Lequinio, missionnaire de la république en Charente-Inférieure
p. 119-129
Texte intégral
1Dans les premiers jours de septembre 1793, un vent de panique souffle sur les bancs de la Convention. La rumeur puis la nouvelle de la livraison par des officiers royalistes, le 27 août, de la ville et de l’escadre de Toulon aux Anglais est une source obsédante d’inquiétude1. La marine n’est pas sûre ; d’autres trahisons peuvent se produire dans un port de la Manche ou de l’Atlantique. Déjà les vaisseaux espagnols et britanniques patrouillent le long des côtes. Un débarquement ennemi sur le littoral charentais aurait des conséquences catastrophiques, car la région est l’un des bastions de la République qu’il faut maintenir à tout prix, entre la rébellion vendéenne et l’insurrection fédéraliste du Midi aquitain2. Au moment où la Terreur "mise à l’ordre du jour" de F Assemblée, le 5 septembre, devient un système de gouvernement, il est urgent d’organiser la victoire aux frontières et d’empêcher les tenants de la Contre-Révolution de se rejoindre dans un vaste complot qui pourrait profiter du soutien de la Grande-Bretagne.
2Cette menace permanente détermine la Convention à envoyer deux montagnards convaincus à Rochefort et La Rochelle. Par décret du 9 septembre, Lequinio, avocat et député du Morbihan, et Laignelot, un auteur dramatique élu à Paris, sont délégués en Charente-Inférieure3. Ils ont pour mission de surveiller tout ce qui est relatif au service de la Marine et d’y exercer tous les pouvoirs qui sont habituellement confiés aux représentants du peuple.
3Les deux conventionnels s’acquittent de leur tâche avec tout le zèle qu’on attend de commissaires investis de la souveraineté indivisible. Lequinio, cependant, à cause de sa forte personnalité, exerce un ascendant certain sur son collègue qui fait figure de doublure. C’est ensuite un doctrinaire, professant un athéisme militant, qui ressent sa délégation de pouvoir comme un véritable apostolat en faveur d’une religion sans d’autre principe que celui de la raison.
I – Le représentant du peuple
4Lequinio et Laignelot délaissent Saintes, alors chef-lieu de département, et la Rochelle pour s’installer à Rochefort4. Le choix de cette ville est déterminé par l’importance stratégique du port de guerre, mais aussi par la présence de l’arsenal et du bagne. Ils y trouvent aussi des couches populaires bien disposées à leur égard, composées de marins, débardeurs, charpentiers et calfats, auxquels s’ajoutent les nombreux réfugiés de Vendée5 et de Saint-Domingue6.
5Les mesures qu’ils prennent sont conformes à leur qualité de proconsul en mission. Ils réveillent l’esprit révolutionnaire, destituent les officiers de marine appartenant à la noblesse, épurent les administrations et les sociétés populaires, réorganisent les gardes nationales et renouvellent les comités de surveillance7. Dans chaque ville, ils s’appuient sur une petite équipe de sans-culottes qui se voient confier localement un rôle de relais pour maintenir la pression terroriste8.
6Les deux conventionnels donnent la priorité absolue au port de Rochefort. Les contraintes de l’économie de guerre les amènent à réquisitionner le blé dans tout le département, au risque de créer la pénurie dans les autres villes9. Partout ils font respecter le maximum des grains, décrété le 4 mai puis étendu, le 21 septembre, à l’ensemble des denrées alimentaires et des produits manufacturés. Lorsqu’un navire est capturé, sa cargaison est versée dans les magasins des vivres de la Marine ou employée pour la subsistance des ouvriers de l’arsenal10.
7La question préoccupante reste néanmoins celle des constructions navales. Malgré les difficultés d’approvisionnement en fers et en bois de marine, Lequinio peut annoncer triomphalement à la Convention, le 28 nivôse an II (17 janvier 1794) que la mise à flot du Jemmapes, un vaisseau de 74 canons, sera suivie par le lancement de plusieurs autres navires11. Cependant, Jeanbon Saint-André, représentant en mission à Brest et chargé des affaires maritimes, trouve qu’à Rochefort "les travaux vont avec une lenteur désespérante", réclame les vaisseaux qui lui ont été promis et proteste contre l’embargo mis par ses collègues sur les frégates qui sont mouillées dans le port. D’après les ordres du ministre de la Marine, tous les efforts devraient être concentrés en vue de renforcer l’escadre de Brest, mais les représentants charentais craignent de rendre Rochefort vulnérable en laissant partir les navires dont ils ont besoin pour sa protection12.
