Anatole France et la Terreur révolutionnaire
p. 395-404
Texte intégral
1La Terreur qui va s’institutionnaliser entre 1792 et 1794, à l’époque du gouvernement révolutionnaire, comme pratique quotidienne du nouveau pouvoir, appartient à la grande catégorie des terreurs révolutionnaires, qui, à travers l’histoire, a connu différentes configurations. Période historique courte, elle a exercé un double sentiment de fascination et de répulsion sur la littérature française des XIXe et XXe siècles. Parmi les écrivains qui l’ont pris comme toile de fond, on peut notamment citer Balzac, Victor Hugo et Anatole France.
2De son adolescence à un âge avancé, Anatole France a été en contact avec la Révolution française et a médité sur elle en lui consacrant plusieurs de ses nouvelles et surtout un roman célèbre, "les Dieux ont soif". Méditation non seulement sur la Révolution française elle-même, notamment à l’époque de la Convention, mais plus largement sur le phénomène révolutionnaire en général, tel qu’il se manifestera au XIXe et au début du XXe siècle.
3C’est par le biais d’une fiction romanesque qu’Anatole France va évoquer cette période révolutionnaire inséparable de la Terreur qui connaîtra des phases successives, avec tendance à l’accélération. C’est là son grand intérêt historique qui apparaît à côté de sa très grande valeur littéraire. C’est ce témoignage, qui s’effectue par le truchement de personnages divers, qu’il faut tout à la fois, retracer et soupeser, car il jette une vive lueur sur les mécanismes profonds de cette pratique révolutionnaire que fut la Terreur, sur les discours théoriques ou sentimentaux de ses partisans ou de ses adversaires, sur les raisons de ses succès provisoires et de son échec final.
4 Pour l’auteur de L’île des pingouins, la grande idée-force qui se dégage à travers certains discours prononcés, c’est que le Tribunal révolutionnaire, principal instrument de la Terreur révolutionnaire, va tout à la fois sauver (dans un premier temps) et perdre (dans un second temps) le gouvernement révolutionnaire, qui est pourtant son créateur.
5Développer et critiquer cette thèse, tel sera l’objet principal de la présente analyse. Dans cette optique, la Terreur pourrait alors être saisie comme une machine, qui, peu à peu, deviendra une machine infernale, destructrice échappant à tout contrôle.
I – Genèse et enfance de la Terreur : la machine démarre
6Si la destinée du jeune peintre Évariste Gamelin présente un grand parallélisme avec celle de la Révolution, elle reste cependant singulière. Dans cette première phase du roman, qui va de la chute des Girondins à la mise en place officielle de la Terreur, l’élève de David va voir son statut se modifier. De simple citoyen au début, il sera ensuite nommé juré au tribunal révolutionnaire, tout de suite après l’assassinat de Marat. L’acte criminel de Charlotte Corday va constituer un tournant décisif. Attaqués, menacés dans leur existence, les révolutionnaires se défendent en instaurant la Terreur.
7C’est à travers le déroulement d’une assemblée de section d’un quartier parisien que les caractères et les positions des uns et des autres apparaissent. L’ordre du jour est d’importance. Il faut extirper de la Convention les Girondins devenus "indignes". Et pour cela, les citoyens sont invités à signer une pétition à l’adresse de la Convention.
8D’emblée, Gamelin, qui s’empresse de signer cette pétition, nous est présenté comme un ardent patriote, un "pur" qui a de la "vertu". Mais ce n’est pas le cas de toute la section qui "n’est pas chaude". Participer activement à cette "défense nationale et révolutionnaire", telle est la tâche que s’est assignée le citoyen Trubert, responsable du comité militaire de la section. Âgé de 25 ans, souffrant d’une tuberculose à un stade avancé, cet ancien opticien, qui a abandonné son activité professionnelle pour se consacrer entièrement à la Révolution, s’occupe de la levée des hommes, de leur armement, de la recension des matériaux et produits pour fabriquer la poudre, de la réquisition des fusils. Anatole France comprend la grandeur de sa tâche et, à travers lui, rend hommage aux patriotes, qui, par leur action, ont permis la victoire finale.
