La Terreur au Tribunal criminel du Nord
p. 239-251
Note de l’éditeur
Ce travail est basé sur une thèse de doctorat intitulée : "Naissance de la justice pénale moderne : les tribunaux criminels (1792-1811)" que l’auteur prépare actuelement sous la direction de Mme Renée Martinage. Dans les notes, les mois du calendrier républicain ont été abrégés ainsi : vd. : vendémiaire ; br. : brumaire ; fr. : frimaire ; nv. : nivôse ; pl. : pluviôse ; vt. : ventôse ; gr. : germinal ; fl. : floréal ; pr. : prairial ; ms. : messidor ; fr. : thermidor ; ft. : fructidor ; je. : jours complémentaires.
Nota Bene : les textes cités entre guillemets ont été reproduits intégralement, avec la syntaxe de l’époque et les fautes d’orthographe.
Texte intégral
1Terreur : voilà un mot qui fait frémir. On imagine des décisions rendues sans aucune garantie, des personnes jugées pour une attitude (supposée) contre-révolutionnaire, ou pour avoir possédé... un perroquet par trop royaliste1, des condamnés entassés dans des charrettes que l’on mène à l’échafaud...
2Dans le département du Nord, occupé pour moitié environ par l’ennemi, le tribunal criminel2 ne se signala pas par son intransigeance. Durant la Terreur proprement dite (en fait de mars 17933 à juillet 1794) son activité fut indissociablement liée au contexte d’invasion, notamment en raison de la présence de nombreux militaires. Mais à la lumière des circonstances, on peut dire que l’attitude du tribunal fut modérée, car il s’efforça souvent, même lorsqu’il aurait dû juger révolutionnairement, d’appliquer les principes de la procédure. Après la libération du territoire, à partir d’aôut-septembre 1794, une certaine forme de Terreur intervint. Et encore fut-elle modérée, au moins devant le tribunal criminel.
3Guerre et Terreur (mars 1793 – thermidor an II) ; la Terreur après la guerre ? (à partir de thermidor an II), telles sont les deux grandes périodes qui marquèrent dans ces années l’activité du tribunal criminel du Nord.
I – Guerre et Terreur au tribunal criminel du Nord (mars 1793 – thermidor An II)
4Durant la Terreur, l’activité du tribunal criminel du Nord fut très liée au contexte de guerre En outre, il dut évoluer au coeur du système terroriste.
A – Une activité liée au contexte de guerre
1 – L’absence de spécificités nettes de la criminalité militaire
520 % des individus jugés par le tribunal criminel (84 personnes) se trouvaient dans l’armée ou étaient "employés ou attachés à sa suite4 ".
6Leur criminalité ne présente de spécificités nettes par rapport à celle des civils que pour certaines infractions, surtout les vols. 30 des 51 accusés de vols sans violences étaient des soldats5 (58,82 %) ; pour les vols avec violences ou menaces de mort, on recense plus de 84 % de militaires (11 sur 13). Malgré leur jeune âge6, sept furent punis de la peine d’emprisonnement maximale : 24 ans de fers. Deux soldats du 1er bataillon belge eurent davantage de chance : on les condamna à deux années de fers par application du code pénal militaire de 17937, alors que les circonstances étaient identiques à celles des autres vols avec violences8 !
7Les militaires constituèrent seulement 35 % des accusés de crimes de sang (sept accusés sur 20) et deux des accusés de coups et blessures sur sept. Si la légitime défense fut parfois admise9 et l’acquittement prononcé, il en alla autrement dans les affaires où l’intention homicide fut établie. Deux grenadiers furent punis de mort10 pour avoir assassiné un autre soldat, une nuit, dans la campagne dunkerquoise, au sortir d’un cabaret. Ces rixes de cabaret étaient fréquentes. C’est aussi souvent dans ces lieux qu’étaient prononcées les paroles séditieuses, jugées révolutionnairement. C’est là une infraction presqu’exclusivement militaire, 91,30 % des accusés portant l’uniforme (21 sur 23). Les propos variaient suivant l’inspiration de leurs auteurs. "Gredins et scélérats qui bouleversoient la France", c’est par ces mots que Nicolas Godron qualifia les membres de la Convention. Il fut condamné à un mois de prison et 30 livres d’amende pour avoir... rossé un citoyen11. Fort opportunément, les propos furent constatés, mais pas sanctionnés. Autres temps, autres moeurs : en germinal an 2 (mars-avril 1794), un canonnier de 19 ans fut condamné à mort pour avoir crié "vive le roi" et "j’emmerde la Nation"12. Les neuf témoins et les procès-verbaux de l’autorité militaire indiquaient qu’il était totalement ivre ; mais les magistrats se contentèrent de constater qu’il avait proféré ces paroles. Peu avant, ils s’étaient encore penchés sur l’intention coupable dans des affaires de ce genre13.
