Terreur et résistance locale : le cas de la famille de Loménie
p. 303-314
Texte intégral
1Loménie de Brienne a longtemps fait partie des réprouvés de l’histoire. À la rigueur considéré comme un administrateur avisé du diocèse de Toulouse et du Languedoc, ou comme un efficace "technocrate" du clergé (commission des Réguliers), il était en revanche dénoncé comme l’un des fourriers de la Révolution, puis comme un renégat de l’Église et de la foi.
2Depuis une trentaine d’années son oeuvre ministérielle a été réhabilitée par quelques historiens1, mais la principale étude traitant de son parcours révolutionnaire date d’un siècle : il s’agit de la biographie publiée en 1896 par Joseph Perrin2. Cet ouvrage d’un érudit local a le mérite de reposer sur une abondante documentation, mais, comme il était encore courant à l’époque, il s’inscrit dans une tradition apologétique exprimée à la fin de l’avant-propos : "L’histoire n’est que sévère et juste : elle relate un grand châtiment". Un châtiment divin bien entendu.
3Il nous a paru qu’à la faveur de ce colloque il y avait lieu de réexaminer le dossier et de l’inscrire dans une autre problématique : celle des résistances locales à la Terreur. Non pas celles qui se sont exprimées dans le cadre de la contre-révolution ou du fédéralisme, mais celles qui se sont manifestées, au sein des instances légales, pour défendre et protéger des notabilités locales mises en péril par le processus répressif parisien.
4 Certes, à terme, ce "maillage" se révéla vain, puisque cinq membres de la famille de Loménie, sur dix adultes, furent exécutés à Paris le 10 mai 1794 (21 floréal an II)3. Un sixième, l’ex-cardinal, eût très certainement partagé le même sort, s’il n’était décédé le 19 février précédent. Rares furent les familles nobles qui payèrent un tribut aussi lourd à la Terreur4, mais les Loménie se distinguent peut-être des autres en ce sens que trois d’entre eux avaient embrassé ostensiblement la cause de la Révolution : deux comme évêques constitutionnels de l’Yonne (l’un étant le titulaire et l’autre conservant son rang de coadjuteur) et le troisième comme maire d’une commune de l’Aube. Disposant en outre d’un solide réseau de protections et d’appuis politiques, les Loménie ont cru, presque jusqu’à la fin, qu’ils sortiraient victorieux des épreuves qu’ils traversaient.
5Victimes d’une méprise ?
6D’une double méprise plutôt, d’une illusion partagée : la leur, mais aussi celle des autorités révolutionnaires locales. En effet, à tous il échappa que, pour la Terreur, parvenue à son point culminant, il importait de briser par tous les moyens des solidarités locales, troubles par nature et vicieuses par destination.
7J’envisagerai les illusions des Loménie, la nature et la mesure de leurs appuis locaux, et enfin les raisons de l’échec de ce système de défense.
I – Illusions
8Les illusions des Loménie sur leur place dans la Révolution procèdent d’un certain type de raisonnement et s’extériorisent dans un comportement.
9Le raisonnement est simple, simpliste sans doute : la Révolution est rationnelle et positive. Dès lors que l’on justifie de titres de service inattaquables elle ne peut que rendre justice à ceux qui lui ont été utiles. Un tel raisonnement, remarquons-le, était induit par le discours révolutionnaire lui-même. Rappelons simplement cette exhortation de Saint-Just aux conventionnels, le 10 octobre 1793 : "Vous avez à punir, non seulement les traîtres, mais les indifférents, vous avez à punir quiconque est passif dans la République et ne fait rien pour elle"5.
10A contrario, les deux "chefs" de la famille de Loménie, le cardinal et son frère, le comte de Brienne, se croyaient irréprochables. Aussi une fois inquiétés, utilisèrent-ils le même système de défense avec, chez le second, surtout, une obstination et une naïveté frisant l’inconscience.
A – Le parcours révolutionnaire de l’évêque de l’Yonne
11Incarcéré à la prison de Sens le 11 novembre 1793, l’ancien premier ministre de Louis XVI récapitula lui-même ses "états de service" publics, au nombre de huit, dans un mémoire qu’il réussit à faire aussitôt imprimer et distribuer dans sa ville6. Voici quelle était, selon lui, sa "créance" sur la Révolution :
12"Il étoit hors du royaume au commencement de la Révolution ; il y est rentré pour la suivre et s’y réunir7.