9En dépit de leurs différences, Trubert, dirigeant déjà chevronné, et Gamelin, jeune patriote, avaient un point commun : "ils n’attendaient point de merci de leurs ennemis, ils n’avaient de choix qu’entre la victoire et la mort"1. Dès lors, la Terreur apparaîtra de plus en plus comme le gage et le moyen de cette victoire. Pour cela, il faudra aussi contrôler et punir les généraux.
10La Terreur, en train de se mettre en place, sera donc tout à la fois exercée à l’arrière contre ceux qui sabotent la défense révolutionnaire et au sein de l’armée, pour galvaniser les troupes et obliger les généraux à marcher droit.
11Dans la cité, comme au sein de la Convention, les "tièdes" et les "opportunistes", ceux qui savent flairer d’où vient le vent, sont légion. Face aux patriotes exaltés, ils attendent patiemment leur heure. C’est le cas du marchand d’estampes Biaise qui, avec beaucoup d’adresse, saura traverser la tourmente révolutionnaire, en "hurlant avec les loups", au moment opportun.
12Si Gamelin et Trubert incarnent, chacun à sa manière, tout à la fois le patriotisme vigilant et la passion sans laquelle nul ne saurait faire de grandes choses ici-bas, le ci-devant noble, Monsieur des Ilettes, devenu citoyen Maurice Brotteaux, lui, exprime le doute et le scepticisme et, de ce fait, l’opposition à tout patriotisme exacerbé, risquant de se muer en fanatisme, à toute forme de terrorisme, physique ou intellectuel. Sans être profondément dans l’âme un royaliste actif, prêt à conspirer pour rétablir la royauté, il ne peut apparaître, aux yeux des patriotes que comme un contre-révolutionnaire dangereux... Pouvant être considéré comme le principal porte-parole d’Anatole France, il est tout à la fois sceptique (aucune foi dans tel ou tel gouvernement), matérialiste, épicurien, bon vivant, antiterroriste (par avance, il se prononce contre l’emploi immodéré de la guillotine).
13L’assassinat de Marat va clôturer ce premier moment de la phase de la genèse. Il va précipiter la mise en place de la Terreur, la rendre en quelque sorte irréversible. Pour Gamelin qui était un grand admirateur de Marat, cet assassinat est ressenti comme un coup funeste. C’est dans ce moment pénible que Gamelin devient officiellement juré. De simple patriote, que l’on pourrait comparer à un militant de base des partis politiques ouvriers modernes, il se voit propulser au rang de juré du tribunal révolutionnaire. À partir de cet instant, il devient lui-même un acteur de la Terreur et non plus un simple observateur.
14Il reçoit alors les félicitations de ses proches ou de ses relations. Parmi ceux qui le félicitent, Brotteaux s’empresse de le mettre en garde contre les dangers du Tribunal révolutionnaire tel qu’il a été conçu. Dans ce discours apparaît une critique formulée par Anatole France à l’encontre de la Terreur. Pour l’ancien publicain qu’est Brotteaux, "donner des juges à leurs ennemis" apparaît comme une intention généreuse de la part des révolutionnaires, mais cette mesure, par contre, n’est pas politique : "Il eut été plus habile à eux, il me semble, de frapper dans l’ombre leurs plus irréconciliables adversaires et de gagner les autres par des dons ou des promesses. Un tribunal frappe avec lenteur et fait moins de mal que de peur : il est surtout exemplaire. L’inconvénient du vôtre est de réconcilier tous ceux qu’il effraie et faire ainsi d’une cohue d’intérêts et de passions contraires un grand parti capable d’une action commune et puissante"2.
15Pour Anatole France, la Terreur en faisant peur, en se voulant exemplaire, se condamne à l’inefficacité, car elle frappe trop lentement et elle ne touche pas nécessairement ceux qui méritent d’être punis. Le deuxième inconvénient majeur signalé par France, c’est de voir la pratique de la Terreur se retourner contre ses promoteurs, taxés à leur tour d’être des ennemis de la Révolution. Par avance, Anatole France évoque ainsi le 9 Thermidor qui sera fatal à Robespierre et ses amis.
16Peu de temps après, Gamelin s’assoit pour la première fois sur le banc des jurés. L’accusé qui comparaît est accusé de dilapidation. Accablé par la déposition du témoin à charge, il sera peu à peu disculpé par les autres témoins et par l’avocat "qui parla avec un ton de vérité qui valut à l’accusé des sympathies"3. Comme le ministère public était resté vague dans son réquisitoire, le jury va se montrer divisé. Impressionné par le manque de preuves, Gamelin va se prononcer pour l’acquittement, qui sera, en définitive, obtenu...
