Les Fables de La Fontaine et le droit privé1
p. 303-321
Texte intégral
1Le premier livre des Fables de La Fontaine s’ouvre par une page de droit. La Cigale et la Fourmi sont en relation juridique. Leur conversation annonce la conclusion d’un contrat de prêt, un prêt de consommation. Rien ne manque à la convention. Les parties sont en présence : la cigale et la fourmi ; l’objet du prêt est exprimé, et s’il manque d’exactitude, il est au moins identifiable : "quelques grains pour subsister" ; les intérêts sont prévus et la date de la restitution est fixée "avant l’août". Le terme lui-même est ici sans équivoque, c’est bien à la fin des moissons, lorsque les blés sont rentrés, que l’on s’acquitte de ses dettes. La cigale, enfin, engage sa foi pour convaincre son futur créancier. Les parties peuvent conclure. Pourtant, le contrat n’est pas exécuté. La fourmi est cupide et méfiante, elle ne livre pas les grains, elle éconduit l’emprunteuse2.
2La Fontaine en tire une morale, il nous livre aussi une leçon de droit. A côté de la Cigale et de la Fourmi, le Lion, le Renard, le Loup, l’Agneau, l’Ane et le Chien, et tant d’autres, tous sont à un moment de l’action sujets de droit. Les exemples, en effet, de relations juridiques, dans l’œuvre de La Fontaine, sont nombreux ; on ne saurait s’en étonner. Le fabuliste a voulu pour convaincre mettre ces animaux en situation, leur donner une vie de société ; il a peint la société même. Et parce que la comédie de ses fables, comme il l’a dit lui-même, est diverse, on peut découvrir tous les talents, tous les travers, toutes les relations sociales où le droit a sa part.
3Du droit, d’abord, nous apparaît le procès. Le personnel des fables est bien souvent de la graine de tribunaux.
"Je mets aussi sur la scène
Des trompeurs, des scélérats
Des tyrans et des ingrats
Mainte imprudente pécore."3
4Le procès, en outre, est un sujet à la mode et la critique est de bon ton. Molière, Racine, La Bruyère, Furetière, chacun s’y est essayé. La Fontaine y excelle. On retrouve dans ses fables les magistrats cupides, les avocats ruineux et bavards, les procès interminables et prolongés à plaisir par les enquêtes et les contre-enquêtes. Toutes les formes de la justice sont représentées, depuis le procès inique et expéditif du Loup et de l’Agneau, jusqu’au procès sans fin que l’on suit dans Le Frelon et les Mouches à Miel ; le plus souvent, le client est berné ; la reconnaissance du droit importe peu, seul compte le profit du Juge : Perrin-Dandin dans "L’Huître et les Plaideurs" ou Raminagrobis, qui siège dans "Le Chat, la Belette et le Petit Lapin". Tout cela est bien connu4.
5Lorsque La Fontaine évoque la justice, il utilise très exactement les termes de procédure : les plus classiques, les libelles, les enquêtes, les sacs à procès (Le Chat et le Renard), le délai de quinzaine prévu par l’ordonnance de 1667 (La Lice et sa Compagne), les arrêts rendus en forme solennelle, et la procédure de flagrant délit où la décision est rendue sans autre forme de procès (Le Loup et l’Agneau). Mais aussi les plus particulières, ainsi pour citer l’Âne au tribunal des Animaux, chacun crie comme en droit normand "Haro sur le baudet" (Les Animaux Malades de la Peste). Il connaît le Palais et ses habitudes, le personnel qui le fréquente, les magistrats, les huissiers, les greffiers, les procureurs et les avocats, et il sait faire la différence entre les célèbres avocats plaidants et les avocats écoutants5. Mais hors du prétoire également, La Fontaine choisit souvent le vocabulaire juridique. Dans La goutte et l’Araignée. une donation est exécutée selon la procédure des bûchettes. Les successions sont acceptées sous bénéfice d’inventaire ; il est rappelé qu’en droit commercial : "L’enseigne fait la chalandise"6.
6Autant d’exemples qui montrent que La Fontaine savait son droit. Où l’avait-il appris ? Il est bien difficile de le préciser. Tous ses biographes s’accordent sur ce point : nous ignorons presque tout de sa jeunesse, de son éducation, de sa formation. On a longtemps disserté sur de simples détails, quand l’essentiel fait défaut.
7Il fait ses premières études à Château-Thiérry ; il les poursuit peut-être à Reims où il aurait rencontré les frères Maucroix ; il est à seize ans à Paris, si l’on en croit une affirmation de Furetière7. À vingt ans il entre pour quelques mois à l’Oratoire. Il en sort assez vite. Il circule alors entre la Champagne et Paris, fréquente ses amis de la "Table Ronde", mais nous ne savons à quoi il passe son temps. Nous apprenons par un document quelque peu postérieur qui semble unique, qu’il porte le titre d’avocat8. A-t-il mis à profit ses séjours parisiens pour faire ses études juridiques ? Le désœuvrement lui aurait il donné l’idée de faire du droit, comme Furetière et Maucroix ?9. C’est possible. Une chose est cependant certaine, il était au moins licencié en droit, la fonction l’imposait10. Mais le diplôme est loin d’être une garantie de savoir ; Charles Perrault nous a conté comment l’on pouvait acquérir sa licence en quelques heures. La Fontaine peut fort bien être sorti de cette école là ! Le titre, enfin, n’imposait pas l’exercice et le fabuliste, comme bien de ses amis, ne fut avocat que de nom. Furetière, Maucroix11, Boileau, ne se sont jamais distingués à la barre.
8À défaut de l’avoir appris, La Fontaine va se trouver contraint d’appliquer le droit lorsqu’il achète la charge de Maître Triennal des Eaux et Forêts et lorsqu’il succède quelques années plus tard à son père12. On ne peut douter, contrairement à ce que l’on avait avancé, qu’il ait rempli convenablement sa charge. Il a forcément appris le droit "sur le tas", en jugeant, une fois par semaine, ces nombreux petits procès du monde rural. Il en parle trop bien pour n’être pas au fait, dans le détail, de toutes les procédures, de tous les artifices des argumentations. Le défilé hebdomadaire de ces "demi-bourgeois, demi-manants", vilains et villageois, fermiers et laboureurs, lui a montré le monde du droit.
9Le droit, enfin, il peut l’avoir appris avec ses amis, par curiosité – il était curieux de tout-, par distraction, sans s’en apercevoir, ou parce que ses amis lui en parlaient. L’on ne peut douter que Patru, l’un des avocats les plus célèbres de son temps, lui ait ouvert volontiers certains de ses sacs à procès. Comme il se tenait au courant, il avait le souci de l’actualité, et plusieurs de ses fables rappellent un célèbre fait divers13. Quoi qu’il en soit de ses connaissances et de sa formation, les fables sont pleines de droit. La Fontaine d’ailleurs ne se borne pas aux quelques mentions que nous venons de rappeler ; les notes juridiques dépassent le simple vocabulaire. On peut découvrir dans les fables, comme dans un ouvrage de droit civil, des chapitres sur la famille (I), les biens et la propriété (II), et le droit des contrats (III). Il reste cependant à se demander jusqu’où va la conception du droit chez La Fontaine et quelles connaissances l’on peut en tirer sur le droit de son temps (IV)14.
