La mémoire de la Terreur à l’opéra
p. 359-369
Texte intégral
1La mémoire musicale de la Terreur reste assez difficile à évoquer, faute de documentation aisément accessible : si la production contemporaine semble avoir surtout mis en scène la politique étrangère, on y relève aussi des titres comme La journée du 10 août ou La Montagne, mais ces oeuvres de circonstance n’ont pas été reprises depuis leur création1. Curieusement, malgré la vogue des sujets historiques au XIXe siècle, la Révolution, et plus précisément la Terreur n’ont pas suscité chez les compositeurs un intérêt proportionné à l’importance du séisme politique, même une fois disparue l’ombre de la censure2. Aujourd’hui, La Mort de Danton d’Einem3 étant introuvable, on ne peut retenir que quatre oeuvres4 d’inégale importance : Andrea Chénier de Giordano, Il piccolo Marat de Mascagni, Dialogues des Carmélites de Poulenc5, et ce qui semble être le seul "opéra du bicentenaire", Il carillon del Gesuita de Paolo Arcà, créé en juillet 1989 au festival de Fermo dans les Marches, un opéra de 40 minutes qui est une bonne introduction à cette étude6.
2Le librettiste Giovanni Carli Ballola a certes oublié qu’il n’y avait pas, en 1794, de Jésuites en France. Mais, sur un sujet pourtant fantastique (le carillon magique du Jésuite guillotiné fait surgir une ronde de fantômes de l’Ancien Régime, qui entraînent Louis XVII avec eux dans une mystérieuse disparition, la mort peut-être), il se pique d’authenticité dans les détails. Les personnages qu’il place côte à côte au Temple le 8 juin 1795 sont historiques (Lambert, conventionnel, a la charge de Louis XVII ; Bruni, musicien italien, réside à Paris depuis 1780 ; on lui doit un hymne à l’Être Suprême pour le 20 prairial an II), Sarrette et Chérubin – à qui Bruni doit confier, sur ordre de Laurent, les instruments des musiciens guillotinés qu’il espérait s’approprier – furent bien inspecteur et directeur du Conservatoire de musique créé, il est vrai, en septembre seulement). Bruni chante, ou interprète au violon, ça ira et Carmagnole.... L’oeuvre d’autre part n’a rien de contre-révolutionnaire : la vision de la révolution est celle du "sens de l’histoire". La danse macabre des "ombres de l’Ancien Régime" est "d’une sinistre frivolité, sans rien de tragique ni de pathétique", bien que cette ronde soit formée de "membres de la famille royale, dont les dépouilles, inhumées dans la cathédrale (sic) de Saint-Denis, ont été profanées et dispersées pendant la Terreur", ainsi que de "victimes des massacres de septembre ou du Comité de Salut Public" ; le dauphin (sic) est emporté par les ombres, hors d’un monde où il n’a rien à faire (il reste d’ailleurs obstinément muet). Mais nous avons face à face deux révolutions, symbolisées par Laurent et Bruni, soigneusement décrites par le librettiste. Laurent, d’une élégance discrète, coiffé à la Titus, est "un thermidorien honnête et juste, qui abhorre le fanatisme et la violence, et a une haute conception de son rôle de révolutionnaire éclairé, voué à la paix sociale". Bruni, à l’élégance tapageuse d’Incroyable, est "l’opportuniste du régime, servile, stupidement fanatique et cruel, insupportablement bavard, détesté de Laurent, qui cache mal son mépris pour lui" ; il est vénal, d’un anticléricalisme "primaire" (ne pouvant parler de prêtres sans évoquer leur imposture ou les vouer à la lanterne), et d’un humour rudimentaire : parvenu, dans son catalogue des biens confisqués, à "seize et dix-sept", il éclate de rire et explique à Laurent agacé, "Il paire, e poi elfiglio.... e lo spirito santo del dottor Guillotin che scende coi suoi doni – Vive la République ! – tra salve di cannoni ! "
3En somme, on trouve dans cette "oeuvrette" les caractéristiques essentielles des opéras évoquant la Terreur. Malgré le goût du détail historique, il ne s’agit pas d’opéras sur la Terreur. Malgré des réserves ou des critiques à l’égard de la Terreur, il ne s’agit pas d’oeuvres contre-révolutionnaires.
