La Terreur en Forez
p. 225-237
Texte intégral
"L’historien ne doit jamais se laisser guider par des fins apologétiques, son seul but doit être la recherche de la vérité. "
Ludwig von PASTOR
I – Des idées nouvelles en Forez....
A – Les particularismes foréziens
1Notre petite province longtemps attachée au lyonnais comprend une petite plaine d’effondrement, ce pays "à la plaine limitée", cité par L. Papon dans sa Pastorelle1.
2Les oppositions ne manquent pas en terre de Forez entre Saint-Étienne qui comprend déjà 3600 feux et Montbrisons (1050) mais aussi entre les gens des plateaux et des montagnes du soir et ceux de la plaine.
3Quant à Roanne elle est fixée au Nord de l’ancienne province, ses attirances commerciales vont vers le Bourbonnais et la Bourgogne. Séparé du Forez par des montagnes peu élevées (seuil de Neulise) le Roannais a toujours des communications plus difficiles avec le Sud. Il en va de même pour le bailliage secondaire de Bourg-Argentai qui côtoie l’Ardèche. Mais ce "grand Forez" est complexe car il est limité à l’Est par les montagnes du Lyonnais et au couchant par des terres élevées situées de nos jours en Velay et en Auvergne2. Une étude récente mais incomplète fait état de l’insalubrité de la plaine proprement dite, ce pays dit "des ventres jaunes". H. Gerest oublie que le problème est fort ancien puisqu’il fut dénoncé en son temps par Montrouge, secrétaire perpétuel de la Société d’Agriculture de Montbrison en 17643.
B – État d’esprit en Forez
1 – L’élite forézienne
4Dans son étude Bourgeoisie et propriété immobilière en Forez4 J. Garnier met en évidence le phénomène d’ascension sociale par les actes de chancellerie (charges de secrétaire du roi). Les cas présentés par l’auteur sont innombrables et reflètent l’existence d’une large bourgeoisie pressée d’arriver à ses fins... pouvant se transmettre au bout de vingt années le titre d’écuyer. De ce fait on s’explique cette cohorte de titre lors de la réunion des notables dans la province de Forez5.
5Parmi l’élite forézienne, l’une est méconnue, la stéphanoise. Elle a maille à partir avec le nouveau seigneur de Saint-Priest, le financier Peirenc de Moras, un auvergnat de récente noblesse. A. Mutel a étudié l’histoire de la juridiction des seigneurs de Saint-Priest en matière de petite police dans la petite cité stéphanoise6. Peyrenc de Moras conteste dès 1724 le "mouvement d’émancipation citadine” car il entend rentabiliser ses possessions. Voilà un joli cas de réaction seigneuriale : maire et échevins entendent exercer la "petite police" et laisser la seule criminelle au seigneur auvergnat.
6Les choses s’enveniment selon le Cahier des délibérations tenu de 1766 à 17917. Les élus stéphanois se tournent contre le successeur de Peirenc de Moras. De Lurieu, Neyron et Peyret, maire lieutenant et syndic, s’adressent à Bertin, secrétaire d’État et enfin au gouverneur du Lyonnais pour réclamer arbitrage.
7Quoiqu’il en soit l’affaire n’était pas administrativement réglée au moment où la seigneurie fut vendue à Louis XVI en 1787 avec toutes les prérogatives qui en dépendaient, notamment du maintien de l’ordre public municipal.
8Mais à côté de l’élite stéphanoise montante existe une autre bien plus ancienne et illustre, très représentative de cette volonté d’ascendance sociale.
9Le grand-père maternel de l’académicien Victor de Laprade, est Antoine Chavassieu (1734-1794) neuvième enfant de Georges Chavassieu, procureur ès cours de Forez, la montée sociale des Bouchetal et des Chavassieu (familles alliées) avait été fulgurante depuis le XVIIe s. Un de ses frères était même procureur au parlement de Paris !
