Choc de Terreurs Outremer : Haïtiens et Français à Saint-Domingue, 1802-1804
p. 327-344
Texte intégral
Saint-Domingue est une terre de feu (...),
je n’y ai laissé que désolation, misère et carnage.
Pauline Bonaparte, novembre 1802
1La terreur est l’un des principes ultimes du pouvoir et des relations politiques, mais inerte en période normale, un peu comme l’or au regard de la monnaie. Dans les contextes de crise, en revanche, notamment révolutionnaires, il resurgit au point d’imprégner entièrement ces relations. D’autant plus cataclysmique que les parties qui s’affrontent sont de cultures divergentes ou procèdent d’idéologies antagoniques et par essence inconciliables, la terreur peut émaner de l’un ou l’autre des groupes en présence, mais le plus souvent, par un effet de surenchère, des deux à la fois1.
2 Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, au début de l’ère des révolutions par conséquent, l’Amérique fut, à moins de trente d’années de distance, le théâtre de deux guerres de décolonisation à dimension révolutionnaire. La première qui débouche sur l’indépendance des États-Unis, fit un appel modéré à la terreur2, sans doute parce qu’elle opposait des adversaires issus d’une culture commune. La seconde en revanche, de laquelle émergera le 1er janvier 1804 la première République noire, Haïti, en est quasiment saturée. Les caractéristiques des communautés en présence, racialement et statutairement antinomiques, le contenu des idéologies invoquées, indépendance et liberté d’une part, esclavage et décolonisation de l’autre, toutes deux sur fond d’exclusivisme racial, expliquent les fondements terroristes de la révolution de Saint-Domingue, auxquels l’âpreté de la culture coloniale, la brutalité des rapports de servitude sur lesquels elle s’articulait et une tradition insurrectionnelle faite de marronnage et de révoltes tant noires que blanche3, servirent de catalyseurs, au même titre d’ailleurs que la psyché de ses protagonistes. Plus encore que l’expérience française à laquelle pourtant le phénomène de terreur est identifié, Haïti en offre sans doute la métaphore historique la plus exaspérée, au point que son histoire en portera longtemps les stigmates.
3Les prodromes s’ouvrent avec l’ambivalence du discours révolutionnaire français, du moins de sa pratique en terre ultramarine qui, en avivant les aspirations que chacun des groupes composant la population de Saint-Domingue estimait légitimes, jeta le pays sur la voie de la sédition anticoloniale et de la guerre civile4. Dès 1790, les colons blancs, divisés entre associationnistes et indépendantistes, voient se soulever, parfois les uns contre les autres, les mulâtres et les libres de couleur qui revendiquent leurs droits politiques, en même temps que s’ébranlent, à l’ouest d’abord puis au nord, les masses noires aspirant à sortir de l’asservissement. Pendant près de cinq ans, l’île dérivera dans le chaos et la violence, une situation dont l’Espagne et l’Angleterre sauront tirer profit, et que n’apaiseront ni l’octroi de la citoyenneté politique aux libres de couleur en avril 1792, ni la trop tardive abolition de l’esclavage en août-septembre 1793 (quelques mois donc avant la suppression officielle le 16 pluviôse an II). De cette période d’anarchie toutefois émergera celui qui, par des itinéraires spécifiquement indigénistes, scellera le destin du pays : "Je suis Toussaint Louverture (...). J’ai entrepris la vengeance. Je veux que la liberté règne à Saint-Domingue"5. Gouvernant d’abord au nom de la France – le Directoire d’ailleurs le fera général de division en 1795 et deux ans plus tard commandant en chef de l’île – Toussaint s’engage à partir de 1798 sur la voie de la sécession, mais sur un registre à la fois révolutionnaire et racialiste. C’est en effet à la réalisation d’une double mission que se voue l’ancien esclave affranchi de Bréda : non seulement préserver les siens du joug de la servitude et les faire accéder à la souveraineté politique, mais encore leur en réserver la jouissance, mission que son successeur Jean-Jacques Dessalines n’estimera achevée qu’avec l’extermination des blancs.
4Le séparatisme affiché du Premier des noirs le conduit ainsi dès 1798 à négocier lui-même la désoccupation anglaise du pourtour occidental du pays, à investir, en entrant dans Santo-Domingo en janvier 1801, la partie espagnole de l’île, française depuis le traité de Bâle, à malmener les envoyés de l’administration métropolitaine et à traiter les blancs restés sur place en véritables otages, à faire voter en 1801 des lois organiques et une constitution établissant un régime autoritaire autonome, à se lier aux Anglo-Américains, enfin à se doter d’une armée puissante de plus de quarante mille hommes. Aux yeux du Premier des blancs, ces actes devaient faire figure de provocation. Napoléon qui songeait à reprendre le contrôle de Saint-Domingue, qui avait été rendu plus libre en cette fin 1801 par les perspectives de paix qu’ouvraient les préliminaires de Londres, nomme son beau-frère, Victoire-Emmanuel Leclerc, capitaine-général de l’île et l’envoie débarquer à la tête d’un corps expéditionnaire pour "faire respecter la souveraineté du peuple français".
5C’est à cette phase qui s’étend du début du siècle à la fin de l’année 1803, au cours de laquelle s’affrontent deux légitimités révolutionnaires que la personnalité de leurs porte-parole rendra plus diamétralement antagonistes et l’écologie du conflit plus paroxystique, qu’est consacrée la présente étude. Toutes deux pourtant, c’est l’idée implicite ici, affectent des caractéristiques qui les apparentent, avec naturellement un coefficient de violence sans doute plus élevé, à la Terreur qui eut lieu en France à partir de 1792, tant au plan de l’exercice du pouvoir que celui de la conduite des opérations militaires et de maintien de l’ordre. Dans la mesure où les différents protagonistes sont les fils de la Révolution à laquelle ils doivent leur position sociale et dont ils reprennent la phraséologie, ils mettent en oeuvre un régime de domination et de contrôle dont la dimension institutionnelle évoque les méthodes de la Convention dans la capitale et les grandes villes de province.
