Avant-propos
Les affinités intellectuelles et morales de la France et de l’Italie historiographie et politique
p. 9-18
Texte intégral
1Vers 1925, le rayonnement intellectuel de l’Italie à Toulouse avait le visage du Fascisme de Mussolini ; c’ est pour répandre l’esprit fasciste parmi les immigrés ou réfugiés italiens et parmi les Toulousains, que les autorités fascistes, après avoir institué un Consulat d’Italie, fondèrent la Société Dante Alighieri. À la même époque, à Rome, la longue carrière d’ambassadeur de Camille Barrère s’était achevée dans la tristesse : Barrère avait agi inlassablement pour séparer l’Italie de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Contribuant à ruiner la Triplice, il avait aidé puissamment à rapprocher l’Italie de l’Entente et à permettre l’entrée en guerre des Italiens en 1915. Précisément, la "victoire mutilée" de l’Italie, l’affaire de Fiume, le désespoir des anciens combattants qui avaient soulevé la colère du pays et abouti à la marche sur Rome des chemises brunes de Mussolini, tout cela engendrait un sentiment d’hostilité à l’égard de la France, de sournoises rancœurs et rancunes qui contenaient en germe les événements de juin 1940.
2Paul Valéry observait, vers 1927, que les nations d’Europe "se faisaient la moue". Ici et là, les nationalismes s’exaspéraient, les fiertés nationales s’irritaient, les susceptibilités patriotiques des journaux multipliaient les incidents et les insultes. Pour des historiens de la vie politique, de la société, des idées politiques, pour des historiens du droit ou de la littérature, s’interroger sur le long terme des relations politiques et culturelles de la France et de l’Italie, n’est-ce pas inviter le lecteur à une méditation de philosophie politique sur les affinités intellectuelles et morales franco-italiennes ?
3La France et l’Italie – Affinités intellectuelles, diplomatie, immigration (1544 – 1940), le thème de ce recueil d’études scientifiques offre quelques jalons à la réflexion, laquelle ne peut que difficilement prétendre à l’exhaustivité. D’ailleurs, toute vraie recherche scientifique ne débouche-t-elle pas sur des questions, sur le mystère de la psychologie humaine ?
4Dans l’université française, il est assez mal vu de parler de la nation, de la psychologie des peuples ; l’on craint la résurgence des nationalismes et des racismes. Poser la question de l’identité nationale présente cependant un intérêt : l’historien peut-il ignorer les nations ? Le droit a toujours été d’ordre national, voire étatique, et la littérature ne coïncide-telle pas avec la langue, la culture, la personnalité d’une nation ?
5Dans Le silence de la mer, de Vercors, l’offider allemand compare, dans son monologue, la richesse culturelle de la France à celle de l’Allemagne. Il admire la foisonnante diversité de la littérature classique française au siècle de Louis XIV, qui engendra cette "universalité de la langue française" sur laquelle Rivarol écrivit un beau Discours. D’autre part, l’officier exalte la diversité merveilleuse de la musique allemande de Bach à Bruckner. Sous l’Occupation, ce dialogue franco-allemand n’eut pas lieu. Le vieil homme chez lequel loge l’offider ne dit absolument rien et s’enferme dans un silence de victime hostile. Pourtant, ce vieil homme a une certaine sympathie pour l’officier. Ces scènes sont admirablement transposées dans le film de Jean-Pierre Melville tiré du roman de Vercors.
6Le doyen Jacques Godechot nous racontait qu’en 1943, à Grenoble, un officier italien des forces d’Occupation avait cherché à sympathiser avec lui dans un lieu public, se mettant à jouer avec ses enfants. "Au lieu de lui répondre, ne serait-ce que par un sourire ou une phrase de politesse, je m’étais enfermé dans un silence de vidime hostile, comme le vieil homme dans Le silence de la mer", nous raconta le regretté Jacques Godechot, qui ajouta qu’il l’avait un peu regretté, car cet officier italien lui avait inspiré de la sympathie et parce qu’il ignorait, à ce moment, que le lendemain les troupes italiennes de Grenoble, dont cet officier sans doute, prendraient parti pour Badoglio, l’armistice, et, par la suite, au moins en esprit pour ceux restés dans le nord du pays, une co-belligérance aux côtés des Alliés.