17C’est après cet acquittement que Gamelin connaît l’accomplissement de son amour avec Elodie, qui se donne à lui. La tonalité de cette première phrase tend ainsi à correspondre avec la tonalité de l’amour entre le jeune peintre et Élodie.
II – Deuxième phase : la Terreur ordinaire, la machine tourne à plein rendement
18Tous les historiens paraissent d’accord : c’est au mois de septembre 1793, après les journée du 5 et 6 de ce mois, que la Terreur s’instaure réellement. Elle prendra de l’ampleur après le vote de la loi des suspects. Bientôt, les tribunaux révolutionnaires et surtout celui de Paris, vont tourner à plein régime. Il faut sauver, coûte que coûte, la patrie en danger. De façon romanesque, Anatole France, à travers l’évolution du comportement d’Évariste, a bien montré ce tournant. Au fur et à mesure qu’il va juger, Évariste, à l’instar du tribunal révolutionnaire, artisan de la Terreur, deviendra impitoyable ce qui se répercute très sérieusement sur la qualité de ses relations amoureuses avec Élodie.
19La mise en place de la Terreur va être rendue possible par le vote de la loi des suspects le 19 septembre 1793, sur rapport de Merlin de Douai. D’après Soboul, cette loi était destiné à prévenir de nouveaux massacres comme l’année précédente. Dès la mi-septembre, avant même l’entrée en fonction d’Évariste, le Tribunal Révolutionnaire de Paris réorganisé avait été divisé en quatre sections comportant chacune 15 jurés. Déjà, la charge de travail de l’accusateur public était devenue écrasante, puisqu’il devait travailler "dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux révoltes de province, aux conspirations, aux complots, aux trahisons, la Convention opposait la Terreur. Les Dieux avaient soif"4.
20C’est en cet instant précis qu’Anatole France justifie le titre de son roman. Il fait allusion d’après sa commentatrice, M.C. Bancquart, à ces dieux indiens qui exigeaient, selon leurs prêtres, toujours plus de sacrifices humains. Pour France, les révolutionnaires de cette terrible période se comportaient, sans le savoir, comme des dieux précolombiens.
21Face à une situation qui restait toujours aussi désespérée, les jurés étaient inextricablement pris entre la pression extérieure, qui paraissait sur le point de tout emporter, et la pression intérieure, à laquelle il fallait, coûte que coûte, résister.
22Par rapport aux autres jurés, Gamelin va rapidement se révéler comme atypique, ce qui le conduira à se détruire lui-même, un peu à l’instar du Comité de Salut Public, qui brûle ce qu’il a adoré dans la terrible marche en avant de la Révolution. Il deviendra "pur parmi les purs", incarnant en quelque sorte la Terreur dans ce qu’elle a de plus exacerbé, de plus inhumain. Dans le second verdict qui est relatif, lui aussi à un général vaincu, les jurés associent la défaite et son responsable réel, par une sorte de transfiguration sensible. Jury et public sont à l’unisson. Le sentiment de haine des patriotes rejoint celui qui anime la majorité du jury. Le verdict sera un verdict de mort.
23Après le second procès, Évariste, à l’instar de la majorité des jurés, n’a plus aucune indulgence, et il condamne dans tous les cas : "Évariste opina constamment pour la mort et tous les accusés, à l’exception d’un vieux jardinier, furent envoyés à l’échafaud"5. C’est à partir de cette période que l’ère des soupçons a commencé pour le jeune peintre qui, peu à peu, voit des ennemis partout, et se méfie de tout le monde, car nombreux sont les conspirateurs : là, ils fabriquent de la fausse monnaie, ici, ils se gobergent en se gaussant de la République, là, enfin, ils prennent du bon temps avec les filles de joie qui affichent leur profond mépris de la Nation en foulant au pied la cocarde nationale.
24Cette suspicion permanente retentit sur son amour pour Élodie. Au sens propre du terme, celui-ci commence à se détraquer, devenant frénétique, excessif, ayant, en quelque sorte, la même tonalité effrayante que la Terreur, d’autant plus qu’Élodie est tout à la fois attirée et repoussée par celui qu’elle va vite considérer comme un être anormal.