4Ni Andrea Chénier, ni II piccolo Marat, ni Dialogues des Carmélites n’ont la Terreur, ou même la Révolution, pour véritable sujet. Andrea Chénier pourrait illustrer la "définition" de l’opéra comme l’histoire d’amour d’un ténor et d’une soprano, troublée par un baryton : le drame concerne d’abord l’idylle de Chénier et de Madeleine de Coigny7, et la politique y sert d’instrument à la jalousie. Charles Gérard, ancien domestique de la comtesse de Coigny devenu conventionnel, désire passionnément Madeleine ; c’est pour écarter un rival qu’il rédige contre Chénier (déjà suspect à Fouquier-Tinville, il est vrai) une dénonciation calomnieuse. Pris de remords quand Madeleine s’offre à lui en échange de la vie de Chénier, il tente en vain de sauver le poète devant le tribunal révolutionnaire, mais ne peut qu’aider finalement Madeleine à mourir avec Chénier, substituée à une condamnée. Il piccolo Marat, version romancée des noyades de Nantes, est d’abord une "pièce à sauvetage" (genre à la mode au début de la Révolution, avec les Lodoiska de Cherubini et de Kreutzer, et plus tard Leonora de Paër, et bien sûr Fidélio !) : pour sauver sa mère emprisonnée, le jeune prince Jean-Charles de Fleury se déguise en sans-culotte enragé et s’enrôle dans la compagnie des Marats (la garde de Carrier, que le livret nomme simplement l’Orco, "L’Ogre, président du comité révolutionnaire") ; aidé par la douce Mariella, nièce de l’Ogre, et par le Charpentier que l’Ogre a forcé de "truquer" les bateaux, il délivre sa mère et tous quatre s’enfuient, le Charpentier ayant assommé l’Ogre. Quant aux Dialogues des Carmélites, le vrai sujet n’en est pas le martyre des religieuses de Compiègne guillotinées le 17 juillet 1794, mais le destin d’une héroïne imaginaire, Blanche de la Force, hantée par la peur depuis sa naissance8 : "Il n’y a jamais eu qu’un matin, celui de Pâques, mais chaque nuit qui commence est celle de la Très Sainte Agonie", et même devenue soeur Blanche de l’Agonie du Christ, elle ne peut échapper à cette peur que grâce au sacrifice de la première prieure – qui a une mort petite et atroce pour que Blanche meure facilement –, à celui des autres religieuses, et à la survie de mère Marie, privée du martyre auquel elle aspirait afin que Blanche – que la prieure lui a confiée à ses derniers moments – soit libérée en mourant à sa place9. On reconnaît là le thème de la grâce et du pardon divin par personne interposée, cher à Gertrud von Le Fort, et sa conception très particulière de la communion des saints10, mais on est très loin des Carmélites s’offrant "en holocauste pour apaiser la colère de Dieu" et pour que "la paix fût rendue à l’Église et à l’État"11, très loin de la Terreur, un décor, plutôt que l’essentiel du sujet.
5Chacun des trois opéras témoigne cependant à sa manière d’un grand souci de précision historique, malgré des erreurs d’inégale gravité. Le librettiste d’Andrea Chénier est manifestement soucieux de "couleur révolutionnaire" : le sans-culotte Mathieu, dit "Populus", et son ami "Horatius Codés" époussettent le buste de Marat près de l’ex-Cours la Reine, en jurant par l’ex-enfer. Carmagnole, ça ira et Marseillaise ponctuent l’action. Les "tricoteuses" caquettent au Tribunal Révolutionnaire, évoquant la hausse du pain ("encore un coup de ce chien d’Anglais de Pitt !"). Au passage des Conventionnels, la foule énumère consciencieusement Barrère, Collot d’Herbois, Couthon, Saint-Just, David, Tallien, Fréon, Barras, Fouché, Le Bas, Thuriot, Carnot... Dans la "fournée" du tribunal, d’authentiques victimes du 25 juillet, Gravier de Vergennes et Madame de Montmorency-Laval, septuagénaire et infirme abbesse de Montmartre12. Et l’air de Chénier au matin de sa mort, come un bel di maggio, s’inspire de ïambes, XI (Comme un dernier rayon...). Mais Illica est quelque peu brouillé avec la chronologie : l’étrange présence en juin 1794 d’Incroyables et de Merveilleuses (qui prononcent les "r”, mais sont synonymes d’indicateurs et de prostituées) vient peut-être d’un désir de grand spectacle et de beaux costumes, mais le puriste peut s’étonner que Chabot, guillotiné le 4 avril, soit considéré comme vivant en juin. Plus grave est la confusion entre la Convention et les Cinq-Cents (qui nous vaut un Palais-Bourbon déjà baptisé "Palais des Cinq-Cents" où les députés vont se réunir). Et par un cocasse anachronisme, Chénier a fait à Saint-Cyr ses études d’officier ! La vie et la personnalité du héros sont "aménagées" (licence poétique ou confusion historique ?) : son zèle révolutionnaire était en fait refroidi dès 1790 (son frère, plus que lui, mériterait le nom de fils de la Révolution) ; son mince passé militaire devient ici une glorieuse défense de la patrie dans les armées de Dumouriez (il l’évoque au tribunal dans l’éclatant Si, fui soldato) ; l’idylle avec Mademoiselle de Coigny est imaginaire (la "jeune captive", récemment divorcée après une vie conjugale agitée, a survécu à la Terreur et s’est remariée quelques mois après ; elle ressemble fort peu à la pure Madeleine...). Et l’arrestation, le procès et la mort n’ont pas été resserrés en 24 heures.