7Un autre jour, Jacques Godechot, qui nous honorait de son amitié, qui préfaça et publia jadis notre thèse, évoquait ses souvenirs d’officier de réserve avant 1939. Il avait participé à des grandes manoeuvres sur les lieux où était mort Charles Péguy, le 5 septembre 1914. Il nous disait combien il avait été frappé de voir l’étendue plate de la plaine, vers Villeroy, barrée par le ruisseau du Rû, où chargea à la baïonnette le bataillon de Péguy, et au loin comme se distinguaient nettement les deux hauteurs de Penchard et de Monthyon.
8Souvent, nous avons évoqué devant de jeunes étudiants en droit de Toulouse, les vers de Péguy exaltant la mort des jeunes gens à la guerre : "Bienheureux les épis mûrs [...] Les soldats morts dans une juste guerre [...] couchés la face contre le ciel". Nous rapprochions ces vers de celui de Corneille : "Mourir pour le pays est un si digne sort que l’on briguerait en foule une si belle mort". Nous nous sommes souvent servi de ces évocations pour commenter et actualiser le célèbre discours de Périclès, Éloge funèbre des Grecs morts a la guerre du Péloponnèse, dans l’œuvre de Thucydide. Dans Etat civil, dans Mesure de la France, Pierre Drieu la Rochelle pose les mêmes questions, à propos de la guerre de 1914-1918. Dans Les Perses, Eschyle place aussi dans le discours du récitant de la bataille de Salamine un éloge du patriotisme des Athéniens. Du bord des vaisseaux perses, l’on entendit les chefs athéniens encourager leurs hommes par des mots qui eussent pu être ceux de Winston Churchill en 1940 : "nous combattons pour tout ce qui est nôtre, nos femmes, nos enfants, les tombes de nos ancêtres". La victoire navale ayant été remportée en grande partie par les rameurs des galères (qui étaient des hommes libres), les Athéniens exaltèrent la puissance de l’élément populaire et virent dans leur victoire une marque de la supériorité de la démocratie.
9La guerre de 1914 a été appelée "guerre du droit" et plus d’une fois les journaux les plus sérieux comme Le Temps ou le Journal des Débats ont publié les derniers mots d’un combattant rapportés par ses camarades : "Je meurs pour la France, je meurs content". Nous demandions à nos étudiants si, en l’an 2000 par exemple, des jeunes Toulousains étaient susceptibles de "briguer en foule une si belle mort". L’étonnement mêlé de scepticisme de leurs visages traduisait la crise de nos valeurs et nous leur proposions de méditer sur la crise des valeurs de la civilisation occidentale.
10Précisément, cette crise des valeurs ne doit-elle pas être recherchée dans l’histoire des relations entre les nations ? L’histoire mouvementée des relations franco-italiennes, au moins depuis Machiavel, ne porte-t-elle pas à la réflexion et à la philosophie ? Edgard Quinet disait que le vibrant appel de Machiavel à l’unité italienne était "la Marseillaise du XVIe siècle".
11Qu’est-ce qu’une nation ? Paul Valéry comparait les nations à des personnes qui, vers 1927, "se faisaient la moue", il laissait entendre que les nations étaient des sortes de personnes. Étaient-ce des êtres collectifs, comme on l’a dit et répété en 1914 ? Dans Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, lorsque Bardamu est soigné à l’hôpital militaire, avec son camarade Branledore, il entend le discours du médecin militaire sur le patriotisme. Ce médecin clame que "la France est une femme [...] C’est une femme, mes amis, une femme !". Au même moment, des représentations théâtrales patriotiques montraient des actrices incarnant l’une la France, l’autre l’Alsace, s’étreignant solennellement sous les yeux en larmes du public. Marthe Chenal se drapait dans le drapeau tricolore pour chanter La Marseillaise. Cette scène parut dans un dessin de Simont en pleine page de L’Illustration. Nous avons montré comment Céline a transposé l’épisode dans Voyage au bout de la nuit : "cette rousse provoquante drapée dans les plis du tricolore qui, du coup, devenait désirable".