8Si les militaires jouèrent un rôle capital dans le conflit, il ne faut pas pour autant occulter un autre aspect de la situation d’alors : la "guerre économique".
2 – La "guerre économique"
9Les infractions économiques illustrent l’attitude modérée des magistrats. Si la sanction semblait disproportionnée à la faute commise, on pouvait faire preuve de clémence : un boulanger lillois avait omis de déclarer des sacs de farine et de charbon ; il fut acquitté, la peine capitale prévue contre les accapareurs ayant paru bien trop sévère. Pour ce faire le président du tribunal, d’accord avec les deux parties, multiplia le nombre de questions sur l’intention soumises au jury, pour accroître les chances d’obtenir une réponse négative et l’acquittement14.
10Toutefois, pour les crimes punis moins sévèrement, les jurés avaient tendance à apprécier plus rigoureusement les faits. Par exemple, la dépréciation des assignats poussait des individus à les refuser ou à pratiquer des prix différents selon le paiement en numéraire ou assignats. La bonne foi, fondée sur la qualité d’étranger de l’accusé15 ou sur son ignorance de la loi16, fut difficilement admise... Crimes économiques ou exportations frauduleuses d’objets ou d’argent vers l’étranger amenèrent 29 accusés devant le tribunal (6,90 % des accusés).
11107 personnes furent accusées de distribution, d’exposition d’assignats contrefaits, voire de contrefaçon. Profitant de l’illettrisme d’une partie de la population qui ne reconnaissait pas les billets contrefaits, les Autrichiens faisaient circuler les faux assignats dans les zones contiguës au front17, pour provoquer la faillite de la République. Les habitants les distribuaient, volontairement ou non, dans la partie du département demeurée française. Ce crime, déjà puni de mort par le code de 179118, fut le principal cas de recours à la peine capitale durant la période : 17 des 25 condamnés19, hommes ou femmes, de tous âges. Parmi ces femmes, Rosalie Dubois, marchande de 20 ans, constitue un cas exceptionnel. Acquittée du crime d’exposition d’assignats contrefaits mais mise en détention comme suspecte20, elle fut, peu après, condamnée à mort pour avoir récidivé, dans la prison même où on la détenait21 ! Cela prouve l’ampleur du phénomène.
12L’évocation de la loi des suspects amène au système généré par la Terreur, auquel le tribunal criminel fut confronté.
B – Le tribunal criminel et le système terroriste
1 – Les pressions des autorités politiques
13C’est lorsqu’il jugeait révolutionnairement que le tribunal criminel du Nord subissait les pressions des envoyés de la Convention. Ces interventions dans la bonne marche de la justice pouvaient revêtir diverses formes : interruption inopinée de l’audience consacrée au jugement de Laroche, ex-grand vicaire d’Agen, prévenu d’espionnage22 ; décret d’amnistie des accusés de l’insurrection lilloise du 29 avril 1792, au cours de laquelle le général Théobald Dillon avait été tué par ses propres soldats, avant que son cadavre ne subît les pires outrages23...
14Le plus souvent, les représentants du peuple dénonçaient des comportements contre-révolutionnaires. Cochon, Delbrel et Letoumeur, firent ainsi arrêter Louis-Lazare Hoche. Le 31 juillet 1793, le jeune adjudant général avait tenu des propos peu amènes à l’égard de sa tutelle politique24. Peu après25, Hoche fut acquitté par le tribunal jugeant révolutionnairement, surtout car il avait "fait preuve de patriotisme et de valeur26".
15En général, le tribunal criminel fit preuve d’esprit d’équité et résista aux pressions. À une exception notable près : l’affaire Louis-François Lallier ; ce greffier de la municipalité de Cambrai, ex-homme de confiance d’un noble, avait continué à s’occuper des intérêts de son ancien maître. Poursuivi pour manoeuvres et intelligences avec les ennemis, tendant à leur fournir des secours en hommes et en argent, Lallier fut condamné à mort27, après que le tribunal eut vainement tenté de se déclarer incompétent28. Ne voulant pas être en reste, Joseph Le Bon, le fameux représentant du Pas-de-Calais, fit juger 11 "complices" de Lallier. Le tribunal siégeant révolutionnairement, peut-être pour faire "bonne mesure", condamna à mort l’un d’eux et acquitta les dix autres29.