6 Il piccolo Marat offre un curieux mélange de détails historiques précis et de flou, où l’on a parfois voulu (Piero Mioli) voir la marque du symbolisme. Les personnages, sauf Mariella, sont désignés par des surnoms au lieu des noms propres : Carrier est "l’Ogre", ses complices sont "le Tigre, le Voleur, l’Espion" (O’Sullivan, Pinart et Richard ?). La ville où se déroule l’action est anonyme, mais sur la Loire et près de Saint-Nazaire : nul doute n’est permis. L’époque de l’action pourrait, par le livret même, être précisément datée : au dernier acte, la foule annonce qu’un certain Napoléon Bonaparte a repris Toulon (décembre 1793 donc). Mais le premier acte commence simplement "un soir d’automne", et le livret donne pour époque "Quand, pour faire reconnaître que "les hommes naissent et restent libres et égaux en droit", le bourreau est mort de compassion sur l’échafaud" : indication énigmatique, car rien de tel n’arrive dans l’opéra (le Charpentier, bourreau malgré lui mais compatissant, ne meurt pas, et l’Ogre assommé ignore toujours la compassion) ; dans le lourd climat de l’Italie de 1921, où les événements de Russie se répercutaient violemment, Mascagni et ses librettistes semblent chercher des analogies implicites. Mais les horreurs attribuées à l’Ogre et à ses complices viennent des récits sur Carrier à Nantes : la phrase atroce "Nous ferons de la France un cimetière plutôt que de ne pas la régénérer à notre façon" est placée mot à mot dans la bouche de l’Ogre au 2e acte (Si faccia della Francia un cimitero pur di rigenerarla a modo nostro) ; de même le désir de liquider le flot croissant des prisonniers par des moyens plus rapides que la guillotine, pour économiser les vivres et éviter les émeutes de la faim. Le livret met en scène la "Compagnie Marat" (d’abord "Compagnie Brutus") recrutée comme auxiliaire par Carrier dans les bas-fonds, et ses "hussards américains" (levés parmi les anciens esclaves noirs, nombreux alors dans l’ancienne ville des négriers). On prévoit pour deux très vieux époux "Un bel matrimonio repubblicano". Le Charpentier (que l’Ogre force, pour le punir de sa peur, à assister à toutes les exécutions) décrit la mort du "piccolo Charon di dodici anni ; e sul palco fatale il poverino chiese a Sénéchal : Mi farai molto male ?" (pour ménager sans doute les nerfs des auditeurs, on omet le détail le plus atroce : l’enfant étant trop petit pour un fonctionnement normal de la guillotine, le bourreau lui aurait coupé la tête par le milieu). Enfin, si le cantique du Père de Montfort est en réalité associé aux martyrs d’Avrillé et non aux noyades de Nantes, le livret – qui le cite expressément au lever du rideau (où le chant, émanant de toutes les prisons, flotte sur la ville) et à la fin du premier acte (où le chant des prisonniers s’élève sur le fleuve, puis s’éteint) – le traduit très fidèlement : O Vergine confido nel tuo soccorso, in te, i giorni miei ti affido, pietà, pietà di me ! E quando l’ultim’ora verra della mia morte, ch’io morir possa, implora, della più santa morte ! ("Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours. Servez-moi de défense, prenez soin de mes jours. Et quand la dernière heure viendra fixer mon sort, obtenez que je meure d’une très sainte mort !").