10Antoine Chavassieu devint après les réformes judiciaires de la Révolution avoué au tribunal civil. Partisan des réformes, Chavassieu avait accepté d’être procureur de la commune et contrôlait à ce titre la gestion du maire. E. Bire rappelle que Chavassieu demeura royaliste et désapprouva la condamnation du roi. Dès lors inquiété il se cacha en l’an II. J. Bruel a étudié l’ascension de cette famille alliée aux propriétaires des moulins à papier d’Ambert, Richard de Bas8 dont sera issu Victor Richard de Laprade. Son grand-père, selon C. Latta, le docteur Richard de Laprade (1744-1797), médecin à Montbrison, avait accueilli favorablement les événements de 1789 tout pénétré qu’il était de la philosophie des Lumières. Il était membre de la loge maçonnique de Saint-Jean de la réunion des Élus où se retrouvait l’élite intellectuelle de la ville9.
11Cette loge existe officiellement depuis le 1er février 1751 ou 1746 et serait rattachée au Grand Orient de France. Ceci conforterait les indications fournit par F. Barbier dans un ouvrage de 173310.
12Dans son étude sur la Franc-Maçonnerie à Montbrison Cl. Latta dresse un tableau approximatif mais déjà révélateur de la composition de la vénérable société se fondant sur 25 professions recensées d’après l’état des effectifs des loges en 1783 et 1786 :
Écuyers, chevaliers | 9 |
Titulaires d’office ou charge | 11 |
Négociants : | 2 |
Médecins | 2 |
Chanoine | 1 |
13C. Latta tire la conclusion que 80 % des membres de la loge montbrisonnaise se recrute parmi les privilégiés, les notables dont les noms les plus connus reviennent sans cesse entre 1789 et 1794 : par exemple citons les Chevalard, Gemier des Périchons, Chassain de Chabet, Pierre Saint-Hilaire, Richard de Laprade, Roux de La Plagne, le chanoine Reymond. On notera que Pierre Imbert (fils) avocat, deviendra vice-président du Directoire départemental (juillet 1790), que Pierre Mey de Châles, ancien conseiller à l’Élection fut élu procureur syndic du district de Montbrison, que Latard du Chevalard, précité, devient colonel de la garde. Quand à Roux de La Plagne il est élu juge au tribunal du district de Montbrison (oct. 1790) ; en novembre de la même année il remplace Barrieu, maire démissionnaire ; il prononce un serment par lequel il est inviolablement attaché à la nouvelle constitution du royaume11.
14Il ne faut pas d’ailleurs isoler la loge de St Jean de la Réunion des Élus avec les autres loges, plus anciennes, notamment celles d’Ambert de Brioude dont nous parle H. Pourrat dans Gaspard des Montagnes. De même, la loge de Riom a permis la propagation des idées en Auvergne12 et la création de loges nouvelles en Forez (Roanne, 1760, Saint-Étienne, 1776)13.
2 – Les voeux de la population
15On a souvent dit que les cahiers de doléances constituaient le testament de l’ancienne monarchie. A. de Toqueville n’hésitait pas à affirmer que " (ces) cahiers de 1789 resteront comme... la manifestation authentique de ses volontés dernières". En fait, il y a volonté de changements en de nombreux points : par exemple, suppression des douanes intérieures, des corvées, volonté d’améliorer l’administration, la discipline ecclésiastique, d’exiger de la maréchaussée "un service plus exact". D’autres revendications paraissent plus catégorielles telles que l’obtention de la noblesse aux magistrats des tribunaux de second rang. Les études sur les cahiers de doléances en Forez ne manquent pas14 et il paraît certain selon les auteurs que les cahiers du Forez reprennent les idées de l’assemblée de Vizille en Dauphiné à savoir qu’il n’y ait pas de réforme, pas de subside sans le vote préalable des États-Généraux ; que l’on procède à l’élection de tous les députés et qu’on double la représentation du Tiers, enfin, que les actes s’effectuent viritim et non plus par ordre.
16Si les cahiers de doléances traduisent le malaise d’une société qui cherche à élaguer ses branches mortes, ce "droit féodal, jamais éteint, "précise le professeur Bastier, " (qui) peut revivre à tout instant et crée de ce fait une situation d’insécurité perpétuelle15 ; elle annonce, en revanche, de par une atmosphère pré-révolutionnaire, une société qui entre dans la tourmente.