8L’état de guerre et la menace permanente d’invasion conduisent Lequinio à se conduire en terroriste à l’égard de tous ceux qu’il soupçonne de menées contre-révolutionnaires. Or deux vaisseaux attachés au port de Rochefort, l’Apollon et le Généreux avaient fait partie de l’escadre livrée aux Anglais à Toulon. Le personnel navigant avait néanmoins obtenu d’être rendu à son arrondissement maritime d’origine et l’Apollon fut chargé de ramener son propre équipage avec l’état major du Généreux. À peine débarqués sur les quais de la Charente, tous les officiers et quelques matelots sont mis aux arrêts. On leur reproche d’avoir participé à la défection de Toulon et ils sont fortement soupçonnés d’avoir été envoyés à Rochefort pour s’emparer du port au nom de Louis XVII afin de le remettre aux Anglais.
9Tout ce monde devrait être envoyé à Saintes pour être jugé révolutionnairement par le Tribunal criminel du département ou être dirigé sur Paris pour être traduit devant le Tribunal révolutionnaire. Seulement Lequinio et Laignelot ne veulent pas lâcher leur proie. Dans une proclamation datée du 8 brumaire an II (29 octobre 1793), les deux conventionnels annoncent aux habitants de Rochefort, la création d’un Tribunal révolutionnaire dans leur ville13. L’objectif est de juger, sur place et dans les meilleurs délais, les hommes de l’Apollon et du Généreux, "envoyés, est-il écrit dans cette proclamation, pour répandre l’esprit d’insurrection, de fédéralisme, de fanatisme et de royalisme, en un mot d’agir par toutes les voies pour tromper le peuple". Les multiples dangers qui, de la Vendée, de la Gironde et maintenant de la mer, menacent l’autorité de la République sur les côtes charentaises justifient à eux seuls la création d’une telle juridiction. D’où qu’ils viennent, les traîtres doivent être empêchés de nuire et condamnés comme ils le méritent. La compétence du Tribunal s’étend à tout le département de la Charente-Inférieure et s’applique à tous les crimes et délits commis contre "l’intérêt national". Les jugements sont définitifs ; ils échappent à toute voie de recours et sont exécutoires dans les 24 heures14.
10Dans sa composition et son fonctionnement, ce Tribunal se présente comme une adaptation de la juridiction parisienne à la situation locale. Les juges, l’accusateur public et les jurés qui, à Paris, sont désignés par la Convention, sont ici nommés par les représentants en mission. Tous sont des créatures de Lequinio et des jacobins fanatiques. Les trois juges appartiennent au milieu des employés de l’administration, l’accusateur public est Victor Hugues, un ancien boulanger réfugié de Saint-Domingue15, quant aux douze jurés ils sont pris pour moitié parmi les officiers de marine et pour l’autre dans les couches populaires16.
11L’une des premières personnes à être traduite devant le Tribunal est un nommé Rivière, négociant et officier municipal, en butte depuis un an à l’hostilité manifeste des jacobins de Rochefort. Il est condamné à mort et guillotiné pour avoir fourni des bougies à la Marine qui duraient 21 minutes, montre en main, au lieu de brûler pendant 24 heures17.
12Pour l’équipage de l’Apollon et l’état-major du Généreux, la longue enquête, qui est menée ne permet pas de faire la preuve qu’il y ait eu trahison. Cependant, sur le témoignage d’un seul matelot, les jurés répondent par un verdict de culpabilité pour 20 accusés sur 33. Le 18 frimaire (8 décembre), 10 d’entre eux, tous officiers, sont condamnés à mort, 2 à la déportation et 8 à la détention18. Rochefort tire ainsi vengeance de Toulon19, peu de jours avant que les Anglais n’évacuent le port méditerranéen sous les coups de l’artillerie de Bonaparte.
13Dans le courant de brumaire (début novembre), Le Pluvier, une flûte20, venant elle aussi de Toulon et cherchant à entrer dans l’estuaire de la Gironde, est poussée par des vents contraires en face de La Rochelle. L’équipage est arrêté et conduit à Rochefort où, le 27 pluviôse (15 février 1794), 13 officiers et matelots comparaissent devant le Tribunal révolutionnaire : 6 sont condamnés à mort, 6 sont acquittés et un dernier, considéré comme suspect par le jury, est maintenu en détention jusqu’à la paix21.