7L’historicité des Dialogues des Carmélites soulève de plus délicats problèmes : à côté d’une part d’invention manifeste (Blanche et sa famille), se pose en effet la question beaucoup plus complexe de l’adaptation des sources authentiques, qui aboutit parfois à une certaine déformation. L’invention du personnage de Blanche, et le rôle qui lui est donné, imposaient une évidente modification historique, la mort de madame de Croissy ; la petite nièce de Colbert fut bien, à 49 ans, l’une des martyres du 17 juillet (Mère Henriette de Jésus) ; après avoir été prieure de 1779 à 1787, elle était devenue maîtresse des novices. Les noms laïques des 15 autres victimes sont exacts, relevés dans les documents officiels13 ; leurs noms de religieuses sont en revanche de pure fantaisie, sauf soeur Marthe et soeur Constance (encore celle-ci est-elle plusieurs fois nommée Constance de Saint-Denis, alors qu’elle est née à Saint Denis, et que son nom complet de religion était soeur Constance de Jésus) ; la vieille religieuse qu’il fallut aider à descendre de la charrette se nommait soeur Charlotte de la Résurrection, non Mère Jeanne ; on ne trouve pas davantage de soeur Mathilde, soeur Claire, soeur Gérald, soeur Anne de la Croix ou soeur Jeanne de la Divine Enfance, qui interviennent ou sont nommées à divers endroits du livret. On ne connaît nulle raison à ces changements, de mince portée il est vrai. Le côté "rustique" de madame Lidoine paraît aussi purement imaginaire ; bien que sa famille ne fût pas riche (sa dot pour le Carmel fut payée par Marie-Antoinette, à la demande de Louise de France, fille de Louis XV et carmélite sous le nom de Mère Thérèse de Saint-Augustin, repris par sa protégée), elle avait reçu une excellente éducation, nous dit soeur Marie de l’Incarnation. La vision du Carmel profané et ensanglanté attribuée à Madame de Croissy mourante est empruntée au récit de soeur Marie de l’Incarnation, mais cette vision, rapportée par un étranger au Carmel, est celle d’une jeune mourante de 16 ans. Plus graves sont, quant à la portée spirituelle de l’oeuvre, les "transferts" opérés entre la prieure et mère Marie, et la véritable déformation du personnage de mère Marie elle-même. Françoise-Geneviève Philippe, qui n’avait prononcé ses voeux qu’en 1788, à 27 ans, en prenant le nom de Joséphine-Marie de l’Incarnation, n’était pas sous-prieure en 1794, et n’avait évidemment pas pu aspirer à remplacer Madame de Croissy en 1787, comme semble le faire le personnage de Bernanos. Rien, dans le récit qu’elle a laissé du destin de sa communauté, ne permet de lui attribuer la dureté, la sécheresse et l’ambition que lui ont données les adaptateurs14. Elle n’a nullement tenté de pousser ses soeurs au martyre malgré la volonté de la prieure, ou profité d’une absence de celle-ci pour obtenir ce voeu. Le voeu de martyre a été suggéré par la prieure elle-même, qui s’interdisait cependant toute imprudence (et bien sûr toute provocation) : on sait que l’Église interdit de rechercher le martyre, qui peut seulement être désiré comme une grâce. Le voeu fut unanime, après les hésitations des deux plus vieilles religieuses (et non de la plus jeune, comme dans le livret), qui revinrent d’ailleurs sur leur premier refus. L’ébauche de conflit introduit par le livret entre la prieure et Mère Marie est donc gratuite, et assez injustifiable. Enfin s’il importe peu qu’on n’entende, lors du martyre, que le Salve Regina et le Veni Creator15, l’invention du rôle de Blanche a imposé dans cette scène une modification plus importante : parce que Constance, par un rêve prémonitoire, sait que Blanche et elle mourront ensemble, Constance doit mourir juste avant Blanche, que son dernier regard voit s’avancer vers l’échafaud ; Blanche, elle, ne peut mourir que la dernière, parce que seule la mort des autres lui donne la grâce de s’offrir à son tour en holocauste ; dramatiquement, l’effet est saisissant ; musicalement, le Veni Creator de Blanche se substituant au Salve Regina tronqué par la guillotine bouleverse toujours les auditeurs (même s’ils aiment peu Poulenc). Mais, pour obtenir cet effet, il faut admettre une modification choquante : que la prieure, malgré