II –.... Aux fractures sociales
17Entre 1787 et 1792 beaucoup d’événements se succèdent et constituent autant de prémices de Terreur.
A – La fronde des magistrats montbrisonnais
18Y-a-t-il eu révolution aristocratique en Forez ? Il semble bien que les officiers du bailliage de Montbrison se soient coalisées passivement derrière leur président, Durand-Antoine de Meaux, et aient regardé les différents lits de justices de mai 1788 comme un horreur. La petite cité judiciaire de Forez avait eu l’honneur de recevoir Fardel de Daix, parlementaire de Dijon, exilé à Montbrison sur ordre du roi en juin 1788. Ces Messieurs du bailliage lui firent un accueil chaleureux. En témoigne une lettre de remerciement d’octobre 178816. C’est alors qu’Antoine Terray, maître des requêtes et intendant du roi à Lyon décide de venir à Montbrison le 31 mai pour procéder à l’enregistrement des lois réformatrices du 8 mai à Versailles. L’intendant fut reçu par une compagnie judiciaire dont l’attitude commune montrait l’hostilité. À l’invitation de l’intendant au président de Meaux de lire à haute voix les Lettres patentes royales il lui fut répondu : "Monsieur, je n’ai rien à ordonner, vous tenez la séance, ordonnez tout ce qu’il vous plaira...
19Un certain Imbert, avocat du roi déclara : " (son) profond respect et (sa) soumission à l’autorité royale... que nous requerront mais du très-exprès commandement du roi, et sans y adhérer, ni par le fait, ni par le consentement. La résistance passive devient plus qu’irrespectueuse du Pouvoir".
20Les magistrats et greffiers assistèrent à la rédaction du procès-verbal dressé et signé par l’intendant. Tous firent mention au bas de leur signatures respectives : "par exprès commandement du roi à nous apporté par M. Terray."
21Dès que l’intendant tourna les talons pour rejoindre sa généralité, les magistrats montbrisonnais protestèrent de nouveau. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les réformes judiciaires en cours, proposant la formation de 47 grands bailliages ne fussent menées à bien.
22De La Plagne, premier avocat du roi prononça le discours traditionnel de la rentrée judiciaire (sept. 1788). Il reprit les thèmes devenus lancinants que le roi était "le meilleur des princes" mais "que la perfidie veillait sans cesse autour du trône pour en écarter la vérité." Il dressait un éloge de la liberté de la magistrature qui n’avait "pas craint la main terrible de l’oppression"... qu’ils avaient "préféré la vertu -voilà un thème Robespierriste !– à la flatterie du pouvoir." Et Monsieur de la Plagne de se réjouir de la tenue prochaine des États-Généraux idéalisés, où tous, et en premier lieu le souverain, déféreraient à la volonté générale. Ce magistrat plaida ensuite pour la liberté du citoyen et dénonça les lettre de cachet. Reprenant une idée chère à Rousseau il affirma la nécessité de développer l’Éducation en ces termes :
23"Que l’Éducation soit publique et réglée sur de bons principes et nous verrons bientôt un mouvement général pour le bien car l’homme naît doux et humain"17.
24Pour en terminer avec ce discours, nous évoquerons en substance que La Plagne s’attache à critiquer les "corvées à faire (que) le pauvre les supporte seul..." et se réjouit de la mise en place des "Assemblées provinciales... (qui) ont opéré le rapprochement heureux de tous les Ordres de l’État." La Plagne cita comme exemple de cette nouvelle idéologie la marquis de Rotaing dont il était à prévoir qu’il serait le protecteur du Tiers-État, ce dernier ayant participé à la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique18. Rostaing sera d’ailleurs élu député du troisième ordre aux États-Généraux.
25Le texte évoque selon C. Latta toute l’idéologie des Lumières et la petite magistrature de Forez participe à ce vaste mouvement de rénovation sociale.
