Patriotisme et Terreur
p. 107-116
Texte intégral
"Des patriotes on fit des démocrates, des démagogues, puis des terroristes, etc. "
Boudon de St Amans
1Dans son discours du 18 pluviôse An II (5 février 1794) "Sur les principes de morale politique", Robespierre définit la Terreur : "une émanation de la vertu"1. Il entend par là une émanation du patriotisme, la "vertu" n’étant pour lui "autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois"2. On discerne ici un patriotisme terroriste, mais il conviendrait d’en étudier l’origine et le développement. Par la présente communication nous voudrions contribuer à une telle étude.
2Tout vient d’un changement de sens. Aux dix-septième et dix-huitième siècles, le mot "patrie" a peu à peu changé de sens. À la fin du Moyen-Âge et encore au seizième siècle, , on voyait dans la patrie petite ou grande, une mère nourricière et bienfaisante principalement par ses vertus. Or à cette patrie ancienne les philosophies modernes ont substitué un concept nouveau. D’abord les libertins ont répandu l’idée épicurienne de la patrie-bonheur – ubi bene, ubi patria –. Ensuite d’Aguessau et Montesquieu ont associé l’égalité à la patrie. Ce faisant ils ont vidé le concept de patrie de toute signification spirituelle et morale. La patrie de leur fait est devenue matérielle. Car l’égalité s’entend presque toujours par rapport au partage, et l’on ne partage que les biens matériels. Les biens spirituels et moraux ne se partagent pas ; chacun prend tout. D’Aguessau conçoit la patrie comme une société civile familiale par actions. La patrie idéale selon lui ne peut se réaliser que dans un régime républicain, où toutes les parts seraient distribuées également, où tous seraient intéressés également : "Cette égalité parfaite, écrit-il, et cet esprit de fraternité, qui ne fait de tous les citoyens que comme une seule famille, les intéresse également aux biens et aux maux de leur patrie"3. Montesquieu va plus loin : pour lui l’égalité n’est pas une condition de la patrie, elle est la patrie elle-même. "L’amour de la patrie, écrit-il, c’est-à-dire l’amour de l’égalité"4.
3Ce nouveau patriotisme n’a rien de commun avec l’ancien, et même lui est aussi étranger que possible. L’ancien consistait en reconnaissance pour les bienfaits reçus, et se rattachait donc à la vertu morale et chrétienne de piété. Le nouveau est un attachement intéressé aux conditions garantissant l’accès au bonheur. S’il est encore permis de parler de vertu, c’est une autre sorte de vertu. "Ce n’est point, dit Montesquieu, une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c’est une vertu politique"5.
4Pourquoi "politique" ? Parce qu’elle sert à faire fonctionner l’État. Dans la pensée de Montesquieu le patriotisme devient un élément de la machine de l’État, simple "pignon" ou simple "roue" en régime monarchique, "ressort principal" en régime républicain6. La vertu, dit-il – et l’on sait qu’il entend par vertu "l’amour de la patrie" – est "le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain"7. Mais puisque "l’amour de la patrie" se confond pour lui, nous venons de le voir, avec "l’amour de l’égalité", on peut dire qu’il fait de l’amour de l’égalité la condition du fonctionnement normal de l’État. Par Montesquieu, mais d’Aguessau y est peut-être lui aussi pour quelque chose, l’idéologie devient institutionnelle.
5En 1750, au moment où commence la grande offensive philosophique, les principes sont donc déjà parfaitement dégagés. Il reste à définir de manière plus explicite le bonheur auquel consiste la nouvelle patrie. Les philosophes s’y appliquent, et leurs définitions font apparaître la matérialité qui était jusqu’alors latente. La patrie est "un bon champ", dit Voltaire. "La patrie..., écrit l’abbé Coyer, ... croirait n’avoir rien fait en donnant l’être, si elle n’y ajoutait le bien-être (...) rétablissons ce mot qui est la véritable expression du bonheur"8. Autre nouvel apport de cette deuxième époque, les conditions de l’accès au bonheur sont désignées sous le nom de "droits du genre humain". "Le patriotisme le plus parfait, écrit par exemple le chevalier de Jaucourt, est celui qu’on possède quand on est si bien rempli des droits du genre humain, qu’on les respecte envers tous les peuples du monde"9. Enfin, et ceci est dans le prolongement direct de la pensée de Montesquieu, Rousseau assimile la patrie à l’État de son pacte social, et fait par conséquent de celui qui attaque cet État en lui désobéissant, un étranger : puisque l’État et la patrie se confondent, s’en prendre à l’État, c’est sortir de la patrie : "... tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il cesse d’en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre". Et voici la conclusion pratique : ce traître, il faut donc le tuer : "... la conservation de l’État est incompatible avec la sienne, il faut donc qu’un des deux périsse"10. Dans un autre passage du Contrat Rousseau décrète la peine de mort contre le renégat de la "religion civile"11, et l’on sait que sa "religion civile" ressemble beaucoup au culte des "droits du genre humain" recommandé par le chevalier de Jaucourt. Nous voyons ici pour la première fois une patrie qui porte la mort en elle. Pourquoi ? Parce qu’elle est devenue l’État, et pas n’importe quel État, mais celui dont l’idéologie des "droits du genre humain" est la condition essentielle du fonctionnement. Depuis le treizième siècle l’État s’appliquait à présenter ses intérêts comme étant ceux de la patrie. Mais Rousseau va bien au delà de cette identification d’intérêts : pour lui État et patrie sont une seule et même chose. Il écrit d’ailleurs qu’il faut "attacher le coeur des citoyens à l’État"12. Il n’est donc même pas nécessaire de commettre un vrai délit. Il suffit pour être condamné à mort, de ne pas aimer l’État, ou de renoncer au culte des "droits du genre humain".