ses propos du tableau précédent16, laisse ses filles, et particulièrement une novice, mourir après elle. On sait qu’en réalité Madame Lidoine mourut la dernière (soeur Constance la première), chacune des soeurs, avant de monter à l’échafaud, lui ayant demandé la permission de mourir et ayant reçu sa bénédiction. Les impératifs de la fiction ont ici privé les auteurs d’une situation particulièrement forte, et ont surtout déformé en partie la portée morale de l’événement : on comprend ici fort bien la longue méfiance de l’Église envers le traitement des sujets sacrés sur les scènes profanes... Mais ces réserves historiques, on le constate, ne concernent en aucun cas la partie "révolutionnaire" des Dialogues des Carmélites. La Révolution, en fait, est en coulisse (le ça ira, à la fin de la scène d’expulsion), sauf pour la lecture de textes officiels, le décret d’expulsion, l’avertissement aux religieuses d’éviter désormais la vie de communauté et les contacts contre-révolutionnaires, enfin la lecture de l’acte de condamnation, curieusement faite dans la cellule de la Conciergerie et non au tribunal : il semble qu’on ait voulu, à l’inverse d’Andrea Chénier, éviter tout "grand spectacle" historique ; la scène de l’exécution est de même dépourvue de tout effet de masse, la foule n’émet que des syllabes décousues, sans nul commentaire.
8Quant aux sentiments des auteurs à l’égard de la Révolution et de la Terreur, des nuances s’imposent. Andrea Chénier, et à moindre degré 11 piccolo Marat, opposent la Terreur, qu’ils condamnent, à la Révolution, qu’ils approuvent, au moins en partie. Les Dialogues des Carmélites se bornent à présenter les faits en s’abstenant de tout commentaire, qui serait d’ailleurs inutile.
9 Andrea Chénier n’est certes pas contre-révolutionnaire. Le premier acte (au début des États Généraux) donne une vision totalement négative de "l’Ancien Régime" : abbés mondains et futiles, aristocrates frivoles à l’élégance désuète, choqués qu’on ait, à Paris, "insulté la statue d’Henri IV" ("Où allons-nous, grand Dieu !"), mais revenant aussitôt à leurs bergeries et à leurs conversations creuses. Chénier scandalise chacun, en reprochant successivement au clergé et à la noblesse leur égoïsme, leur rapacité, et leur indifférence à la souffrance du peuple ; il est relayé par Gérard, le domestique "philosophe", qui a déjà dit sa haine des nobles en aparté17, et amène au salon un groupe de pauvres en annonçant "Sa Grandeur la misère !". Et la comtesse de Coigny (qui "s’était fait faire une robe simple pour faire la charité") s’évanouit presque avant de faire reprendre le bal... La Révolution est donc nécessaire, et Gérard en évoque l’idéal avec nostalgie dans son monologue de l’acte III : La coscienza nei cuor ridestar delle genti, raccogliere le lagrime dei vinti e sofferenti, fare del mondo un Panthéon, gli uomini in dei mutare, e in un sol bacio e abbraccio tutte le genti amar ! Mais cet idéal lui paraît désormais inaccessible, car il se sait esclave de ses passions : Ho mutato padrone : un servo obbediente di violenta passione ! Ah, peggio ! Uccido e tremo, e mentre uccido, io piango ! Io, della Redentrice figlio, pel primo ho udito il grido suo pel mondo ed ho al suo il mio grido unito... Or smarrita ho la fede nel sognato desio ? Il sait, au service de sa passion, manipuler une biographie pour en faire un acte d’accusation contre un autre "fils de la Révolution", ce Chénier même qu’il admirait à l’acte I : Nemico della patria ?... ("Ennemi de la patrie ? Une vieille fable, que le peuple avale toujours béatement. Né à Constantinople ? Étranger ! Études à Saint-Cyr ? Soldat ! Traître ! Complice de Dumouriez ! Poète ? Corrupteur des coeurs et des moeurs !"). Mais, parce que sa passion est l’amour, il pourra en triompher (trop tard) et se racheter. Ce qui est condamnable, ce sont les "déviations" de la Révolution par des égoïstes mus par l’envie : Robespierre et les siens. Le livret qualifie ironiquement Robespierre de "boussole du patriotisme" ; sur le passage des Conventionnels, Chénier souligne que Robespierre marche seul, et Roucher complète : "Et quelle distance entre le Dieu et ses prêtres !". Au Tribunal