I
10Si La Fontaine a mis le droit dans son œuvre, il s’y est également mis tout entier. Sa vie nous renseigne sur ses idées. Il avait, nous dit-on, assez peu l’esprit de famille. On l’a dit mauvais mari, il fut aussi un mauvais père. Ne raconte-t-on pas, qu’il ne reconnut pas son propre fils, lors d’une soirée ? Il se soucie peu de la famille, les joies du foyer l’indiffèrent :
"Qui que tu sois, o père de famille
Et je ne t’ai jamais envié cet honneur."15
11Il ne retient plutôt que les soucis, les tracas. Il met la famille au même rang que "les soldats, les impôts, le créancier et la corvée" que doit redouter le pauvre bûcheron. En revanche, l’homme heureux est celui que :
"Les soucis de sa famille et ceux de sa fortune
Ne causaient jamais son réveil."16
12L’association de la famille et de la fortune n’est pas innocente. Il n’y a dans les relations de famille que des rapports d’intérêt. Le mariage, les régimes matrimoniaux, l’éducation des enfants, le règlement des successions ne sont que des rapports d’autorité, des contraintes pécuniaires, or La Fontaine n’en supporte aucunes, celles de l’argent moins qu’aucune autre.
13C’est ainsi qu’il critique le mariage. Le mariage est un contrat et un sacrement. Mais au XVIIe siècle, il apparaît avant tout comme un arrangement, un contrat de famille où l’inclination des futurs époux n’entre que pour une faible part. L’évolution de la laïcisation du droit conduit à mettre au premier rang le contrat, le sacrement s’efface17. La Fontaine est le témoin de ce changement, il représente fort bien le milieu bourgeois de son temps qui considérait le mariage comme une affaire, l’union des futurs époux comme une transaction. On se marie pour se caser (Le Meunier, son Fils et l’Âne) ; lui-même à vingt-six ans avait épousé une adolescente de quinze ans pour ne pas déplaire à son père18 : il demeura toujours hérétique dans ses sentiments sur le mariage19. Il exprimera d’ailleurs, vers la fin de sa vie, ce qu’il en attendait, au Prince de Conti :
"… de l’argent sans affaire ;
De me voir autre chose à faire
Depuis le matin jusqu’au soir,
Que de suivre en tout mon vouloir ;
Femme, de plus, assez prudente,
Pour me servir de confidente."20
14Avec de tels sentiments, on comprend que l’on soit amené à se méfier du mariage. Dans une convention où seul compte l’argent, on peut craindre la duperie, la tromperie. Loysel en avait fait une maxime juridique ; La Fontaine le répète à l’envie.
"Homme qui femme prend se met en un état
Qui de tous à bon droit on peut nommer le Pire."21
15Il n’y a pas de mariage heureux "j’ai vu beaucoup d’hymen, aucun d’eux ne m’a tenté" (Le Mal Marié). Aussi le conseil qu’il donne est de ne pas se marier. L’homme qui ne se marie pas a, à proprement parler, "plus gagné que perdu" (L’Homme entre deux âges et ses deux Maîtresses). Le mariage, en réalité, il faut y penser toujours, ne jamais s’y résoudre. Son ami Maucroix avait publié sur ce thème une charmante épigramme ; à l’époque La Rochefoucauld et La Bruyère partageaient le même sentiment.
Pourquoi cette hostilité ?
Tout d’abord, le mariage impose de renoncer à sa liberté :
"Celle que je prendrai voudrait qu’à sa façon
Je vécusse, et non à la mienne."22
Mais il faut surtout savoir que le mariage est un mauvais contrat ;
16les parties jouent trop souvent à jeu inégal. Entendons que le mari n’y trouve jamais son compte. Cela est tellement vrai que ce sont les femmes qui veulent se marier, jamais les hommes (La Fille). Elles sont prêtes à tous les artifices et ne s’intéressent qu’à l’argent, à la parure, à la mine ; elles se piquent de grands seigneurs.
"Fille se coiffe volontiers
D’amoureux à longue crinière."23
17Les femmes veulent toutes changer de condition, leurs parents d’ailleurs leur tiennent la main et ne voient dans le mariage trop souvent "qu’un moyen d’ascension sociale" ; elles ne trouvent jamais le parti assez beau. L’autre piège tendu par le mariage, est la disparité des conditions. L’exemple extrême étant fourni par Le Lion Amoureux d’une bergère qui, aveuglé par son amour, perd son pouvoir et sa fortune. Il faut donc se garder des mésalliances. La Fontaine rejoint ici l’opinion des Parlements qui veillent jalousement -quelques fois jusqu’à l’excès- à l’équilibre des unions24.
18Lorsque tous les sacrifices ont été consentis, l’engagement a été conclu, ne comptez surtout pas que l’on vous aime ; cela manifestement ne fait plus partie du contrat. Seul un mari crédule -la crédulité et l’état de mari paraissent synonymes- peut confondre le droit et l’amour (Le Mari, la Femme et le Voleur). N’espérez pas non plus que l’on vous pleure ; encore heureux si votre femme n’aspire pas au veuvage ! (Les Devineresses). La veuve n’est que l’autre image de l’épouse. Le temps des larmes passé -le délai de viduité-, elles convolent en secondes noces, plus pernicieuses encore que les premiers, ou se consolent avec quelques galants.
"Entre la veuve d’une année
Et la veuve d’une journée
La différence est grande ;
On ne croirait jamais
Que ce fut la même personne."25
19La veuve veillera seulement à respecter les formes. C’est-à-dire s’abstenir de se remarier dans l’année de son veuvage, de vivre dignement, pour ne pas perdre son douaire, pour conduite impudique, comme le jugent les Parlements en pays de droit écrit. La Fontaine en stigmatisant la conduite de la veuve, prend le contre-pied de la littérature précieuse qui en avait fait le type même de la femme idéale, affranchie de la tutelle d’un père parce que mariée et libérée du servage conjugal parce que veuve26.