14Dans l’intervalle de ces deux procès, deux personnalités sont victimes de la Terreur : le jeune député de l’île de Ré, Gustave Déchézeaux, accusé de fédéralisme par Billaud-Varenne alors qu’il avait abandonné toute activité politique22, et le vice-amiral de Grimoüard, dénoncé par les exilés de Saint-Domingue pour avoir refusé d’obéir à la commune de Port-au-Prince quand elle lui intima l’ordre de pilonner les positions des esclaves révoltés23. On s’aperçoit très bien que pour ces deux affaires, la justice révolutionnaire sert à régler des comptes et à assouvir des vengeances personnelles.
15Entre le 12 novembre 1793 et le 29 avril 1794, 182 personnes sont jugées par le Tribunal de Rochefort : 52 sont condamnées à mort (28,5 % des sentences), 19 au bagne, 6 à la déportation, 17 à des amendes ; enfin 35 sont maintenus en détention jusqu’à la paix et 53 sont acquittées (29,1 %). Parmi les condamnés figurent des Vendéens, des parents d’émigrés, des prêtres réfractaires et constitutionnels, des officiers de marine, des partisans des Girondins et des auteurs de crimes à caractère économique (prévarication, fabrication de faux assignats, vente au-dessus du maximum, vol de vivres militaires)24.
16A leur arrivée en Charente-Inférieure, en septembre 1793, Lequinio et Laignelot avaient aussi créé une Commission militaire à La Rochelle pour juger les "brigands" pris en Vendée, entassés depuis plusieurs mois dans la tour de la Lanterne25. Sur 591 verdicts prononcés entre le 3 octobre et le 30 décembre 1793 ; il y a 57 sentences de mort (9,6 % des jugements), 312 condamnations au bagne, 19 peines de réclusion pour les femmes, 12 remises en liberté (2 %) et 191 sursis jusqu’à plus ample information, mais ceux qui en bénéficient, continuent à croupir dans les tours du port et beaucoup d’entre eux sont victimes des épidémies.
17Le 8 décembre 1793, la mission des deux représentants est étendue à la Vendée26, et Lequinio se rend aussitôt à Fontenay-le-Comte. Le lendemain de son arrivée, une mutinerie éclate dans la prison ; lorsque l’ordre est rétabli, il abat froidement l’un des meneurs, puis ordonne la création d’une nouvelle Commission militaire. En quatre mois, du 12 décembre 1793 au 16 avril 1794, ce tribunal juge 332 Vendéens sur lesquels 192 sont condamnés à mort (57,8 %), 22 sont mis en liberté (11,4 %) et les autres, considérés comme suspects, sont maintenus en prison jusqu’à la paix27. Lequinio régénère aussi la Commission militaire des Sables d’Olonne qui prononce 74 condamnations dont 35 à la guillotine28.
18Le nombre des victimes est toujours trop élevé, mais il faut reconnaître qu’à Fontenay et aux Sables, comme à La Rochelle, les juges militaires, malgré leur soumission au pouvoir politique, se sont acquittés de leur tâche avec application. Loin de vouloir se venger, comme les jurés du Tribunal de Rochefort, ils se sont conformés à l’esprit des lois révolutionnaires en condamnant à mort les commandants de compagnies, les notables des conseils de paroisse, les espions, les soldats déserteurs qui ont pris du service dans l’armée catholique et les pilleurs de bestiaux ou de vivres. En revanche, ils ont puni moins sévèrement les Vendéens qui se sont contentés d’obéir aux ordres, en respectant les personnes et les biens.
II – Un athée militant
19Lequinio profite de sa position officielle pour conduire un vaste programme de déchristianisation. Il a écrit une brochure, intitulée Les préjugés détruits, dans laquelle il nie l’existence de Dieu, de la divine Providence et de l’immortalité de l’âme29. Son athéisme militant repose sur un dogme unique, celui de la Raison qui seule permet de guider l’individu sur le chemin de la Vérité30.