26Ces hommes des Lumières croient aux grands changements qui "bouleversent sans détruire" : ils estiment que les risques révolutionnaires sont mesurés. Ces "MM. de la Noblesse et ceux du tiers" s’applaudissent et se reçoivent qui avec embrassades, qui avec force discours de fraternisation. La vérité paraît tout autre pour de Meaux, lieutenant du bailliage qui se permet d’écrire au Garde des Sceaux afin de le prévenir contre cette unité de façade : "Il est notoire, Monseigneur, que la plus grande partie de ces élections dans tous les Ordres est l’ouvrage de l’intrigue et de la cabale, jamais l’ambition de figurer aux Etats-Généraux n’a peut-être été aussi générale et n’a été protée plus loin (...) J’ai été indigné d’entendre, dans l’Assemblée que j’ai présidé des propositions tendantes (sic) à changer notre Monarchie en Démocratie (...) La licence est poussée à son comble... Les assassinats les plus noirs se multiplient, des attroupements d’hommes déguisés en femmes s’opposent au commerce et à la circulation des grains, et empêchent qu’une province qui en a plus qu’il ne lui en faut... en verse dans une autre qui en manque (...)."
27La lettre est du 27 mars 1789. Les yeux de ce serviteur s’étaient enfin décillés ; il sera fusillé à Feurs quatre ans plus tard19.
B – L’été "89" : la Terreur paysanne
28La commune vivait dans la plus grande anxiété l’attente des brigands. On sonne le tocsin, on bat la générale. Ce n’est cependant qu’une fausse alarme. Les vieillards se réfugient dans les bois voisins ; on cache les enfants. Tous les bourgs entre Roanne et Lyon seraient incendiés. Apparaissent à l’appui des certificats de curés20.
29Le 28 juillet, à cinq heures du soir les échevins de Saint-Étienne reçoivent par courrier une missive de Saint-Chamond leur annonçant qu’une troupe de 4000 brigands ravagent Condrieu sur le Rhône, brûlent les gerbiers, empoisonnent les puits. Le lendemain plus de cinquante paroisses sonnent le tocsin de Saint-Étienne à Givors21.
30Le 29 juillet c’est au tour de la plaine d’être ébranlée par les fausses nouvelles. On forme des milices à Boën, Feurs, Montbrison. La rumeur atteint les montagnes en direction de Saint-Bonnet-le-château, et ce, jusqu’en Livradois. Gutton pense que cette peur demeure constante en raison des fléaux sociaux.
31Dans le Nord du département actuel, le "district" de Roanne on note la même anxiété : on craint l’arrivée de 1300 brigands venant du Beaujolais. Les paysans de Charlieu s’arment de fusils, piques, fourches. On patrouille de jour comme de nuit.
32Cet état d’esprit perdura ainsi jusqu’au 21 août, date où les alarmes cessèrent pour reprendre l’été suivant "à l’approche de la moisson 1790"22. Ce phénomène se reproduisit en 1791 et 1793 "tant que la révolution restait en péril"23. Les châteaux de Forez devinrent suspects : à la Clayette les paysans massacrent les pigeons. Ailleurs on réclame l’abandon des droits seigneuriaux. Sur les confins du Velay on brûle les document dressés par les commissaires à terriers.
33Ces troubles n’entraînèrent que rarement morts d’hommes à part en Dauphiné. La Grande Peur constitua une "gigantesque fausse nouvelle ; elle fortifia considérablement le mouvement révolutionnaire chez les esprits simples.
C – Le clergé et la Révolution : du loyalisme à l’eschatologie politique
34Les conséquences de la Constitution civile du clergé provoquèrent de graves crises de conscience dont témoignent les administrateurs chargés du maintien de l’ordre. Les archives ne manquent pas sur la question24. Les curés et vicaires adhèrent largement à Feurs aux décrets de la Convention Nationale y compris celui relatif à la constitution civile du clergé. Sur près de 200 on compte 5 réfractaires séduits pas l’écrit de l’archevêque25.