20Comme La Fontaine ne voit dans les relations de famille que des rapports pécuniaires, les successions constituent le deuxième moment fort. Il était en ce domaine très bien préparé à parler de la question. Son père lui a laissé une succession difficile et il a passé plusieurs années à la débrouiller. Il s’est ruiné à payer les créanciers et à "s’entendre" avec son frère cadet. Il y a laissé tous ses biens. Aussi, lorsqu’il parle des successions, il les étudie comme une duperie où à nouveau tout le monde est berné. Les riches parents doivent craindre les héritiers avides ; les héritiers quant à eux voient deux dangers les menacer. Les fantaisies, d’abord, du de cuius qui par un subtil testament attribue à l’un ce que souhaite l’autre (Le testament explique par Esope) mais cela n’est rien face aux conflits qui peuvent naître du règlement des successions. L’union promise au père ne dure jamais longtemps, il n’est question que de "succession fort mêlées d’affaires" où il faut alors compter avec les créanciers, les procès, les consultants et les avocats. Il ne reste alors plus rien (Le Vieillard et ses enfants)27. Le seul bien qu’un père peut laisser, est tout au plus un bon conseil que l’on s’efforce d’ailleurs de ne pas suivre : "travaillez, prenez de la peine…"
II
21Après la famille, les biens et la propriété. Les biens sont meubles et immeubles. Le trésor que l’on trouve, les animaux que l’on chasse, les poissons que l’on pêche appartiennent à la première catégorie ; ils sont à ceux qui s’en servent où les prennent. La terre, en revanche, est immeuble, elle est à celui qui l’occupe. On le voit, une conception très simple pour expliquer le droit de propriété : l’occupation. Ajoutons que l’usage justifie aussi le droit. Mais l’occupation est une notion complexe28. La Fontaine paraît mêler à la fois l’idée d’occupation comme origine de la propriété et comme moyen de l’acquérir. Il suit d’ailleurs une opinion courante qui confond volontiers les deux termes de l’occupation29. Il en fournit deux explications et il se fait l’écho des discussions de son temps.
22 Le Chat, la Belette et le Petit Lapin est tout au long un petit traité sur l’origine de la propriété immobilière. Oublions la conclusion qui rend vaine toute discussion et qui décourage toutes les prétentions ; ne retenons que la démonstration. Pour le lapin, le terrier est la terre des ancêtres, le "paternel logis" ; pour la belette, au contraire, qui s’empare du premier gîte qu’elle rencontre, "la terre" est au premier occupant. Le lapin évoque la coutume et l’usage qui font de la terre un bien de famille, qui se transmet de génération en génération, la preuve s’établit par la succession. Cette preuve que les juristes nous disent impossible, "diabolique", mais qui a cependant, en l’espèce permis la transmission du terrier de Pierre à Simon et de Simon à Jean. Pour la belette, l’occupation est le droit de nature, le droit naturel. C’est bien en effet au XVIIe siècle que les juristes de l’école du droit naturel "fondent le droit subjectif de propriété sur la nature, l’occupation originelle"30. Pour eux, l’occupation pourrait bien être à l’origine de la propriété. Voilà qui rejette très loin les arguments développés par le lapin. La belette a non seulement pour elle le fondement du droit de propriété ; elle peut aussi en plaider l’acquisition. Elle a, en effet, occupé un bien sans maître, un bien abandonné, les biens délaissés dont parlaient les Romains. Pothier, au siècle suivant, donnera une définition de l’occupation qui reprend ces arguments31. Nous ne savons qui l’aurait emporté et nous aurions bien des arguments à répondre à la belette ; mais Raminagrobis a une façon très personnelle de mettre les deux parties d’accord. Sans doute, la fable est avant tout une critique de la justice et de la vanité des débats judiciaires, mais il est aussi permis de penser que La Fontaine considère que l’occupation est la meilleure justification de la propriété et un moyen d’acquisition des biens En tout cas, quelle que soit son opinion, on ne peut nier que La Fontaine est au fait des discussions doctrinales du droit naturel. On sait qu’il se tenait au courant de l’évolution des idées. On a recherché dans son œuvre l’influence de Platon et de Montaigne ; on a fait de lui un lecteur de Gassendi et de Descartes32 ; peut-être faut-il réserver la part à la lecture de Grotius et de Barbeyrac ?
23Toutefois, si La Fontaine est curieux, il ne peut jamais se départir d’une certaine ironie à l’égard des arguments qu’il expose. C’est la première leçon de la fable. Certes, il sait se faire avocat, et comme l’a bien exprimé Taine, il y a dans ses plaidoiries "le résumé de beaucoup de traités"33. Encore faut-il ne jamais tout à fait le prendre au sérieux.
24Il nous en donne un autre exemple avec L’Huître et les Plaideurs. L’huître est à celui qui la trouve, comme le gibier est à celui qui le chasse. Mais encore faut-il savoir qui l’a trouvé le premier. Les juristes ont longtemps argumenté pour savoir à qui appartenait le gibier blessé. Dans l’impossibilité d’identifier le chasseur, à qui va appartenir la prise ? Voilà de ces débats dont les tribunaux ont eu souvent à connaître, que La Fontaine a vu plaider devant lui et qui, au fond, l’amusaient. En l’espèce, Perrin-Dandin, comme Raminagrobis met les deux parties d’accord ; il leur accorde seulement, et il prend cela pour de la justice, de n’avoir à supporter aucun frais :
"Tenez la Cour vous donne à chacun une écaille,
Sans dépends, et qu’en paix chacun chez soi s’en aille."34.
25Avec cette fable, nous parvenons aux biens mobiliers, en particulier les res nullius, catégorie que l’ancien droit goûtait peu et qui paraissait une anomalie. La Fontaine s’en tient à l’occupation comme mode d’acquisition. Il y revient par trois fois, à propos de la pêche, de la chasse et de l’invention du trésor. La pêche, qui n’avait pas le caractère noble de la chasse, était souvent permise par les usages et quelques coutumes. La question était liée au droit des rivières. L’ordonnance de 1669 réglait le sort des rivières navigables et flottables qui faisaient partie du domaine de la Couronne ; pour les petites rivières, le débat n’a jamais été nettement tranché entre les droits de police des seigneurs justiciers et les prétentions des seigneurs fonciers. La Fontaine ne pouvait l’ignorer. S’il ne nous parle pas de ces distinction, il nous donne au moins l’occasion de relever que le droit de pêche l’intéressait. Au bord d’une rivière, dont nous ne savons pas la catégorie, un pêcheur vient de prendre un tout petit poisson ; à l’évidence, il n’a pas la taille réglementaire.
26Admettons qu’il avait le droit de pêcher35, l’ordonnance de 1669 lui fait obligation de rejeter à l’eau le poisson qui n’atteint pas la taille ; les officiers de la maîtrise des Eaux et Forêts ont le droit de visiter les paniers des pêcheurs et de vérifier les prises. Le pêcheur n’en fait rien ; il se contente d’un petit poisson, dans l’incertitude d’en prendre un plus gros. Le poisson est à celui qui l’attrape. A l’évidence, La Fontaine ne veut pas nous donner une leçon de droit, mais louer le pêcheur pour avoir su se contenter de peu. Voilà sans doute le comportement indulgent d’un maître des Eaux et Forêts qui justifiait les remontrances de Colbert36.