révolutionnaire, Fouquier-Tinville et Dumas, les hommes de Robespierre, bâclent le procès et tiennent à perdre Chénier : quand Gérard proclame que sa propre dénonciation est un tissu de mensonges, Fouquier répond : "Je fais miennes ces accusations et je les reprends !". Caricature de procès, joué d’avance, comme est joué d’avance le recours en grâce auprès de Robespierre, qui écrit à Gérard "même Platon a banni les poètes de sa République". Pour Illica et Giordano, 1789 est beau, la Terreur n’est qu’un crime des Robespierristes, et d’ailleurs la patrie en danger semble tout justifier. Le sans-culotte Mathieu est une brute et un piètre orateur (qui "se fiche des beaux mots, et s’en vante"), mais son patriotisme semble sincère, quand il tente d’obtenir des dons de son public : "Dumouriez, traître et girondin, est passé à l’ennemi, la canaille ! Cobourg, Brunswick, Pitt – qu’il crève de la peste ! – et le vieux lupanar de toute l’Europe, sont contre nous ! De l’or et des soldats ! Cette urne, et moi qui vous parle, nous représentons l’image de la patrie ! Personne ne bouge ? Que la guillotine vous arrange la tête et la conscience ! La patrie est en danger ! Comme Barère, je redis le cri de Louverture, Liberté et patates !". Gérard, plus éloquent, a plus de succès : "La France verse des larmes et du sang ! Laudun a arboré le drapeau blanc ! La Vendée est en flammes et la Bretagne menace ! Autrichiens, Prussiens, Anglais, tous plongent leurs griffes armées dans le sein de la France ! Il faut de l’or et du sang ! Femmes françaises, donnez l’or inutile à vos charmes ! Mères françaises, donnez vos fils à la grande mère !". Dans un grand mouvement patriotique, chacune donne ses bijoux – y compris, curieusement, une "petite croix"18 –, et la "vieille Madelon", aveugle et près de la mort, offre son petit-fils de 15 ans (son fils est mort à la prise de la Bastille, son autre petit-fils "a trouvé à Valmy ses galons et sa tombe") : nous sommes ici en pleine glorification de la Révolution ; on oublie complètement que seule la Révolution a mis "la patrie en danger" et soulevé la Vendée ou la Bretagne : manifestement, l’historiographie officielle a bien fait son travail, non seulement en France mais à l’étranger ; peu après le "premier centenaire", la vulgate officielle révolutionnaire est adoptée.
10 Il piccolo Marat est un peu plus nuancé : Mariella et le Charpentier regrettent le "bon vieux temps" où la Loire voyait passer des navires chargés de blé (et non des engins de mort), le temps où on chantait, où la place du marché s’emplissait de fleurs, où on célébrait Noël et où on pouvait prier, tandis que désormais, la mort attend qui prie ou possède une image sainte. L’oeuvre s’appesantit beaucoup plus qu’Andrea Chénier sur la persécution religieuse. Mais nul ne dément l’Ogre quand il dénie aux "Prima d’ora" (les ci-devants) la pitié qu’eux-mêmes ont toujours refusée au peuple : "la pitié, nous l’avons demandée pendant mille et mille ans ! Et comment répondaient les "ci-devants" ? Sur la plèbe, droit de vie et de mort et de faim ! À eux nos moissons ! À eux nos bras ! À eux nos femmes ! À eux nos vies ! Et jamais ce n’était assez ! Tous les jours des coups plus forts ! Tous les jours des plaies plus cruelles ! Tous les jours, un mors plus serré ! Tous les jours plus profondément dans la fange ! Ils entendaient pourtant nos gémissements, nos pleurs, nos cris, qui désespérément imploraient pitié ! La chance a tourné ! C’est à nous maintenant ! De nos souffrances, de notre avilissement, nous voulons nous venger ! Nous voulons nous venger de la faim ! Que la tempête de la Terreur tombe sur le vieux monde infâme ! Que croule tout le passé ! Je monte au faîte des débris, ruisselant de sang et la hache à la main ! Courbez-vous tous devant la vengeance, devant le monument à la douleur humaine !". Le Soldat, qui symbolise la "bonne" Révolution, ne tente d’ailleurs pas de défendre le passé, mais il veut arrêter les excès et sauver les innocents : "La liberté doit alléger les souffrances éternelles sans massacre ni terreur ! L’azur est au-dessus des lanternes !... Au nom de la sainte Liberté, ouvrez vos coeurs à l’amour et à la pitié !".