12Nous avons remarqué que, pendant la guerre de 1914-1918, un universitaire, Maurice Mignon (qui, en 1923, signait comme Chargé du Cours de Littérature de l’Europe méridionale a l’Université d’Aix), a publié un essai, en fait un recueil d’articles, intitulé Les affinités intellectuelles de l’Italie et de la France (Hachette, 1923). Outre plusieurs articles de littérature comparée évoquant Léonard de Vinci, Dante et la culture dantesque de Christine de Pisan à Lamennais, l’italianisme de Marguerite de Navarre, Jean-Jacques Rousseau et l’Italie, ce livre contenait un essai sur Le génie latin, fort intéressant.
13En effet, la "guerre du droit" de 1914-1918 a été aussi une guerre culturelle, l’on ne s’expliquerait pas autrement l’acharnement patriotique développé par les combattants. En étudiant la célèbre Querelle des humanités commencée dès 1920 avec les projets de réforme de l’éducation de Léon Bérard, inspiré par Bergson, nous avons remarqué combien la place et la valeur du latin était un objet essentiel de querelles politiques. En vérité, ces querelles remontaient au XIXe siècle et à l’étonnant essai de Fratry, La Question du Latin. Ce dernier estimait qu’une culture humaniste fondée sur la civilisation gréco-latine n’avait plus de sens et que la modernité exigeait autre chose. Au contraire, Bergson et Bérard, élitistes, voulaient que le latin, voire le grec, fussent obligatoires pour tous les élèves préparant le baccalauréat.
14La guerre de 1914-1918 a fait craindre aux humanistes la disparition de la culture française, culture latine par excellence. C’était le sentiment de Paul Valéry et de son ami André Gide ; le premier écrivit le poème La Jeune Parque afin d’échapper à l’angoisse de la lecture du communiqué bi-quotidien, et afin de sauver la langue française en édifiant un monument "au bord de l’océan du charabia". Tandis que Rip amusait le public parisien avec sa revue "Les Huns et les autres", Maurice Barrés (mais aussi Anatole France) emplissaient les journaux d’imprécations contre les Allemands qualifiés de "Huns", de "hordes d’Attila aux bottes emplies de crottin" (Barrés), ces brutes avinées face auxquelles "nos soldats riaient bien dans leurs tranchées, les obus venant chasser la monotonie de leur vie et leur apporter des distractions” (Anatole France).
15Pour les intellectuels français en 1914-1918, les Alliés représentaient la cause de l’humanisme fondé sur l’alliance franco-italienne, les nations latines, auxquelles venait se rattacher l’empire britannique soucieux de liberté. En face, les Empires centraux, alliés aux Turcs, représentaient le danger des invasions germaniques du temps de Germanicus ou d’Attila. Il est exact qu’en Belgique ou en Lorraine, les troupes allemandes avaient commis d’étonnantes brutalités, fusillant, assassinant des civils par dizaines. Cette façon de faire la guerre en semant la terreur parmi les civils, suivie de la pratique de la guerre sous-marine, avec le torpillage du paquebot Lusitania où périrent des femmes et 155 bébés américains, le torpillage du Sussex où périt le musicien espagnol Granados, encore un ressortissant neutre, cette façon de violer les lois de la guerre posées par les Conférences de La Haye, aggravée par l’invention des gaz asphyxiants, des lance-flammes, les mauvais traitements aux prisonniers de guerre, tout cela servit à faire passer l’ennemi pour le Barbare...
16Face à l’Allemagne, les Français se découvrirent latins et eurent peur de perdre leur identité latine. Dans la revue L’Opinion, des intellectuels signèrent des articles sous le titre Les Compagnons pour proposer une réforme intellectuelle propre à préserver et à développer la culture latine. De leur côté, les Italiens avaient le sentiment de continuer le combat pour le Risorgimento face à l’ennemi de Magenta et de Solferino. Le nationalisme italien d’Enrico Corradini, fondé en 1910, contemporain de celui de Barrès, de Maurras, de Déroulède, avait proposé de revenir à la grandeur romaine de Jules César. La guerre italo-turque avait confirmé ce désir de restaurer en Libye-Cyrénaïque un empire romain en Afrique du nord.