27 Le droit de chasse était plus âprement défendu. L’exercice est très noble, nous dit Ferrière37 et "convient peu aux bourgeois, aux gens mécaniques et aux paysans". La chasse appartient aux seigneurs : "qui a fief a droit de chasse" (Loysel). Ainsi ne peut-on chasser sur les terres des seigneurs sans leur autorisation, sur les terres du roi sans permission royale. La chasse est en tout état de cause interdite aux roturiers et l’ordonnance de 1669 leur en fait expresse défense sous peine de 100 livres d’amende la première fois, de 200 livres la seconde, et du carcan et du bannissement pour trois ans la troisième. Le droit de chasse des seigneurs est vivement critiqué. Il est souvent contesté. En voici un bien curieux exemple. Un jardiner, "demi-bourgeois, demi-manant", auquel donc s’applique l’ordonnance de 1669, a laissé rentrer un lièvre en son jardin38. L’animal commet des dégâts. Ne pouvant le chasser lui-même, il informe son seigneur qui vient aussitôt avec ses gens, ses chiens et ravage la propriété :
"Firent plus de dégâts en une heure de temps
Que n’en aurait fait en cent ans
Tous les lièvres de la Province."39
28La Fontaine en tire une morale politique ; il ne se prive pas également de critiquer le droit de chasse. Si l’exemple nous paraît excessif, il est cependant juridiquement fondé. Si l’ordonnance de 1669, en effet, réserve un régime de faveur pour les vignes, elle ne dit rien des enclos attenants aux maisons. Seuls quelques Parlements, dont Dijon et Toulouse, jugent "que les seigneurs ne peuvent, ne faire chasser, ni chasser eux-mêmes, dans les enclos de leurs censitaires et de leurs justiciables". En revanche, Denisart nous rapporte un curieux arrêt du Parlement de Paris très postérieur qui en dit long sur les pratiques seigneuriales en fait de chasse jusque dans les jardins de leurs justiciables40.
29 Mais derrière la critique du droit de chasse des seigneurs il y a, au fond, la reconnaissance que le gibier, res nullius, est au premier qui le prend, et peu importe si "tel est pris qui croyait prendre". L’oiseleur prend au filet une alouette, que l’autour vient lui ravir, qui se prend lui-même au filet. Ni l’un ni l’autre n’avait plus de droit de chasser (L’oiseleur, l’Alouette et l’Autour). Le "croquant" qui voulait tuer une colombe et que pique une fourmi, n’en avait pas non plus le droit (La Colombe et la fourmi).
30Mais plus encore que la chasse, le trésor retient l’attention du fabuliste. Le sujet se prête mieux qu’un autre à la morale. La Fontaine n’aime pas les avares, ceux qui entassent leurs biens : l’argent, selon. lui, doit circuler et les biens doivent être à ceux qui en ont l’usage. "L’usage seul fait la possession" rappelle-t-il à l’Avare (L’Avare qui a perdu son Trésor). Cette idée lui est chère, il y revient souvent : "Quand ses biens sont oisifs, je tiens qu’ils sont frivoles" (Du Thésauriseur et du Singe) et "Le bien n’est bien qu’en tant que l’on peut s’en défaire" (L’Enfouisseur et son Compère). Autant d’arguments qui lui permettent de justifier que le trésor appartient à celui qui le trouve. La leçon morale41 devient ici leçon de droit. Peu importe si La Fontaine prend quelque liberté avec les règles. C’est pour le gibier, mais aussi pour le trésor, que les Romains avaient fondé sur l’occupation l’acquisition des biens sans maître et des biens abandonnés42 Les règles romaines, dans leur dernier état, sont restées appliquées dans les pays de droit écrit. Ainsi celui qui trouve un trésor dans son fonds le conserve et celui qui le trouve sur le fonds d’autrui le partage avec le maître de la terre. En pays de droit coutumier, la règle est plus complexe. Le trésor, nous dit Loysel, appartient au roi, et les Etablissements de Saint-Louis considéraient, en outre, que "les fortunes d’argent étaient au seigneur justicier". Le renard le rappelle au roi :
"Or, tout trésor, par droit de royauté
Appartient, Sire, à votre Majesté."43
31Ainsi, celui qui trouve un trésor chez lui, le partage avec le seigneur Justicier et s’il s’agit du fonds d’autrui il le partage en trois. La Fontaine n’y fait aucune allusion ; les inventeurs gardent le fruit de leur découverte, c’est bien le droit de l’occupant44.
III
32Le premier recueil des fables, comme nous l’avons dit, s’ouvre par un contrat, un contrat qui n’est pas exécuté entre la fourmi laborieuse et la cigale insouciante. Le parti de La Fontaine est pris, nous savons qu’il est pour la cigale, entendons par là qu’il se méfie des gens d’affaires, des hommes d’argent, dont la fourmi avare et industrieuse est le prototype. Cela lui donne une certaine conception des relations contractuelles. Et ce n’est pas le seul trait qui domine le droit des contrats : il y faut aussi la confiance et l’équilibre entre les contractants.
33Dans le contrat, doit avant tout dominer la foi. Lui-même en a donné un parfait exemple. Il a commencé sa carrière littéraire par le contrat qui le liait à Fouquet, il a rempli ses engagements au-delà de toute obligation45. Aussi, attend il la confiance de tout contractant. L’emprunteur s’engage à restituer la somme ou l’objet prêté. La cigale promet ; rien ne nous dit qu’elle n’aurait pas rendu46. La foi est indispensable dans le contrat de dépôt. Ce contrat exige des relations de confiance, d’amitié. Or, trop souvent il n’y a que des menteurs, qui heureusement sont pris à leurs propres mensonges :
"… Mentir comme sut faire
Un certain dépositaire
Payé par son propre maux et d’un méchant et d’un sot."47
34La confiance impose à celui qui a contracté de s’exécuter, quelle que soit la convention, même en. matière de jeu. A cet égard, tout travail mérite salaire, toute "pratique" doit être payée, toute peine, dit-on, est digne de loyer. L’athlète qui n’a pas acquitté la somme qu’il avait promise à Simonide est durement puni (Simonide préservé par les dieux)48. Le loup est une crapule de refuser de payer la cigogne qui vient de l’opérer (Le Loup et la cigogne)49. Enfin, la confiance est personnelle, elle ne peut être déléguée ; il faut donc se méfier du mandat. L’ancien droit n’accordait qu’une confiance relative à la représentation ; le mandat était exceptionnel50. En réalité, La Fontaine vise à la fois les mandataires de justice -il n’aime ni les avocats, ni les procureurs- et les intermédiaires professionnels, gens de finances. Aussi conseille-t-il :
"Et si quelque affaire t’importe,
Ne la fait par procureur."51
35Comme les conventions supposent la confiance, elles doivent être aussi équilibrées. Rien ne l’exprime mieux que le contrat de société. La société avec le lion est bien connue.
"La génisse, la chèvre et leur sœur la brebis,
Avec un fier Lion, seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis
Et mirent en commun le gain et le dommage."