35Dans le district de Roanne on accuse un sermenté, l’abbé Dumas, de troubler les consciences26. Quelques cas isolés se présentent durant les premiers mois de 1791 (curé de Neulise, Moingt, Montbrison...)27. En novembre 1790 déjà 72 prêtres ont obéi aux voeux de la loi. Selon T. Tackett 82 % des membres du clergé prêtent serment sans mot dire28. Ce chiffre est même poussé à 90,7 % par un autre auteur qui établit que 137 curés ou vicaires jurèrent sur 151 ecclésiastiques.
36Le clergé réagit après le bref Quod Aliquantum du 10 mars 1791. La liberté religieuse est abolie le 29 novembre de la même année ; dés lors tout réfractaire sera considéré comme suspect. À cela s’ajoute le veto courageux du roi contre cette mesure liberticide (19 déc. 1791). La réaction cléricale a lieu plus tardivement après un temps d’essai de "religion civique" de deux années.
37Notons que sur les 297 victimes clairement établies par A. Portallier dans son célèbre tableau29 figurent 26 prêtres fusillés ou guillotinés et 26 déportés ou emprisonnés ; 4 furent acquittés. 246 personnes n’étaient cependant pas ecclésiastiques.
38En fait, la crise qui secoua l’Église de France fut moins l’effet direct de l’obligation de prestation de serment plutôt que la réaction profonde à la laïcisation et la fonctionnarisation du clergé. La condamnation formelle de Pie VI ne pouvait que conforter le mouvement de défiance de type apocalyptique dénoncé par les évêques, gardiens de la communauté mystique de l’Église. En janvier 1791, seulement 7 évêques sur 160 prêtent le serment. L’État devient de plus en plus idolâtre, un État "mangeur d’hommes" qui ordonne la levée de 300 000 hommes en février "93" et qui se dévoile lorsqu’il institue le culte de la Raison, remplace le calendrier chrétien par un "révolutionnaire" (22 sept. 1792). Il est comparable aux "puissances infernales "de la bête qui écrasent l’individu (J. Ellul, Les chrétiens et l’État).
III – De l’inquisition à la répression
A – L’inquisition : mode de gouvernement
39"En 1792, écrit J. Castelnau, la Révolution change de visage." L’ère des foules menées par les tribuns commence... La psychose de complot contre la Nation se répand : le 21 septembre, après les horribles massacres parisiens, est proclamé la Première République. Dés lors Paris se doit de lutter contre la coalition européenne et les ennemis de l’intérieur, les suspects.
40Mais au juste, en province, qui sont ces suspects ? Tous ceux qui se permettent de critiquer l’attitude de Paris. Par exemple ce Pierre Imbert qui aurait discouru devant le Directoire le 11 décembre "90" se montrant hostile à l’Assemblée constituante qu’il proposait de dissoudre et un grand nombre de francs-maçons qui prononcèrent naguère leur attachement inviolable à la "constitution du royaume" et essayèrent de freiner pour éviter le "dérapage" (F ; Furet). P. Mey de Chales, P. Lattard du Chevallard, Roux de La Plagne furent convaincus de tiédeur dès la fin de 1792. En 1793, le Comité de Salut Public enquête sur les activités suspectes des loges, accusées d’être des "foyers de royalisme". Six membres connus sont guillotinés à Lyon ou fusillés à Feurs. Un autre est victime d’une échauffourée, trois sont incarcérés.
41L’inquisition progresse. Les archives font état de 300 suspects dans le seul districts de Montbrison, dont l’ancien maire Barrieu de Prandières (1732-1794) qui espérait trouver en la révolution un moyen d’occuper des fonctions nouvelles30. 1792, marque le temps des serments à la Nation, à la loi, et au roi, puis à la Nation seule débarrassée d’un roi anachronique. Dés lors il convient de porter la cocarde tricolore, de ne prononcer aucun propos pouvant être rapporté par les sycophantes de la République aux accusateurs publics. Début "93" : les conventionnels les plus extrémistes voient partout se tramer des complots et la "terrible" loi de mars s’applique pour les attentats commis contre la liberté, l’égalité, l’unité, l’indivisibilité de la République.
42Les membres des comités révolutionnaires dénoncent les sympathisants de Louis XVI, les tièdes, les fédéralistes et même les étrangers et les chasseurs31.