6Sur un autre plan, les événements franco-haïtiens ont une dimension spontanée et anarchique, rappelant la guerre dans l’ouest de la France, quoiqu’il ne faille pas, comme en Vendée d’ailleurs, prêter trop de foi aux affirmations des chefs militaires arguant qu’ils ont été dépassés par la légitime exaspération de leurs troupes qui auraient outrepassé les ordres donnés. Même s’il leur est commode d’en rejeter la responsabilité sur leurs officiers, dont le passé pour bon nombre – tels les septembriseurs des rangs français – servait d’alibi, il ne fait pas de doute qu’une grande partie des excès commis, l’incendie des villes par les noirs, l’exécution sommaire des rebelles pris les armes à la main par les Français, les massacres de civils perpétrés de part et d’autre, tout ceci relève des conceptions jacobines de la guerre totale et de la stratégie d’annihilation : conviction que la victoire ne peut être qu’absolue, contre un ennemi présenté en des termes qui excusent à l’avance tous les débordements ; multiplication des actes de cruauté que justifie plus ou moins délibérément la certitude que seul un climat de peur général amènera l’adversaire à la soumission. Des deux côtés, on en arrive ainsi à l’idée d’extermination réciproque, cela d’autant que, par l’extrémisme de leurs fondements doctrinaux, les idéologies animant les adversaires y poussaient immanquablement.
7Ainsi, la dialectique généralement plus désordonnée et instinctive de la guerre civile révolutionnaire rejoint-elle pour la doper la logique plus organisée et juridicisée de la terreur institutionnalisée6.
I – La Terreur institutionnalisée
8Les deux parties s’appliquent tout d’abord, à l’instar du modèle français, à structurer par une législation méthodique, au ton curieusement voisin d’ailleurs, la société qu’elles cherchent à refonder et les populations à soumettre. Le processus commence en Haïti à la fin du siècle pour culminer en 1801 avec la constitution de Saint-Domingue que Toussaint Louverture approuve au mois de juillet et affecte de proposer à la sanction de Bonaparte (alors qu’il ne fait pas publier le texte de l’an VIII ratifié en France), ainsi que nombre de textes organiques parus parallèlement. Du côté français, les documents ne seront pas moins variés, dérivés pour la plupart des Notes pour servir aux instructions à donner au capitaine-général Leclerc préparées par le Premier consul. Sa brève et comminatoire proclamation du 17 brumaire an X aux habitants de Saint-Domingue, donne le ton : " (...) qui osera se séparer du capitaine-général, sera traître à la patrie, et la colère de la République le dévorera comme le feu dévore vos cannes desséchées"7. Derrière les formules incantatoires sur les acquis révolutionnaires, la version créole est encore plus menaçante : "Capitaine général Leclerc que nous voyé pour commandé Saint-Domingue, li mené avec li tout plen navire, tout plen soldat, tout pen canon (...) Vini donc zote tout, rangé côté capitaine général (...) Mes ci la la yo qui pas allé rangé côté li, qui pa vélé obéi li, tout ça li va comandé yo, va pini, parceque yo va traité à pays à yo et à la Répiblique".
9La loi fondamentale haïtienne de 1801 est le document le plus significatif8. S’il est vrai que le très long discours préliminaire, tout débordant de bons sentiments et d’optimisme sur l’abondance qui doit succéder à la misère, la sécurité à la terreur, la paix à la guerre civile et l’amour du travail au vagabondage, affirme "se soumettre tout entier à l’Empire français", le corps même du texte n’y fait plus guère d’allusion, se révélant celle d’un État quasi souverain, autoritaire de surcroît ; les sanglantes répressions de toute tentative de résistance, telle celle du général Moyse dans le nord en octobre 1801 lors de la "guerre-couteaux" qui souleva l’horreur, met en lumière la réalité du régime. Pour autant, les éléments inspirés de la constitution consulaire de l’an VIII sont nombreux : un système électoral très indirect pour ce qui est de l’Assemblée centrale de la colonie, avec désignation des députés par des sortes de grands électeurs eux-mêmes choisis par les administrations municipales (art. 23), ce qui évoque les listes de confiance de Siéyès ; un contrôle de la force armée présentée comme "essentiellement obéissante" (art. 52), ce qui reprend les termes de l’article 84 français ; mais surtout une autorité absolue confiée au chef de l’exécutif, le gouverneur, qui se voit reconnaître, au-delà d’ailleurs du modèle français de décembre 1799, l’exercice du pouvoir "pendant le reste de sa glorieuse vie" (art. 28), assorti du droit de désigner son successeur (art. 31).
10Ce monarque de facto, qui rétablit l’étiquette coloniale, se déclare le "Bonaparte de Saint-Domingue" à qui "est lié le bonheur" de son pays9 ; il commande en chef la force armée (art. 34), exerce la police générale sur les habitants et les manufactures (art. 35) et dirige la censure de la presse, avec punition des auteurs et colporteurs suivant la gravité du cas (art. 39). Il lui appartient de faire "aussitôt arrêter" tous ceux "qui sont présumés" fauteurs ou complices de conspiration contre la tranquillité de la colonie et "après leur avoir fait subir un interrogatoire extrajudiciaire", de les traduire le cas échéant devant un tribunal (art. 40). Il propose à l’assemblée des lois qu’elle ne peut qu’adopter ou rejeter (art. 24). Sur tous ces points, le constituant haïtien s’inspire visiblement des textes fondateurs du Consulat en les poussant jusqu’au bout de leur logique, c’est-à-dire au-delà de ce à quoi Napoléon avait osé prétendre en 1799, anticipant ce qu’il obtiendra en 1802 avec le Consulat à vie. La série de lois organiques votées au cours de l’été 1801 complète l’organisation administrative, territoriale et judiciaire du nouvel État fonctionnant sur une centralisation intense, dont l’armée sera le principal opérateur et que nul ne pourra quitter sans un passeport signé du gouverneur (loi de décembre 1800).
11Si leurs compétences sont en principe celles de proconsuls, dans les faits les responsables français qui affichent tous les signes extérieurs du pouvoir suprême – ils se dotent aussi de gardes d’honneur et s’entourent de courtisans – se comportent également en dictateurs exerçant ou faisant exercer par leurs hommes tous les pouvoirs, politiques, administratifs, économiques ou religieux, à côté naturellement des responsabilités militaires ; ainsi le capitaine-général, secondé par un préfet colonial et un commissaire de justice, avec les conseils de notables et de la santé, est-il en mesure de surseoir à la loi, et l’armée se voit confier nombre de responsabilités en matière d’édilité, de haute police et de justice. Le territoire est réaménagé en trois départements, dix quartiers et cinquante-deux communes10.