36L’intention de s’unir est ici essentielle et la mise en commun des profits et des pertes est de l’essence même du contrat. La société dit Domat est "une convention entre deux ou plusieurs personnes, par laquelle elles mettent en commun entre elles, ou tous leurs biens, ou une partie, ou quelque commerce, quelque ouvrage, ou quelque affaire, pour partager ce qu’elles pourront avoir de gain, ou souffrir de perte de ce qu’elles auraient mis en société".
37En l’espèce, leur activité est la chasse. La définition de La Fontaine est parfaite. Toutefois, la société qui est un contrat consensuel, ne peut être sérieusement appliquée que si les parties prennent l’engagement de s’associer et d’en supporter toutes les conséquences. L’affectio societatis n’est pas un vain mot. On peut douter de la sincérité du lion. La société, en effet, ne survit pas à la première opération. Chamfort s’étonnait de l’association de ces quatre personnages, il la jugeait absurde et contre nature. Certes, le lion n’a pour chasser nul besoin d’une génisse et d’une brebis, mais là n’est pas la leçon de la fable. Elle veut nous montrer la folie de ceux qui veulent s’associer avec de plus puissants qu’eux. En c’est par là que La Fontaine est un mauvais juriste : le contrat de société suppose une mise en commun et un partage des résultats, le droit surveille les apports et les répartitions, protège tous les associés. Malgré cela, il ne faut pas s’arrêter à cette objection ; le discours du lion vaut la peine, dans un tout autre sens, son avenir juridique a été assuré.
38Le même déséquilibre existe entre Le Pot de fer et le Pot de terre :
"Ne nous associons qu’avec nos égaux,
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d’un de ces pots."52
39Mais par là La Fontaine propose une autre mis en garde, contre les contrats fabuleux qui promettent d’éclatantes réussites et conduisent à la ruine. La critique dépasse la convention, elle emporte tout le droit des affaires. La Fontaine n’est pas un homme d’argent, on l’a dit et répété ; il n’a jamais su s’intéresser à la finance non par incompétence, mais plutôt par paresse. Gagner tant d’argent, à quoi bon !
40Il a, sur le plan économique, des idées simples et son rapport à l’argent est modeste. "Contentons nous de ce que nous avons", est sa règle de vie, il en tire quelques conséquences juridiques.
41Mais surtout, il en profite pour critiquer les traitants et les financiers. Il avait des raisons personnelles de ne pas les aimer. C’est un traitant, Le Vallée Corney, qui avait lancé contre lui un procès en usurpation de noblesse53. Quant aux financiers, aux hommes d’affaires, son opposition dépasse les hommes pour atteindre Colbert, l’inspirateur de la nouvelle politique économique. Tout le sépare de ce compatriote, son contemporain : la famille ; l’ascension préparée de longues mains par une "parentèle" de marchands et de financiers ; l’éclatante réussite et enfin le caractère. Il y a dans la ténacité et la volonté de réussir du ministre quelque chose qui est contraire à la paresse naturelle de La Fontaine. À partir de là, la critique gagne l’argent, la spéculation, le commerce et les finances54.
42Aussi, faut-il se méfier des grandes opérations financières, notamment le célèbre prêt à la grosse aventure. Le berger se lance dans une opération d’envergure, en investissant dans le commerce maritime. L’affaire tourne mal ; il avait quelques biens, il a tout perdu.
"Trafiqua de l’argent, le mit entier dans l’eau,
Cet argent périt par naufrage."55
43Les compagnies maritimes de Colbert sont ici nettement visées. Les premiers résultats n’étaient pas, en effet, fort encourageants ; la faute n’en incombait pas entièrement au ministre ; il faut ici corriger les critiques de La Fontaine56.
44Rendons lui au moins cette justice, l’opinion était alors assez répandue57.
45L’exemple du berger n’est pas isolée. La fable de La Poule aux œufs d’or est une allusion directe aux événements récents :
"Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vu
Qui du soir au matin sont pauvres devenus
Pour vouloir trop tôt être riches."
46Le gain, l’appât du gain, en a trompé plus d’un : la belette entrée dans un grenier, le héron prétentieux, feront eux aussi l’amère expérience qu’ : "on hasarde de perdre à vouloir trop gagner".
47Le Loup et le Chien Maigre offrent un exemple plus précis encore :
"Il fit voir que lâcher ce qu’on a dans la main,
Sous espoir de grosse aventure
Est imprudence toute pure."
48Ils sont nombreux ceux qui prennent "la proie pour l’ombre" et qui perdent tout pour avoir voulu trop gagner58. On jugera sa conception économique trop étroite et la théorie du contrat un peu trop simple. Tout le droit des obligations se réduit pour La Fontaine en relations d’argent. Cet argent, dont il a tant manqué, dont il fut si généreusement prodigue, et qui lui valut tant de procès et de tracas. Il comprend mal que l’on puisse fonder une convention uniquement pour en gagner davantage. Mais par delà les contrats, il y a une certaine idée que La Fontaine paraît se faire du droit privé.
IV
49À la lecture des fables que nous avons citées, deux traits semblent dominer les relations juridiques. Le droit, tout d’abord doit être simple. Quelques coutumes suffisent à régler la vie en société ; les hommes savent eux-mêmes presque naturellement leurs usages. Le bon sens est la loi naturelle des hommes. "Le simple sens commun nous tiendrait lieu de code".
50La propriété de la terre est à celui qui l’occupe, il n’est pas loin de penser qu’elle est à celui qui la travaille. Les biens sont à ceux qui en usent, la possession, nous dit-il, n’est rien sans l’usage. On a pu voir dans ces propos quelque chose de révolutionnaire de la part d’un homme qui était le moins révolutionnaire du monde. Tout ce qui sort du sens commun ne sont que vaines discussions doctrinales qui manquent d’intérêt, qui ne servent qu’aux docteurs et qui ne pèsent pas d’un grand poids devant les tribunaux (Le Chat, la Belette et le Petit Lapin ; L’Huître et les Plaideurs). Tout doit être, en effet, reconnu, sanctionné par le juge et manifestement La Fontaine ne leur fait pas confiance. La meilleure cause est entre leurs mains une cause perdue. Aussi le meilleur droit est celui qui ne conduit pas au prétoire : le moins de droit possible. L’idée, dans une certaine mesure, peut passer pour moderne.
51Le second trait tient en ceci : toutes les relations juridiques sont toutes plus ou moins des relations d’argent. Tout s’achète et tout se paie : la famille, les biens, les contrats, rien qui ne se monnaie.