20Un mois après leur arrivée à Rochefort, les deux représentants entreprennent de "briser l’arbre empoisonné des préjugés religieux qui, pendant tant de siècles, avait couvert les hommes de son ombre mortifère"31. Pour cela, ils n’hésitent pas à donner la réplique aux curés constitutionnels et aux pasteurs protestants dans les églises et les temples32. Lequinio qui est avocat et Laignelot, qui, à la plume de l’écrivain de théâtre ajoute le talent de l’acteur, deviennent ainsi les prédicateurs d’une nouvelle morale, celle de la Raison qui conduit à la Vérité, face à l’obscurantisme et à la superstition. Il y a chez eux une telle volonté de convertir qu’on se serait cru un siècle plus tôt, au temps des missionnaires bottés opérant dans le cadre des dragonnades33.
21À Marennes, il se produit même un "miracle" à la suite de leur intervention. Catholiques et protestants acceptent de se réunir en société populaire, un jour dans l’église et le lendemain au temple. Puis dans une espèce d’oecuménisme, les noms de prêtres et de ministres sont proscrits pour être remplacés par celui beaucoup plus neutre de "prédicateur de morale". Il n’y a plus qu’une seule religion, celle de la fraternité et de l’égalité. Désormais les prédicateurs des deux anciens cultes prêcheront alternativement dans les deux édifices et seront rappelés à l’ordre lorsqu’ils s’écarteront de la saine morale34.
22Bientôt les positions deviennent plus radicales. Les prêtres sont encouragés à renoncer à leur ministère et à la grande satisfaction des représentants en mission, les abdications se multiplient35. "Nous marchons de miracle en miracle", écrivent-ils à la Convention le 13 brumaire an II (3 novembre 1793), lorsqu’au cours d’une cérémonie dans l’ancienne église de Rochefort, huit ecclésiastiques et un pasteur viennent abdiquer leurs fonctions. Les lettres de prêtrise sont brûlées et tous prêtent le serment solennel de "n’enseigner désormais que les grands principes de la morale et de la saine philosophie, de prêcher contre toutes les tyrannies politiques et religieuses"36.
23Si quelques prêtres renoncent en effet par conviction et acceptent ensuite de "vicarier" dans les campagnes pour y porter le flambeau de la Raison, beaucoup abdiquent sous la contrainte et dans la peur. Lequinio fait circuler des lettres de déprêtrisation toutes préparées qu’il suffit de signer et, ici comme ailleurs, la géographie des renonciations correspond étroitement au passage des représentants en mission dans les communes37. Quant aux pasteurs, ils ne sont pas épargnés ; bien qu’ils aient donné des gages de leur civisme, ils doivent aussi abandonner l’exercice de leur ministère.
24La déchristianisation s’accompagne d’une vague iconoclaste. Partout les églises sont désaffectées, les autels renversés, les images et les statues enlevées ou détruites pour être remplacées par la Déclaration des droits de l’homme ou le texte de la constitution de l’an 138. Les vases sacrés et les reliquaires sont envoyés à la Monnaie de La Rochelle pour être fondus en lingots ou convertis en numéraire39. À Rochefort, des tableaux religieux et des livres de piété sont brûlés en place publique pour effacer les dernières traces de la superstition. "De partout, les livres pleuvaient, écrivent les représentants à l’adresse de la Convention, le 1er frimaire (21 novembre), il n’y a pas jusqu’aux juifs qui sont venus solennellement porter les leurs, au milieu des chants républicains"40. L’accompagnement de musique fait partie du programme de Lequinio et toutes les cérémonies sont célébrées au son des instruments41.
25Après avoir fait table rase du passé les représentants entreprennent un vaste mouvement de reconstruction culturelle42. De la cathédrale à la moindre église de village, un édifice religieux par commune est transformé en temple de la Raison ou de la Vérité. Un nouveau culte s’impose sans d’autres principes que la raison, mais en fait il recouvre un ensemble polymorphe de dévotions à la République et à la Montagne. L’absence de règles conduit aussi à un exhibitionnisme parfois grossier mélangé à des rites empruntés aux cérémonies catholiques43. Aux processions compassées et aux sermons philosophiques44, succèdent les chants, les danses et l’inévitable banquet où, en signe d’égalité et de fraternité, tous les citoyens mangent et boivent à la même table, sans aucune distinction45.