6La patrie de la révolution n’est rien d’autre que la patrie philosophique. Elle est à la fois celle de Montesquieu, celle de Voltaire et celle de Rousseau. Elle se confond – A. Aulard l’a déjà montré13, il est donc inutile de revenir sur ce point – avec les droits de l’homme. Cependant la Révolution révèle un caractère qui était dans la patrie philosophique, mais qui n’apparaissait pas jusqu’alors, celui de la disposition belliqueuse. La patrie révolutionnaire est une patrie armée, une patrie en défense permanente, une patrie dont il faut acheter l’existence au prix de la vie. Les citoyens s’armeront pour elle, et accepteront de mourir pour la défendre. "Vaincre ou mourir pour la Patrie" est la devise inscrite sur l’un des premiers drapeaux de la Garde Nationale parisienne14. Le 14 juillet 1790, jour de la Fédération Générale, l’arc de triomphe du Champ de Mars porte l’inscription suivante : "La Patrie ou la loi peut seule nous sauver, mourons pour la défendre, ou vivons pour l’aimer"15. La défendre de qui ? Des "ennemis de la patrie", c’est à dire de ces hommes dangereux qui refusent le "pacte social" ou simplement manifestent quelque réticence à son égard16. Les prêtres réfractaires qui refusent de prêter le serment civique, sont désignés par François de Neufchâteau comme "les plus grands ennemis de la patrie"17. Il est donc normal que dès les premiers mois de 1791 des menaces de mort à peine déguisées soient proférées contre eux : "Ah que quiconque se refuse à ce témoignage public d’attachement à sa Patrie, soit regardé comme indigne de l’existence qu’il a reçue en son sein". Ainsi parle des réfractaires, au club des Jacobins de Lorient, le 27 février 1791, l’un des plus fougueux patriotes de cette ville, le jureur Plaudrain18.
7Le péril extérieur et certaines déclarations d’hostilité venant de l’étranger (comme par exemple la déclaration de Pillnitz du 27 août 1791), exaspèrent l’inquiétude des patriotes : la menace des traîtres leur semble tous les jours plus effrayante. La résistance des prêtres réfractaires prend à leurs yeux l’horrible apparence d’une sorte de gangrène risquant d’infecter tout le corps social. À Autun, le 5 avril 1792, un membre de la société populaire demande une assemblée des différents comités pour aviser au moyen légal de délivrer la ville de "la tourbe des prêtres fanatiques dont elle est infectée19. Les jacobins de Limoges dénoncent les prêtres insermentés comme des sicaires et des conspirateurs : "Les prêtres qui arrivent ici en foule, écrivent-ils le 2 décembre 1791, aiguisent hautement leurs poignards sacrés"20. Il ne faut pas voir dans ces propos outranciers de simples clichés que l’on répéterait sans y penser. Si la menace est imaginaire, la peur est bien réelle. Car les patriotes raisonnent selon la logique des Lumières. À leurs yeux patrie et lois se confondent. Il est donc normal que toute désobéissance aux lois et même toute réticence vis-à-vis de l’idéologie d’Etat leur semble constituer un danger mortel pour l’État et pour le nouveau bonheur fondé sur les droits de l’homme.