13"Il s’est soumis à la constitution civile du clergé, et avec trois évêques8, il s’est séparé des autres pour rester fidèle à son pays.
14"Le serment qu’il a prêté, il a engagé les ecclésiastiques du Département à le prêter de même, et par là il a préservé cette partie de la France du fanatisme.
15"Il n’a pas balancé à renvoyer à Rome le chapeau de cardinal9.
16"Il a prêté à la tête du clergé de Sens le serment de la liberté et de légalité10.
17"Il a voté des premiers l’acceptation de la constitution actuelle.
18"Étant président du Club11, il a signé les adresses de la Société qui félicitaient la Convention des journées du 31 mai et 2 juin12.
19"Toutes ses instructions et ceux qui le connaissent ajouteront que ses entretiens particuliers respirent le plus pur patriotisme".
20Il est un point sur lequel on peut mesurer les "services" rendus par l’évêque de l’Yonne à la Révolution : la proportion de prêtres assermentés dans son diocèse. En juin 1791, c’est-à-dire après la condamnation pontificale de la constitution civile du clergé, on comptait encore 85 % d’ecclésiastiques assermentés dans le diocèse et 97 % à Sens même13.
21Ce n’est pas tout. À "la nomenclature lamentable de ses principales et successives défections" (J. Perrin) s’ajouta, quelques jours après la rédaction de ce mémoire, ce que son biographe considère comme "l’apostasie" de Loménie de Brienne. De quoi s’agit il ? Juridiquement, de la renonciation à ses fonctions et pensions ecclésiastiques. En l’adressant à la commune de Sens le 15 novembre 1793, il précisa que cette renonciation n’était nullement circonstancielle (il était emprisonné), mais qu’elle était au contraire "une suite des principes (l’ayant) toujours dirigé" depuis son adhésion à la constitution civile du clergé, ainsi que la conséquence de "l’inutilité" de son ministère14. Mais il ajoutait – et cette formule était des plus ambiguës dans le contexte du moment – qu’il souhaitait "terminer ses jours, ami de la Raison15 et de la Liberté".
22L’évêque s’était toujours félicité également de l’attitude de son entourage immédiat. Cet entourage se composait de trois personnes : tout d’abord, son coadjuteur, Martial de Loménie. Celui-ci avait adopté un "profil" en tous points identique au sien, ce qui le conduisit à renoncer à ses fonctions ecclésiastiques en même temps que son parent. Les deux autres personnes étaient Mme de Loménie, veuve d’un cousin germain des Brienne, et sa fille unique, Mme de Canisy. Lorsque l’archevêché de Sens avait été confisqué comme bien national, Mme de Loménie s’était empressée d’acheter un autre bien national, l’abbaye de Saint Pierre-le-Vif, qui leur servit de résidence désormais. Mme de Loménie étant décédée le 25 mai 1793, ce fut Mme de Canisy qui en devint propriétaire. Ajoutons qu’elle-même et le coadjuteur s’étaient, eux aussi, portés acquéreurs de quelques biens nationaux dans le district de Sens.
23Enfin, le prélat se flattait de ne pas avoir d’émigrés dans sa famille : non seulement jusqu’aux degrés fixés par la loi (ses seuls parents étant son frère et sa belle-soeur), mais même au delà. En vérité, selon un témoignage familial16, l’évêque avait fait pression sur les deux frères du coadjuteur, restés royalistes, afin de les dissuader d’émigrer, au motif que les deux frères de Talleyrand avaient dû le renier après avoir émigré, et "qu’on ne pouvait s’exposer à pareille avanie". Il est probable que l’évêque se souciait plus du tort que pouvait lui causer en France l’émigration de parents portant son nom que des sentiments des émigrés à son égard. Quoiqu’il en soit, il n’avait pu empêcher l’époux de Mme de Canisy d’émigrer en Angleterre ; du moins avait-elle pris la précaution de divorcer pour motif d’émigration en janvier 1793. Vaine précaution, comme on le verra bientôt.