26Le nouveau culte s’accompagne de fêtes civiques au cours desquelles les martyrs de la Liberté, Marat, Le Peletier et Chalier, sont honorés comme des saints républicains46. Une fête organisée à Rochefort consacre aussi deux "saints locaux" : les capitaines de vaisseau, Mulon et Tartu, morts au combat en commandant les frégates la Cléopâtre et l’Uranie. L’héroïsme de ces officiers d’origine roturière est célébré avec ostentation pour mieux fustiger la traîtrise des officiers "aristocrates" de l’Apollon et du Généreux47. L’aboutissement de cette religion, qui ne veut pas en être une, est enfin la célébration de la fête de la déesse Raison, dans les derniers mois de l’année 1793.
27Robespierre et le Comité de Salut public veulent empêcher ces débordements rationalistes qui tournent à la mascarade. Profondément hostiles à l’athéisme, ils dénoncent le fanatisme, prêchent la tolérance et, sous leur influence, la Convention donne un premier coup d’arrêt à la déchristianisation. Un décret du 16 frimaire (6 décembre) rappelle le principe de la liberté des cultes, en interdisant désormais les violences et les mesures coercitives. Seulement Lequinio fait une interprétation toute personnelle de la loi. Dans un arrêté pris à Saintes, le 1° nivôse (21 décembre), il développe en préambule les termes du décret : "Tous les cultes sont libres ; le premier des droits de l’homme est de rendre hommage au dieu que son imagination lui peint". Mais, les termes de l’article premier restreignent aussitôt la portée de ce qu’il vient d’affirmer : "afin que la liberté des cultes existe dans sa plénitude, il est défendu à qui que ce soit de prêcher ou d’écrire pour favoriser quelque culte ou opinion que ce puisse être"48. Par conséquent, la liberté de religion n’existe qu’à titre individuel et toute forme de prosélytisme est interdite. Plus que jamais les prêtres et les pasteurs ne peuvent exercer leur ministère, sous peine d’être considérés comme suspects et placés en état d’arrestation. Aucun culte n’est autorisé, si ce n’est toujours celui, forcément neutre aux yeux de Lequinio, dont le but est d’offrir les enseignements de la Raison.
28A cette époque, Laignelot est appelé par la Convention pour rejoindre l’escadre de Brest. En quittant la Charente-Inférieure et la Vendée, le 11 nivôse (31 décembre), il s’adresse au Comité de Salut public pour dénoncer le fanatisme de son collègue et désavouer les violences antireligieuses qu’il a commises. "Écrivez donc à Lequinio, conseille-t-il dans sa lettre, de mettre plus de réserve dans ses discours ou ses écrits, et surtout de ne point effaroucher le peuple"49. Cette dénonciation apporte un éclairage nouveau sur la conduite du représentant en mission. L’arrêté pris le 1er nivôse où, mettant en application ses idées, Lequinio défend de prêcher ou d’écrire afin d’assurer la liberté des cultes, n’est pas validé par le Comité de Salut public. Ensuite, au début du mois de février, deux nouveaux représentants en mission, Guezno et Topsent, sont envoyés en Charente-Inférieure50. Lequinio est mis devant le fait accompli ; une simple lettre du Comité l’informe de son remplacement en lui annonçant qu’il est désormais libre de revenir à la Convention. Il continue néanmoins à circuler dans l’Ouest, sans fonction officielle mais certainement avec des instructions précises, comme en témoignent deux lettres écrites au Comité de Salut public en ventôse an II (février-mars 1794), dans lesquelles il rend compte de son activité à Nantes, Vannes et Lorient pour rechercher des bois et autres approvisionnements nécessaires au port de Rochefort51. Au cours de ses déplacements, il recueille aussi des observations qui lui permettront de fournir au Comité de Salut public les moyens d’obtenir la pacification complète de la Vendée52.
29La mission de Lequinio a duré presque cinq mois. C’est un exemple de Terreur provinciale destinée à briser toutes les résistances dans un département particulièrement exposé du point de vue de la défense nationale. Le conventionnel en mission a tout mis en oeuvre pour maintenir l’ordre, défendre Rochefort et y développer les constructions navales. On peut penser que, grâce à son énergie, le front maritime a tenu bon, au moment où s’achèvent presque en même temps l’insurrection fédéraliste et la guerre de Vendée.