12C’est sans doute à propos du travail que les textes sont les plus radicaux, en ce qu’ils ont pour effet, voire de viser, à restaurer l’asservissement des populations, en particulier des noirs. La législation louverturienne s’y révèle pour le moins rigoureuse et toutes les déclarations démontrent qu’aux yeux de Toussaint c’est un enjeu décisif que de remettre les Haïtiens au travail, tant du point de vue de l’ordre que de la prospérité de l’île. Il déclare à cet égard : "La liberté dont vous vous glorifiez vous impose de plus grandes obligations que l’esclavage dont vous êtes sortis (...) Elle vous fait une loi du travail"11. Tout prouve également qu’avec une bonne conscience qui laisse pantois, il considère ses congénères comme fondamentalement paresseux et il l’exprime dans des termes qu’aucun fonctionnaire français n’aurait sans doute osé employer dans un document officiel. L’article 16 de la constitution présente la tentation des cultivateurs de changer de domicile et d’abandonner le travail des champs comme "aussi funeste à la colonie que contraire à l’ordre public" : le gouverneur est donc compétent pour prendre tous règlements de police nécessaires pour y faire obstacle. L’article 17 est le plus menaçant, avec notamment une disposition sur "l’introduction des cultivateurs indispensables au rétablissement et à l’accroissement des cultures" et sous la responsabilité du gouverneur de "prendre les mesures convenables pour encourager et favoriser cette augmentation de bras". Il est difficile de ne pas interpréter ceci comme une restauration implicite et discrète de la servitude négrière, même si elle est présentée de façon aseptisée.
13En tout cas, des décisions prises dès la fin de l’année 1798 puis de nouveau en 1800 font bien apparaître que c’est à tout le moins le travail forcé que Toussaint veut établir, en requérant par exemple de l’armée et de la gendarmerie (d’ailleurs responsables sur leur vie) d’assujettir les cultivateurs au travail de la terre, ou en militarisant le personnel et le fonctionnement des plantations (Dessalines occupera le poste d’inspecteur général des cultures), thème sur lequel il reviendra un an plus tard ; les habitations seront ainsi gérées comme des camps militaires. L’arrêté du 4 frimaire an X, stigmatisant dans la longue et acrimonieuse diatribe qui lui sert de préambule, "l’oisiveté mère de tous les vices", multiplie encore les contraintes pesant sur les paysans. Ainsi est-il précisé que les commandants de quartiers doivent envoyer la liste des cultivateurs de leur circonscription à l’autorité publique (art. 13), que tout cultivateur vagabond sera ramené de force à son habitation et privé de passeport pendant trois mois (art. 17), que tout gérant ou conducteur d’habitation n’ayant pas dénoncé un vagabond dans les vingt-quatre heures fera huit jours de prison (art. 15) et que tout capitaine ou commandant de section ayant par négligence laissé un vagabond séjourner plus de trois jours dans sa circonscription sera destitué (art. 16). Les domestiques ne sont pas mieux traités : celui qui quitte une maison sans avoir obtenu de certificat de bonne conduite ne pourra recevoir de carte de sûreté (art. 11) et donc, comme toute personne démunie d’un tel document, "renvoyée à la culture (...) sans forme de procès, si elle ne préfère servir dans les troupes de ligne" (art. 10)12.
14L’attitude française sera pratiquement symétrique, d’autant qu’elle emprunte beaucoup à la législation des leaders haïtiens. Malgré l’assertion de Bonaparte selon laquelle "jamais la nation française ne donnera des fers à des hommes quelle a reconnus libres", en dépit de la lettre même de la loi du 20 mai 1802 rétablissant la traite (art. 3) mais n’osant ressusciter officiellement l’esclavage que "là où il n’a pas été aboli" (art. 1), les consignes du ministre de la Marine, Decrès, s’agissant de Saint-Domingue, prévoient, après avoir imposé aux cultivateurs dans un premier temps "une discipline tout à la fois rurale et militaire" (le texte du 29 juin 1802 sur le règlement de la culture est excessivement rigoureux), le retour des noirs à "leur condition originelle, d’où il a été si funeste de les avoir tirés"13.
15Les deux législations se rejoignent également à l’égard de la propriété. Le leader haïtien se montre apparemment très protecteur de cette institution au point de lui consacrer un très long article dans le dernier titre de la constitution de 1801 relatif à des "dispositions générales" ; il stipule notamment la mainlevée du séquestre au profit des propriétaires absents dès qu’ils le souhaiteront (art. 73). En cela, il annonce un arrêté de Leclerc du 2 fructidor an X traitant du même sujet et rédigé en termes très proches14, ce qui répond d’ailleurs au souci de Bonaparte qui lui avait enjoint de prendre une telle mesure afin de rassurer les propriétaires15. Toutefois, il est vrai que, plutôt que de permettre le retour des anciens colons, Toussaint a pour objectif de promouvoir la propriété des noirs (et encore avec un mode de cession restrictif depuis février 1801), associant l’organisation latifundiaire à l’institution du travail forcé, dans la perspective d’un système économique agro-militarisé fondé sur l’exportation. Leclerc, quant à lui, cherche au contraire à rappeler les colons afin de franciser de nouveau le pays, comme en témoigne un texte de juillet 1802 ; il n’en demeure pas moins que la vente de terre est strictement réglementée.
16Enfin, caractéristique propre aux situations révolutionnaires extrêmes, c’est un véritable ordre moral que Toussaint comme Leclerc visent à instituer dans la colonie. La religion en est l’une des articulations maîtresses, autant par un authentique sentiment de piété – Toussaint met beaucoup d’ardeur à suivre les offices catholiques – que dans le but de s’assurer la maîtrise des esprits, d’ailleurs dans la logique consulaire. L’article 6 de la constitution de 1801 qui stipule que la religion catholique apostolique et romaine "y est la seule publiquement professée", complétant semble-t-il un texte de janvier 1800 réprimant les pratiques vaudou, est quasi identique à un arrêté de Leclerc du 28 messidor an X indiquant dans son article premier qu’elle est "la seule dont l’exercice public est autorisé à Saint-Domingue"16. Les dispositions suivantes, dans l’un comme dans l’autre cas, tendent à permettre la domination du clergé par le gouverneur ou le général en chef, chacun selon sa méthode : le premier, auprès duquel siège le préfet apostolique, assigne à chaque ministre du culte, salarié de l’État (loi de juillet 1801) "l’étendue de son administration spirituelle" (art. 8 de la constitution) et s’investira de la fonction de chef de l’Église ; le second désigne les deux vicaires apostoliques qui lui présenteront ensuite les candidats chargés de remplir les fonctions de curés et de vicaires (art. 2) et dont la vocation sera d’éclairer ceux qu’ils sont chargés de diriger17.