16Exception faite de ce dernier exemple, le tribunal criminel s’efforça de respecter les principes fondamentaux de la procédure.
2 – La volonté de respecter les grands principes de procédure
17Lorsque cela était possible, le tribunal faisait souvent en sorte de ne pas statuer selon les formes révolutionnaires. Des troubles avaient éclaté en Flandre française pour empêcher la levée en masse. S’agissait-il là de révoltes contre-révolutionnaires pour lesquelles la loi de sûreté générale du 11 août 179230 était applicable ? C’était l’opinion des autorités municipales qui avaient, d’après ce texte, instruit les procédures. Le tribunal considéra31 que cette infraction n’était pas contre-révolutionnaire, les insurgés ayant seulement réclamé les fusils que les communes leur avaient confisqués ! Et de conclure : "rien n’empêche que les accuses profitent des lois concernant la procédure criminelle, et l’institution des jurés". L’affaire fut jugée le 17 juin 179332 : cinq furent acquittés, le sixième accusé fut condamné à une peine d’un mois de prison et à une amende pour outrage envers des fonctionnaires publics en fonctions ! Le 28 juin 179333, dans une affaire identique, le tribunal réaffirma sa position avec force34.
18Le tribunal jugea néanmoins selon les formes révolutionnaires, tant à Douai, que dans les chefs-lieux de district. Cela posa entre autres la question du partage d’opinion. Cinq gardes nationaux avaient attaché la cocarde tricolore à la tête d’un âne et déambulé ainsi dans un village35. Les faits furent déclarés constants, mais les juges ne s’accordèrent pas sur l’intention coupable : deux d’entre eux estimaient qu’elle existait, pas les deux autres. Les magistrats étaient partisans de retenir l’avis le plus doux, règle de droit commun ; mais ils consultèrent la Convention36qui, par décret du 3 octobre 179337, décida qu’il fallait en pareil cas s’adjoindre un cinquième juge. Celui-ci trancha en faveur des accusés qui furent tous acquittés38.
19Que dire de l’activité du tribunal criminel et de son émanation "révolutionnaire" ? L’accord est unanime sur leur mesure : "il faut reconnaître que souvent il appliqua des sentences et des peines qui ailleurs auraient été bien plus graves pour les mêmes délits39" ; "huit condamnations à mort furent prononcées par le tribunal révolutionnaire du Nord40, tandis qu’à Arras et à Cambrai cinq cent quarante et une victimes furent immolées sur l’échafaud41". 491 personnes furent jugées par le tribunal criminel et le tribunal statuant révolutionnairement42, du 15 mars 1793 à fin thermidor an 2 (août 1794) ; 30 peines de mort furent prononcées par les deux juridictions43 (6,11 % des peines). 344 acquittements, dont 44 avec détention comme suspect intervinrent (70,06 %) ; 108 peines privatives de liberté furent infligées...
20Force est de constater qu’en dépit d’une situation des plus sombres, le mot d’ordre du tribunal criminel du Nord fut "modération". Attitude que bien des juridictions de départements restés français (Paris bien sûr, mais aussi le Pas-de-Calais) ignorèrent. Mais, peut-être la Terreur eut-elle lieu après la guerre, lorsque les troupes républicaines reconquirent le département ?
2 – La Terreur après la guerre (à partir de thermidor an II) ?
21Si la seconde section du tribunal criminel du Nord témoigne d’une évidente volonté d’apaisement de la part des magistrats, les quelques "soubresauts" du Directoire montrent que la page de la Terreur n’était pas encore tournée.
A – Une nette volonté d’apaisement : la seconde section44
1 – Une juridiction chargée de désengorger le tribunal criminel
22Durant l’été 1794, le département du Nord, envahi depuis environ un an, fut en totalité reconquis. Il fallut alors juger plusieurs centaines d’individus qui avaient accepté des fonctions publiques pendant cette année. Les autorités ne voulurent pas engorger le tribunal criminel, à l’époque fort occupé. On peut aussi supposer que les thermidoriens, souhaitant rompre avec la Terreur, ne se satisfirent pas de l’existence de commissions militaires. À Valenciennes, l’une d’elles fonctionnait depuis le tout début de l’an III, à la demande du représentant Lacoste : elle se signala par une rigueur absolue, condamnant à mort 68 personnes en quatre mois d’existence45. Cette sévérité est telle que dans cette ville, on peut parler de "Terreur à retardement".