11Il reproche à l’Ogre de commettre au nom de la liberté des atrocités qui en engendrent d’autres, mettant l’armée en danger dans la lutte contre les rebelles. Pour lui, la Convention et le peuple ignorent ces crimes, l’Ogre et les siens "déshonorent la Révolution, qui devient entre leurs mains une arme infâme" (ils cherchent avant tous leur profit, volant effrontément les prisonniers). Et quand l’Ogre déclare agir sur instructions secrètes de Robespierre, le Soldat éclate : "Le tyran ! Le bourreau ! l’assassin d’Arras ! Nous l’abattrons !" L’Ogre le fait aussitôt lyncher et jeter à l’eau par la foule, pour avoir insulté Robespierre. Comme dans Chénier, la foule est versatile et crédule (la vraie Révolution est l’affaire de gens éclairés) ; tout le mal vient de Robespierre et de ses alliés ; dans les deux opéras enfin, l’armée est la vraie gloire de la Révolution (ô soldats de l’an II !).
12 Dans les Dialogues des Carmélites, seul le bref échange entre mère Marie et le premier commissaire pourrait avoir une tonalité politique19 ; encore peut-il aussi bien souligner la présence de la peur, même chez les maîtres du moment. Le fanatisme antireligieux éclate à la seule lecture des motifs – historiques – de la condamnation : "les ex-religieuses... ont formé des rassemblements et conciliabules contre-révolutionnaires, entretenu des correspondances fanatiques, conservé des écrits liberticides, ne forment qu’une réunion de rebelles, de séditieuses qui nourrissent dans leurs coeurs le désir et l’espoir criminel de voir le peuple français remis aux fers de ses tyrans et la liberté engloutie dans des flots de sang que leurs infâmes machinations ont fait répandre au nom du ciel" ; le texte se suffit à lui-même. Ce qui pourrait être le plus contre-révolutionnaire, et qui est propre à l’opéra, passe en fait inaperçu : Blanche est exécutée sans condamnation ni jugement20, "dans le tas"...
13Dans chaque cas, finalement, l’opéra a traité, non une "cause" ou un événement, mais un drame humain à portée virtuellement universelle : c’est le propre de l’art.
Notes de bas de page
1 Compte tenu du rythme de production et des usages du temps, ces opéras sont sans doute largement bâtis d’emprunts à des ouvrages antérieurs, inconnus à Paris (ce qu’on nomme alors pasticcio), mais peut-être fort connus aujourd’hui dans leur forme d’origine (beaucoup de compositeurs étrangers avaient fait auparavant carrière à la cour de France et en d’autres cours ; avec la guerre, ils pouvaient reprendre ce qu’ils avaient écrit ailleurs sans que ce remploi puisse être révélé). Entre autres opéras révolutionnaires, La journée du 10 août 1792 (R. Kreutzer, 1795), Toulon soumis (Fabre d’Olivet, 1794).
2 En revanche certains sujets du début du XIXe siècle peuvent être des allusions détournées à la Révolution (divers souverains légitimes détrônés -mais souvent restaurés-, ou la vogue de Marie Stuart, préfiguration de Marie-Antoinette).
3 G. von Einem, Danton Tod, en 2 parties et 6 tableaux, liv. von Einem et Blacher d’après le drame (1835) de G. Buchner, Salzbourg, 6.8.1947 ; version française, Bruxelles, 13.12.1948, Paris (radio), 3.4.1964, Bordeaux, 14.5.1965. Carmagnole et Marseillaise y symbolisent deux visions de la Révolution. Cf. M. Kelkel, M. Honegger et P. Prévost, Dictionnaire des oeuvres de l’art vocal, t. 1, Paris, 1991, p. 455.
4 Nous avons écarté les oeuvres "légères", La fille de Madame Angot de Lecocq (qui se passe d’ailleurs sous le Directoire), ou Madame Sans-Gêne de Giordano d’après Sardou (New-York 25.01.1915), bien que La Carmagnole résonne tout au long du 1er acte -le 10 août 1792-, sur fond de prise des Tuileries et de Vive la Nation !, tandis que Fouché, dans la blanchisserie de Catherine Hübscher (qui lui rit au nez), rêve d’être ministre de la Police. Quant à la très brève Thérèse de Massenet (1911), Gironde ou Vendée y servent uniquement à souligner l’idéalisme des personnages et à donner une solution tragique au drame sentimental.