8La "Déclaration du danger de la patrie" par l’Assemblée Nationale, le 11 juillet 179221, n’est donc pas seulement une habileté tactique, un procédé utilisé pour le renversement du trône. Elle résulte d’une inquiétude véritable, aggravée certes par l’invasion étrangère, mais qui vient surtout d’une conscience de plus en plus aiguë, au point de devenir intolérable, de la fragilité et de la vulnérabilité de la chère patrie nouvelle. D’ailleurs l’expression "patrie en danger" était déjà employée avant la déclaration de guerre du 20 avril 1792, et même avant la déclaration de Pillnitz d’août 1791. Par exemple, une "adresse" du Directoire du département de la Haute Vienne, du 4 juillet 1791, commence ainsi : "Citoyens, la patrie est en danger"22. Car le "danger" est le mode normal d’existence de cette patrie révolutionnaire. "La patrie..., écrit Roland dans sa lettre au roi du 10 juin 1792, (...) est un être qui s’élève au milieu des inquiétudes23.
9Encore faut-il qu’il puisse le faire avant que ses ennemis ne l’étouffent. C’est pourquoi le décret du 11 juillet, tout en constatant le danger, s’efforce de le retourner contre ses auteurs. Comme l’explique Brissot cinq jours plus tard, il ne s’agit pas de se faire peur, mais de faire peur. Il s’agit, le mot est prononcé, "d’atterrer" les "ennemis de la patrie" : "Votre réunion..., déclare le chef girondin aux députés (il parle du baiser Lamourette" du 7 juillet), ... a porté un grand coup à nos ennemis, le décret sur le danger de la patrie achèvera de les atterrer parce que ce ne sera pas le cri de la terreur, mais celui de la fureur et de l’indignation"24. Autrement dit, pour exorciser leur propre peur, les patriotes atterreront leurs ennemis. La terreur ne sera plus pour les patriotes, mais pour les ennemis de la patrie. On inversera le courant.
10Mais non sans mal. Il faudra prendre de "grandes mesures". "Le danger de la patrie, dit encore Brissot, saura vous inspirer les grandes mesures que vous aurez alors à prendre"25. L’expression est entrée dans le langage révolutionnaire. On la trouve par exemple dans le discours de Carnot du 2 août : "Nous avons déclaré la patrie en danger ; et cependant aucune grande mesure n’a été prise"26. Quelles sont ces "grandes mesures" ? C’est très clair, et le discours révolutionnaire est très net, les "grandes mesures" consistent à proclamer la déchéance du monarque, à établir un régime d’exception, à mobiliser les citoyens, et à réprimer les agissements coupables des moines et des prêtres. "Nous demandons sa déchéance", déclare Pétion le 4 août à propos du roi, et de qualifier cette action de "grande mesure"27. Le régime d’exception ? Dans son arrêté du 5 août la section Mauconseil l’appelle de ses voeux en citant ces vers :
"Le devoir le plus saint, la loi la plus chérie est d’oublier la loi pour sauver la patrie"28.
11La mobilisation générale ? Dans son discours du 2 août Carnot le jeune la réclame avec force : "Tous les citoyens doivent à l’avenir être armés". Il invoque l’autorité de Jean-Jacques Rousseau : "Il faut, dit Rousseau, que dans un État libre tout citoyen soit soldat par devoir et aucun par métier"29. Le député Henrys dans son réquisitoire contre les "bastilles monastiques", se réfère à Voltaire : "Un des pères de la Révolution, Voltaire, écrivait en 1763 qu’il était nécessaire d’extirper les moines pour la patrie et pour eux-mêmes. Ce sont des hommes, disait-il, que Circé a changé en pourceaux. Le sage Ulysse doit leur rendre forme humaine"30. Une fois de plus la philosophie indique la bonne voie : réprimer ne suffit pas, il faut également régénérer. La Terreur est d’essence régénératrice.
12Cependant les patriotes ne se contentent pas de discours et de citations. Ils demandent des actes. Ils veulent que l’on agisse tout de suite contre les prêtres. Le 16 juillet un membre du club des Jacobins de Limoges "demande qu’en présence de la déclaration de danger où se trouve la patrie, des mesures préventives soient prises contre les prêtres réfractaires"31. Faut-il les tuer ces mauvais citoyens ? Personne encore en juillet et en août ne le dit explicitement. Le premier appel officiel au meurtre date seulement du 2 septembre : il émane de Danton, alors ministre de la justice, et se trouve dans son discours sur la "levée en masse". Il est ainsi formulé : "Nous demandons que quiconque refusera de se servir de sa personne ou de remettre ses armes, soit puni de mort"32. À peine le ministre a-t-il fini de parler que les massacres des prisons commencent33.