B -
24Pour être plus modeste, le trajet révolutionnaire de l’ex-comte de Brienne n’était pas moins exemplaire... à ses propres yeux. C’est ce qu’il essaya de démontrer, lui aussi, dans un mémoire qu’il rédigea à la hâte à la veille de son procès et qu’il n’eut pas le temps d’achever17. Il y expliquait qu’il avait consacré beaucoup de temps et d’argent à sa commune et à la nation. Du temps : élu maire à l’unanimité en février 1790, et constamment réélu ensuite, il s’était très peu absenté de Brienne. De l’argent : il avait envoyé "la plus grande partie" de sa vaisselle, fait tous les dons patriotiques requis, "et bien au delà", financé l’autel de la patrie et les fêtes civiques. Depuis la guerre, il avait payé l’engagement de près de vingt volontaires et donné des gratifications aux autres ; il avait offert ses chevaux quand ils étaient nécessaires. Lors du passage de l’armée de Mayence à Brienne, en août 1793, il fournit plus de vingt mille rations de pain "à un prix très inférieur à celui que payoit la nation partout ailleurs". "Je suis honteux de parler de ces misères, ajoutait l’ancien seigneur de Brienne, mais on veut un compte et je le rends".
25Il était tellement persuadé que "les comptes" le justifieraient qu’à deux reprises il refusa de se prêter aux tentatives d’évasion que ses amis voulaient organiser18 : il désirait passer en jugement afin de présenter sa défense. C’est pourquoi aussi, pendant sa détention à Paris, loin de chercher à se faire oublier, il remua ciel et terre pour qu’on lui rendît... justice.
II – Solidarités locales
26Sur le plan local, les Loménie de Brienne jouissaient d’un grand prestige : leur passé en imposait et, depuis la Révolution, ils avaient donné des preuves tangibles de leur attachement à leur cité respective. Elles leur témoignèrent, autant que cela leur fut possible, leur gratitude dans les moments difficiles.
27A – En préférant l’évêché de Sens à celui de Toulouse, auquel il avait été brillamment élu le 27 février 1791 et où il était réclamé, l’ex-cardinal avait, quelles que fussent ses raisons personnelles, flatté les autorités et la population d’une petite ville qui n’était que chef-lieu de district. Son ascendant, fondé également sur ses largesses envers les pauvres et sur son sens de la communication avec ses diocésains, lui valut le soutien persistant de la municipalité chaque fois qu’il fut inquiété.
28Ce fut le cas dès mai 1790 : Marat, soupçonnant le prélat de vouloir profiter de la Révolution par ambition personnelle, lança un appel au meurtre contre lui, ainsi que contre son coadjuteur. Cela déclencha une réaction indignée de la municipalité de Sens, revêtue de cinquante et une signatures, et l’interdiction de vente de L’Ami du peuple dans la ville19.
29Les relations entre les Senonais et leur évêque étaient si bonnes qu’en décembre 1792 ils l’élirent maire de Sens, mandat qu’il déclina pour raisons de santé. Du moins fut-il élu en tête des notables, tandis qu’un de ses vicaires épiscopaux devenait procureur-syndic de la commune. Ce fut à cette époque aussi qu’il fut choisi comme président de la société patriotique. Peut-être s’en serait-il bien passé, mais, compte tenu du camp qu’il avait choisi, c’était un moyen de se ménager d’utiles relations.
30Très vite, la seconde municipalité eut à voler à son secours : à la fin de 1792, l’évêque fit l’objet de deux dénonciations, l’une adressée au comité de sûreté générale et l’autre à Roux, membre de la commune de Paris. Le dénonciateur était le même dans les deux cas : un domestique de l’hôtel de Brienne, congédié en 1788. Venu à Sens espionner son ancien maître, il l’avait accusé de menées contre-révolutionnaires. Après avoir interrogé cet individu, la municipalité tint à dénoncer dans un acte authentique, le 20 janvier 1793, l’inconsistance de ces accusations et à "donner au citoyen évêque un témoignage solennel de sa confiance et de son estime"20.
31Six mois plus tard, le 2 août 1793, l’évêque était arrêté pour la première fois, dans le cadre de l’affaire des eaux de Paris. Il était soupçonné par le comité des finances de la Convention d’avoir favorisé ou couvert en 1788 une spéculation sur les actions de la compagnie, qui s’était soldée par une perte de huit millions pour le Trésor21. Dès le 4, donc sans aucune connaissance du dossier, la municipalité se porta garante de l’honnêteté de son premier notable et réclama en sa faveur "une application plus éclairée de la loi". De son côté, Mme de Canisy sollicita Danton, originaire d’Arcis-sur-Aube, petite ville proche de Brienne, en faveur de son parent.
32Toutefois, lorsque l’évêque revint à Sens, après s’être justifié devant le comité des finances de la Convention et avoir obtenu la levée de son arrestation (30 août), sa situation se trouva affaiblie pour une raison qui lui était extérieure. En effet, le 17 août, Barère s’était plaint devant la Convention que, lors de son passage à Sens, la garnison de Mayence, envoyée en Vendée, "avait été travaillée par la plus perfide aristocratie". Indirectement mise en cause, la commune avait protesté et obtenu un démenti de Barère22. Mais, simultanément, le comité de surveillance avait reçu mission d’arrêter les contre-révolutionnaires. Il en résulta une rivalité entre les deux institutions, le comité de surveillance cherchant à affaiblir la commune par tous les moyens. Sous prétexte, notamment, que les ministres du culte ne pouvaient exercer aucune fonction publique, il enjoignit à la municipalité et au conseil général "de ne plus regarder comme leurs collègues" les trois ecclésiastiques assermentés siégeant en leur sein et de décider qu’à l’avenir ils ne pourraient exercer aucune charge civile. La commune résista, considérant qu’aucune loi n’excluait "le citoyen évêque" des fonctions de notable et qu’elle ne pouvait donc se séparer de lui "sans porter atteinte aux principes de la souveraineté nationale". Il n’empêche : la lutte était inégale, car le comité de surveillance avait l’oreille des représentants en mission dans l’Yonne, Maure et Garnier.
33Ce fut du reste à ces derniers que les protecteurs de Loménie eurent recours lorsqu’il fut arrêté pour la seconde fois. Cela s’était produit le 11 novembre 1793 dans les conditions suivantes : l’armée révolutionnaire, en route pour Lyon, s’était arrêtée à Sens et certains de ses membres avaient exigé l’arrestation de l’évêque, dénoncé à Paris comme parent d’émigré et comme ayant refusé de sacrer Gobel, l’évêque de Paris (lequel Gobel avait déposé ses fonctions épiscopales quatre jours plus tôt). La réponse de Loménie consista, comme on l’a vu, à rédiger un mémoire de défense et à imiter Gobel. Son abdication eut un double effet : d’un côté, il fut rejeté par les autres détenus, avec lesquels il devait prendre ses repas ; de l’autre, il sut toucher les autorités de Sens. En effet, une délégation du district et de la municipalité, qui s’était rendue à Paris pour la question des subsistances, déposa le 21 novembre au comité de Sûreté Générale une pétition pour que Loménie fût rendu à la surveillance de sa commune. Cette démarche étant restée sans effet, ce furent Maure et Garnier qui furent sollicités, non seulement par le district et la commune, mais aussi par le comité de surveillance et la société populaire de Sens. Aussi consentirent-ils, le 23 décembre, à demander au comité que le prisonnier, "vu son grand âge (66 ans) et ses infirmités, vu aussi les persécutions qu’il éprouve de la part des autres détenus, soit transféré dans un lieu séparé". Le comité ayant accepté, le vieil homme put retourner chez lui le 28 décembre, sous la surveillance de deux gardes. C’est là qu’il devait mourir le 19 février 179423.
34B – Il ne faudrait pas idéaliser les relations entre le ci-devant comte de Brienne et les habitants de sa commune, car les délibérations municipales attestent qu’il existait entre eux un différend relatif à des droits d’usage, que la commune de Brienne et deux communes voisines prétendaient avoir été usurpés par l’ancien seigneur ou ses hommes d’affaires. Cette contestation traîna près de trois ans (décembre 1790-novembre 1793) et se termina par une transaction désavantageuse pour le maire, qui accepta même de payer tous les frais occasionnés par ce litige24. Mais à côté de cela, les registres confirment le dévouement du maire à ses administrés et l’attachement de ces derniers à leur élu. Dès qu’il fut arrêté, le conseil général de Brienne s’empressa de délivrer les certificats de civisme les plus élogieux à la famille de Loménie. Mieux, trente députés de Brienne et des environs furent dépêchés à Paris pour faire rapporter la mesure. Ils s’arrêtèrent d’abord à Sens pour réclamer Alexandre et Charles de Loménie25, mais arrivèrent trop tard. Nous ne savons rien de précis sur leurs démarches à Paris, si ce n’est que le résultat fut un échec. Faut-il croire les Souvenirs de Sophie de Loménie, selon lesquels cette mission fut funeste au maire de Brienne ? Courtois d’Arcis ayant souligné que les communes de son district demandaient sa mise en liberté, il lui fut répliqué : "c’est justement cela ; il est trop aimé, il fera une Vendée"... Même si ce propos est apocryphe, il correspond tout à fait à la pensée de Fouquier-Tinville.