25Dès le mois d’octobre, la Terreur semble pourtant porter ses fruits, puisque le 16 de ce mois, Jourdan, remportant une grande victoire à Wattignies, a bousculé l’ennemi et débloqué Maubeuge. C’est l’annonce de cette victoire, tant attendue, qui va illuminer les derniers moments de Trubert, qui agonise sur un lit de sangle dans l’ancienne cellule d’un moine bamabite. Pourtant, en dépit de Wattignies, les temps de l’indulgence n’étaient pas encore venus. La Terreur à usage interne allait relayer et accompagner la Terreur à usage externe, car les ennemis étaient légion et les prisons étaient en cette fin d’octobre surpeuplées.
26La Terreur ordinaire s’aggrave avec le début des grands procès politiques : poussés par les événements et résolus à aller de l’avant, les Robespierristes, et d’autres, entament une lutte à mort contre les factions. Les premiers concernés sont les Girondins, dont le procès commencé le 3 brumaire se termine 7 jours plus tard, avec leur envoi à l’échafaud. À cette occasion, Évariste, qui les considère comme des traîtres fédéralistes, brûle allègrement ce qu’il a adoré jadis.
27Dans un contexte d’aggravation rapide, l’arrestation de Brotteaux, suite à une délation, va permettre à l’écrivain de décrire une autre face de la réalité liée à la Terreur en acte, la vie carcérale, qui se caractérise avant tout par sa brièveté...
III – Troisième phase : La Terreur dévorante, la machine est emballée et détraquée
28La lutte contre les factions signifie un tournant dans l’approfondissement de la Terreur, car elle exprime de manière directe une répression impitoyable dirigée contre les révolutionnaires eux-mêmes. C’est à ce moment-là que l’on peut dire que la Révolution dévore ses propres enfants, si cette expression a vraiment un sens. Au lieu de s’assouplir, le système va encore se renforcer et devenir plus inhumain et plus impitoyable.
29Dans cette fuite en avant, qui, avec le recul du temps, apparaît comme insensée et pourtant inévitable, on assiste à un double détraquement, dans le roman : celui des institutions (en premier lieu le tribunal), celui des individus (au sommet et à la base). Gamelin lui aussi sera entraîné dans cette danse de mort, avec les derniers patriotes, qui sont devenus bien esseulés et détestés, par l’opinion publique.
30Après la loi de prairial, il n’y a plus véritablement de justice de caractère technique. Les juges de type ancien sont remplacés par des "sans-culottes" jugeant par illumination patriotique. Cette nouvelle justice abrégée contentait des jurés qui avaient, sans beaucoup de tergiversations, adopté la nouvelle procédure : "Ils s’enquéraient seulement des opinions des accusés, ne concevant pas qu’on pût, sans méchanceté, penser autrement qu’eux. Comme ils croyaient posséder la sagesse, le souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires, l’erreur et le mal. Ils se sentaient forts, ils voyaient Dieu. "L’Être suprême", reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ils s’aimaient. Ils croyaient"6.
31La nouvelle procédure, qui va permettre de juger davantage d’individus en même temps (puisqu’on ne procédait plus que par fournées) sera aussi à l’origine d’une très grave perversion au niveau des actes d’accusation : la pratique inique de l’amalgame. La hantise des complots, qui prenait une grande ampleur, favorise l’idée que dans les prisons, on conspirait également.
32Lancée comme une sphère que rien ne peut plus arrêter, la grande Terreur va bientôt engloutir Brotteaux, le porte-parole, l’alter ego d’Anatole France et ses amis lors d’un procès bref et bâclé, dominé par l’amalgame le plus poussé, l’injustice la plus grande, l’incompréhension la plus forte. C’est toute l’ironie du philosophe lucide, toute sa manière de vivre et de penser qui alimentent un malentendu meurtrier. Sage, tolérant, athée, sarcastique, rempli de doute, il sera victime de l’intolérance, de la folie et de la certitude, poussées d’autant plus à l’absolu que les dangers qui menacent tout à la fois la Révolution et la République demeurent très grands.