13Toutefois les massacres de septembre ne sont pas les premières tueries de prêtres réfractaires. Certes le discours officiel des mois de juillet et d’août ne disait pas en toutes lettres qu’il fallait les tuer. Mais les patriotes avaient compris. Aussitôt après la Déclaration du 11 juillet ils avaient commencé à faire justice. Sans attendre les explications officielles, ils étaient entrés d’eux-mêmes et tout de suite dans l’intention terroriste du décret. La relation est on ne peut plus évidente : les premiers assassinats en province de prêtres réfractaires datent des jours qui suivent immédiatement la publication du décret, le 14 juillet à Limoges et à Vans en Ardèche, le 15 juillet à Bordeaux, le 20 juillet à Clairac (Lot et Garonne), et le 9 août à Manosque34. Les prêtres réfractaires étaient déjà tenus en suspicion, mais le décret du "danger de la patrie" les a fait regarder avec horreur : on vît alors en eux des agents de l’ennemi et des provocateurs. L’exemple de Clairac illustre bien ce phénomène. Le décret y est publié le 19 juillet. Peu de temps après, le jour même, l’abbé Lauga de Lartigue, prêtre réfractaire, originaire du pays, est aperçu en ville, circulant à cheval, tenant à la main une petite branche d’arbre dont il se sert pour défendre son cheval des mouches. Et voici comment, le lendemain matin, une délibération de la municipalité de Clairac transforme en provocation antipatriotique la paisible promenade du prêtre : "Le sieur Lartigue, prêtre insermenté, porte le trouble dans la ville ; que ceux des habitants qui ont des relations avec lui, donnent tous les jours des preuves d’incivisme, que lui, sieur Lartigue, s’est deux fois présenté en ville, avec un laurier à la main, insigne de la victoire, savoir après la connaissance publique de la marche des armées ennemies contre nos frontières, et dans cet instant même où, depuis la veille, le décret du danger de la Patrie a été solennellement publié ; qu’il semble donc d’après les démarches du sieur Lartigue, qu’il insulte publiquement aux maux de la Patrie et à ceux des citoyens dont les frères, les enfants et les maris sont à l’armée pour la défendre"35. Quelques heures après cette délibération, l’abbé provocateur est assassiné par une meute de bons patriotes, où les femmes prédominent.
14Les massacres de septembre suivent la même logique. C’est au nom de la défense de la patrie, que l’on tue les prisonniers des geôles parisiennes. Une seule différence avec les massacres antérieurs : on fait semblant de juger ; on prononce des sentences. Par exemple la section Poissonnière prononce la peine de mort contre les prêtres et tous les suspects emprisonnés : "la section, dit son arrêté du 2 septembre, considérant les dangers imminents de la patrie et les manoeuvres infernales des prêtres, arrête que tous les prêtres et personnes suspectes, enfermées dans les prisons de Paris, Orléans et autres, seront mises à mort"36. Cet arrêté marque une étape importante. Les sections de Paris sont des institutions. Que l’une des sections prenne un arrêté de mise à mort, n’est pas un fait négligeable. On s’achemine vers la Terreur institutionnelle avec toujours pour motif principal le "danger de la patrie".
15Mais l’expression a déjà vieilli. On préfère dire "salut de la patrie", "sauver la patrie". "Le peuple, déclare Cambon le 2 août 1792, devrait... sauver (la patrie) lui-même"37. Le 5 août la section Mauconseil veut "oublier le roi pour sauver la patrie"38 ; "Il est bien satisfaisant, Messieurs, déclare Danton le 2 septembre, il est bien satisfaisant pour les ministres d’un peuple libre d’avoir à lui annoncer que la patrie va être sauvée"39. Ce ne sont pas là figures de style, mais façon de signifier la gravité des périls. "Jamais un si grand péril, déclare Pétion le 4 août, n’a menacé la patrie"40. Pourquoi jamais si grand ? Parce que deux effrayants risques nouveaux viennent de se manifester : celui de contamination et celui de désagrégation. Contamination par les sous-hommes que sont les "fanatiques" et les suspects "d’incivisme" (puisqu’ils ne sont pas des hommes)41. Par exemple on dira des "brigands de la Vendée" qu’ils "souillent le sol de la liberté"42. Désagrégation par l’effet des complots des "ennemis de la patrie" : "Les ennemis de la patrie, déclare l’Assemblée le 2 août 1792, voudraient amener parmi vous l’anarchie et les guerres civiles, ces terribles précurseurs du despotisme"43. Et la société politique n’est pas seule menacée ; l’univers physique lui-même peut être désagrégé. Comme l’écrit à la Convention le 8 juin 1794 la Société des Amis de la Constitution de Compiègne, "L’harmonie du monde serait détruite si la liberté périssait"44. Ce n’est donc pas un péril ordinaire. Pour avoir raison de tels ennemis, les vaincre ne suffit pas. Il faut les effacer de la surface de la terre. