Bologne : un modèle inaccessible aux juristes européens du xiie siècle ?
p. 189-199
Texte intégral
1Canonistes et civilistes des milieux provençaux, parisiens, anglo-normands, rhénans, catalans ou castillans, ont donné lieu, surtout depuis la dernière guerre, à des travaux aux résultats de plus en plus affirmés ; de ces recherches, il ressort de toute évidence que la production scientifique de ces mêmes milieux, apparue vers le milieu du douzième siècle et parfois même plus tôt, s’est tarie aux environs de 1200, et que les juristes bolonais se sont dès lors trouvés en situation de monopole, du moins jusqu’à la création de l’Université de Naples, et, un peu plus tard, jusqu’aux temps de l’essor Orléanais. Comment expliquer l’échec des écoles apparues à l’ouest et au nord des Alpes, et doit-on considérer la Bologne des premières générations de glossateurs comme un modèle inaccessible ?
2La réponse à cette question n’est pas simple. Elle supposerait d’abord que l’on puisse connaître précisément les effectifs que représentent les milieux en question, et l’on sait bien qu’en ce domaine les nombres font défaut. Néanmoins, je crois qu’il faut se garder d’une erreur de perspective : la critique contemporaine a consacré tant d’efforts à ressusciter des écoles tombées depuis longtemps dans l’obscurité qu’on en oublie l’écrasante domination de l’école bolonaise tout au long du douzième siècle.
3Au témoignage d’Odofredus, Bologne comptait, au temps d’Azon -et donc vers 1200- un millier d’étudiants en droit ; certes l’information provient d’un juriste qui écrivait un demi-siècle plus tard, et dont la source, au surplus, n’est pas vérifiable. Néanmoins, H. Coing1 la tient pour vraisemblable, et, pour ma part, je crois que, même si elle comporte un peu d’exagération, l’ordre d’idées qu’elle offre reste admissible. De toute manière, Bologne a bénéficié d’un attrait incomparable pour les jeunes juristes de l’Europe entière, et cela dès les origines de l’enseignement du droit, ou presque : un moine marseillais, dès les années 1124 à 1127, n’écrit-il pas à son abbé qu’il voit, alors qu’il se trouve immobilisé à Plaisance, passer des groupes entiers de jeunes gens attirés par l’étude des leges 2?
4Côté civilistes, le seul élément de comparaison est à rechercher du côté de ces professeurs installés en Provence, puis à Montpellier, qu’on été maître Géraud, auteur de la Summa Trecensis, puis Rogerius et Placentin. Quelle qu’ait été la réputation des deux derniers, il ne faut, à mon avis, ne se faire aucune illusion : les effectifs qu’ils ont pu rassembler sont restés squelettiques. Qu’on en juge : des relevés très complets qu’ont effectués J.P. Poly et L. Mayali3, il ressort que, tous titres confondus (magistri -où se mêlent médecins et juristes- causidici, jurisperiti etc.), il est permis de compter environ soixante-quinze hommes de loi opérant des Alpes aux Pyrénées entre 1150 et 1200, soit une moyenne d’un nom et demi de plus par an. Même en donnant une marge aux individus disparus sans laisser de traces et en admettant que ces maîtres ont attiré la même proportion d’étrangers que Bologne au temps de son apogée, où les cismontani représentaient dix seizièmes de la clientèle étudiante4, Rogerius et Placentin n’ont guère été écoutés que par une demi-douzaine de nouveaux disciples par an, tout au plus, soit le double pour une période d’études, alors courante, de deux ans.
5Côté canonistes, les informations font totalement défaut ; on ne dispose notamment d’aucun chiffre applicable aux milieux parisiens. Je crois néanmoins que la prépondérance bolonaise, pour être un peu moins marquée ici que chez les civilistes, reste massive. Faute de mieux, et notamment faute de tout critère à tirer des populations d’étudiants, observons que, au long des listes d’auteurs de gloses au Décret établies par R. Weigand5, on relève plus d’auteurs bolonais que ne représente le total des écrivains issus du reste de l’Europe prise dans son ensemble.
6Se résumant -sauf chez les canonistes parisiens- à l’enseignement d’un, au mieux de deux maîtres concomitants point du tout préoccupés de leur postérité professorale, les « écoles »-si ce mot n’est pas d’ampleur exagérée-étrangères à Bologne n’ont donc formé qu’une infime part des juristes lettrés ; en les comparant à l’alma mater des glossateurs, on songe irrésistiblement à la stupéfaction que manifeste, du côté des philosophes, Everard d’Ypres, lorsque, suivant son maître Gilbert de Poitiers, il passe d’un auditoire de quatre disciples que réunissait à Chartres son maître, à une vaste salle où se pressent, à Paris, trois cents étudiants6.
7L’isolement des maîtres français, anglais ou rhénans emporte de graves conséquences. Tout particulièrement, il me paraît avoir privé leurs écoles de deux ressorts de la dynamique bolonaise. L’un de ces ressorts tient au rôle de la dissension entre professeurs : dans l’interprétation des textes de droit civil ou de droit canonique, si souvent contradictoires, la présentation des oppositions doctrinales occupe à Bologne une énorme place, au point qu’elle finit par constituer une pièce de la stratégie pédagogique sur des bases parfois artificielles. Or ces dissensions constituaient un luxe hors de la portée de maîtres trop peu nombreux pour en être les épigones : c’était à Bologne, et à Bologne seulement, que l’on pouvait mettre en parallèle les courants doctrinaux les plus divers. D’où ce trait qui frappe à la lecture de tant d’écrits français ou anglais : si Ton y rencontre souvent l’expression de divergences entre quidam et alii, il s’agit d’opinions déjà exprimées à Bologne, tout particulièrement par Bulgarus et par Martinus.
8En un sens un peu différent, la dynamique bolonaise s’exprime à travers l’accumulation des gloses au long des marges, ou entre les lignes des manuscrits donnant copie du Décret ou des compilations byzantines. Par un phénomène en quelque sorte alluvionnaire, chaque possesseur du manuscrit ajoute les gloses qu’il a recueillies à celles que ses prédécesseurs ont déjà récoltées, et ce manuscrit circule rapidement : G. Dolezalek a par exemple démontré que le manuscrit de Londres, Harley 5117, supportait six couches différentes de gloses dès l’année 1158, et qu’en 1234 on en était à la onzième couche7. Loin de Bologne, en revanche, les manuscrits fournissant les sources textuelles sont rares, et les écrits de deuxième main, beaucoup plus courants, ne sont pas glosés de la même façon. Si je prends l’exemple de deux manuscrits certainement composés dans le Midi de la France, à savoir celui de Turin, Bibl. Naz. D. v. 19, composé par Aubert de Béziers, et celui de Prague, Metr. Kap. J. 74, dû à la plume d’Elzéar d’Avignon, je constate que les gloses y restent courtes et rares, et surtout qu’elles sont encadrées par des lignes droites ou dentelées, comme si elles formaient un élément intangible d’un écrit fermé à tout enrichissement ultérieur. Le lien entre ces gloses et l’enseignement, tout à fait évident à Bologne8, s’en trouve ici remis en cause.
9Néanmoins, l’indice le plus remarquable de cette relative pauvreté est fourni par les recueils de quaestiones disputatae : ceux de ces recueils qui remontent au douzième siècle nous sont parvenus dans des exemplaires rédigés hors de Bologne, notamment en France, mais ils sont faits pour l’essentiel de collections de disputes opposant les glossateurs bolonais les uns aux autres9. Autrement dit, tout se passe comme si ces recueils répondaient à l’attente d’un public friand de ce type littéraire, mais privé de l’espoir de voir naître une disputatio à sa porte.
10Le plus grave n’était pourtant pas là. L’enseignement bolonais a très vite acquis un niveau de technicité hors de la portée du reste de l’Europe, à la seule et éphémère exception des écoles provençales qui ont abrité Rogerius et Placentin, exception aisément explicable par l’origine italienne de ces glossateurs.
11Cette technicité est fille de la spécialisation, une spécialisation en quelque sorte dictée par les origines et par la composition du milieu social formé par les civilistes bolonais. Ceux-ci sont presque toujours des laïcs enseignant à des laïcs, et ne se sentent soumis, au douzième siècle en tout cas, à aucune autorité, qu’elle soit ecclésiastique ou collégiale, ce qui leur confère une indépendance que l’authentique Habita est venue légitimer. Ces romanistes, au demeurant, ont dégagé une sorte de coutume pédagogique dès le milieu du siècle, et donc avant même que ne se développe le commentaire du Décret par les canonistes.
12De cette technicité croissante, les signes sont multiples. C’est à Bologne que naît le type littéraire formé par les collections de distinctiones, réunies depuis le temps d’Hugo et d’Albéricus10 ; c’est à Bologne que sont rédigés, à la même époque les plus anciens de ces consilia destinés à former plus tard un genre prolifique11. Quant au fond du droit, il fait l’objet de commentaires de plus en plus raffinés : pour n’en donner qu’un exemple, les Bolonais parviennent peu à peu à résoudre les contradictions apparentes qui opposent leurs sources sur le thème difficile de la tutelle12. Un contraste oppose parfois, de façon saisissante, l’évolution permanente de ces doctrines au caractère souvent figé des écrits provençaux, sinon parisiens : tel est le cas des théories relatives à l’incapacité procédurale de la femme13, tel est encore le cas de la matière éminemment pratique des arbores actionum où, tandis que les Français s’engluent dans une répartition en subdistinctiones de peu de portée, Jean Bassien parvient à fournir un modèle qui résistera aux siècles à venir14.
13Dans de telles conditions, les sources justiniennes, pour ces glossateurs qui n’hésitent pas à les sacraliser, se suffisent à elles-mêmes ; il n’est point besoin, pour les romanistes, de recourir à Gratien, ni aux décrétales ultérieures15,pas plus qu’il ne leur est nécessaire de faire appel aux sources extrajuridiques de l’Antiquité. Comme l’écrit Azon, non licet allegare nisi leges, et omnia inveniuntur in corpore juris. Ceci explique l’aisance avec laquelle les civilistes se placent à l’écart des théoriciens du droit canonique, et le restent encore au temps d’Azon, voire de la glose accursienne. Sur ce point, la dangereuse expression d’utrumque jus, qui comporte une part d’anachronisme, doit être bien comprise16 : à Bologne, l’osmose entre les deux droits ne s’est produite qu’à sens unique, à l’initiative de canonistes empruntant au droit romain faute d’un modèle propre à leur science, et elle ne doit presque rien à l’activité des civilistes, à quelques exceptions près, où il faut compter Pillius, mais non pas Jean Bassien17.
14Pour des raisons somme toute analogues, les civilistes évitent de recourir aux sources littéraires, et répugnent manifestement à s’inspirer du renouvellement de la rhétorique. La sèche exactitude de leurs commentaires ne saurait s’accommoder de fioritures : on connaît l’anecdote selon laquelle Azon s’est cruellement moqué d’un disciple provençal qui avait cru bon de donner une forme poétique à sa réponse au maître. Ce n’est qu’à titre exceptionnel, et souvent avec beaucoup de lenteur, que se développent à Bologne des procédés empruntés aux rhétoriciens, comme celui des brocarda. Quant aux disputationes, elles doivent tout aux juristes classiques repris au Digeste, et rien au Sic et non d’Abélard. Là encore, les progrès de l’érudition récente, attachée à dégager les raretés de style ou de contenu, ne sauraient modifier les perspectives d’ensemble.
15La situation était radicalement différente pour les juristes français, anglais et rhénans, et cela même si quelques écrivains vivant en Provence restaient fidèles au modèles bolonais. A Paris, pour prendre l’exemple le moins mal connu, les maîtres sont des clercs enseignant à des clercs ; et l’on connaît bien le rôle majeur que joue l’institution épiscopale dans l’essor du studium. Par dessus tout, il s’agit pour eux de commenter le Décret, quitte à tirer du droit romain ce qui leur semble essentiel, et notamment les règles de procédure. Ce n’est pas autrement que se comportent les juristes anglais, ni ceux qui exercent leur activité dans les pays de langue allemande. Et, partout, le monde lettré se trouve dominé par les grammairiens, les théologiens et donc les philosophes ; à Paris, en tout cas, les « artiens », comme l’on dira plus tard, forment l’écrasante majorité au sein d’une foule de maîtres et d’étudiants où les juristes, de toute évidence, ne constituent qu’un petit groupe. D’où cette double tendance qui va caractériser tant d’écrits composés dans ces pays : droit canonique et droit civil s’y trouvent constamment entremêlés, tandis que les méthodes rhétoriques -la technique des loci par exemple-sont mises à l’honneur. Chercher à déterminer, à la lecture de certains de ces écrits, si leurs auteurs sont des canonistes ou des civilistes, exige parfois un examen attentif ; tel est par exemple le cas du Brachylogus, traité de droit romain composé par un canoniste.
16À tout ceci, il faut joindre une manifeste infériorité à l’endroit des sources disponibles : tandis qu’on travaille directement, à Bologne, sur le Corpus juris civilis, Parisiens et Européens du nord, d’une manière générale, n’ont à leur disposition que très peu de manuscrits, glosés ou non, des compilations. Fréquemment, ils utilisent des œuvres de deuxième main, comme la Summa Trecensis ou les Sommes de Rogerius et de Placentin. Tout aussi fréquemment, ils se trouvent amenés à composer de courts traités, où manquent les références précises au Code et au Digeste, mais au long desquels l’ingéniosité -par exemple dans le maniement des présomptions- compense l’imprécision des allégations. C’est ainsi que s’explique notamment la prodigieuse expansion, hors de Bologne, du type constitué par les ordines judiciarii, ces traités de procédure où se trouvent combinées, en général avec adresse, les solutions offertes par les deux droits, ainsi que l’a montré Mme Fowler-Magerl18. Loin d’y voir une tendance à privilégier les besoins pratiques, comme on le croit souvent, je suis persuadé que ces courts traités viennent pallier la rareté des manuscrits glosés, dont on ne connaît guère d’exemples, hors de Bologne, qu’à propos des Institutes, aussi bien en France19 qu’en Angleterre20. Au contraire, les écrits parisiens, anglais ou rhénans me paraissent, ainsi que l’observe d’ailleurs Ennio Cortese21 à propos du traitement de la notion de privilège, plus marqués de préoccupations morales que de soucis pratiques ; une étude portant sur les obligations et les missions de l’avocat m’en a notamment convaincu22. Il n’est d’ailleurs que de comparer les allégations des plaideurs que fournissent les plus anciennes procédures menées sur une base romano-canonique : dans les villes du nord de l’Italie, ces allégations prennent, dès l’origine, un tour très technique, et cela que le procès soit mené sur une base civiliste23 aussi bien que canonique24, tandis que, de l’autre côté des Alpes, les considérations de type moral ou théologique adornent volontiers le texte des sentences25
17Deux facteurs ont rendu la situation intenable face au modèle bolonais, aux alentours de 1200 ou peu après : chez les canonistes, l’inflation de la législation pontificale, que, faute de collections systématiques à jour de l’actualité26, les Parisiens n’ont pas réussi à surmonter, alors même que venaient de paraître les plus volumineux de leurs produits intellectuels27. Chez les civilistes, la mise en circulation, et la très rapide diffusion, d’apparats de gloses sur les diverses parties du Corpus juris civilis, et notamment sur les trois volumes entre lesquels se trouve réparti le Digeste, cette véritable mine d’informations dont la taille exige de constants renvois internes, comme d’innombrables explications exégétiques ; à cette mise en circulation et à cette diffusion est attaché le nom d’Azon, ce qui se trouve démontré par le nombre incroyable de manuscrits portant ses apparats, et par l’origine fort diversifiée des possesseurs des mêmes manuscrits.
18Bien entendu, l’échec de l’enseignement juridique hors de Bologne ne s’est pas produit partout au même instant, ni avec la même brutalité. À Paris, par exemple, et aussi en Angleterre, le genre des ordines judiciarii a été encore cultivé au début du treizième siècle, et l’enseignement du droit canonique a persisté, quoique à bas bruit. On observe même quelques tentatives visant à y former au droit romain : à ce titre, le manuscrit de la Bibliothèque vaticane, Palat. lat. 763, mériterait une étude détaillée. Il porte en effet, en marge du Code, ce que G. Dolezalek28 nomme l’apparatus palatinus (ou lectura palatina), et qui a été composé pour l’essentiel entre 1190 et 1210, puis complété un peu plus tard ; les gloses y livrent les sigles mc., ac. (qui n’est pas Accurse), burg. (en qui on ne peut voir, ni Bulgarus, ni Burgundio) qui recouvrent peut-être quelques noms de glossateurs bolonais inconnus, peut-être aussi ceux de juristes parisiens du temps. Ne serions-nous pas en présence d’un milieu dont l’activité a gêné les théologiens parisiens au point de les amener à solliciter le pouvoir pontifical et à obtenir de ce dernier la décrétale Super speculum 29?
19Par le volume de ses effectifs, par l’abondance de la documentation de première main, par ses techniques propres de systématisation et de glossification des sources, Bologne, où le danger provient désormais du risque d’exode des scholares, risque bien réel à en juger par l’attitude des étudiants castillans30, a éliminé pratiquement, au début du XIIIe siècle, les milieux de juristes lettrés qui lui étaient étrangers, ou tout au moins les milieux « transalpins ». Chose plus grave, la glose ordinaire élimine également, au moins en apparence, l’apport original de ces mêmes juristes : seuls Rogerius et Placentin s’y trouvent fréquemment nommés. Autrement dit, c’est d’une deuxième mort, celle-là intellectuelle, que souffrent les juristes parisiens, anglais ou rhénans, trop souvent restés, il est vrai, dans l’anonymat. L’apport non négligeable de ces milieux, par exemple dans le domaine des présomptions, ou encore dans la distinction entre dol principal et dol incident, de même que leur contribution à la formation d’une première théorie de la cause contractuelle, peut-être aussi à celle du dominium utile 31, sera, pour des siècles, passée sous silence.
20La conséquence la plus durable de cette « table rase », évidente à la lecture de la glose accursienne, se trouve pourtant ailleurs. La perception en quelque sorte clinique qu’ont les Bolonais du métier de juriste, jointe à la prédominance accordée aux relations de droit privé -imposée par leurs sources, d’autant plus que les Tris libri ne jouent qu’un rôle marginal dans l’enseignement, sauf en matière fiscale32- a pour effet de limiter les horizons des romanistes en matière de pensée politique ; seuls les canonistes, affrontés à la définition du pouvoir pontifical, échappent, pour partie du moins, à cette tendance.
21Il ne saurait être donc question, à Bologne, de procéder à la manière d’un Jean de Salisbury, c’est-à-dire d’utiliser un savoir juridique comme instrument d’un traité d’éthique débouchant sur « une réflexion politique de type scientifique », pour reprendre les mots de J. Krynen33. Et pourtant, la connaissance du droit qu’avait le théoricien anglais restait mince, et fondée sur des sources de deuxième main : le Policraticus n’emprunte guère, dans ce domaine, qu’à la Summa Trecensis 34. L’essai de Jean n’en est pas moins symbolique des ambitions des Parisiens et des Anglais, et aussi de ce que repoussent les Bolonais : l’intégration, dans un savoir à prétention universelle, d’une culture juridique, même limitée, aux côtés de la théologie et de la philosophie. Après tout, Sicard de Crémone n’a-t-il pas écrit – nécessairement à Paris-, des theologiae disputationes, un genre qui n’est même pas connu à Bologne35 ? En ce sens, les juristes sont bien, à compter de l’échec des écoles étrangères à l’Italie, ces « idiots politiques » que l’on évoquera plus tard ; il faut bien comprendre néanmoins que cette « idiotie » sera tenue implicitement comme la conséquence d’une forme de mentalité scientifique qui ne les empêchera nullement de jouer le rôle de conseillers, combien recherchés, des princes et des villes, en jouant d’un droit romain apte à servir les pouvoirs les plus divers.
22Du reste, le thème de l’« idiotie » politique ne saurait être exploité sans qu’y soient assignées des limites. La théorie des sources du droit, telle que la bâtissent les glossateurs, emporte des conséquences majeures. D’abord, la portée de la célèbre lex regia, par laquelle le peuple aurait transféré au prince sa capacité naturelle à légiférer, se trouve singulièrement réduite dès Rogerius, qui parvient habilement à élever le populus à la hauteur du princeps, désormais amené à partager sa légitimité en la matière ; et Azon d’exploiter plus encore les sources dans cette direction, puisque, pour lui, populi a se non abdicant. Ensuite, la doctrine des rescrits -qui absorbe largement, à Bologne, le thème du privilège-, va permettre à Jean Bassien d’ouvrir les perspectives les plus vastes à un législateur admis à édicter même contra jus commune, pour peu qu’il insère la clause legibus non obstantibus dans l’acte normatif, ce dont ne se priveront, ni les princes, ni les villes.
23Au demeurant, les glossateurs bolonais ne refusent nullement d’insérer la science juridique dans le cadre général des connaissances : la lecture du proemium de toute Somme permet de s’en convaincre. Mais, pour assurer cette intégration, il est nécessaire et il suffit, à leurs yeux, d’emprunter aux textes qui figurent en tête des diverses parties du Corpus juris civilis, et surtout des Institutes. Néanmoins, une fois tirée une révérence de principe à l’admission du droit en tant que pars philosophiae, et réitérée la définition de l’ars boni et aequi, chacun s’empresse de passer à l’essentiel : dès qu’il s’agit de traiter du jus naturale, c’est à grand renfort de technique que les Bolonais s’expliquent.
24Nous voici donc à mille lieues des positions qu’adopte à Paris, vers 1175, l’auteur, à mon avis anglais, du Perpendiculnm, qui, à l’instant de développer la matière des présomptions, prévient le lecteur qu’il va instruire oratorem potins quam judicem 36; cette préférence, tirée d’ailleurs des Topiques, n’aurait aucun sens à Bologne. Même à l’égard de techniques banales d’enseignement, comme l’est la disputatio, le fossé reste béant : Sicard de Crémone, vers 1180 et presque certainement dans les écoles parisiennes, dont il dépend étroitement, prend la défense de la dispute en tant que partie de la rhétorique, et fustige les causidici qui préfèrent continue perorare 37, renvoyant ainsi implicitement l’exégèse, et donc la glose, à une place de second rang, ce qu’aucun des émules d’Irnerius n’accepterait.
25L’histoire a tranché, et, comme bien souvent, les rapports de force ont dicté son jugement. La technique était du côté de Bologne, mais aussi les manuscrits de première main, et enfin la masse de la clientèle étudiante. Ce jugement comporte néanmoins quelque malice : la théorie des présomptions, que l’auteur du Perpendiculum ne destinait pas, on l’a vu, au juge, n’est-elle pas devenue, en dépit de ses origines provençale et parisienne, l’une des pièces maîtresses du système des preuves judiciaires, tel que Bologne le transmettra aux siècles futurs ?
Notes de bas de page
1 Handbuch der Quellen und Literatur der neueren europäischen Privatrechtsgeschichte I, 1 : die juristische Fakultät und ihr Lehrprogramm, Munich 1973, p. 81.
2 Voir DUFOUR (J.), GIORDANENGO (G.), GOURON (A.), « L’attrait des « leges » : note sur la lettre d’un moine victorin (vers 1124-1127) », in Studia et documenta historiae et iuris 45 (1979), p. 504-529.
3 2 POLY (J.-P.), « Les légistes provençaux et la diffusion du droit romain dans le Midi », in Recueil […] de droit écrit 9 (1974) (= Mélanges Roger Aubenas), p. 613-635 ; MAYALI (L.), « Les magistri dans l’ancienne Septimanie au XIIe siècle », in même Recueil 10 (1979), p. 91-105.
4 Données fournies par F.P.W. Soetermeer, « La proportion entre civilistes et canonistes à l’Université de Bologne vers 1270 », in El dret comù i Catalunya 3 (1993) (Fundacio Noguera, Estudis 5), p. 158-160.
5 Die Glossen zum Dekret Gratians, Rome 1991 (= Studia Gratiana 25), p. 1025-1028.
6 Cf. SOUTHERN (R.W.), The school of Paris and the school of Chartres, in Renaissance and renewal in the twelfth century, éd. R.L. Benson et G. Constable, Cambridge/Mass. 1982, p. 128.
7 Repertorium manuscriptorum veterum Codicis Justiniani (avec la collab. de L. Mayali) I, Francfort/Mein 1985 (lus Commune, Sonderheft 23), p. 251-262.
8 Cf. WEIMAR (P.), « Die legistische Literatur der Glossatorenzeit », in Handbuch cit. (n. 1) I, p. 168-171.
9 L’écart entre lieu des disputes et lieu de rédaction des collections de disputes a été signalé à maintes reprises par G. Fransen, et notamment dans ses « Questiones Barcinonenses brèves », in Bulletin of Medieval Canon Law 15 (1985), p. 34-35.
10 Quant à ce genre, l’ouvrage fondamental reste celui d’E. Seckel, « Distinctiones glossatorum », in Festschrift […] Ferdinand von Martitz, Berlin 1911, p. 283-421 (réed. à part, Gratz 1956) ; sur les plus anciens écrits de ce type, voir maintenant BELLOMO (M.), « A proposito della rappresentanza : due inedite distinctiones di Iacopo e di Martino », in Annali di storia del diritto 7 (1963), p. 115-124.
11 Cf. ZULUETA (F. de), « Footnotes to Savigny on Azo’s Lectura in Codicem », in Studi in onore di Pietro Bonfante […] III, Milan 1930, p. 269. Sur le succès ultérieur du genre, voir ROSSI (G.), Consilium sapientis iudiciale, Milan 1958.
12 Voir VILLATA DI RENZO (G.), La tutela. Indagini sulla scuola dei glossatori, Milan 1975 (panorama d’ensemble, p. 392-397).
13 Cf. MINUCCI (G.), « Processo e condizione femminile nel pensiero dei primi glossatori civilisti », in Studia Gratiana 29 (1998) (= Historical Studies […] Antonio Garcia y Garcia II) p. 641-660.
14 Voir ERRERA (A.), Arbor actionum. Genere letterario e forma di classificazione delle azioni nella dottrina dei glossatori, Bologne 1995.
15 Comme l’observe PARADISI (B.), « Diritto canonico e tendenze di scuola nei glossatori da Irnerio ad Accursio », in Studi medievali 62 (1965), p. 155-287.
16 Sur ce thème, voir les pages lucides qu’a publiées LEGENDRE (P.), « Le droit romain, modèle et langage : de la signification de l’utrumque jus », in Etudes d’histoire du droit canonique dédiées à Gabriel Le Bras II, Paris 1965, p. 911-930 (notamment p. 916-918).
17 Il convient à mon avis de généraliser à l’ensemble des sources canoniques ce qu’écrit, au titre de la minceur des renvois aux décrétales dans l’œuvre de ce glossateur, NÖRR (K.W.), « Päpstliche Dekretalen in den ordines iudiciorum der frühen Legistik », in lus Commune 3 (1970), p. 2 (rééd. in ludicium est actus trium personarum, Goldbach 1993, p. 68).
18 Ordo iudiciorum vel ordo iudiciarius, Francfort/Main 1984 (lus Commune, Sonderheft 19) ; Ordines iudiciarii and libelli de ordine iudiciorum (from the middle of the twelfth century to the end of the fifteenth century), Turnhout 1994 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 63, A-III-1).
19 Tel le ms. Montpellier, Bibl. Univ. H 315, qui donne une version de la Lectura Vindobonensis martinienne, en marge des Institutes, copiée à Reims vers 1170 : cf. URUSZCZAK (W.), « Albéric et l’enseignement du droit romain à Reims au XIIe siècle », in Confluence des droits savants et des pratiques juridiques. Actes du colloque de Montpellier […], Milan 1979, p. 62 et s.
20 Tels le manuscrit de Londres, Brit. Libr. IV B 4, des environs de 1190, publié avec sa Lectura par ZULUETA (F. de) et STEIN (P.), The teaching of roman law in England around 1200, Londres 1990 (Selden Society, suppl. Ser. 8) et, un peu plus récent, le manuscrit d’Oxford, Magdalen 258, tenu pour composé en Angleterre vers 1215-1220 par LEGENDRE (P.), « Recherches sur les commentaires pré-accursiens », in Tijschrift voor Rechtsgeschiedenis 33 (1965), p. 358-361 (rééd. in Ecrits […] cit, n. VI).
21 La norma giuridica. Spunti teorici nel diritto commune classico II, Milan 1964, p. 47 et s.
22 Voir « Le rôle de l’avocat selon la doctrine romaniste du XIIe siècle », in L’assistance dans la résolution des conflits. Recueils de la Société Jean Bodin 65, 4e partie, Bruxelles 1998, p. 7-19.
23 Voir, par exemple, le mémoire rédigé à Vérone en 1147 que décrit PADOA SCHIOPPA (A.), « Sur le rôle du droit savant dans quelques actes judiciaires italiens des XIe et XIIe siècles », in Confluences […] cit., p. 362-364.
24 Cf. NARDI (P.), « Fonti canoniche in una sentenza senese del 1150 », in Studia Gratiana 29 cit., p. 661-670, où est démontrée l’utilisation de Gratien dans une sentence épiscopale.
25 On est par exemple frappé par l’argumentation forgée par l’entourage de Louis VII qui, lors de l’énorme affaire opposant en 1164 Ermengarde de Narbonne à son vassal Bérenger de Puisserguier, donne raison à la première pour ce motif que Deus […] te femina creavit cum potuerit virum, et sua benignitate in manu feminae dedit regnum Narbonensis patriae (Rec. des historiens de la France XVI, p. 91).
26 Il est remarquable que les grandes collections françaises de la fin du siècle proviennent de Tours, de Sens, de Reims ou de Rouen, mais non de Paris, où l’on ne semble avoir composé que quelques collections dites « primitives », c’est-à-dire très pauvres en décrétales postérieures à Gratien : voir LANDAU (P.), « Die Entstehung der systematischen Dekretalensammlungen und die europäische Kanonistik des 12. Jahrhunderts », in Zeitschrift d. Savigny-Stiftung, Kan. Abt. 65 (1979), p. 120-148 (rééd. in Kanones und Dekretalen, Goldbach 1997, p. 227-255).
27 Ainsi que l’observait KUTTNER (S.), « Les débuts de l’école canoniste française », in Studia et documenta historiae et iuris 4 (1938), p. 203-204 (rééd. in Gratian and the schools of Law, 1140-1234, Londres, 1983, n. VI).
28 Repertorium […] cit. I, p. 421-428.
29 Dont la genèse, étrangère à l’action de Philippe le Bel, a été définitivement démontrée par KUTTNER (S.), « Papst Honorius III. und das Studium des Zivilrechts », in Festschrift für Martin Wolff, Tubingue 1952, p. 79-101 (rééd. in Gratian […] cit., n. X).
30 4 Voir MAFFEI (D.), « Fra Cremona, Montpellier e Palencia nel secolo XII. Ricerche su Ugolino da Sesso », in Riv. intern. di diritto comune 1 (1990), rééd. in Studi di storia delle università e della litteratura giuridica, Goldbach 1995, p. 9-30 ; LINEHAN (P.), « Some observations on Castilian scholars and the Italian schools in the âge of Frederick II », in Colendo iustitiam et iura condendo […] Federico II legislatore del regno di Sicilia nell’ Europa del duecento, Rome 1997, p. 517-527.
31 Voir FEENSTRA (R.), « Les origines du dominium utile chez les glossateurs », in Flores legum H.J. Scheltema oblata, Groningue 1971, p. 49-93 (rééd. in Fata iuris romani, Leyde 1974, p. 215-259).
32 Voir CONTE (E.), Tres Libri Codicis. La ricomparsa del testo e l’esegesi scolastica primo di Accursio, Francfort/Mein 1990 (lus Commune, Sonderheft 46).
33 L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France, XIIIe-XVe siècle, Paris 1993 (Bibliothèque des Histoires), p. 169.
34 Voir KERNER (M.), « Römisches Recht und kirchliches Recht im Policraticus », in The world of John of Salisbury, éd. M. Wilks, Oxford 1984, p. 365-379 ; MICZKA (G.), « Zur Benutzung der Summa Trecensis bei Johannes von Salisbury », ibid., p. 381-400.
35 Cf. GILLMANN (F.), « Zur Inventarisierung der kanonistischen Handschriften aus der Zeit von Gratian bis Gregor IX » (1938), aujourd’hui in Gesammelte Schriften zur klassischen Kanonistik I, éd. R. Weigand, Würzbourg 1988, p. 62, n. 16.
36 Voir OTTE (G.), Dialektik und Jurisprudenz, Francfort/Main (lus Commune, Sonderheft 1), p. 198.
37 Cf. KUTTNER (S.), « Réflexions sur les brocards des glossateurs », in Mélanges Joseph de Ghellinck II, Gembloux, 1951 (rééd. in Gratian cit. (n. 27, n. IX), p. 784, n. 70.
Auteur
Professeur à l’Université Montpellier I
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