33Un acte d’accusation ubuesque, qui fait frémir. Le réquisitoire de l’accusation définit les moyens de la conspiration ourdie : "L’assassinat, la famine, la fabrication de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravation de la morale et de l’esprit public, le soulèvement des prisons"7. On est ici au coeur du débat sur la Terreur. Car si les accusations du substitut de l’accusateur public sont, en l’espèce, grotesques et dérisoires, elles ne doivent pas pour autant masquer que la contre-révolution fut elle aussi une réalité bien tangible.
34La Terreur s’exerce au nom de la morale, une morale puritaine, rigoureuse, qui tend à l’ascétisme, et que tous doivent partager. Défense sans concessions d’une société quelque peu utopique et imaginaire, où "les méchants" ont disparu et où "les bons" ont gagné, ce qui leur permettra d’exclure définitivement la violence entre citoyens. Plus que jamais ad augustas per angustas. Sans hésiter, Anatole France montre ici ce que peut avoir de cauchemardesque, une telle vision poussée à l’extrême. Mais il n’innocente pas, pour autant, les contre-révolutionnaires bien loin de là.
35Cette Grande Terreur, qui, a priori, n’est que la suite de la terreur ordinaire, va avoir un effet d’affolement général, y compris sur Gamelin en le conduisant, peu à peu, à des actes proprement suicidaires.... La frénésie qui règne partout va prendre possession de lui en le détruisant de l’intérieur. Destruction de son amour qui est provoquée par la destruction de sa personnalité : très grande fatigue, voire prostration, véritable abattement : impossibilité de dormir sans cauchemar ; plongée vers la folie avec apparition et persistance de véritables hallucinations. Il se sent rempli d’angoisse et s’interroge en se demandant s’il a été coupable de parricide. Et il répond par la négative : "Au contraire, c’est par pitié filiale que j’ai versé le sang impur des ennemis de la patrie"8.
36Le dilemme qu’il a dû affronter était nécessairement meurtrier. C’est parce qu’il a fait à sa patrie le sacrifice de sa vie et de son honneur, qu’il mourra infâme. Cette condamnation sans appel de Gamelin par lui-même, c’est aussi la condamnation d’Anatole France à l’égard de la Terreur, et surtout à l’égard de ses excès, de la machine infernale qu’elle est devenue. Le Terreur dévore ses enfants et il ne peut en aller autrement.
37Pour l’historien, ce qui reste à expliquer, ce n’est pas tant l’instauration de la Terreur, mesure de défense de la Révolution, que son emballement, que sa transformation en machine infernale, qui broie tout ce qu’elle rencontre sur son passage, y compris ceux qui l’animent. Cet emballement correspond au moment où, selon Saint-Just "la révolution est glacée". Extraordinaire température d’un côté (la loi de prairial), froid très paralysant de l’autre (les liens avec les masses populaires). Tout montre que l’on était arrivé à l’impasse, car les limites infranchissables d’une véritable révolution bourgeoise étaient atteintes et ne pouvaient guère être dépassées. La révolution à visée sociale apparaissait pour ce qu’elle était ; une fantasmagorie et une illusion. Robespierre et ses amis étaient devenus, sans le savoir des "conquérants de l’impossible".
38Tout porte à croire que Robespierre s’était rendu compte des dérives dangereuses que connaissait la Terreur. La victoire obtenue, une victoire qui aurait écarté pour un temps toute menace étrangère, il aurait voulu desserrer l’étreinte mortelle qui pesait sur la Nation. À en croire Michelet9, ce coup d’arrêt aurait pu avoir lieu pendant la fête de l’Être suprême, le 8 juin 1794. Mais, pour différentes raisons, ce fut une journée de dupes, qui étala au grand jour les contradictions qui minaient le gouvernement révolutionnaire.
39La chute de Robespierre, suivie de son exécution et de celle de ses amis les plus proches, signifie tout à la fois la fin du gouvernement révolutionnaire et de la terreur, comme moyen de défense de ce gouvernement.
*
* *
40Par rapport à la terreur révolutionnaire, les deux principaux héros du roman : Évariste Gamelin, d’une part, Maurice Brotteaux, de l’autre, apparaissent, à y regarder de près, comme les porte-parole, plus ou moins autorisés, des positions de l’auteur, puisque si l’un défend, avec quelle vigueur, voire quel fanatisme ! La terreur, l’autre, à l’inverse, la condamne catégoriquement.