17Ce qui nous intéresse et constitue notre modeste propos, c’est de suggérer une méditation sur l’historiographie et, partant, la politique des relations culturelles et psychologiques entre les nations. Mais, répétons-le, comment parler, aujourd’hui, des nations sans être accusé de vouloir réveiller des passions nationalistes ?
18José Antonio Primo de Rivera, le fondateur de la Phalange, fusillé à Alicante par les républicains du Frente popular, affirmait que "la nation, c’est la réalisation commune d’un destin particulier". Cette excellente définition, classique, avait le mérite de donner un caractère simplement historique à l’idée de nation, société globale réunissant des communautés par l’effet d’événements du passé, sans aucune référence à une communauté de langue ou d’ethnie humaine, puisque les Espagnes (du Moyen Age au XXe siècle) parlaient plusieurs langues et comprenaient des Celtes purs au nord du pays et des peuples d’origine plurielle au sud.
19Une nation est-elle une sorte d’être collectif ? Depuis Montaigne, voire depuis Hérodote, depuis Strabon, quel voyageur n’a pas noté la relativité des coutumes et des mœurs, sur laquelle Montesquieu puis Voltaire aimèrent à philosopher. De nos jours, comme il est amusant d’observer un contraste entre les films de cinéma britanniques et américains, par exemple, surtout ceux qui essaient de composer des fresques d’histoire, comme Pride and Préjudice d’après Jane Austen, avec Emma Thompson, ou Barry Lindon, d’après Thackeray, d’une part, et les films typiquement américains des fourties, d’autre part, comme The Adam’s rib avec Spencer Tracy et Katherine Hepbum ! Que de différences de mœurs dans la condition de la femme ou dans l’expression du sentiment amoureux !
20Nous avons beaucoup aimé les livres oubliés d’Alfred Fouillée, Psychologie du peuple français (1898), Esquisse psychologique des peuples européens (1902), les superbes essais d’Elie Faure (qui fut un ami de Céline), en particulier D’autres planètes en vue, mais aussi sa célèbre Histoire de l’art, qui fourmille de notations sur la psychologie des peuples, par exemple sur le génie des Romains. Oserons-nous dire notre admiration pour la Géographie psychologique de Georges Hardy, ce fondateur des sciences coloniales, pour certaine pages de Keyserling, pour Salvador de Madariaga et son essai Anglais, Français, Espagnols, paru en français en 1930, et aussi pour Paul Gaultier, L’âme française (1910) ?
21Pour l’Italie, les livres de Maurice Vaussard et de Paul Hazard contiennent des notations de psychologie des peuples, avec certains articles d’André Siegfried. Disons que le livre de synthèse d’Abel Miroglio, lu et relu maintes fois depuis trente ans, a toujours fasciné notre imagination scientifique. Mais ces hypothèses de travail intéressent peu de gens en France. D’ailleurs une certaine médiocrité intellectuelle prolifère dans l’université française sous l’effet de la lèpre du carriérisme.
22Est-il intéressant de rendre compte des séismes de l’histoire à l’aide de la psychologie des peuples ? Peut-on étudier sous cet angle (fort périlleux, nous en convenons) les relations franco-italiennes, franco-allemandes, etc. Et de nos jours, où à Toulouse au quartier du Mirail, par exemple, des jeunes gens d’origine algérienne déracinés et tombés en malaise entre deux cultures, expriment leur mal d’être par des violences criminogènes, peut-on réfléchir aux moyens d’une ethnopsychologie et d’une ethnopsychiatrie ? Chose curieuse, tandis que la psychologie des peuples est mal vue comme porteuse de nationalisme d’extrême droite, l’ethnopsychiatrie sa soeur jumelle est bien vue du conformisme de la political correctness. Pourtant, sur le plan scientifique, l’essai d’Abel Miroglio, La psychologie des peuples, Paris, P.U.F., 1971, est comparable, en honnêteté et valeur, à celui de François Laplantine, L’ethnopsychiatrie, Paris, P.U.F., 1988.
23Exemple de question, la psychologie des peuples britannique et américain, un certain goût des libertés publiques, du négoce ou du loisir et du sport, explique-t-il le fait que, tant en 1914 qu’en 1940, les Anglo-Saxons ont connu une certaine impréparation à la guerre ? Cette impréparation, chez les Britanniques, proviendrait de leur caractère national et de leur esprit insulaire ; cet argument est développé dans des discours de Lloyd George, ministre des Munitions en 1915, et dans les mémoires d’Harold Macmillan, en 1970, à propos de l’impréparation britannique de 1939 face aux agressions d’Hitler. A l’époque, quoique conservative, Harold Macmillan attaqua violemment Chamberlain à la Chambre des communes, et fut en partie à l’origine de sa chute en mai 1940.
24Inversement, l’on a répété à satiété que l’esprit prussien du roi-sergent était devenu l’esprit pangermaniste de toute l’Allemagne, recouvrant assez complètement la Gemütlichkeit de l’Allemagne de Goethe et de Schubert. Dans Les affinités intellectuelles de l’Italie et de la France, précité, Maurice Mignon entreprend de montrer que l’Italie et la France ont "un sens de l’homme et des relativités humaines" que ne possèdent pas les Allemands. "C’est l’essence même de notre esprit latin, ce sens des relativités humaines, c’est l’esprit de finesse et de psychologie [...] C’est le doute, qui n’exclut point l’apostolat, mais qui au contraire le suppose, le doute sincère et généreux, fondé sur la notion bienveillante et intelligente de l’homme, le doute conçu à la façon de Montaigne et de Pascal, le doute du Pétrarque du Secretum, bien digne de saint Augustin, de l’âme tourmentée de Michel-Ange, de la philosophie désespérée de Leopardi, [...] pudeur de l’affirmation catégorique et sens profond du mystère".
25Maurice Mignon se réfère au discours de Guglielmo Ferrero, prononcé en février 1915 à la Sorbonne, lors de la manifestation des groupements latins en l’honneur de la culture latine. Ce discours fut reproduit dans le Journal des Débats : "C’est une lutte entre l’esprit de relativité, représenté par les peuples latins, et l’esprit d’absolutisme représenté par les nations germaniques, entre la qualité pure et le progrès vers un idéal de perfection humaine d’ordre essentiellement spirituel et dont la loi est toute intérieure, d’une part, et la qualité grossière des races teutonnes, leur effort vers une grandeur qui s’apparente au colossal, hors du réel et du vrai. Le colossal, c’est un effort pour triompher de la matière et des difficultés qu’elle oppose à nos volontés et à nos caprices, c’est à dire d’obstacles extérieurs..."
26Maurice Mignon a une position qui nous fait penser à celle des premiers articles de Jacques Maritain, tirés de ses cours à l’Institut catholique de Paris, et publiés dans la revue traditionaliste de l’abbé Gaudeau, La Foi catholique : ce sont des textes foncièrement antimodernistes (Maritain publia un recueil d’études, en 1913, intitulé Antimoderne), qui critiquent la philosophie allemande en général pour montrer qu’elle aboutit au pangermanisme révolutionnaire, à partir du luthéranisme et du kantisme. À la même époque, la revue de l’abbé Barbier Critique du Libéralisme avait pour sous-titre revue de critique anti-kantienne.
27En effet, citant une conférence du professeur Giuseppe Tarozzi, de l’université de Bologne, en 1918, Maurice Mignon écrit : "En face du redoutable courant de sentiments, d’opinions et d’intérêts qui risquait d’entraîner tous les peuples et toutes les classes vers les hideuses énormités d’une civilisation purement matérielle et quantitative, la France d’abord sur la Marne, puis l’Italie sur le Piave, dressèrent la digue destinée à arrêter pour jamais, dans l’histoire, l’élan monstrueux de la masse et du nombre".
28Dans son essai sur L’esprit latin, Maurice Mignon reprend ce thème en inculpant la pensée allemande. En effet, si l’esprit latin est fondé sur la connaissance de la relativité des choses humaines, le sens du doute méthodique, l’instinct des probabilités, "au contraire l’Allemagne moderne était fondée (il écrit en 1922) sur la foi en la toute puissance de l’absolu, que ses théoriciens militaires avaient traduite en acte par la constitution d’une armée qu’ils réputaient invincible et que déjà Kant avait fait entrer dans la morale sous le nom d’impératif catégorique".
29L’on se souvient comment Maurice Barrés s’était révolté contre Kant : dans le roman Les Déracinés, les jeunes lorrains venus à Paris se révoltaient contre la morale de l’impératif catégorique (le jeune Barrés avait eu pour professeur le kantien Burdeau). Rappelons que Péguy disait, au sujet des kantiens : "Ils ont les mains pures mais ils n’ont pas de mains”.
30En Italie, le phénomène essentiel, c’est le souvenir du Risorgimento avec la notion de l’Irrédentisme. Le Journal des Débats du vendredi 25 juin 1915 relate les importantes cérémonies qui, tant en France qu’en Italie, célèbrent le souvenir de la bataille de Solferino. En outre, ce quotidien relate une fête franco-italienne qui eut lieu à Toulouse le 19 juin 1915. Une représentation théâtrale fut donnée au profit de l’œuvre italienne de la Croix Rouge, il fut donné lecture d’un long poème composé par le professeur Mérignhac, de la Faculté de droit de Toulouse, spécialiste de droit international public. Le titre de ce poème était : Italia irredenta...
"Lève-toi, fer en main, terre élue ! Italie !
Au vent du del latin, fais flotter ton drapeau !
L’heure de gloire enfin sonne pour la Patrie !
Et réveille les "mille" au fond de leur tombeau !
... Le Barbare avait dit : "la vieille race est morte !
Je tiens l’Italie entre mes mains !"
... Or il restait encore du sol de la Patrie
Un lambeau pantelant aux mains de l’étranger
Sur son lit de douleur implorant l’Italie
La terre "irredenta" criait : "Viens me venger !"
31Le poème du professeur Mérignhac obtint un vif succès. L’on trouve des écrits du même genre en abondance pour stigmatiser la barbarie des "Huns". L’on peut citer, par exemple, les vers d’Émile Verhaeren, dans Les ailes rouges de la guerre :
(Le poète s’adresse à l’Allemand, le barbare)
"Tu as voulu tuer dans l’homme l’être humain,
Qu’un Dieu presque tremblant avait fait de ses mains
Pour qu’il fût l’ornement et la clarté du monde ;
Ses yeux, dont la lueur était probe et profonde,
Tu leur appris un jour l’espionnage ardent
... Tu faussas l’homme dans son âme et dans son corps” (Le cri).
32Bien sûr, l’on retrouve l’écho de cette germanophobie après la guerre à la S.D.N., singulièrement à la Commission internationale de coopération intellectuelle que présida Bergson et où Marie Curie, née Sklodowska, représentait la Pologne tandis que Gonzague de Reynold, catholique et maurrassien, représentait la Suisse, que le professeur Ruffini, canoniste et libéral représentait l’Italie (avant d’être remplacé par Rocco, ministre fasciste de la Justice), que Jules Destrée, socialiste, représentait la Belgique, etc. Pour représenter l’Allemagne, l’on fit appel à Albert Einstein, qui ne tarda pas à se fâcher et à démissionner, par solidarité avec les scientifiques allemands, lorsqu’il s’aperçut, selon ses propres dires, que les Français, notamment, le considéraient "plutôt comme un Suisse de religion juive que comme un Allemand ".
33Durant l’entre-deux-guerres, à l’exception des tentatives de Marc Sangnier pour organiser des rencontres de jeunes Français et de jeunes Allemands dans le cadre des Auberges de la Jeunesse, à l’exception de quelques rencontres franco-allemandes de militants pacifistes, presque rien ne fut fait pour nouer un dialogue, malgré les conversations de Briand et de Stresemann, à Thoiry par exemple. Détail, ces deux hommes d’État ne prirent jamais qu’un seul repas ensemble et encore fut-il, paraît-il, improvisé !
34En vérité, tous les articles de presse ou de revues qui furent consacrés à la psychologie des peuples autrefois, à l’instar de ceux de Maurice Mignon précités, nous étonnent par leur propre relativité. Ils reflètent tous un contexte d’époque, un univers mental exactement daté : le militarisme prussien du pangermanisme allemand est omniprésent dès qu’on parle de l’Allemagne. D’autre part, si "les nations se faisaient la moue" avant d’entrer en guerre les unes contre les autres, c’est qu’elles avaient une conception spatiale et géographique de la puissance et de la prospérité, comme à l’époque de Louis XIV : être un pays puissant consistait à posséder une grande superficie de provinces opulentes et chaque pays envisageait de s’agrandir aux dépens du voisin, chaque pays avait un territoire à revendiquer. En 1927, la Revue des Vivants, fondée par Henry de Jouvenel, ancien rédacteur en chef du journal Le Matin, sénateur de la Corrèze, fit l’inventaire des litiges territoriaux en Europe, aggravés par la paix de Versailles. Ainsi l’Italie était en litige avec l’Autriche à cause du Tyrol méridional, avec la Yougoslavie au sujet de la région de Fiume et de Trieste, de l’Albanie et de la Dalmatie ; la Revue des Vivants craignait "un nouveau Serajevo (sic) opposant cette fois l’Italie à la Yougoslavie".
35Nous parlons de relativité de ces publications de psychologie des peuples d’abord parce que les sociétés humaines évoluent : la personnalité de base (Mikel Dufrenne) des Allemands aujourd’hui n’est plus celle de 1930 ! "L’histoire ne repasse pas les plats" disait Céline ; les événements sont révolus une fois pour toutes, "impossible de remonter les chutes du Niagara à la nage", disait aussi l’auteur de Voyage au bout de la nuit, ces chutes du Niagara en lesquelles Chateaubriand voyait l’image du fleuve de l’histoire, "les peuples se précipitant vers leur destin".
36Ensuite, nous parlons de relativité parce que, comme dans la théorie d’Einstein, l’objet d’étude paraît changer au fur et à mesure que l’on progresse dans son étude ! Il change parce que des documents nouveaux sont mis à jour, parce que la mentalité du chercheur évolue : nous avons montré, dans une publication récente l’idée que les historiens et juristes de l’époque coloniale se faisaient de la civilisation romaine en Algérie, comment, selon eux, les Romains "tenaient" militairement l’Algérie avec la 3e Légion Augusta (dont le souvenir subsiste dans les ruines romaines de Lambèse et de Thimgad). L’attaque dont nous fûmes l’objet lors de certain colloque, attaque passionnelle au nom de la political correctness, montre le poids d’une pathologie politicienne, source d’oppression pour le scientifique. Il y a là, à notre avis, une cause de cette misère universitaire dont disserta notre collègue Jean-Fabien Spitz dans la revue Le Débat (N° l de l’an 2000) en son excellent article, qui exprime à peu près tout ce que nous pensons, Les trois misères de l’universitaire ordinaire.
37Nous disions, en sous-titre de ces modestes pages, Historiographie et politique. L’historiographie consiste à faire l’histoire de l’histoire ou l’histoire des historiens, or la conscience des historiens est imprégnée assez souvent par le politique, comme le feuillage d’une forêt est imprégné de l’humidité du matin profond. Le sujet est trop immense et notre lassitude à en traiter nous paralyserait assez vite, mais il nous semble que trop de travaux d’histoire contemporaine pêchent par un excès de passion politique qui les invalide largement. Certains historiens, qui ont pu acquérir une célébrité momentanée et écrivent parfois dans les journaux de Paris, voudraient même s’ériger en juges, le "jugement de l’histoire”... À notre avis, ils ont plutôt des vocations ratées de "commissaires politiques" d’une époque révolue !
38"Appelez-moi donc camarade sous-commissaire-adjoint" dit un personnage de Jean Anouilh que Jean Le Poulain interprétait à merveille. Après avoir écrit son Traité du désespoir et son admirable essai L’angoisse, maladie mortelle, S. Kierkegaard disait qu’il fallait "réserver l’humour comme point d’arrivée". Cela pourrait aussi faire une conclusion.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017