43Jean Bruel nous livre un exemple de liste de dénonciations dressée à Feurs où sont notés 35 individus. Sont prévues les mesures de recherches, d’occupation et de rétorsion contre la population de 1300 habitants qui devra supporter 69 hommes armés, les loger et les nourrir. Ainsi réintroduisait-on la vieille pratique des dragonnades qui avait fait ses preuves plus de cent ans auparavant contre les huguenots du Midi32.
44On pourrait rapprocher de cette liste officielle celle publiée à Lausanne en 1795 ou Liste générale des dénonciateurs et terroristes33. Il y a en général plusieurs dénonciateurs dont les soupçons convergent vers une même personne : il y eut 356 dénonciateurs dont 5 qui dénoncèrent à eux seuls 120 personnes ! Et sur 380 personnes ainsi visées, 98 trouvèrent la mort. On note un grand nombre de loi suspectés. Parmi les suspects on dénombre :
- 8 prêtres-1 menuisier-1 député
- 1 médecin-1 apothicaire-1 institutrice*
- 1 gendarme- 3 officiers de ville
* de plus figure les noms de 30 femmes.
45L’étude des dénonciations par localité pourrait être envisagée de manière plus exhaustive. À présent quelques renseignement permettent de dresser un tableau pour l’an II :
localités | dénonciateurs | dénoncés | condamnés à mort |
Feurs | 53 | 72 | 15 |
St Galmier | 153 | 207 | 5 |
Cervières | 63 | 28 | 0 |
St Rambert | 13 | 9 | 1 |
St Jean Soleymieux | 9 | 4 | 1 |
St Bonnet le château | 34 | 22 | 0 |
Sury | 0 | 0 | 0 |
Moingt | 7 | 7 | 0 |
Boën | 23 | 20 | 2 |
St Étienne | 7 | 51 | 7 ou 8 |
46Le nombre de dénonciations augmenta avec l’arrivée des représentants de la Convention et après l’insurrection lyonnaise. En septembre "93" le conventionnel Cl. Javogues est envoyé en mission en Rhône-et-Loire. Le 24 il démet les juges stéphanois estimés trop laxistes. Le 29 il fait raser les fortifications de Montbrison qui devient "Montbrisé"34. Il ordonne le renouvellement des comités de surveillance. Après deux mois de pacification du Forez, Javogues dissout la Commission de justice populaire jugée trop clémente et la remplace par une commission militaire. On ne guillotine plus, on fusille les condamnés. La répression est en marche...
B – La Répression
47Un examen attentif du Tableau visé plus haut permet de dégager quelques certitudes : il est intéressant de noter que sur 172 condamnations à mort une majorité concerne les professions juridiques les militaires, les marchands, les officiers municipaux.
48Il importe d’appliquer une justice exemplaire. Les fiches de recherches constituent une quasi présomption irréfragable de culpabilité. Lisons celle de Chavassieu : "Antoine Chavassieu, ci-devant procureur, 60 ans... Contre-révolutionnaire décidé... A blâmé le jugement de Capet... Riche35. Les faits sont qualifiés, il ne reste plus qu’au peloton d’infanterie à accomplir son office !" Dans ces conditions rares sont ceux qui échappent à la fusillade ou à la détention. Quelques uns jouissent de certificats de civisme "arrachés" in extremis.
49Enfin il est à noter que le gibier de la mauvaise guillotine de Feurs36 sont des "loyalistes", des prêtres insermentés partis au désert, des paysans qui refusent l’enrôlement et qui se rangent sous la bannière de cet Antoine Croizier surnommés le "roi de Chevrière"37. Les premiers administrateurs modérés tels Praire à St Étienne, Barrieu à Montbrison, Valin à Roanne, sont exécutés. Broutin fait remarquer que ce mouvement fait suite à l’écrasement sanglant de Lyon38.