17À propos des moeurs, en second lieu, les positions haïtienne et française ne coïncident pas tout à fait, la première étant plus explicite que la seconde. Tout un titre de la constitution louverturienne leur est consacré avec un premier article qui relève de considérations plus morales que juridiques indiquant que "le mariage, par son institution civile et religieuse, tendant à la pureté des moeurs, les époux qui pratiqueront les vertus qu’exige leur état seront toujours distingués et spécialement protégés par le gouvernement" (art. 9) ; Toussaint d’ailleurs n’aura de cesse d’exiger des cultivateurs comme des militaires qu’ils se marient. La disposition suivante est péremptoire, excluant le divorce dans la colonie. Enfin, le dernier article de ce titre promeut le statut des enfants nés par mariage, formule d’autant plus utile qu’il ne s’agissait pas là d’une situation tout à fait exclusive en Haïti, qui sera complétée par une loi du 18 juillet 1801 sur les enfants naturels. Dans le même sens mais allant plus loin, un arrêté de Toussaint du 4 frimaire an X intime aux autorités civiles et militaires de dénoncer "toute personne convaincue d’avoir dérangé ou tenté de déranger un ménage" et il sera de la compétence du gouverneur de prononcer la sanction adéquate (art 20)18. Les textes français sont beaucoup moins imbus de moralisme, même si Bonaparte prescrit à Leclerc de faire rapatrier en France toutes les blanches quel que soit leur rang qui se sont prostituées aux nègres19, ou si dès son débarquement le capitaine-général engage les populations à être "inviolablement attachées" à la religion et au respect des ministres du culte, et les généraux de l’armée à donner "à la religion et aux ministres du culte catholique la protection et la considération qui leur sont dues". La licence, "le penchant à la mollesse, au plaisir, à la volupté" d’ailleurs semble une caractéristique des conduites au sommet, si l’on en juge par Pauline Leclerc, Rochambeau ou l’amiral Latouche-Treville, avant d’affecter les rangs du corps expéditionnaire. En réalité ce décalage, n’est pas contradictoire. Les situations révolutionnaires en effet, du moins dans leur phase paroxystique, voient souvent coexister le moralisme le plus rigide et les conduites les plus débridés20. En outre, Toussaint comparativement plus âgé, est plus profondément marqué par le vertuisme jacobiniste que les chefs français qui, durant presque dix ans, ont vécu l’atmosphère plus délétère du post-thermidorisme.
II – La guerre révolutionnaire
18Parallèlement à cette dimension institutionnalisée, qui d’ailleurs ne coïncidera pas toujours avec les attentes des colons blancs, la terreur imprègne également les opérations militaires leur donnant l’allure de ce que l’on appellera plus tard une guerre révolutionnaire. Débarqué à Saint-Domingue au début février 1802, le corps expéditionnaire français s’attend plutôt à une confrontation classique. Les effectifs en présence paraissent à première vue très déséquilibrés. Dans le nord, Christophe et Maurepas disposent de près de cinq mille hommes ; dans l’ouest et le sud, Dessalines peut en aligner onze mille ; enfin dans l’est, Clairvaux et Paul Louverture en rassemblent un peu plus de quatre mille. Si l’on y ajoute la gendarmerie et les cultivateurs mobilisables – puisque la constitution qui distingue entre une garde coloniale soldée et non soldée (art. 53) organise la levée en masse – il est possible de doubler les effectifs permanents jusqu’à atteindre environ quarante mille hommes. En face, les troupes de Leclerc dépassent à peine les dix mille hommes21. Il est vrai que tout le monde est convaincu que, face aux soldats expérimentés venus d’Europe, ayant combattu en Égypte, certains de surcroît avec une connaissance particulière du terrain antillais, tels les généraux Rochambeau, Boudet et Kerversau, les combattants haïtiens seront incapables de tenir longtemps. L’on compte encore qu’affaiblis et divisés, beaucoup d’indigènes noirs ou métis se joindront aux forces métropolitaines. Aussi, au lieu de concentrer navires et troupes, l’amiral Villaret de Joyeuse, commandant la flotte, et Leclerc divisent le corps expéditionnaire français : quatre cent cinquante hommes commandés par Kerversau dirigés vers Santo-Domingo, les trois mille soldats de Boudet vers Port-au-Prince, les dix-huit cents de Rochambeau vers Fort-Liberté et les quatre mille de Leclerc vers le Cap.
19Apparemment, et pour brièvement évoquer la configuration de la campagne, quelques semaines après leur arrivée, les troupes françaises ont investi les principaux ports et semblent être parvenues à contrôler tant le nord que le sud du pays. En garantissant de ne pas remettre en cause la liberté et l’égalité entre les races, Leclerc négocie la soumission des principaux chefs noirs, dont celle de Toussaint au mois de mai, ainsi que le désarmement de ses troupes. Ce résultat toutefois n’est qu’un trompe-l’oeil. Au terme de cette "guerre de trois mois", les Français n’ont remporté aucune victoire vraiment tangible, hors quelques batailles rangées ou assauts de villes où leurs espoirs furent confirmés. Même les sièges de positions se firent au prix de lourdes pertes, comme à la Ravine-à-Couleuvres le 23 février (dans la zone séparant le nord de l’ouest où ont lieu les premiers affrontements) et surtout à la Crête-à-Pierrot un mois plus tard (dans les montagnes de l’Artibonite) ; là "la perte du général Rochambeau (il avait 5 000 hommes) fut considérable"22 ; ici, tombèrent deux mille Français et il aura fallu l’intervention de l’artillerie et plusieurs charges à la baïonnette pour prendre le fort, assiégé par près de dix-huit mille hommes, d’où d’ailleurs une partie de la garnison sous les ordres de Lamartinière arrivera à se dégager pour s’embosser dans un autre poste plus escarpé encore. Dans l’ensemble, les forces ennemies demeurent intactes. Bien qu’un début d’amalgame se soit organisé, bien que les généraux haïtiens promettent de collaborer à la paix, le désarmement des troupes dont beaucoup sont réfugiées dans les montagnes, ne se fait pas.