23Pour vider promptement les prisons, tout en respectant les règles procédurales, la Convention créa, le 19 vendémiaire an 11146 (10.10.1794), "dans le tribunal criminel du Nord, une section qui sera exclusivement chargée de juger, sans interruption, les individus compris dans le décret de mise hors de la loi du sept septembre 179347, et les prévenus d’émeutes, de fabrication, distribution, ou introduction de faux assignats et de tous autres délits contre-révolutionnaires qui sont de la compétence du tribunal criminel”. La durée de vie de la seconde section fut très limitée : du 21 brumaire au 19 prairial an III (11.11.1794-07.06.1795). 318 personnes comparurent devant elle. On reprochait à 190 d’entre elles d’avoir accepté des fonctions publiques durant l’occupation autrichienne. Parurent dans l’auditoire, surtout dans les premiers temps48, divers fonctionnaires (notamment officiers municipaux) des commîmes envahies qui, très souvent, avaient rempli des charges pour rendre service à leurs concitoyens. Les "collaborateurs" notoires s’étaient en effet repliés avec l’ennemi.
24Un arrêté des représentants Lacoste et Berlier du 25 vendémiaire an III49 (16.10.1794) fixant la procédure décida que l’acte d’accusation serait directement dressé par l’accusateur public (art. 3) et non par le directeur du jury ; le jury de jugement (le seul subsistant) comprenait dix personnes, au lieu de 12, tirées au sort parmi une liste de 20 noms (art. 11), établie par l’article 6 de l’arrêté. Une récusation, motivée, était possible (art. 12). Aucun recours n’existait50.
25Le tableau d’ensemble de la seconde section étant brossé, il reste à en étudier l’activité, placée là encore sous le signe de la tempérance.
2 – Une activité empreinte de modération
26Rarement juridiction fit preuve d’autant de clémence : sur 318 personnes jugées, 314 bénéficièrent d’un élargissement, différé ou non (98,74 % des accusés). Pourtant un tel résultat n’était pas évident. Les crimes dont avait connaissance la seconde section étaient presque tous passibles de mort : acceptation de fonctions publiques, distribution d’assignats, actes contre-révolutionnaires, émigration... Mais trop de sang avait coulé. Et on assista à de "véritables fournées d’acquittements"51.
27Les jurés furent d’ailleurs aidés par le décret du 7 frimaire an 11152 (27.11. 1794), relatif à l’intention coupable : même si le fait était reconnu, même si l’accusé en était déclaré convaincu, les jurés pouvaient toujours l’absoudre, en répondant "non" à la question sur "l’intention d’enfreindre les lois de la République ou d’être traître à la patrie". Les magistrats semblaient décidés à écarter toute question embarrassante pour obtenir l’acquittement. L’accusé s’était-il montré hostile à la République ? on se gardait bien d’interroger le jury sur son patriotisme. Certains furent acquittés en dépit de charges accablantes53.
28La seule peine privative de liberté fut infligée à Étienne-François Mouton, jeune canonnier stationné à Douai : là encore, des circonstances atténuantes furent reconnues et l’accusé, passible de la déportation pour avoir provoqué au rétablissement de la royauté, fut puni de deux années de fers54. L’image de clémence ne doit toutefois pas occulter les trois condamnations à mort prononcées par la seconde section contre des personnes qui avaient ouvertement "collaboré" avec l’ennemi ; ainsi Nicolas Houche55 qui avait tiré sur des soldats français et pillé avec les Autrichiens, ou Jacques-Joseph Merlin56, greffier au Quesnoy, qui avait accepté des fonctions publiques pour enfreindre les lois de la République.
29Ces affaires montrent que la tension n’était pas retombée quand siégea la seconde section. D’ultimes soubresauts de la Terreur se firent d’ailleurs jour sous la Convention thermidorienne et surtout sous le Directoire.