50On pourrait se pencher sur les fusillades de Feurs (à partir e déc. "93"). Les exécutions étaient souvent atroces : c’est le cas de ce jeune homme de 19 ans, Rochefort qui en ce jour du 17 reste encore debout après la première salve alors que les autres se débattent dans la souffrance de la mort. Les cartouches manquent aux soldats pour finir la besogne. Spectacle pire que celui de la guillotine ! Le 20 pluviôse an II, c’est au tour de Chavassieu et de Meaux, des Lecomte père et fils, des P. Saint-Hilaire, Levet de comparaître devant le peloton. Les uns et les autres étaient attachés aux mains, la fosse large et profonde attendant leur corps dans l’une des allées du château des Roziers. Voici quelques chiffres concernant les victimes et leurs professions respectives :
Professions | détentions | condamnations à mort |
nobles | 7 | 19 |
prêtres | 14 | 26 |
hommes de loi | 6 | 36 |
rentiers | 1 | 4 |
laboureurs | 3 | 16 |
militaires | 0 | 9 |
artisans | 3 | 14 |
officiers municipaux | 2 | 6 |
député | 0 | 1 |
divers | 3 | 19 |
Conclusion : le mythe de l’unité
51Nous avons été frappé par la réflexion de F. Braudel portant sur l’identité de la France déclarant que "toute nation est divisée... la France illustre trop bien la règle : protestants contre catholiques, bleus contre rouges, républicains contre royalistes, droite contre gauche..." Il nous paraît évident que la Révolution française s’insère dans ce processus de division, processus largement entamé lors des guerres religieuses du XVIe s.
52Dans ce contexte, la propagation des idées nouvelles a pu paraître comme une provocation. On a vu dans les loges maçonniques le véhicules idéal des concepts des Lumières ; Telle est la thèse de l’abbé Barruel à la fin de la Révolution. Ce n’est pas si évident ; Le complot idéologique n’explique pas à lui seul le mouvement de terreur paysanne ni la fronde réactionnaire des magistrats bien en place. Surtout, la thèse du complot maçonnique n’explique pas la lourde répression qui frappa les partisans des Lumières dès 1792. Cela est très net pour le Forez.
53Une explication s’impose cependant : ce sont ceux-là même qui déclenchèrent avec enthousiasme et naïveté le processus de révolution juridique et politique qui furent les premières victimes de la "machinerie révolutionnaire" ; Une fois lancée, les plus entreprenants renchérirent et il devenait impossible d’enrayer le mouvement. L’interdiction de réélire les anciens membres de l’Assemblée à la Convention prouve cette volonté d’aller bien au-delà des réformes parfois utiles et vertueuses des initiateurs -pour la plupart chrétiens et monarchistes- de la "révolution juridique" de 1789.
Notes de bas de page
1 Pastorelle (Acte V, sc. 2) C.E. F, texte établi et comm. par Cl Longeon avec le concours du C.N.R.S., 1976.
2 Sur les enclaves foréziennes, F. Tomas, "Géographie sociale du Forez", Bull. Diana, t. 39,1965.
3 Observations sur les défauts de la culture employée dans la plaine de Forez, Montbrison, 16 septembre 1764, A.N., H.15121.
4 J. Garnier, préface de R. Villers (t. Dr. Paris) publiée par le C.E.F. avec le concours du C.N.R.S., Saint-Étienne, 1982.
5 "Les États Généraux de 1789 en Forez", V. spéc., pp. 193 -225 et s. dans Ancien Forez (cf. Armorial du Forez).
6 La seigneurie de St-Priest et St Étienne (XIIIe-XVIIIe s.). Contribution à l’histoire des institutions seigneuriales, Univ. J. Moulin, th. dactyl. 1975 (p. 54-65).
7 A. A4, côte 1D10, Reg. pour servir à insérer les Délibérations et assemblées.
8 Cf. "Les racines familiales de Victor de Laprade" in Bull. Diana., t. 48, n° 5, 1984, pp. 165-178.
9 Cf. art. "L’évolution politique de V. de Laprade" in Bull. Diana, t. 48, n° 5, 1984, pp. 193-194.
10 F. Barbier, Mémoire sur la Franc-Maçonnerie cité dans Trois points, c’est tout de Fr. Zeller.
11 Cf. art. "Contribution à l’histoire de la franc-maçonnerie à Montbrison (1751- 1851)", Bull. Diana, t. 48, n° 5, 1982, V. spéc. p. 196.