20Ce fragile statu quo auquel les Français, qui entre-temps se sont aliénés les mulâtres en exilant Rigaud, ne dure pas. Les bruits confirmés d’une restauration de l’esclavage, effectuée avec Richepanse en Guadeloupe dès juillet 1802, provoquent, ainsi que l’avait prévu Leclerc23, une extension des séditions menées dans l’intérieur par quelques irréductibles, les "indépendants", qualifiés de "brigands", tels Bélair, Sans-Souci ou Lamour, qu’officiers français et haïtiens tenteront vainement de mater. Le sort réservé à Toussaint que l’on déporte en France en août 1802 et qui fait craindre pour leur vie aux chefs militaires ralliés, les pousse finalement tous à repasser du côté des insurgés au mois d’octobre suivant24. En proie aux affres de la fièvre jaune qui en décime les rangs et à une profonde démoralisation qui en affecte la discipline, les troupes du corps expéditionnaire finissent par être confrontées lors de cette seconde campagne à un soulèvement généralisé, "du nord au midi", "sur terre et sur mer", sous la forme d’une véritable guerre totale contre les militaires français qui sont bientôt acculés à la côte. Les quelque douze mille hommes de renfort que reçoit Rochambeau, le successeur de Leclerc après la mort de ce dernier dans la nuit du 1er au 2 novembre, ne lui permettent que des victoires non décisives. Avec la reprise des hostilités franco-anglaises en mai 1803 qui interdit l’envoi de secours et le soulèvement du sud, les forces françaises se voient isolées et peu à peu détruites. Le 1er décembre, Rochambeau évacue Le Cap, consommant une défaite à laquelle les pathétiques combats qui se poursuivront autour de Santo-Domingo jusqu’à la capitulation du général Barquier le 7 juillet 1809 ne changent rien25. Le bilan de cette campagne que d’aucuns estiment bien plus difficile que celles d’orient, voire de Russie, sera lourd. Près de soixante mille Français auraient ainsi trouvé la mort en deux années de campagne, quarante mille militaires environ au cours du seul commandement Leclerc, dont plus de la moitié périrent de maladie, soit un taux d’attrition exceptionnel s’élevant à plus de 85 %26.
21Les commentaires optimistes puis désabusés ou, au contraire, les silences de la presse officielle, qui n’avait donné du conflit qu’une image déformée27, offrent finalement une fausse idée des causes réelles du désastre, qui tiennent moins à l’aspect quantitatif du rapport de forces qu’à ses aspects qualitatifs, notamment à la maîtrise par les Haïtiens de ce qui prendra plus tard le nom de guerre révolutionnaire.
22Les noirs, en effet, ont tout naturellement, semble-t-il, trouvé les voies d’un combat non conventionnel efficace, tout en attendant également beaucoup, non sans raison, de l’environnement géo-climatique, telle la pluie "qui doit nous débarrasser de nos ennemis", selon Toussaint dans une correspondance à Dessalines qui de son côté affirmera que de toute façon les Français "seront retenus malades et mourront comme des mouches"28. Ils prennent très vite conscience d’abord de ne pouvoir combattre, suivant les règles habituelles de la guerre, des hommes dressés aux batailles rangées et aux chocs frontaux. Même si l’organisation de leurs effectifs en un ordre de bataille très classique peut laisser croire qu’ils demeurent fidèles aux méthodes tactiques européennes, il ne leur est resté qu’à systématiser la vieille pratique du marronnage que le terrain très accidenté du pays permettait d’optimaliser, pour découvrir l’efficacité de la guérilla dont leurs troupes avaient d’ailleurs déjà fait l’expérience lors de la "sale guerre" contre les mulâtres et les "rigaudins" dans le sud, en 1799-1800 et autres combats contre les Anglais. Mobilité et rapidité, refus du contact et embuscades (opérations du style "frapper puis fuir"), traîtrise et ruse, bref une guerre des nerfs et d’usure qui épuisera les Français organisés en formations lourdes, habitués à des formes d’affrontements plus ritualisés et bien circonscrits dans le temps, où la bravoure au feu comme la rationalité des mouvements, sont décisives. Dans une harangue à ses hommes, Dessalines résume bien cette stratégie conjuguant la duplicité et l’évasion : "Si Dessalines se rend cent fois à eux (les Français) il les trahira cent fois (...) quand les Français seront en petit nombre, nous les inquiéterons, nous les bataillerons, nous brûlerons leurs récoltes puis nous nous sauverons dans nos mornes inabordables"29. Bref, une guerre où les succès, lorsqu’ils ne se révélaient pas plus funestes qu’une défaite, étaient immédiatement remis en cause par les revers ultérieurs.
23Les témoignages des métropolitains traduisent à la fois l’incapacité du commandement à trouver la riposte adéquate et les frustrations des combattants confrontés à des ennemis évoluant en colonne légères, "toujours fuyants, qui, se tenant sans cesse en embuscade, faisaient des blessures ou dormaient la mort d’une manière invisible, sans qu’on pût les atteindre..."30. "Vainqueur partout, nous ne possédions rien au-delà de nos fusils. L’ennemi ne tint nul part, et pourtant il ne cessa pas d’être maître du pays. Toute la guerre était dans l’exercice des jambes ; sous un climat brûlant, elle avait des fatigues accablantes, plus meurtrières que la fusillade et le canon"31, écrit un jeune lieutenant dans un texte qui fait bien sentir par sa description du quotidien comment l’inversion du tempo de la guérilla par rapport à celui du combat conventionnel fait des moments alors indûment prolongés de l’entre-bataille, des marches forcées, du manque de nourriture et de sommeil, des indispositions, des blessures, etc., une source supplémentaire de la démoralisation des troupes. Surtout dans le climat de terreur délibérément créé.
24L’action terroriste en effet constitue le second volet de cette forme de combat dont elle contribue à l’efficacité, du moins du côté haïtien. Bien que résultant parfois de réactions incontrôlées ou mises sur le compte de l’exaspération, elle est en fait sciemment organisée. L’incendie, toile de fond de ces deux années de guerre, est le geste le plus courant contre l’envahisseur. "Carabinez les chemins (...) faites tout anéantir et tout brûler" commande Toussaint dès le débarquement32 et il fera livrer aux flammes villes et bourgs les plus importants. "Vous n’entrerez dans la ville que lorsqu’elle sera réduite en cendres..." déclare Christophe qui brûle Le Cap le 4 février en commençant par sa propre maison. Le feu naturellement servira à détruire les habitations et les récoltes afin de limiter les capacités de ravitaillement de l’adversaire, de démoraliser les populations civiles et de priver l’ennemi de victoires confirmées.
