, 57, 1938, p. 386-387.
25 leroy watermann, Business Documents of the Hammurabi Period, Londres, 1916, n. 16 ; koschaker et ungnad, Hammurapis Gesetz, 6, Leipzig, 1923, n. 1669.
26 boyer (g.), Contribution…, p. 22.
27 szlechter (é.), Étude sociologique du contrat de société en Babylonie, p. 88 s. ; id., Codex Hammurapi, Rome, 1977, p. 74-93.
28 boyer (g.), Contribution..., p. 23.
29 Par exception, une tablette datée du règne de Samsuditana prévoit que l’un des contractants, qui est scribe, prendra la moitié de la récolte, alors que les cinq autres se partageront l’autre moitié. Sans doute ce scribe était-il chef de groupe, ou avait-il avancé le capital pour la semence, ou encore avait-il fait un apport supérieur à celui des autres.
30 eilers (w.), Gesellschaftsformen im altbabylonischen Recht, 1931.
31 On trouve cette même expression dans les contrats de colonat partiaire passés à Suse, cf san nicolo, Beiträge zur Rechtsgeschichte im Bereiche der Keilschriftlichen Rechtsquellen, Oslo, 1931, p. 233 ; szlechter (é), Étude sociologique..., p. 90-91.
32 Mais on rencontre aussi en Babylonie cette pratique singulière, que le propriétaire figure à la fois comme bailleur et comme l’un des preneurs. Dans ce cas, il joue un double rôle, et prend part à la récolte en cette double qualité. Il reçoit une partie de la récolte en vertu du contrat de louage, et en outre, en raison de son travail, il perçoit comme preneur, en société avec les autres, une partie des bénéfices nets de l’exploitation (szlechter, l. c., p. 91-95).
33 De la vaste bibliographie consacrée à l’usucapion, retenons seulement parmi les titres récents gomez-royo (e.), « “Bona fides” und “usucapio pro herede" », Questions de responsabilité (SIHDA 1991), Miskolc, 1993, p. 127-137 ; frunzio giancoli (m.), « Sabino e l’usucapione delle res furtivae », Labeo, 42, 1996, p. 403- 411 ; tondo (s.), « Aspetti della usucapione in diritto romano », Index, 27, 1999, p. 345-358 ; belousky (p.), « Usucapio of stolen things and slave children », RIDA 49, 2002, p. 57-99.
34 Une succession vacante est attribuée au Trésor (aerarium) par les lois Iulia et Papia Poppaea de 9 (selon Piganiol ou 10 (pour Krüger) ap. J.-C. Plus tard, elle ira au fisc (gaius, II, 150 ; ulpien, Reg. 28, 7) ; tacite (Ann. 2, 48), présente cette substitution du fisc au trésor comme déjà accomplie sous Tibère (mais peut-être reporte-t-il simplement dans le passé le droit de son temps, comme cela lui arrive parfois).
35 Pour remédier à cette absence de prescription, l’habitude orientale était d’obtenir de la chancellerie royale des actes fictifs de donation. Mais les vignerons homicides, qui ont tué les serviteurs, puis le fils du souverain, ne peuvent compter sur ce procédé.
36 bammel (e.), « Das Gleichnis von den bösen Winzern (Mk 12, 1-9) und das jüdische Erbrecht », RIDA, 3e série, 6, 1959, p. 11-17, repris par jérémias (j.), Les par aboles…, p. 111-112.
37 jérémias, (J.), l. c., p. 111-112.
38 B Bathra 3, 3.
39 B Bathra, 3, 1 ; 3, 2 ; 38 a-39 b.
40 B Bathra 47a.
41 B Bathra 46b. Cf bammel, l. c., p. 14-15.
42 Selon derrett, l.c., p. 301, « Our tenants have paid nothing for three years. They have established that whatever rights were claimed by the owner were now extinguished. They might argue that originally the land had been sold to them with a reservation of a rent-charge. The owner, they might argue, claimed a proportion of the produce, but had in fact never possessed himself of any of it ». L’arrivée du fils, qui pourrait avoir des documents prouvant le contraire, les inquiète donc : « If they were relying upon their being unpaid workmen they must be able to show that their present possession was the result of a failure by the owner to redeem his land from them. All this required that proof of the original nature of the agreement should never be made successfully, and that their accounts should never be inspected » (p. 303). En tuant le fils, ils penseraient pouvoir forcer le maître à abandonner l’espoir de reprendre son bien ; dans ce cas, ils garderaient la vigne volée, et ne risqueraient au plus que d’avoir à rembourser la valeur de la vigne au moment du vol (Baba mes’ia, 21 a-b), c’est-à-dire quand elle ne rapportait rien ; « the local judges, in any case will see the tenants’ point of view ; perhaps, if necessary, their palms can be greased » (p. 305). Si l’ensemble du raisonnement est largement hypothétique, cette dernière suggestion, qui nous rapproche des périodes troublées, pourrait être acceptée ; mais il faudrait aussi payer les juges pour qu’ils ferment les yeux sur l’assassinat, et il est douteux que les vignerons en aient les moyens !
43 [Sa signature est indéchiffrable et la lettre ne porte aucune adresse ni indication de lieu. Il s’agit manifestement d’un orientaliste, vraisemblablement talmudiste.]
44 [houwink ten cates (p. h. j.), « Urhi-Tessub revisited », BiOr 51, 1994, p. 233- 259.]
45 [Cf mc ewan (g. j. p.), « A Greek Legal Instrument in Hellenistic Uruk », AOF 11, 1984, p. 237-241.]
46 dareste (r.), Le droit israélite. Études d’histoire du droit, Paris, 1889, p. 49.
47 [Cf plus haut, ch. VII, pour la description par Josèphe des troubles avant la grande révolte.]
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017