30Lequinio a toutefois utilisé ses immenses pouvoirs à la satisfaction de ses vues personnelles. La création des commissions militaires et surtout du Tribunal de Rochefort manifestent un souci de vengeance à l’égard des ennemis de la Révolution. Plus encore, en athée convaincu, Lequinio a employé tous les moyens qu’il avait à sa disposition pour persécuter les ministres du culte. La campagne de déchristianisation qu’il a dirigée en Charente-Inférieure et en Vendée, comme celles qui ont été menées dans d’autres départements, a contribué à mettre en place un culte de substitution, en hommage à la Raison. Il se distingue néanmoins des autres représentants en mission par ses convictions profondes ; c’est avant tout un doctrinaire pour lequel toute forme de croyance correspond à un préjugé et il saisit l’occasion qui lui est offerte pour détruire toute espèce de religion.
Notes de bas de page
1 Archives Parlementaires, t. 73, pp. 330-333,390-391 et 573-583.
2 E. Reveillaud, Histoire politique et parlementaire des départements de la Charente et de la Charente-Inférieure, Saint-Jean d’Angély, 1911, réed. Paris, 1987, Lib. Bruno Sepulchre, pp. 275-422 ; J-M. Augustin, La Révolution française en Haut-Poitou et Pays charentais, Toulouse, Privat, 1989, pp. 183-230 ; J. Peret, Histoire de la Révolution française en Poitou-Charentes, 1789-1799, Poitiers, Projets Éditions, 1988, p. 163-242 et La Terreur et la Guerre, Poitevins, Charentais et Vendéens de l’an II, Vouillé, Geste Édition, 1992.
3 Arch. Pari., t. 73, p. 600-601 et Recueil des actes du Comité de Salut Public avec la correspondance officielle des représentants en mission et le registre du Conseil exécutif provisoire, publié par F-A Aulard, Paris, 1889-1911, t. 6, p. 379 (ils ont dû être désignés sur la recommandation de Billaud- Varenne, natif de La Rochelle et qui contrôle tout ce qui se passe dans le département).
4 J. Duguet, R. Fontaine, M-P. Bault, P. Prigent et P. Bitaube, La Révolution française 1789-1799 à Rochefort, Poitiers, Projets Éditions, 1989.
5 Tous ceux qui sont soupçonnés de sympathies républicaines (administrateurs, protestants, bourgeois acquéreurs de biens nationaux) ont dû quitter la Vendée pour s’installer dans les villes situées à la périphérie de la zone insurgée.
6 À la suite de la révolte des esclaves à Saint-Domingue (Haïti) à partir de 1791, toute une population, créole ou de couleur, a quitte l’île et s’est réfugiée à Rochefort ; on retrouve leur mention dans les actes d’état-civil (R. FONTAINE dans La Rév.fr. à Rochefort, pp. 39,44,58-59).
7 Par exemple à La Rochelle, arrêté du 28 sept. 1793, affiché sur les murs de la cité, Arch. Nat., AF II, 268 (carton), Comité de Salut Public, doss. 2255 et Arch. Pari., t. 78, pp. 251-254 ; voir Ph. David, Un port de l’Océan pendant la Révolution : La Rochelle et son district, 1791-1795, La Rochelle, 1938, pp. 123-131 et C. Laveau, Le Monde rochelais des Bourbons à Bonaparte, La Rochelle, Rumeur des Ages, 1988, p. 203.
8 En particulier, André et Hugues (réfugié de Saint-Domingue) à Rochefort, Crassous (par ailleurs député de la Martinique à la Convention) et Parent à La Rochelle, Lériget à Saintes (J. Peret, la Terreur et la Guerre..., p. 165).
9 E. Reveillaud, Ouv. cité, p. 345 ; M. Seguin, Jonzac pendant la Révolution, Jonzac, Université Francophone d’Été Saintonge-Québec, 1986, p. 151 ; La Révolution française 1789-1799 à Saintes (ouvr. coll.), Poitiers, Projets Éditions, 1988, p. 141.
10 Un navire de Hambourg, chargé de froment pour Bilbao, rencontré sur les côtes d’Espagne par la frégate la Médée, est conduit à Rochefort pour y être déchargé (Arch. Pari., t. 80, pp. 465-466 et Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 9, p. 532) ; en principe, pour les bâtiments neutres, le pavillon couvre la marchandise, mais un décret du 9 mai 1793 considère que la prise est bonne lorsque le navire est chargé de comestibles à destination d’un port ennemi, voir N. Charbonnel, "Commerce et course sous la Révolution et le Consulat à la Rochelle", Trav. et. rech. de l’Univ. de droit et de sciences soc. de Paris, série sciences hist., 12, PUF, 1977, pp. 62-63.