25Les massacres de prisonniers et les sévices de toutes sortes perpétrés sur les militaires comme sur les civils sont un autre aspect du terrorisme haïtien. Les supplices subis par six soldats français pris après l’une des charges contre le fort de la Crête-à-Pierrot, que décrit le naturaliste Descourtilz, lui-même entre les mains des Haïtiens33, est une sanglante illustration de l’extrême violence de la guerre que l’on peut mettre sur le compte des circonstances du moment, du déchaînement des passions et des haines engendré par le combat. En revanche, les tortures infligées aux civils à Petite-Rivière peu après la prise du Cap, avec l’assentiment de Toussaint qui avait d’ailleurs donné l’ordre (non suivi par Christophe) de détruire la population de cette ville, ou encore les tueries systématiquement ordonnés par Dessalines relèvent d’une utilisation calculée de la violence à des fins psychologiques et politiques précises.
26Les Français qui visiblement ne savent quelle réponse apporter à ce type de guerre sur le terrain, ne seront pas toutefois en reste sur le registre de la violence comme en attestent les liquidations de prisonniers de la baie de Mancenille au moment du débarquement, puis au morne Nolo et à la coupe de l’Inde, lors des opérations dans les monts Cahos début 1802, où furent respectivement égorgés deux cents et six cents hommes capturés34. En fait, si la reprise des hostilités en automne 1802 les poussent sur la voie de la terreur, avec les premières exécutions massives de révoltés ou supposés tels ordonnées par Leclerc – à la mi-octobre, huit cents prisonniers seront ainsi noyés –, ce sera surtout sous le commandement de Rochambeau que cette politique touchera à son paroxysme. Le nouveau capitaine-général qui déclare "une guerre ouverte d’extermination", décide d’étendre la violence à l’ensemble de la population civile indistinctement et hors de toute justification.
27En partie en raison d’un sentiment d’impuissance devenu profond, mais également sans aucun doute en raison du déchaînement chez quelques-uns d’une psychopathologie problématique. Rochambeau dont on dira qu’il fut pire que Dracula35, les généraux Boyer, Brunet, Darbois, les colonels Malenfant, Berger ou Kerpoisson, pour ne citer que des officiers supérieurs, certains ex-septembriseurs et dont les surnoms sont évocateurs, firent preuve d’une cruauté insensée, qui dépasse sans doute celle des Lebon ou des Carrier. Femmes, enfants, vieillards seront noyés, qui dans des sacs, qui enchaînés à plusieurs, qui des boulets attachés au pied. D’autres seront asphyxiés au soufre dans des bateaux fermés, d’autres encore pendus ou décapités. Après de grossières parodies de jugement, nombre d’officiers haïtiens, même parmi les plus hauts gradés, seront les victimes de "supplices pompeux et barbares", qu’illustre le martyrologe des généraux Maurepas, Dommage ou Paul Louverture, de leur famille et de leurs hommes. Plus du tiers des noirs et mulâtres tombés lors du conflit, furent en fait victimes de ces "assassinats juridiques"36. Malgré l’extrême brutalité des exactions françaises ordonnées par Rochambeau également poussé au meurtre par son entourage créole (parfois aussi sa victime), dont témoignent les barbares jeux de cirques où les suppliciés étaient livrés à des molosses spécialement achetés à Cuba, la résistance des Haïtiens ne faiblit point. Au contraire, ce fut une escalade de terreur, qu’illustrent sinistrement les cinq cents gibets que Dessalines, dont la cruauté et la haine raciale constitue le pendant de la folie meurtrière du capitaine-général, fait dresser pour répondre aux cinq cents meurtres de prisonniers noirs ordonnés par Rochambeau au Cap37.
28La défaite, certes, est pour partie imputable à la reprise des hostilités franco-anglaises qui priva le contingent français de renfort ou encore au désintérêt de l’empereur repris par les enjeux européens. Il n’en demeure pas moins que, malgré une impétuosité et une habileté qui étonnèrent les Haïtiens eux-mêmes38, c’est surtout l’incapacité des forces françaises à gérer ce type de combat qui les perdit, comme ce fut le cas en Orient et comme ce le sera encore en Espagne. D’ailleurs, le souvenir de l’Égypte reste présent. "Il en sera de même ici qu’en Égypte, Saint-Domingue est destinée à être le tombeau de notre armée", déclarent des prisonniers à Toussaint39. Et lorsqu’il écrit à son beau-frère que "c’est ici une guerre d’arabes", Leclerc reprend l’allusion pour traduire ce désarroi partagé par tous où se mêlent l’impuissance et le mépris à l’égard de formes d’engagement à la fois étranges et primitives – d’autres parlent "d’expédition de cannibales" – qui violent les canons dominants de la culture stratégique de l’époque, n’offrant en outre ni récompense, ni gloire40.
29En fait jusqu’à ce que Bugeaud en Algérie imagine les procédés adaptés pour répondre à ce genre de problème41, l’armée française se révèle fort inadaptée au combat de guérilla. Il n’est guère qu’en Vendée, au surplus non sans peine, qu’elle soit parvenue à prendre le dessus sur l’adversaire mais ce fut grâce à la possibilité de jeter dans le combat des troupes sans cesse renouvelées face à un adversaire dont les possibilités de reconstituer ses forces étaient, par la nature même des choses, limitées. Finalement, ce sont bien les désastres de la guerre d’Espagne qu’annonce la défaite française à Haïti avec cette composante supplémentaire que, s’agissant d’une île, les combattants s’affrontaient avec d’autant plus de détermination qu’ils savaient n’avoir d’autre alternative que la victoire ou la mort. Par ailleurs et si tant est que l’on puisse saisir toute la logique de phénomènes aussi complexes, la terreur louverturienne appuyait une finalité politique précise : la définitive souveraineté noire, que Dessalines ne considérera acquise qu’avec l’annihilation des blancs42. Celle de la France en revanche portait à faux puisqu’elle se prétendait révolutionnaire alors qu’elle niait la liberté. Par ailleurs, avec Rochambeau, elle se réduira à un simple exercice d’humiliation où le sadisme le disputera à la perversité, selon une tonalité qui n’est pas sans rappeler la mentalité d’un Ancien Régime finissant, et dont la sinistre fête que le général offrira à Port-au-Prince aux familles d’officiers haïtiens en vue, est une illustration.