"Procès, négoce, hymen ou bâtiment,
L’argent surtout est chose nécessaire."59
52 On pourra juger à juste raison la conception étroite. Mais il faut, analysant les fables, se garder de tous les excès ; on ne peut leur demander plus qu’elles ne veulent donner. La Fontaine ne prétend présenter une conception particulière du droit, pas plus qu’il ne veut créer une nouvelle morale. Il y a plus d’humeur dans ce propos que de doctrine. S’il y a, comme le disait Taine, dans certaines fables, la matière de plusieurs traités, La Fontaine n’a jamais eu l’intention de faire un traité de droit. Rien n’est là complet, organisé. Il parle du droit, comme il parle de la société ; l’un et l’autre il ne les peint pas, il les ébauche. N’essayons pas de couvrir du pesant manteau du droit la charge des petites scènes qu’il a animées. La Fontaine s’amusait lui-même de ses fables. Tout cela, comme nous l’avons vu, ne doit pas être pris à la lettre. Comment exiger d’un homme qu’il parle convenablement du mariage alors qu’il n’a jamais pris le mariage au sérieux, ni le sien ni celui des autres60. Et comme l’a dit son plus récent biographe sa vie est un conte : "l’argent, le mariage, les procès, la famille, le succès, tout chez lui devient immatériel"61.
53N’oublions jamais que si La Fontaine ne fait pas plus confiance au droit qu’aux juristes, il est par nature pessimiste. Le droit, dans une définition classique, doit régler les rapports des hommes entre eux. Or, les hommes entre eux sont cupides et sots les faibles subissent la loi des forts. Que peut faire le droit dans une société où "la raison du plus fort est toujours la meilleure" ?
54Il faut également considérer que La Fontaine eut lui-même bien des raisons de se plaindre du droit. Si ses fables sont pleines de droit, s’il en parle fréquemment, reconnaissons qu’il ne l’aime guère. On garde toujours l’impression que lorsqu’il invoque le droit, en réalité, il lui règle son compte. Nous évoquions, en commençant cette étude, sa formation juridique, on serait tenté de dire que la meilleure connaissance du droit, il l’a éprouvée dans sa vie, dans ses affaires, et reconnaissons le, cela l’a fortement ennuyé.
55Dans un livre plein d’esprit, Jean Giraudoux a évoqué la tentation bourgeoise, et le fabuliste en est embarrassé : "Histoires de dots, de successions, de ventes, d’hypothèques, pour empêtrer notre ami dans les responsabilités provinciales… Une fois par semaine, l’épée au côté, il siège à l’audience de la judicature, préside aux adjudications, taxe les délinquants, dirige les coupes et les ventes des glandées… "62. Tout cela au fond l’assomme. Il le mettra dans ses fables, pour s’évader de cette tentation à laquelle il n’a pas succombé. Combien en a-t-il vu de ces fils de laboureurs opposés en partage, de ces demi-manants, pêcheurs et chasseurs en fraude, de ces maraudeurs…? Une longue pratique du tribunal des Eaux et Forêts en Champagne cela l’a ramené à une idée bien sommaire du droit, et l’a incliné à l’indulgence. Une indulgence que Colbert ne comprenait pas.
56Dans sa vie personnelle, il a également éprouvé le droit et les fables lui permettent de se venger. Et si l’on retrouve dans son œuvre, comme dans les plans d’un ouvrage, la famille et le mariage, les biens et la propriété, et le droit des contrats, c’est peut-être tout simplement parce que La Fontaine fut un piètre mari, qu’il ne conserva rien de sa fortune et qu’il n’entendait rien aux affaires.
57C’est la meilleure part de ce qu’il faut retenir des notes juridiques de ses fables, avec aussi cet air d’actualité qu’il leur donne souvent.
Notes de bas de page
1 Cette étude a déjà paru dans Estudios interdiciplinares en homenaje a Ferran Valls i Taberner par el centenario de su nacimiento. Nous remercions le professeur Manuel J. Pelaez qui nous a autorisé à la reproduire.
2 Il est plusieurs façons de lire La Cigale et la Fourmi : Jean-Jacques Rousseau en a violemment critiqué la morale ; J. H. Fabre a montré scientifiquement qu’il était invraisemblable ; on a cru découvrir en filigrane, une allusion au procès Fouquet ; quant à l’explication juridique, un critique littéraire y a vu une tentative d’escroquerie. Cf. "Avez-vous lu la cigale et la fourmi ? lecture collective", dans Europe. numéro spécial La Fontaine, mars 1972, p. 132-135 et L. Guignot, "L’esprit juridique dans les fables de La Fontaine" dans Revue d’histoire littéraire de la France, 1927, p. 177- 211.
3 Le dépositaire infidèle (IX, 1). Nous citons d’après les œuvres complètes, éd. La Pléiade, 2 vol., Paris 1954-1958.
4 Sur ce sujet, il faut lire avant tout l’excellent chapitre consacré aux magistrats par H. Taine, dans La Fontaine et ses fables. La critique de la justice dans l’œuvre de La Fontaine a plusieurs fois été évoquée dans les discours de jeunes avocats à la rentrée solennelle des tribunaux et des cours : ainsi H. Kuntz, La Fontaine, les magistrats et la justice, Besançon, 1901 ; voir aussi R. Vaultier, "La Fontaine et la justice de son temps", dans Vie judiciaire, 1957, n° 580-581 ; P. J. Risopoulos, "Le sens de la justice dans les fables de la Fontaine", dans Revue générale, mars 1976, p. 23 et 44. La question est reprise tout au long de l’article de L. Guignot, "L’esprit juridique…", art. cit.
5 "Force écoutants" (Les Devineresses, VII, 15). Les jeunes avocats, en effet, pendant leur stage et même plusieurs années après, se contentaient de suivre le maître et d’écouter les plaidoiries. Ce n’est qu’après un long apprentissage que l’avocat devenait plaidant : au faite de sa carrière, il accédait quelques fois au rang d’avocat consultant ; cf. Boucher D’argis, Histoire abrégée de l’ordre des avocats, éd. Camus-Dupin, Profession d’avocat, Paris, 1832, t. 1.
6 Les devineresses : les références sont très nombreuses voir notamment L’homme et la couleuvre (X, I) pour la récusation d’un arbitre ; Le meunier, son fils et l’âne (III, 1) s’agissant d’un droit d’aînesse ; L’âne portant des reliques (V, 15) pour des magistrats ignorants ; Le singe et le dauphin (V, 7) où il est question d’un juge maire c’est-à-dire un juge majeur, un de ceux qui rendaient la moyenne justice comme l’indique Furetière dans son dictionnaire.