B – Les ultimes soubresauts : la Convention thermidorienne et le Directoire
1 – La répression de l’émigration
30Le jugement des émigrés ne décrût pas après thermidor an 2, au contraire. Quand les Français conquirent la Belgique, des individus y furent arrêtés pour avoir quitté la République. D’autres, pensant qu’ils ne seraient plus inquiétés, rentraient chez eux. Ce fut le tribunal statuant révolutionnairement qui s’occupa de ces affaires. Si son activité fut nulle pour la période messidor an Il-floréal an III (juin 1794-avril 1795), il jugea à partir du printemps de cette année et jusqu’à sa séparation en messidor an 5 (juin-juillet 1797), une quarantaine d’affaires concernant des émigrés. "Juger" n’est d’ailleurs pas le terme approprié, car dans la plupart des cas, le tribunal renvoyait les causes aux autorités administratives. Des personnes suspectées d’émigration étaient amenées devant lui. Elles prétendaient bénéficier de l’une des exceptions légales ; le tribunal saisissait alors le directoire du district compétent. Avant sa séparation, le tribunal siégeant révolutionnairement fut aussi saisi de neuf demandes d’autorisations de sortie ou de transferts vers des lieux de détention moins insalubres. Il faut dire que certains présumés émigrés étaient détenus depuis plus de deux ans !
31En dépit de propos aussi virulents que grandiloquents57, la tendance était à l’apaisement. En fait, le "tribunal révolutionnaire" ne condamna à mort qu’un homme après la chute de Robespierre. Aimé Grivillers était ancien procureur au parlement de Flandres, ce qui ne militait sans doute pas en sa faveur. Comme il n’alléguait aucune exception pour justifier de son départ de la République, il fut, sur simple constatation de son identité, condamné à mort et guillotiné58.
32L’époque fut marquée par la punition des crimes nuisant au gouvernement.
2 – La répression des infractions nuisant au Gouvernement
33Face à la situation très troublée du Directoire, la pondération l’emporta devant le tribunal criminel, comme par le passé. Il faut bien préciser que le principal de son activité était dirigé vers la répression des infractions contre les personnes et les biens. Mais les crimes contre le pouvoir en place se manifestèrent durant tout le Directoire. Peu après la promulgation de la Constitution de l’an III, un individu accusé de collaboration avec les Autrichiens fut jugé par le tribunal criminel59, la seconde section étant dissoute. Par neuf fois, il fut reconnu coupable de crimes emportant presque tous la peine de mort. Pourtant on l’acquitta, faute d’intention criminelle. Un mois plus tard60, comparut un certain Camuset, accusé d’avoir "adhéré au régime de sang et d’oppression qui a précédé le neuf thermidor". Terroriste convaincu, il avait contraint sa municipalité à prendre un arrêté de réquisition du grain, en violation du désormais sacro-saint droit de propriété ! Camuset était aussi accusé d’avoir tenu des propos passés de mode61. En dépit de ses aveux empressés, il fut acquitté. Les juges, après avoir absous un "collaborateur" actif, pouvaient bien élargir un apologiste de la Terreur.
34L’attitude de conciliation des deux partis, sans doute due aux fréquents coups d’État qui agitèrent le régime, se poursuivit jusqu’à sa chute. Les attitudes antirépublicaines, souvent le fait d’ivrognes, étaient presque toujours pardonnées. En l’an 7 pourtant, le tribunal condamna62 au bannissement à perpétuité, Joseph Henriot, qui avait distribué "un écrit incendiaire et contre-révolutionnaire".
35Peut-être cette clémence est-elle due au fait que les accusés résidaient sur le territoire français. A contrario, le tribunal fit preuve d’une rigueur bien plus grande à l’égard des émigrés qui complotaient : Alexandre-Joseph Fémy, homme de confiance d’un noble émigré, avait quitté l’Angleterre pour la France via la Belgique annexée. Son maître voulait se rapprocher du "parti considérable de royalistes" que comptait le corps législatif pour se faire rayer de la liste des émigrés. Au cours d’une visite à Lille, Fémy fut arrêté. Reconnu coupable de crime contre la sûreté intérieure de la République, il fut condamné à mort63. On notera que ce crime est habituellement puni d’une peine très sévère.
36Au total, on observe que la Terreur dans le département du Nord n’eut pas lieu, non plus à quelques exceptions près, à partir de la reconquête du territoire, du moins pour ce qui concerne le tribunal criminel.
37Au terme de cette étude, on constate que le tribunal criminel du Nord et ses "émanations"64 ne connurent pas de Terreur, comme celle qui eut lieu devant la commission militaire de Valenciennes, le tribunal révolutionnaire d’Arras, ou a fortiori celui de Paris. Pourtant, les circonstances auraient davantage expliqué que dans bien d’autres départements les rigueurs d’un état de siège. La jurisprudence modérée du tribunal criminel est surtout à porter au crédit de ses membres ; juges du siège, mais aussi parquetiers ; ainsi l’accusateur public Ranson. C’est sa mesure lors de ces événements qui explique sans doute qu’il occupa ses fonctions de représentant de la Société jusqu’à sa mort, en mars 1808.