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30Il peut sembler paradoxal, même si le thème de l’ouvrage y invite, de consacrer une étude à la terreur dont Haïti fut le théâtre près de dix ans après celle qui frappa la métropole en 1793. L’intervalle est trop long pour que l’on puisse invoquer les délais qui, à l’époque, séparaient les événements d’Europe et leur écho dans les Antilles. Pourtant l’influence de la Terreur française n’est pas absente des affrontements qui vont aboutir à l’indépendance des populations autrefois esclaves, ne fût-ce d’abord que par la présence d’un certain nombre de protagonistes qui ont effectivement connu la mobilisation et la répression montagnardes sur les territoires soumis à la domination de la Convention ; d’autres encore se réclament des idéaux jacobins avec d’autant plus de détermination qu’ils ne les ont pas vus en action là où ils sont apparus en premier. Par ailleurs, le prestige de la Révolution, l’influence de la grande Nation, à l’époque et y compris dans la portion de l’île qui n’avait guère connu que la domination espagnole, sont tels que personne ne croit inutile de s’y référer pour s’en démarquer ou, plus généralement, pour se situer dans sa logique, qu’il s’agisse des généraux français qui doivent aux bouleversements récents leur réussite et leur promotion sociale, qu’il s’agisse des révoltés qui en espèrent leur libération. C’est en cela peut-être qu’il faut chercher le principal paradoxe : dans cette influence si lointaine et finalement si rapide des émeutes parisiennes de l’autre côté de l’Atlantique.
31Ceci étant, une originalité subsiste : le surdimensionnement du phénomène en Haïti. Entre 1790 et 1804, la révolution à Saint-Domingue a fait un total d’environ 120 000 victimes. La létalité a culminé au cours de la période début 1802-fin 1803 (plus de 70 000) qui fut véritablement la phase de saturation terroriste de ce cycle révolutionnaire. Encore ne s’agit-il là que de l’aspect comptable d’un phénomène dont la configuration particulière ajoute à l’ampleur, puisque tout en affectant les traits du modèle parent français, le phénomène affecte le pays au point qu’aucun espace, soit-il géographique, politique ou administratifs, du centre à la périphérie, voire religieux, n’y échappe.
32Les effets de surenchère entre deux parties défendant des idéologies mutuellement exclusives expliquent, avec l’écologie spécifique du théâtre des affrontements et, peut-être, une densité anormale de conduites psychopathologiques chez les protagonistes, ce surdimensionnement de la terreur en Haïti, qui marquera longtemps de manière forte le déroulement de la vie politique. À tous ces égards, cette période de l’histoire du pays constitue une illustration presque pédagogique, paradoxalement pas exotique, du phénomène de terreur en situation révolutionnaire.
Notes de bas de page
1 Pour une analyse "instrumentale" de la Terreur, voir Thomas Perry Thornton, "Terror as a weapon of political agitation", in Harry Eckstein (dir.), Internai war : problems and approaches. The Free Press of Glencoe, 1964, pp. 71-99. Quant aux aspects phénoménologiques du pouvoir politique et de ses composants, on se reportera, entre autres, aux thèses de Max Weber, Guglielmo Ferrero, Edward Shils, René Girard.
2 Lyford P. Edwards, The natural historu of révolution, Chicago, The Chicago University Press, 1927.
3 Charles Frostin, Les révoltes blanches à Saint-Domingue aux XVIIe et XVIIIe siècle (Haïti avant 1789), Paris, L’École, 1975.
4 Yves Benöt, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, Maspéro, 1988.
5 Cité par Jean Fouchard, "Toussaint Louverture", Revue de la société haïtienne d’histoire et de géographie, vol. 48 (septembre-décembre 1989), p. 42.
6 Parmi tous les travaux utilisés ici concernant cette période, plus notamment l’expédition française ainsi que les affrontments qui suivirent, on citera : Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1989, tomes II, 1799- 1803 et III, 1803-1807 ; Antoine Métral, Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue sous le consulat de Napoléon Bonaparte, Paris, Faujat Ainé, 1825, p. 165 (réédition par Khartala, 1985) ; Pierre Pluchon, Toussaint Louverture : un révolutionnaire noir d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1989 ; Nicole Crouzille-Darne, L’expédition Leclerc-Rochambeau, thèse de doctorat, Le Mans, Université du Mans, 1986 ; Henri Mézière, Le général Leclerc et l’expédition de Saint-Domingue, Paris, Tallendier-Bibliothèque napoléonienne, 1990 ; Michel L. Martin et Alain Yacou (dir.), Mourir pour les Antilles : indépendance nègre ou esclavage, 1802-1804, Paris, Éd. Caribéennes, 1991 ; ainsi que divers mémoires tels ceux du général Pamphile de Lacroix, Mémoires pour servir à l’histoire de la révolution de Saint-Domingue, 2 vols., Paris, Pillet Ainé, 1820. S’y ajoutent diverses sources à caractère documentaire, textes législatifs et autres rapports administratifs, publiées dans les organes officiels de presse, ainsi que les correspondances, telles les Lettres du général Leclerc, commandant en chef de l’armée de Saint-Domingue en 1802, réunies par Paul Roussier, Paris 1937.
7 Moniteur universel, an X, p. 696.
8 Le texte paraît dans le Moniteur du 23 vendémiaire an X, pp. 87-90.
9 Cité par Madiou, op. cit., t. II, p. 118.
10 Afin d’assurer la pleine publicité de toutes les décisions prises par les Français, Leclerc créera la Gazette officielle de Saint-Domingue ; Le Moniteur universel, an X, p. 1267.
11 Madiou, op. cit., t. II, p. 95.
12 Ibid., pp. 591-93. Toussaint fera publier un code rural très dur et une loi d’août 1801 sanctionne d’une peine de mort le vol de bétail.
13 Cité dans Pluchon, op. cit., pp. 503-504 ; voir également Jean-Marcel Champion, "30 floréal an X : le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte", in Les abolitions de l’esclavage : de L.F. Sonthonax à V. Schœlcher, 1/93, 1794, 1848, Paris, Presses universitaires de Vincennes et Éditions UNESCO, 1995, pp. 265-271. Le général Rochambeau organisera un trafic d’esclave avec Cuba.
14 Moniteur, an XI, p. 83.
15 Correspondance Napoléon, t. 8, n° 6294.
16 Moniteur, an XI, p. 81. En livrant au bûcher prêtres et prêtresses vaudou au cours de la guerre, les Français rejoignent les responsables haïtiens qui ont toujours fait montre d’une extrême dureté à l’encontre des adeptes de cette religion.