11 Arch. Parl., t. 83, p. 581 et Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 8, p. 295.
12 Recueil des actes du Comité de salut public, t. 9, pp. 657-659 et 704-708.
13 A.D. Char-Mar., L 1194 et Arch. Pari., t. 79, pp. 77-79 ; voir P. Lemonnier, "le Tribunal révolutionnaire de Rochefort", Revue de la Saintonge et de l’Aunis, t. XXX(1910) pp. 308-323, XXXI(1911), pp. 3-25,106-121,152-163, 227-234, 275-296, 354-365 et XXXII(1912), pp. 15-22 et 103-121, et La Rochelle, 1912 ; voir aussi J. hayet, le Tribunal révolutionnaire de Rochefort, Mém. DEA de sciences crim., Faculté de droit de Poitiers, 1993-94.
14 Sur la justice révolutionnaire en province, voir C. Berriat Saint-Prix, la Justice révolutionnaire dans les départements (1792-an III), Paris, 1864-65, 2 vol. ; H. Wallon, Les représentants du peuple et la justice révolutionnaire dans les départements en l’an II (1793-94), Paris, 1889-90, 5 vol., R. Roblot, La justice criminelle en France sous la Terreur, thèse droit, Paris, 1937 ; R MONNIER, "le peuple juge", dans la Révolution de la Justice, sous la dir. de P. Boucher, Paris, J.-P. de Monza, pp. 161-190 ; J-P. Royer, Histoire de la justice en France, Paris, PUF, coll. droit fondamental, pp. 358-407.
15 Il est ensuite commissaire de la Convention en Guadeloupe et participe à la reconquête de l’île sur les Anglais en juin 1794.
16 II faut noter que quatre jurés appartiennent également au Comité de surveillance.
17 A.D. Char.-Mar., L 1195, 2 frim. an II (22 nov. 1793) et L 1199 ; Arch. Pari., t. 78, pp. 202-203 et t. 81, p. 192 ; Recueil des actes du Comité de salut public, t. 8, p. 84 ett. 9, pp. 112-113.
18 A.D. Char.-Mar., L 1195, 18 frim. et L 1199 bis, 1200-1202 ; Arch. Pari., t. 80, pp. 669-670 ; Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 9, pp. 32-33.
19 H. Wallon, ouv. cité, t. 1, p. 299.
20 Gros navire de charge, utilisé pour le transport des munitions et des approvisionnements.
21 A.D. Char.-Mar., L 1195, 27 pluv. et L 1207 ; il est à noter que l’équipage du Pluvier a été jugé après que Lequinio. ait quitté Rochefort.
22 A.D. Char.– Mar., L 1195, 28 niv. (17 janv. 1794) et L 1204
23 A.D. Char.-Mar., L 1195, 19 pluv. (7 fév.) et L 1205 ; le vice-amiral de Grimoüard a été condamné après le départ de Lequinio.
24 A.D. Char. Mar., L 1195, État des jugements.
25 J-M. Augustin, "Les Vendéens devant la Commission militaire de La Rochelle", Actes du coll. des 28-29 avr. 1989, La Rochelle ville frontière, Ville de La Rochelle et Rumeur des Âges, 1989, pp. 209-222 ; G. Michon, La justice militaire sous la Révolution, Paris, 1922.
26 Arch. Parl., t. 81, p. 124 et Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 9, p. 256.
27 Lequinio en parle lui-même dans La guerre de la Vendée et des Chouans, Paris, an III, pp. 225-246 ; voir également C-L. Chassin, la Vendée patriote, 1793-1795, Paris, 1892, t. IV, pp. 48-78 ; Arch. Pari., t. 82, p. 65 ; Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 9, pp. 403-404.