III – L’échec des soutiens locaux
35Le système terroriste avait vite compris que, pour déstabiliser les Loménie, il fallait d’abord les arracher à leur sphère d’influence, après quoi ce serait un jeu de trouver des charges contre eux. C’est pourquoi je distinguerai les méthodes de la police politique et les accusations de la justice révolutionnaire.
A – les méthodes de la police parisienne
36Dans son étude intitulée Un agent du comité de sûreté générale : Nicolas Guénot26, Claude Hohl a parfaitement mis en lumière les méthodes policières de cette institution. Pour la recherche et l’arrestation des suspects, le comité avait le choix entre deux moyens : confier cette mission aux comités révolutionnaires locaux, ou bien dépêcher sur place des agents recrutés à Paris et désignés sous le nom de porteurs d’ordres.
37Dans le cas des Loménie, ce fut évidemment ce second moyen qui fut choisi, avec un "succès" presque inespéré, puisque, pour deux mandats d’arrêts lancés contre eux, il y eut finalement cinq arrestations. Il est vrai que l’un de ces deux mandats fut sans effet : l’ordre de transfert du cardinal à la prison des Carmes de Paris fut rendu le 18 février 1794, soit la veille de sa mort27. Au contraire, l’ordre visant le maire de Brienne avait été lancé le 13. C’est en faisant étape à Sens le 18 que les trois porteurs d’ordre apprirent qu’il se trouvait dans la ville, où il rendait visite à sa famille. Mis en arrestation aussitôt, le comte de Brienne fut de la sorte témoin de la mort de son frère au matin du 19, puis emmené le même jour à Brienne pour perquisition et apposition des scellés à son domicile.
38Deux semaines plus tôt (6 février), le comité de sûreté générale avait lancé un mandat d’arrêt contre deux nobles de Sens, les frères Mégret de Sérilly et Mégret d’Étigny. Au nombre des trois porteurs d’ordre chargés de cette affaire, figurait Guénot. Lorsqu’il vint arrêter à son domicile Mégret d’Étigny, il y trouva aussi Alexandre et Charles de Loménie. Ils eurent beau prétendre qu’ils lui rendaient une simple visite de courtoisie28, ils furent aussitôt appréhendés comme suspects et Guénot, après les avoir interrogés, résolut de les transférer à Paris. Son "coup de filet" ne se limita pas là : il fit arrêter également le coadjuteur, Mme de Canisy, et même un membre du district et de la société populaire, nommé Dufour, dont le comportement lui avait paru étrange. Après interrogatoire, il s’avéra que ce Dufour jouait un double jeu : pur patriote en apparence, il protégeait les Loménie en sous-main, il était leur "agent"29. C’était bien là une preuve irréfutable du pouvoir corrupteur de ces aristocrates, soi-disant ralliés à la Révolution.
39Face à Guénot, que pouvaient les autorités locales ? Le comité de surveillance observa dans un procès-verbal que, s’il ne pouvait s’opposer au transfèrement à Paris d’Alexandre et de Charles de Loménie, non domiciliés dans la commune, il réclamait du moins la garde des trois autres, pour lesquels Guénot n’avait aucun ordre du comité de sûreté générale. Commentant cette attitude, Martial de Loménie la jugea trop timide : "Le comité de surveillance nous a défendus, mais peu utilement (...) Il faut avoir des amis plus chauds quand on a le malheur d’être noble, quelque patriote qu’on soit"30. Quant à Guénot, à l’évidence furieux de ce manque de collaboration, il s’inclina mais se promit de ne pas revenir pour rien !