17 Ibid.
18 Ibid., an X, p. 592. De même Toussaint toujours dans un souci de bonnes moeurs, surtout d’ailleurs en direction des femmes, leur interdira les quartiers militaires.
19 Aussi cité par Abel Poitrineau, Les mythologies révolutionnaires : l’utopie et la mort, Paris, P.U.F., p. 210. Plus tard, sous le commandement de Rocambeau, un arrêté du 14 nivôse an XI exigera l’emprisonnement des femmes non mariées (sauf les domestiques).
20 À ce sujet voir Pitirim Sorokin, Sociology of révolution, Londres, 1925 et Edward A. Tiryakan, "L’anomie sexuelle en France avant la Révolution ", Cahiers internationaux de sociologie, vol. 76 (janvier-juin 1984), pp. 161-184.
21 Selon les estimations de Pamphile de Lacroix, Leclerc recevra un total de 35 132 hommes et Rochambeau 20 000. Madiou donne pour chiffre total 55 609 et Pluchon, 30 900 et 12 100 respectivement.
22 Mémoire d’Isaac, fils de Toussaint Louverture, in Métral, op. cit., p. 251.
23 Dans une correspondance du 6 août 1802 in Roussier, op. cit., lettre CIX.
24 Donc, après avoir accepté un temps de servir Leclerc pour réprimer la révolte, il est vrai moins par fidélité à leur serment que par souci d’éliminer des concurrents, tel Dessalines, un des plus féroces enemis des insurgés, notamment à l’égard de Bélair, et qui sera le dernier à quitter les rangs français.
25 Lemonnier Delafosse, Seconde campagne de Saint-Domingue du 1er décembre 1803 au 15 juillet 1809, Le Havre, 1846.
26 Naturellement les chiffres varient d’un auteur à l’autre ; voir Métral, op. cit., pp. 223-24 et de Lacroix, op. cit. Pour l’ensemble de la période 1789-1803, le total des victimes françaises, civiles et militaires, à Saint-Domingue s’élèverait à plus de 70 000, voir Pluchon, op. cit., pp. 514 et 572.
27 André Cabanis et Michel Louis Martin, "L’indépendance d’Haïti devant l’opinion française sous le Consulat et l’Empire : ignorance et malentendus", in Michel L. Martin et Alain Yacou (dir.), op. cit., pp. 221-238.
28 Cité par Pluchon, op. cit., pp. 481 et 490. Ce problème avait été entrevu par quelques-uns en France. Ainsi de l’économiste Page, ancien député à la Convention qui avait écrit à Bonaparte en décembre 1797 pour le mettre en garde contre une expédition militaire à Saint-Domingue, expliquant que si Toussaint hésiterait sans doute à combattre de front les soldats français, en revanche "il se retirera dans les montagnes et les laissera aux prises avec la température des villes et le besoin de vivres frais", ibid., p. 462. Toussaint lui-même déclarera à ses troupes " (...) mais sous ce climat brûlant, vous aurez sur eux cet avantage que vous supportez plus longtemps la fatigue", in Mémoires d’Isaac, op. cit., p. 265.
29 In Pluchon, op. cit., p. 490. Le 19 septembre 1803, il déclarera après avoir fait tuer 80 prisonniers qui pourtant s’étaient vus promettre la grâce, Depuis la révolution, il n’y a plus de parole d’honneur", in Madiou, op. cit., t. 3, p. 90.
30 Métral, op. cit., p. 63.
31 A. Moreau de Jonnès, Aventures de guerre au temps de la République et du Consulat, Paris, 1893, cité par Pluchon, op. cit., p. 488.
32 Lettre de Toussaint du 8 février 1802 citée par Madiou, op. cit., t. Ii, p. 245.
33 M. E. Descourtilz, Voyage d’un naturaliste et ses observations, 3 vols., Paris, 1809, cité par Pluchon, op. cit., p. 491.
34 Métral, op. cit., p. 78.
35 Madiou écrit qu’il "n’a pas existé un barbare qui l’ait surpassé en férocité. Aucune époque de l’histoire ne fournit un tel monstre", op. cit., t. III, p. 19.
36 Lacroix, op. cit., p. 572.
37 Métral, op. cit., p. 171. Voir aussi Secret history, or the horrors of Santo Domingo in a sériés ofletters written bu a lady at Cap François to colonel Burr, late vice-président of the United States principaïly during the command of general Rochambeau, Philadelphie, 1802 ; ces lettres de miss Hassal furent traduites en français par M. P. Sannon, Le Cap français vu par une américaine, Port-au-Prince, 1936.
38 Isaac Louverture, op. cit., pp. 250 et 264.
39 Ibid., p. 268.
40 "Nous sommes tous déroutés, c’est à en perdre l’esprit", écrit en écho le général Debelle, cité par Pluchon, op. cit., p. 483.
41 Michel Louis Martin, "From Algiers to Ndjamena : France’s adaptation to low-intensity wars, 1830-1987", in David A. Charters et Maurice Tugwell (dir.), Armies in low-intensity conflicts : a comparative analysis, Londres, Brassey’s, 1989, pp. 77-138.
42 Après l’indépendance, entre février et avril 1804, Dessalines fera massacrer, jusque dans les hôpitaux, tous les Français restés sur le territoire du pays ; Jacques Cauna de Ladévie, "Les derniers Français de Saint-Domingue : aperçus sur une déblâcle sanglante", in Michel L. Martin et Alain Yacou (dir.), op. cit., pp. 163-180. Jusqu’à ce qu’intervienne la reconnaissance officielle de l’indépendance qui se fera en deux temps, en 1825 puis en 1838, les Haïtiens vécurent dans la hantise d’un retour des blancs, que les colons réfugiés en France alimentaient périodiquement. La législation trahira d’ailleurs longtemps cette méfiance à l’égard des étrangers blancs, entretenue, il est vrai, par le climat de quarantaine internationale dont fera l’objet le pays ; voir sur ce point, André Cabanis et Michel Louis Martin, "Un exemple de créolisation juridique modulée : le code civil haïtien de 1825 et le code Napoléon", Revue internationale de droit comparé, n° 2 (1996), pp. 443-456.
Auteurs
Professeur à l’Université des Antilles et de la Guyane
Professeur à l’Université des Sciences Sociales de Toulouse
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