28 C-L. Chassin, ouv. cité, t. IV, pp. 78-89.
29 Paris, 1792.
30 F-A. Aulard, Le culte de la Raison et le culte de l’Être suprême (1793-1794), Essai historique, Paris, 1892 ; A. Mathiez, les origines des cultes révolutionnaires (1789- 1792), Paris, 1904 ; M. Vovelle, Religion et Révolution, la déchristianisation de l’an II, Paris, Hachette, 1976 ; M. Ozouf, "Religion révolutionnaire ", dans le Dictionnaire critique de la Révolution française, Institutions et créations, Paris, Champs-Flammarion, 1992, pp. 311-328.
31 Arch. Pari., t. 77, p. 471.
32 Arch. Pari., t. 77, pp. 643-645 et Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 6, pp. 550-551.
33 E. Reveillaud, ouv. cité, p. 341.
34 Arch. Pari, t. 77, pp. 471-472 et 643-645 et Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 6, pp. 493-495.
35 D’après le Père Lemonnier (Le clergé de la Charente-Inférieure pendant la Révolution, La Rochelle, 1905), 148 des 387 prêtres constitutionnels renoncent à leur état dans le département ; voir également, J. Peret, Hist. de la Rév. fr. en Poitou-Charentes, pp. 230-242 et La Terreur et la Guerre..., pp. 191-219.
36 Arch. Pari., t. 78, pp. 356-358 et Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 8, pp. 189-190.
37 M. Vovelle, ouv, cité, pp. 236-268.
38 Par exemple à Rochefort (Arch. parl., t. 78, p. 357 et t. 80, p. 435 ; Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 8, p. 189).
39 Arch. Pari., t. 79, p. 484 et Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 8, pp. 447-448.
40 Arch. Pari, t. 80, pp. 145-146 et Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 8, pp. 600-602.
41 J-M. Lequinio, La guerre de la Vendée..., pp. 165-180.
42 Certains historiens n’ont pas hésité à parler de "Révolution culturelle", voir S. Bianchi, La révolution culturelle de l’an II, Paris, Aubier, 1982 et pour la région, J. Peret, la Terreur et la Guerre, pp. 191-220.
43 M. Ozouf, La fête révolutionnaire, Paris, Gallimard, rééd. 1988.
44 Par exemple, ce discours : "Du Bonheur, par Lequinio représentant du peuple envoyé dans le département de la Charente-Inférieure, prononcé dans le temple de la Vérité, ci-devante église catholique de Rochefort, le deuxième décadi de brumaire, l’an second de la République française une et indivisible", Angoulême, an IL
45 Ainsi, au cours de la fête décadaire célébrée à Rochefort, le 30 brum. an III, 20 nov. 1793 (Arch. pari., t. 82, pp. 123-124).
46 Le bourgeois Lambertz raconte qu’à l’issue d’une cérémonie, au cours de laquelle les bustes de Marat, Le Peletier, Chalier ont été promenés dans la ci-devante cathédrale de La Rochelle en même temps que celui de Brutus, Lequinio a prononcé l’éloge des martyrs de la Liberté, Livre de raison, études météorologicnies et autres faits par Jacob Lambertz à La Rochelle de 1784 à 1802, Bibl. mun. La Rochelle, 2590, f° 32.
47 Arch. Pari., t. 78, pp. 356-357 ; t. 80, pp. 45-46 et 436.
48 C-L. Chassin, Ouv. cité, t. III, pp. 547-550.
49 Recueil des actes du Comité de Salut Public, t. 9, pp. 785-786.
50 Guezno et Topsent prolongent l’action menée par Lequinio et Laignelot en donnant la priorité à la marine et aux constructions navales. Ils maintiennent aussi le Tribunal révolutionnaire de Rochefort tout en modérant son ardeur ; celui-ci suspend seulement son activité en mai 1794, en application du décret du 26 germ. an II (15 avr. 1794) qui ordonne de transférer les prévenus de conspiration de toute le territoire de la République au Tribunal révolutionnaire de Paris.
51 Recueil des actes du Comité de Salut Public, t 11, pp 426-427 et t. 12, p. 26 ; inquiété après Thermidor et amnistié en 1795, Lequinio devint inspecteur forestier à Valenciennes puis député du Nord au Conseil des Cinq-Cents, mais son élection fut invalidée à la suite du coup d’état du 21 floréal an VI (10 mai 1798) ; rallié à Bonaparte, il obtint le poste de vice-consul à Newport (États-Unis), rentra en France en 1806 et mourut en 1814.
52 J-M. Lequinio, La guerre de la Vendée et des Chouans, Paris, an III.
Auteur
Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers
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