5 Andrea Chénier, livret d’Illica, Milan, Scala, 28.03.1896 ; Il piccolo Marat, liv. G. Forzano et G. Targioni-Tozzeti, Rome, Teatro Costanzi, 02.05.1921 ; Dialogues des Carmélites, Texte de Georges Bernanos, Milan, Scala, 26.01.1957 (vers. ital. de Testi), Paris, Opéra, (vers. tr. originale), 21.06.1957, d’après Gertrud von le Fort, Die Letzte am Schafott, 1931, et le scénario de Bernanos (1948, créé au théâtre 1952) pour le film (1960) de P. Agostini et du R.P. BruckbergeR.
6 P. Arca est né à Rome en 1953. Il carillon del Gesuita est son deuxième opéra.
7 On ne sait pourquoi Aimée de Coigny est devenue Maddalena (peut-être pour faciliter le chant)
8 Sa mère est morte en lui donnant prématurément le jour à la suite de la panique de l’accident du feu d’artifice, le 16 mai 1770, jour du mariage du futur Louis XVI.
9 La substitution de Blanche à mère Marie n’apparaît pas explicitement dans l’opéra, mais dans le film : on appelle la "ci-devant mère Marie de l’Incarnation", condamnée par contumace, que l’aumônier empêche de se livrer, et Blanche s’avance à sa place.
10 Voir aussi ses nouvelles Die Fraü des Pilatus, Die letzte Begegnung (sur Mlle de La Vallière et Mme de Montespan), et Der Turm der Bestdndigkeit.
11 Ce sont les termes du récit de Marie de l’Incarnation, (rééd. Paris, 1993).
12 En revanche, Roucher, poète ami de Chénier qui fut exécuté avec lui, survit dans l’opéra et reçoit l’ultime poème.
13 Il existe cependant plusieurs lectures de certains de ces noms, les actes étant apparemment fort mal écrits. Bernanos a en outre fait des choix en cas de prénoms multiples.
14 On l’a parfois dite fille naturelle du prince de Conti : est-ce pour cela qu’on lui aurait donné cette raideur aristocratique contrastant avec la simplicité roturière de madame Lidoine ? Cela paraît peu vraisemblable. Sur les Carmélites, comme sur les noyades de Nantes, bibliographie dans I. Gobry, Les martyrs de la Révolution Française, Paris, 1989.
15 En fait, elles ont chanté dans les charrettes le Miserere, le Salve Regina, et le Veni Creator en vue de l’échafaud, puis le Laudate Dominum omnes Gentes en montant sur l’échafaud.
16 Acte III, 3e tableau : "J’ai toujours répondu de vous en ce monde et je ne suis pas aujourd’hui d’humeur à me tenir moi-même quitte de quoi que ce soit. Soyez tranquilles !... Je vous mets solennellement dans l’obéissance, une dernière fois et une fois pour toutes, avec ma maternelle bénédiction."
17 I, 1 : "Je te hais, maison dorée... Race légère et coupable, moi, fils de serf et serf, je te crie ici, juge en livrée : c’est l’heure de ta mort !"
18 On en trouvait certes dans les "dons patriotiques" des artistes, par exemple, en 1789. Mais Illica oublie qu’en 1794, la seule possession d’une croix pouvait envoyer à l’échafaud.
19 "Vivre n’est rien, lorsque la vie est dévaluée jusqu’au ridicule et n’a pas plus de prix que vos assignats5’. – "Ces paroles-là pourraient vous coûter cher si vous les disiez à un autre que moi. (en aparté) – Me prenez-vous pour un de ces buveurs de sang ? J’étais sacristain à la paroisse de Chelles, le seigneur vicaire était mon frère de lait. Mais il faut bien que je hurle avec les loups". – "Excusez-moi si je vous demande des preuves de votre bon vouloir". – "J emmène avec moi les commissaires et la patrouille. Il ne restera ici, jusqu’au soir que les ouvriers. Méfiez-vous du forgeron Blancard. C’est un dénonciateur".
20 Cf. note 9 ci-dessus. Dans la nouvelle de G. von Le Fort, Blanche est assommée par les femmes en fureur au pied de la guillotine.
Auteur
Professeur à l’Université des Sciences Sociales de Toulouse
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017