Bibliographie
Orientations bibliographiques
Sources manuscrites
AD du Nord : Registres d’activité : L10713, L10714, L10715, L12089 (tribunal jugeant révolutionnairement), L10693 (seconde section) ;
Divers :
dossier L990, L10692 (registre des délibérations de la seconde section).
Sources imprimées
Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements, avis du Conseil d’État... par Jean-Baptiste Duvergier, 1ère et 2e éd.
Monographies
Foucart J. et Finot P., La défense nationale dans le Nord, 1792-1802, Lille 1890, t. 1 ;
Paris A.-J., Histoire de Joseph Le Bon et des tribunaux révolutionnaires d’Arras et de Cambrai, 2e éd., Arras 1864, t. 2 ;
Sabatié A.-C., Les tribunaux révolutionnaires en province, Paris 1914, t. 1 ;
Wallon H., Les représentants du peuple en mission et la justice révolutionnaire dans les départements en l’an II (1793-1/94), Paris 1890, t. 5.
Articles
Quenson de la Hennerie A., "Un crime de lèse-nation à Eecke en 1793", Bulletin du comité flamand de France, Lille 1926, 3e fascicule, pp. 274-282 ;
Robinet R., ’ Au tribunal criminel du Nord : le jugement des "magistrats" municipaux nommés sous l’occupation autrichienne de 1793-1794", Revue du Nord, Lille 1989, t. 71, pp. 903-915.
Notes de bas de page
1 Voir H. Wallon, Op. cit., pp. 118-120.
2 Le tribunal criminel est la juridiction départementale de droit commun établie par la loi des 16/29.09.1791, Recueil Duvergier (Dim.), 1e éd., t. 3, pp. 331-348] pour juger les crimes. Dans le Nord, il siégea, à Douai, à partir du 15.02.1792. Le décret du 07.04.1793, Duv., le éd., t. 5, p. 299, autorisa les tribunaux criminels à se déplacer et à statuer révolutionnairement, c’est-à-dire selon des formes "alléfées" (essentiellement sans jurés). Cela se produisit dans le Nord, comme dans beaucoup de départements. Les tribunaux criminels jugeant révolutionnairement sont très différents des tribunaux révolutionnaires établis en province (par exemple celui d’Arras) qui étaient des juridictions purement de circonstances.
3 Le 10.03.1793 fut créé le tribunal révolutionnaire de Paris, point de départ de la Terreur.
4 Décret des 03/18 p. 02 (22.01/06.02.1794), titre 1er, art. 3, Duv., 1ère éd., t., pp. 7, pp. 2-13.
5 Voir, pour le vol nocturne de deux porcs avec escalade, tribunal criminel du Nord (Tc Nord) 26 br. 02 (16.11.1793), Thomas N. et Noirhomme J., Archives départementales du Nord (AD Nord) L10714, pp. 115-117.
6 La moyenne d’âge des 11 accusés est de 23 ans et 4 mois.
7 Code pénal militaire des 12/16.05.1793, titre 1er, section 3, art. 18, Duv., 2e éd. t. 6, pp. 285-289. Faute de collection complète à notre disposition, les deux éditions du Recueil Duvergier ont été utilisées, l’édition étant systématiquement indiquée.
8 TC Nord 22.10.1793, Pielle J.-B. et Thomas Jh, AD Nord L10714 pp. 89-93.
9 Voir notamment TC Nord 20.10.1793, Revert A., AD Nord L10714, pp. 72-74.
10 TC Nord 04 nv. 02 (24.12.1793), Berton P. et Grout Fr., AD Nord L10714, pp. 218-224.
11 Tribunal criminel du Nordiugeant révolutionnairement (TCJR Nord) 05.05.1793, Godron N. et Grenet Fr., AD Nord L12089, pp. 10-11.
12 TCJR Nord 13 gr. 02 (02.04.1794), Dieudonné Fr., AD Nord L12089, pp. 64-65.
13 Voir notamment TCJR Nord 13 vt. 02 (03.03.1794), Quéant J.-J., AD Nord L12089, pp. 61-62, où les juges constatent "qu’il n’est pas constant que les propos ont été tenus à dessein de provoquer au rétablissement de la royauté".
14 "Est-il constant qu’il ait été a dessein de contrevenir a la loi du vingt juillet 1793 que cette déclaration n’a point été faite ?" (sic), "Jean-Baptiste Lecat est il convaincu de s’être abstenu de ladite déclaration a dessein de contrevenir a ladite loi ? ", TC Nord 27 br. 02 (17.11.1793), LECAT J.-B., AD Nord L10714, pp. 125-127.