41Pour les partisans de la Terreur, tels Gamelin, la Terreur qui découle de l’activité du tribunal révolutionnaire, est inséparable de la vertu : c’est là la position bien connue de Robespierre et de ses amis.
42A l’inverse pour Brotteaux, sceptique impénitent, le tribunal révolutionnaire, artisan principal de la terreur, traduit le règne de l’arbitraire, un arbitraire de plus en plus absolu. De plus, il a tendance non à préparer sa mise en sommeil, mais tout au contraire à se pérenniser. La Terreur, c’est aussi la sanction sans appel des délits d’opinion, ce qui entraîne la condamnation probable des innocents (procédé de l’amalgame) : la Terreur, c’est la révolution qui dévore ses enfants.
43Ce dialogue, plus ou moins imaginaire entre les partisans (de l’époque) de la Terreur et leurs adversaires, pose, comme on pouvait s’y attendre, toute une série de questions qui apparaissent d’une grande complexité : terreur/nécessité ; terreur/démocratie ; terreur/réalité.
44Dénonciation du fanatisme, hantise du procès, apologie de la tolérance, ce sont là les trois grandes caractéristiques du roman, qui recueillent l’accord des commentateurs : "Ces peintures sont "pathétiques" dans leur sobriété. Elles respirent l’horreur de l’intolérance et du fanatisme10 ; "Les dieux ont soif est un livre contre le fanatisme"11.
45Mais si l’on peut considérer que ces appréciations générales sont tout à fait justifiées, il n’est pas sûr qu’elles soient suffisantes, car elles traduisent mal l’évolution de l’attitude d’Anatole France à l’égard du fait révolutionnaire, non seulement celui d’hier, mais également celui d’aujour-d’hui.
46Comme le rappellent Lagarde et Michard, A. France est profondément déçu par l’échec de la révolution russe de 1905 et se demande si les révolutionnaires n’ont pas été trop pacifiques, trop remplis de mansuétude envers un pouvoir autocratique qui, loin d’entendre les justes plaintes des manifestants, les fait mitrailler à bout portant. C’est cette expérience qui alimentera aussi ses réflexions sur la Terreur. C’est peut-être également pour cette raison qu’il voudrait comprendre les ressorts profonds, en se demandant en quoi elle peut aider la révolution, en quoi elle la dessert très profondément, jusqu’à la broyer de façon inexorable.
47Dans la dernière période de sa vie, A. France est entièrement acquis aux idées révolutionnaires. S’il condamne Gamelin, et, à travers lui, Robespierre, au plan de la répression, c’est parce que lui aussi veut lutter pour une autre société. L’utopie de Gamelin, il la partage, à sa manière, et se demande comment réussir une révolution qui respecte profondément l’humanité de chacun.
48Si les Dieux ont soif est une sorte de Quatre-vingt-treize anti-hugolien, il est aussi un roman complexe qui prend en compte les contradictions réelles d’une formation économique et sociale complexe, la société révolutionnaire française de 1793-1794, à une période décisive de son évolution. C’est ce qui fait tout à la fois son intérêt historique et ses résonances au XXe siècle, au temps d’Anatole France, qui regarde d’un oeil désabusé les dérives du socialisme opportuniste, mais aussi en notre temps.
49"Les contradictions et les tensions masquées du socialisme s’inscrivent profondément dans "l’île des pingouins", "les Dieux ont soif", "la Révolte des anges", c’est toujours du côté du social et de l’histoire que France écrit, produit du sens, critique et invente"12.
Notes de bas de page
1 A. France, les Dieux ont soif, p. 14
2 A. France, op. cit., p. 107
3 A. France, op. cit., p. 138
4 A. France, op. cit., p. 99
5 A. France, op. cit., p. 158
6 A. France, op. cit., pp. 236-237
7 A. France, op. cit., p. 248.
8 A. France, op. cit., p. 242
9 Histoire de la Révolution, II
10 Lagarde et Michard, Textes et littérature XXe siècle, p. 95.
11 M. C. Bancquart, A. France, un sceptique passionné, 1984, p. 331
12 M. Levaillant, Histoire littéraire de la France, volume 5, 1848-1913, Éditions sociales, op. cit., p. 557.
Auteur
Maître de Conférences honoraire
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017