7 Les deux hommes sont liés ; Furetière confie qu’il connaît La Fontaine depuis l’âge de 16 ans. En 1652, c’est lui qui signe l’attestation de bonne vie et mœurs quand le fabuliste achète la charge de maître triennal des eaux et fôrets. Sur leurs relations et leur brouille, cf. J. Marmier, "La Fontaine et son ami Furetière", dans Revue d’histoire littéraire de la France, 1958, p. 449-466. Plus généralement, sur la biographie de La Fontaine il faut se reporter à Walckenaer, Histoire de la vie et des ouvrages de Jean de La Fontaine. Paris 1820 ; La notice biographie de P. Mesnard, en tête de l’édition des œuvres de La Fontaine, Les grands écrivains de la France de H. Regnier, Paris, 1883-1892. t. I ; L. Roche, La vie de Jean de La Fontaine Paris 1913 ; P. Clarac, La Fontaine l’homme et l’œuvre, Paris, 2ème éd. 1959 ; id. La Fontaine par lui-même Paris, 1961 ; J. Orieux, La Fontaine ou la vie est un conte, , Paris, 1976. On trouvera de nombreux renseignements dans les Histoires de la littérature française G. Lanson, F. Brunetiere, E. Faguet, R. Doumic, plus récemment Jasinski, mais plus spécialement dans A. ADAM, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle t. II p. 102-106, t. IV, p. 7-78.
8 Un acte de 1649, par lequel son frère Claude lui laisse sa part d’héritage, cf. P. Clarac, La Fontaine l’homme et l’œuvre Paris, 1947 ; l’acte est plusieurs fois mentionné par les divers biographes.
9 J. Orieux, ouvr. cit., p. 45.
10 Un règlement de 1519 impose aux avocats d’être au moins gradués en droit, l’ordonnance de 1535 exige la licence.
11 La Fontaine se moque de Maucroix qui n’aurait plaidé que 5 ou 6 fois ; C’est sans doute 5 ou 6 fois de plus que lui. Il composera une chanson un peu leste pour son ami devenu chanoine de Reims, dont le premier couplet rappelle son ancienne profession :
Tandis qu’il était avocat
Il n’a pas fait gain d’un ducat
Mais vive le canonicat !
Alléluia
(La Pléiade), Oeuvres diverses t. II, p. 479.
12 Sur La Fontaine et les eaux et forêts, voir L. Tuetey, "La Fontaine, maître particulier des eaux et forêts", dans Revue bleue 20 février 1897 ; M. Henriet, "Les fonctions forestières de La Fontaine", dans Annales de la société du Château-Thiérry. 1904, p. 151-176 ; L. Ricard, "Jean de La Fontaine maître des eaux et forêts", dans Revue de Paris 15 février 1929 ; P. Chabrol, "Deux hommes un métier : Jean de La Fontaine (1621-1695)" ; "Louis de Froidour (1625-1685) maître et grand maître des eaux et forêts", dans Mémoires de l’Académie des Sciences et Inscriptions et Belles Lettres de Toulouse, 1978, p. 39-49.
13 Ainsi la fable des Devineresses peut se lire par référence au procès de la Voisin, cf. Guignot. art. cit., p. 193.
14 La lecture ou la relecture des fables de La Fontaine a suscité de nombreuses études tendant à mettre en avant, le droit, les relations sociales, la politique, cf. outre l’art, de L. Guignot déjà cité, L. VIE, "Le droit et l’économie rurale dans les fables de La Fontaine", dans Revue des Pyrénées, 1914 ; E. H. Perreau, "Le droit et les sciences sociales dans La Fontaine", dans Recueil de l’Académie de législation, Toulouse, 1918, p. 119-151 ; A. Siegfried, La Fontaine, Machiavel français, Paris, 1955 et G. Couton, La politique de La Fontaine, Paris, 1959 ; P. Boutang, La Fontaine, politique, Paris, 198 1.
15 Le fermier, le chien et le renard (XI, 3).
16 Id.
17 J. Gaudemet, "Législation canonique et attitudes séculières à l’égard du lien matrimonial au XVIIe siècle", dans Sociétés et mariage, Strasbourg, 1980, p. 392- 407.
18 La Fontaine se marie en 1647 et est séparé de biens en 1649.
19 P. Mesnard, ouvr. cit., p. XLIII.
20 Id. p. XLIII et XLIV.
21 La Fontaine œuvres diverses, La Pléiade, t. II, p. 600.
22 L’homme entre deux âges et ses deux maîtresses (I, 17).
23 Le lion amoureux (IV. 90)
24 P. Ourliac et J. L. Gazzaniga, Histoire du droit privé français de l’an 1000 au Code civil, Paris 1985 p. 298.
25 La jeune veuve (VI, 21).
26 P. Barriere, La vie intellectuelle en France du XVIe à l’époque contemporaine, Coll. Evolution de l’humanité, Ed. 1974, p. 208 ; La Fontaine avait eu pourtant, lui aussi, sa période précieuse.
27 Extraits :
"L’ambition, l’envie avec les consultants".
"Dans la succession entrent en même temps.
"On en vient au partage, on conteste, on chicane.
"Le juge sur cent points tour à tour les condamne.
"Créanciers et voisins reviennent aussitôt :
"Ceux-là sur une erreur, ceux-ci sur un défaut."
28 A. J. Arnaud, "Réflexions Sur l’occupation", dans Revue historique de droit, 1968, p. 183-210.
29 P. Ourliac, et J. de Malafosse, Histoire du droit privé français, t. II, Les biens, cité par J. A. Arnaud, art. cit., p. 184.
30 M. Villey, cité par J. A. Arnaud, art. cit.
31 Pothier au XVIIIe siècle, nous apprend que : "L’occupation est le titre par lequel on acquiert le domaine de propriété d’une chose qui n’appartient à personne en s’en emparant dans le dessein de l’acquérir." La définition sera reprise plus tard par les Romanistes qui en feront, peut-être abusivement, l’expression du droit romain.
32 F. Gohin, La Fontaine, études et recherches. Paris 1937.
33 H. Taine, La Fontaine et ses fables.
34 L’huître et les plaideurs (IX, 9). Ne pourrait-on aussi retenir une leçon de procédure : on ne dérange pas le juge pour si peu de minimis non curat praetor ?
35 Comme la chasse, la pêche, selon certains auteurs, appartient au seigneur du fief, dans les rivières qui coulent dans leur fonds ; elle appartient au roi dans les rivières navigables et flottables (Denisart, Collection de décisions, t. III, p. 563) ; pour d’autres, la pêche est libre même dans les rivières navigables (Faber, Le Bret) ; pour tous les autres cours d’eau, la pêche parut permise.
36 Cela semble d’autant plus grave que l’on peut supposer, qu’il s’agit d’un pêcheur professionnel qui vend son poisson "Quelque gros partisan m’achètera bien cher" lui dit le poisson dans l’espoir qu’il le relâche en lui laissant le temps de grandir. Nous aurions eu alors à faire à un maître pêcheur, reçu dans la maîtrise des eaux et forêts qui a le droit de pécher dans les rivières navigables et flottables.