40En effet, il fut de retour à Sens le 5 avril, porteur d’un ordre du comité de sûreté générale en date du 3, au terme duquel dix-neuf personnes, toutes prévenues "d’intelligences contre-révolutionnaires" devaient être traduites devant le tribunal révolutionnaire et, au préalable, incarcérées à la Conciergerie. Certaines étaient déjà détenues à Paris, mais celles qui ne l’étaient pas encore devaient y être conduites. Ce second voyage permit à Guénot de ramener à Paris, le coadjuteur, Mme de Canisy, leur "agent" Dufour et autres personnes liées de plus ou moins près aux frères Mégret. L’ordre du comité faisant état "d’intelligences contre-révolutionnaires", il ne restait plus au tribunal révolutionnaire qu’à tisser la trame du complot.
B – La thèse du complot
41Le recours à l’idée d’un complot multiforme servit à plusieurs reprises pour accélérer la justice révolutionnaire, car elle permettait d’organiser des "fournées" en amalgamant les prisonniers les plus divers, et donc de vider les prisons plus rapidement.
42En l’espèce, la "tête" de ce complot-là fut la soeur de Louis XVI, Élisabeth31. Cette construction présentait un avantage politique : elle permettait de juger la princesse sans trop la placer sur un piédestal, comme cela avait été le cas pour la reine. Une criminelle jugée avec 24 complices et partageant leur sort, tel était le calcul.
43Mais de quel complot pouvait-on accuser les Loménie ?
44Contre Mme de Canisy, ce fut une correspondance avec un émigré qui fut mise en avant. En effet, en avril 1793, la poste de Sens avait intercepté plusieurs lettres d’émigrés, dont une expédiée d’Ostende par M. de Canisy à son ex-épouse. Il ressortait, d’une part que leur divorce n’avait été qu’un artifice devant permettre à Mme de Canisy de sauver ses biens propres et, d’autre part, qu’un certain "Charles" avait arrangé des conventions secrètes avec eux à ce sujet. Qui était "Charles" ? C’était à la fois le prénom du beau-père de Mme de Canisy et l’un de ceux de l’évêque (Étienne-Charles). Les autorités révolutionnaires décidèrent qu’il s’agissait de ce dernier. Quoiqu’il en fût, la lettre voyagea : du district de Sens, elle passa au département, et de là au comité de sûreté générale. À partir de là, elle servit de brulôt à répétition contre les Loménie. Mme de Canisy, grâce à ses relations, réussit, paraît-il32, à faire disparaître l’original, mais elle ignorait qu’une copie subsistait dans les archives du comité. Cela lui valut d’être arrêtée une première fois, ainsi que le coadjuteur, en octobre 1793 à Paris par les soins de... Guénot. Mais ils avaient été rapidement libérés, peut-être sur intervention de Danton ou de Barère, qu’ils connaissaient33.
45Lorsque Mme de Canisy passa en jugement, Fouquier-Tinville ne manqua pas d’exploiter cette lettre contre elle, réclamant sa tête pour agissements criminels contre la République.
46Pour Alexandre et Charles de Loménie, ce fut un jeu de les impliquer dans le complot : ils avaient été arrêtés chez Mégret d’Étigny, officier en poste aux Tuileries le 10 août et, pour ce fait, accusé d’avoir massacré le peuple. Donc, les deux frères "paraissaient" complices de "manoeuvres liberticides". Quant à leur frère, le coadjuteur, il s’était absenté de Sens en juillet 1792 et n’y était revenu que fin août. Son passeport ayant disparu, "tout donnait lieu de croire" qu’il avait fait partie de "la bande de conspirateurs des Tuileries".
47Contre le maire de Brienne, Fouquier-Tinville retint le chef d’accusation suivant, dont on appréciera la logique : "Ex-ministre, n’a paru prendre le masque du patriotisme que pour se former un parti dans les communes environnantes (sic) son domicile ; aussi est-il parvenu à se faire nommer maire et a-t-il obtenu dans ce moment de nombreuses réclamations en sa faveur. Mais qui ne connaît l’exercice de son ministère et les nombreuses injustices qu’il a exercé (sic) envers les défenseurs de la Patrie ?"34 On sait avec cette certitude que, lors du procès, ces réclamations – au nombre de quarante d’après l’accusateur public lui-même – ne furent pas communiquées au jury35.