15 TC Nord 16.10.1793, Hanotiau Marie, AD Nord L10714, pp. 37-42.
16 TC Nord 22 pr. 02 (10.06.1794), Gressier P., AD Nord L10715, pp. 144-148.
17 Voir TC Nord 18 gr. 02 (07.04.1794), Vassart Ph., AD Nord L10715, pp. 17-20.
18 Voir Code pénal de 1791, partie deux, titre 1er, section 6, art. 2. Le décret du 30 fr. 02 (20.12.1/93) [Duv., 1e éd., t. 6, pp. 431-432] décida que seul le jury de jugement subsisterait notamment dans les affaires d’assignats, l’acte d’accusation étant dressé par l’accusateur public ; le décret des 17/21 vt. 02 (07/11.03. 1794) [Duv., 1e éd., t. 7, p. 111] ramena à 11 le nombre de jurés. Le pourvoi en cassation était exclu.
19 30 si l’on compte le tribunal criminel jugeant révolutionnairement. 23,36 % des accusés du crime de faux assignats furent punis de mort.
20 TC Nord 20 vt. 02 (10.03.1794), Dubois R., AD Nord L10714, pp. 327-329. D’après le jugement, elle habitait "un territoire envahi par l’ennemi avec lequel elle communique assez intimement" et elle éprouvait de la "haine pour la république”. Cette incarcération est la preuve que confrontés à un refus de reconnaissance de la culpabilité par les jurés, les magistrats utilisaient les dispositions de la loi des suspects du 17 septembre 1793.
21 TC Nord 16 pr. 02 (04.06.1794), Dubois R., AD Nord L10715, pp. 125-130.
22 TC Nord 16.03.1793, Laroche L.-A., AD Nord L10713, pp. 124-126 ; Lesage-Senault et Lazare Carnot, en mission auprès de l’armée du Nord, avaient fait lever l’audience, alors que les jurés allaient se retirer pour délibérer.
23 Sur cette affaire, voir Foucart J. et Finot P., Op. cit., pp. 43-44. Le 29.04.1793, le tribunal criminel dut annuler "toutes procédures relatives a l’insurrection" (voir TC Nord 29.04.1793, AD Nord L10713, p. 206).
24 "Il vaudrait beaucoup mieux que Cobourg commandât toutes nos armées parce qu’ils seroient traites avec plus de douceur que par ces messieurs là", TCJR Nord 20.08.1793, Hoche L.-L., AD Nord L12089, p. 32.
25 Ibidem.
26 Wallon H., Op. cit., p. 80.
27 Ibidem.
28 Ce jugement n’est pas retranscrit dans les registres d’activité du tribunal criminel.
29 TCJR Nord 08 vt. 02 (26.02.1794), Cureur Ph. & al., AD Nord L12089, pp. 55- 61.
30 Duv., 1e éd., t. 4, pp. 348-349.
31 TC Nord 11.04.1793, Arnouts A. & al., AD Nord L10713, pp. 143-144.
32 TC Nord 17.06.1793, même affaire, AD Nord L10713, pp. 262-268.
33 TC Nord 28.06.1793, émeutes d’Hazebrouck et de Meteren, AD Nord L10713, pp. 308-315.
34 Dans le jugement, on lit : "suivant les principes immuables de l’ordre social base essentielles des loix qui circonscrivent les pouvoirs des autorités constituées, aucune de ces autorités ne peut ni ne doit franchir les limites qui lui sont tracées et prescrites sans se rendre coupables de forfaiture et d’attentat a la liberté et à la souveraineté du peuple et à la représentation nationale, (...) l’administration du département du nord n’a ni l’intention ni la volonté, ni la puissance de donner au tribunal criminel une compétence qui ne lui est pas attribuée par des loix expresses".
35 TCJR Nord 11.08.1793, Ruckebusch Fr. & al., AD Nord L12089, pp. 30-32 ; voir Quenson de la Hennerie A., Op. cit.
36 Jugement précité.
37 Duv., 1e éd., t. 6, pp. 253-254.
38 TCJR Nord 24e jour, 2e mois an 2 (04.11.1793), Ruckebusch Fr. & al., AD Nord L12089, pp. 44-47. Voir aussi une autre affaire, de mutilation d’un arbre de la liberté, dans laquelle le cinquième juge se prononce pour la condamnation des accusés : TCJR Nord 27 gr. 02 (16. 04. 1794) Dorchies J. et Vilette L., AD Nord L12089, pp. 69-70.