37 Dictionnaire de droit et de pratique, t. 1, p. 262.
38 II faut noter que le jardinier est responsable de la présence du lièvre. Il n’a en effet installé, pour clore son bien, qu’un "plan vif". On ne peut manquer de faire le rapprochement avec l’art. 21 du titre XXX de l’ord. de 1669 qui impose à tous ceux dont les jardins sont clos de murs, de veiller à ce qu’il n’y ait aucun trou, pouvant permettre le passage du gibier. Il y a là une exigence de la loi : le jardinier ne devra s’en prendre qu’à lui-même. Sur cette fable, voir les justes remarques de L. Guignot, art. cit., p. 203.
39 Le jardinier et son seigneur (IV, 4).
40 L’arrêt est du 12 août 1750. Voici les deux premiers paragraphes du dispositif :
"1) Que tous propriétaires de parcs, clos et jardins en censive et roture joignants immédiatement leurs habitations, seront tenus de souffrir les visites que les propriétaires des fiefs, dans l’étendue desquels lesdits parcs, clos et jardins sont situés, pourront faire ou faire faire de jour par leurs gardes reçus en justice, pour la conservation du gibier, sauf aux propriétaires des dits parcs et jardins de faire accompagner lesdits gardes dans leurs visites par une personne à eux qui bon leur semblera.
2) Pourront Lesdits seigneurs de fief et seigneurs ou justiciers tuer dans lesdits parcs, clos et jardins, quand bon leur semblera, sans qu’ils puissent y faire tuer autre personne avec eux, ni envoyer chasser, à la charge néanmoins d’en user modérément, conformément aux ordonnances, sans aucun dégâts". Bien modeste précaution ! arrêt cité par Denisart, Collection de décisions, t. 1, p. 383.
41 La Fontaine tient, tout d’abord, à indiquer que le coup du sort qui ravit le trésor à celui qui thésaurise, pour le donner à celui qui pourra en jouir, n’est en réalité que l’expression de la justice immanente.
42 Sur l’évolution de la conception romaine, J. Hubaux, et M. Hieter, "Le fouilleur et le trésor", dans Mélanges de Visscher, t. 1, p. 425-437 et la comparaison avec les droits orientaux, J. Dauvillier, "La parabole du trésor et les droits orientaux", dans Revue internationale des droits de l’antiquité, 1957, p. 107- 115.
43 Le renard, le singe et les animaux (VI, 6).
44 Ainsi ce malheureux qui allait se pendre et qui, découvrant un trésor ne songe pas à partager ; il est riche désormais et n’a plus de raisons de se pendre Le trésor et les deux hommes (IX, 16). De même le passager qui a traité avec Jupiter et qui, pris par les voleurs, leur livre le secret d’un trésor pour prix de sa délivrance le trésor est alors monnaie d’échange et il ne doute pas que le premier qui s’en emparera en sera propriétaire, Jupiter et le passager (IX, 13).
45 Recommandé par Jannart, l’oncle de sa femme, La Fontaine est engagé par Fouquet. Le surintendant lui verse périodiquement une pension, il doit quant à lui s’engager en échange "à chaque quartier” à fournir des madrigaux, ballades et sonnets. Le poète travaille sous contrat. Lorsque Fouquet est arrêté et condamné, il prend courageusement sa défense. L’obligation était devenue morale. La Fontaine partage même avec Jannart un court exil et il paiera longtemps cet attachement à Fouquet. Il est exclu de la liste des écrivains pensionnés et se verra pendant longtemps interdire l’entrée de l’Académie. Colbert n’était pas étranger à ces mesures. Ironie du sort, c’est son fauteuil qu’il occupera à l’Académie ; son éloge a été particulièrement bref. Sur le procès de Fouquet et La Fontaine, cf. Petit, "Autour du procès Fouquet. La Fontaine et son oncle Jannart, sous la griffe de Colbert", dans Revue d’histoire littéraire de la France, 1947, p. 193-210. Quant à l’élection on peut suivre le déroulement dans lLs registres de l’Académie française 1672-1793, t. 1, p. 217 et suiv. La Fontaine est élu le 15 novembre 1683 au fauteuil de Colbert, mais Louis XIV n’est pas "encore déterminé" à l’accepter ; il ne donnera son agrément que le 10 avril 1684 après l’élection de Boileau.
46 Il paraît manifestement excessif de voir dans l’attitude de la cigale une tentative d’escroquerie. Cf. L. Guignot, art. cit.
47 Le dépositaire infidèle (IX, 1).
48 Simonide préservé par les Dieux, (I, 14) ; il y a une très nette allusion au paiement des honoraires des avocats. Mais il faut noter que les avocats n’avaient aucune action pour récupérer l’argent que pouvaient leur devoir leurs clients.
49 On retrouve la même idée dans Le villageois et le serpent (VI, 13) ; un contrat -le mot est mentionné- est conclu entre le villageois et le serpent au terme duquel il se charge de le soigner, le serpent le remercie en voulant le piquer !
50 J. L. Gazzaniga, "Le mandat dans l’ancien droit français", dans Droits n° 6, La représentation, p. 21-30.
51 Le fermier, le chien et le renard (XI, 3).
52 Le pot de terre et le pot de fer (V, 2).
53 Sur cet épisode, J. Orieux, ouvr. cit., p. 201-203.
54 Sur les origines de Colbert qui éclairent son ascension, J. L. Bourgeon, Les Colbert avant Colbert, 2ème éd. 1986 ; sur le ministre, la récente biographie de Murat. I., Colbert, Paris. 1980 qui fournit d’amples renseignements
55 Le berger et la mer (IV, 2).
56 A. LESPAGNO, "État, capital privé et compagnies de commerce sous Louis XIV : quelques réflexions", dans Mélanges Goubert, t. II, p. 415-422.
57 L’hostilité est générale : "La haine des traitants, accusés de ruiner le pays devient un thème banal chez les écrivains, d’autant que la misère des campagnes devient terrible dans les dernières années du règne", P. Barriere, ouvr. cit., p. 190. En 1664, venait de paraître un traité de F. Charpentier, Discours d’un fidèle sujet du roi touchant les compagnies françaises pour le commerce des Indes orientales. Furetière, à la même époque, publie une fable bien inférieure à celle de La Fontaine.
"Quand je vois ces gros (mallotiers)
Qui vont avec des fuseliers
Ravager toute une province,
Et voler le peuple et le prince,
Quand je vois des banqueroutiers,
Des faussaires, des usuriers,
Des juges vendre la justice…
La violence est telle
Que si l’on faisait bien l’Histoire des larrons
On écrirait l’Histoire universelle"
cité dans Couton, ouvr. cit.. p. 109.
58 Voir également La laitière et le pot au lait (VII, 10) et L’ingratitude et l’injustice des hommes envers la fortune (VII, 14) qui évoque un prêt à la grosse aventure.
59 Cité par J. Orieux, ouvr. cit., p. 26.
60 H. Taine, La Fontaine et ses fables.
61 J. Orieux, ouvr. cit., p. 28.
62 J. Giraudoux, Les cinq tentations de La Fontaine, Paris, 1938, p. 56.
Auteur
Professeur à l’Université des sciences sociales
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