48Durant ses deux mois de détention à Saint-Lazare (23 février – 21 avril 1794), Alexandre de Loménie put, grâce à un serviteur dévoué, faire parvenir à son épouse vingt et une lettres. Lettres semblables à celles de tous les prisonniers du monde, dans lesquelles alternent espoir et découragement : espoir d’être jugé et innocenté ; découragement lié à l’attente et à la vacuité. Au moment où le transfèrement du prisonnier à la Conciergerie mit fin à cette correspondance, il pensait être envoyé dans la maison de santé de Picpus. On imagine sans peine le choc et le désarroi des cinq Loménie lorsqu’ils se retrouvèrent à la Conciergerie36. Mais dans les lettres d’adieu qu’ils adressèrent à leur famille, ils manifestèrent courage et même sérénité à l’approche de la mort. Ainsi, le 5 mai 1794, veille de son interrogatoire, Alexandre de Loménie écrivait à sa mère : "Dans trois jours je ne serai plus au pouvoir des hommes, et cette idée a quelque chose de consolant. Les derniers instants de ma vie m’ont fait faire la cruelle expérience de ce qu’ils peuvent. La manière dont j’ai vécu aurait dû me procurer une fin plus douce ; le Ciel en a décidé autrement, et il faut se soumettre à la nécessité"37.
49Dans un récent ouvrage, intitulé La Révolution de la Justice l’auteur du chapitre sur "le peuple juge" conclut ainsi : "Devant le salut du peuple et l’intérêt de la patrie érigés en lois suprêmes, juges et jurés n’avaient pour les guider que leur conscience"38. En effet, et c’était là tout le problème : la terreur et la vertu pouvaient-elles marcher de pair ?
Notes de bas de page
1 Cf. J. Égret, La Pré-Révolution française (1787-1788), Paris, PUF, 1962. ; J-F. Bosher, French finances (1770-1795), Cambridge U.P., 1970. ; M. Bottin, La réforme constitutionnelle de mai 1788, Nice, 1988.
2 Le cardinal de Loménie de Brienne Archevêque de Sens, Sens, P. Duchemin, 1896.
3 Furent guillotinés : 1) Louis-Marie-Athanase de Loménie, comte de Brienne, né à Paris en 1730. 2) Anne-Marie-Charlotte de Loménie, fille d’un cousin germain du précédent, née à Paris en 1765, divorcée de François-René-Hervé Carbonnel de Canisy. 3) Alexandre de Loménie, Marseille, 1758. 4) Charles de Loménie, Marseille, 1761. 5) Pierre-Marcel, dit Martial de Loménie, Marseille, 1763. Les trois derniers appartenaient à une branche provençale des Loménie. Leur mère, veuve d’un officier de marine sans fortune, avait fait appel à l’archevêque de Toulouse et à son frère. Le comte de Brienne n’ayant pas d’enfant, ils avaient été élevés à leurs frais et "placés" : le premier dans l’armée (colonel des chasseurs du régiment de Champagne en 1789), le second dans la marine, et le troisième dans l’Église. Martial de Loménie fut le coadjuteur de l’archevêque de Sens (1788), puis de l’évêque de l’Yonne.
4 II y eut également cinq condamnations à mort chez les Lamoignon de Malesherbes.
5 Discours "Sur la nécessité de déclarer le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix", Oeuvres Complètes, G. Lebovici, Paris, 1984, p. 521.
6 Cette brochure de 8 pages, in-8 a été publiée et commentée par J. Perrin, Bull, trim. de la Soc. archéol. de Sens, 1940, pp. 108-153.
7 En effet, après sa disgrâce ministérielle, il avait voyagé en Italie (sauf à Rome) et ne s’était installé à Sens qu’au début de 1790.
8 Les évêques d’Autun, d’Orléans, et de Viviers.
9 il avait écrit au pape, le 26 mars 1791, qu’il renonçait à la dignité de cardinal.
10 Serment créé par [’Assemblée législative et imposé aux ecclésiastiques et électeurs lors de l’élection des députés a la Convention.
11 Il s’agissait de la société patriotique de Sens, filiale locale du club des jacobins.
12 Journées ayant conduit, comme on sait, à l’arrestation des députés girondins.
13 Cf. T. Tackett, La Révolution, l’Église, la France, Paris, Cerf, 1986, p. 426. L’auteur signale (p. 64) que, sur les 327 professeurs des séminaires du royaume, 24 seulement (7 %) prêtèrent serment, dont 6 appartenaient au seul diocèse de Sens.