12 Achard, "Une loge maçonnique à Riom à la fin de l’Ancien Régime", Rev. d’Auv., 19133.
13 M. Goninet, Histoire de Roanne et de sa région, t. 2, Horvath, Roanne, 1976, pp. 44-45.
14 Cf. E. Fournial, P. Gutton, États généraux de 1789, Cahiers de doléances de la province de Forez, St Étienne, 2 t., 1975.
15 J. Bastier, La féodalité au siècle des Lumières dans la région de Toulouse, 1730-1790 (th. dr. Paris, 19/5).
16 "Le parlement de Dijon est infiniment sensible aux témoignages d’intérêt que vous avez donnés à M. le président de Daix lors de son exil à Montbrison... Vous honorâtes en lui le magistrat victime de l’oppression" (missive du 26 octobre 1788 citée dans Recueil Factice des Arrêtés des Bailliages, domaine et sénéchaussée de Forez (bibl. Diana).
17 C. Latta, "La révolution aristocratique à Montbrison en 1788", Bull. Diana, t. 50, n° 3, p. 161 et s. (Discours de Laplagne).
18 C. Latta, "Le marquis de Rostaing", Bull. Diana, t. 65,1977, p. 105-113.
19 A.N. recueil B37 (lettre du Lieutenant Général de la sénéchaussée de Forez à M. le Garde des Sceaux).
20 A.N., rec. n° 529, 42 (journal).
21 A.D. Rhône, (lettre de Montellier, subdélégué C. 6).
22 Abbé J. Canard, Étude du registre de St Marcel d’Urfé, V. spéc. les Délibération de l’été "93" sur les prix des farines.
23 M. Mignot-Boudarel, Vie et mort de la société féodale en Forez au XVIIIe s. (th. dr. Toulouse), 1987, t. 2, p. 470.
24 Enquêtes sur les troubles survenus en de nombreux endroits sur le plateau d’Usson-St-Bonnet-le-chateau, A.N. D. XIX, 82 f° 649 bis ; A.D.L 2191, L219, L251, L125.
25 H. Plasson, Les problèmes religieux dans le district de Roanne, impr. ville de Roanne, 1989, p. 195.
26 A.N., D XIX 22 – A.D.L. L189.
27 A.N.D XIX 82 f° 649 bis ; A.D.L 2191, L219, L251, L125, etc.
28 T. Tackett, La Révolution, l’Église, la France, (Paris, le Cerf) 1986, spéc. p. 410 – contra Latta, "Le clergé forézien et les débuts de la Révolution", Bull. Diana, t. 11, n° 5, p. 354.
29 Cf. Tableau général des victimes et martyrs de la Révolution en lyonnais Forez et Beaujolais, St Étienne, impr Théolier, 1911.
30 Ph. Pouzols, p. "Barrieu de Prandières, maire de la première municipalité de Montbrison", Bull. Diana, t. 51, n° 4, 1989, p. 233.
31 De Jerphanion, Le comité de surveillance de Larajasse, monogr. 1989 10 p.
32 "Les suspects de Chevirères pendant la Terreur", Bull. Diana, t. 53, n° 7, 1993, p. 377 et s.
33 A.D. Loire Chalayer 2720 (Lyon 1888, in 4°, p. 110 et s.)
34 C. Lucas, Beyond the terror -Essays in french... History, 1794, Cambridge Univ. Press, 1983, C.I.É.R. St Étienne, 1990.
35 A.D. Rhône, V. Feurs, L. VIII.
36 Le procureur syndic écrit à cet égard que "l’instrument est ou mal aiguisé ou mal suspendu., et a prolongé le supplice des conspirateurs" (Mignot-Boudarel, th. préc. p. 490).
37 A. Broutin, Histoire du roi de Chevrière, St Étienne, impr. Ménard, 1883 t. 1, p. 229 et s.
38 J. Bruel, Les suspects... p. 385 , n.18.
Auteur
Maître de Conférences à l’Université des Antilles
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