39 SABATIÉ A.-C., Op. cit., p. 256.
40 En fait, il s’agit du Tribunal criminel jugeant révolutionnairement.
41 Paris A.-J., Op. cit., p. 264. C’est nous qui soulignons.
42 Respectivement, 420 et 71 personnes jugées.
43 Notons que le tribunal criminel prononça 35 peines de mort en l’an VI (15,91 % des sentences).
44 Sur la seconde section du tribunal criminel du Nord (SS Nord), voir Robinet R., Op. cit.
45 Cette commission militaire siégea du 02 vd. au 26 nv. 03 (23.09.1794- 15.01.1795).
46 AD Nord L10692, pochette jointe au registre des délibérations de la seconde section.
47 Ce décret punit de mort ceux qui auraient accepté des fonctions publiques de l’ennemi pendant l’invasion.
48 En br. et fr. 03 (11/12.1794), furent jugées 148 de ces 190 personnes.
49 Voir AD Nord L10692, à sa date.
50 Précisons que la seconde section était composée de Duhot, juge à Valenciennes, vice-président, assisté de Wauthier magistrat à Avesnes et Phrissette employé dans cette même ville ; Ranson, l’accusateur public du tribunal criminel, représentait la société.
51 Wallon H., Op. cit., p. 169. Selon lui, "la deuxième section du tribunal criminel de Douai, jugeant avec le concours du jury à cette époque, ne pouvait se montrer plus sévère que la première section, jugeant révolutionnairement au temps de la Terreur", voir Wallon H., Op. cit., p. 173.
52 AD Nord L10692, pochette jointe au registre des délibérations de la seconde section : "à la vérité la loi du 26 frimaire [an 2, 16.12.1793] défend de poser la question intentionnelle, mais que depuis est intervenue celle du 14 vendémiaire [an 3, 05.10.1794], qui consacre ce principe d’éternelle vérité qu’il ne peut exister de crime là où il n’y a point d’intention de le commettre, et qui ordonne en conséquence que la question relative à l’intention sera posée dans toutes les affaires soumises à des jurés de jugement ; qu’ainsi cette loi générale étant postérieure à la première, l’abroge naturellement et de droit".
53 Voir SS Nord 18 nv. 03 (07.01.1795), Rodriguez Fr. et L., AD Nord L10693, pp. 118-126.
54 En application de la loi du 01 gr. 03 (21.03.1795), titre 1er, art ; 1er et 2, Duv., 1ère éd., t. 8, pp. 49-50 ; SS Nord 14 pr. 03 (02.06.1795), Mouton E.-Fr., AD Nord L10693, pp. 214-232.
55 SS Nord 29 gr. 03 (18.04.1795), Houche N., AD Nord L10693, pp. 201-206.
56 SS Nord 08 nv. 03 (28.12.1794), Merlin J.-Jh & al., AD Nord L10693, pp. 96-102.
57 Voir par exemple TCJR Nord 30 pl. 05 (18.02.1797), AD Nord L12089, pp. 153- 156, où le représentant du ministère public qualifie les émigrés de "monstres qui ne rentrent dans la patrie que pour lui porter des coups plus surs" et de redouter le royalisme et ses affreux excès si la foiblesse de l’homme prend chez le fonctionnaire la place de l’inflexibilité impassible du juge et du citoyen".
58 TCJR Nord 09 vt. 04 (28.02.1796), Grivillers A., AD Nord L12089, pp. 101-102.
59 TC Nord 17 ft. 03 (03.09.1795), Bruyère J.-Fr., AD Nord L10716, pp. 351-355.
60 TC Nord 18 vd. 04 (10.10.1795), Camuset J.-B., AD Nord L10716, pp. 409-411.
61 "Il y avait encore plus d’un million d’individus à guillotiner", "on avoit assassiné Carrier, si son procès avoit été fait en règle, il ne seroit pas mort", "Joseph Lebon étoit un honnête homme qu’il avoit fait mourir des coupables".
62 TC Nord 29 ms. 07 (17.07.1799), Henriot Jh, AD Nord L10723, pp. 174-178.
63 TC Nord 18 ms. 06 (06.07.1798), Fémy A.-Jh, AD Nord L11905
64 C’est-à-dire seconde section et tribunal criminel jugeant révolutionnairement.
Auteur
Allocataire-Moniteur à la Faculté de droit de Lille
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