14 Le culte de la Raison avait été inauguré à Paris le 10 novembre et Loménie s’attendait à sa généralisation.
15 C’est nous qui soulignons.
16 La veuve d’Alexandre de Loménie, née Sophie de Vergés (1767-1835), rédigea, après la Révolution, des Souvenirs. Le manuscrit original, auquel nous nous référons ici, appartient à ses descendants, mais une partie fut publiée en 1882 dans les Mémoires de la Société académique de F Aube, T. 46, pp. 355-370.
17 Archives Nat. W. 363, pièce n° 24.
18 Cf. Souvenirs de S. de Loménie et Mémoires du comte Beugnot, T. 1, Paris, E. Dentu, 1868, p. 317.
19 J. Perrin, op. cit., p. 50.
20 J. Perrin, op. cit., appendice III, p. 242.
21 Sur cette affaire, cf. J. Bouchary, La Compagnie des eaux de Paris et l’entreprise de l’Yvette, Paris, M. Rivière, 1946.
22 Cf. Le Moniteur Universel, réimpression de 1860, T. 17, p. 425 et p. 663.
23 Sur les causes de sa mort, deux thèses s’affrontèrent : suicide et mort naturelle. En faveur de la première, tous ceux qui, tels les émigrés, ont voulu "diaboliser" Brienne, mais aussi certains familiers qui, tels Beugnot ou l’architecte Fontaine, croyaient savoir qu’il possédait une bague contenant du poison. Mais cela ne prouve nullement qu’il l’ait utilisé. Son biographe, J. Perrin, pourtant peu indulgent, conclut, après un examen minutieux des documents disponibles, à la mort naturelle, op. cit., pp. 191-199.
24 Délibérations municipales de Brienne, 25 brumaire an II, f°54.
25 Cf. infra, p. 11.
26 Paris, Imprimerie Nationale, 1968.
27 A.N. F7 4428, plaq. 8, f°30 (30 pluviôse an II).
28 Selon Sophie De Loménie, son mari avait rencontré deux fois Mégret d’Étigny aux eaux de Plombières et, ayant appris à Sens qu’il était malade, lui avait rendu visite, entraînant son frère qui, lui, ne le connaissait pas.
29 Sur le rôle ambigu de Dufour, cf. C. Hohl, op. cit., pp. 59-62.
30 Lettre à un proche (Joseph Patrauld), saisie au domicile de Mme de Canisy à Paris, le 25 février 1794. Cf. A.N., W129 (papiers de Fouquier-Tinville).
31 Le tribunal trouva un lien entre la plupart des 25 accusés : le 10 août 1792. La princesse était l’âme du complot parce qu’elle avait pansé des blessés aux Tuileries... Sur son procès, cf. A. de Beauchesne, La vie de Mme Élisabeth, 2 vol., Plon, 1869.
32 Cf. J. Perrin, op. cit., p. 216-217.
33 Dans ses Mémoires (T. 2, p. 200-202), barère s’est même vanté d’avoir, à la demande de Martial de Loménie, présenté ce dernier à Robespierre, mais le dialogue qu’il rapporte est incontrôlable et la date à laquelle il le situe – "quelques temps avant le 20 prairial" – est bien vague.
34 Allusion au fait qu’il avait été ministre de la guerre en 1787-1788.
35 Lors de son propre procès, Fouquier-Tinville prétendit le contraire. Il affirma aussi (audiences des 17 et 18 germinal an III) qu’il avait voulu sauver le comte de Brienne, "ce digne ex-ministre" pour lequel il était "pénétré de vénération et de respect"... B.N., Lb 41,1797.
36 En fait, très éprouvés, ils furent, sur ordre du comité de sûreté générale, conduits à l’hospice de l’évêché, où les conditions de détention étaient un peu moins dures qu’a la Conciergerie.
37 Lettre inédite. Rappelons que les Loménie furent guillotinés le 10 mai.
38 Raymonde Monnier, p. 190. Ouvrage publié sous la direction de Philippe Boucher (Paris, de Monza, 1989).
Auteur
Maître de Conférences à l’Université de Tours
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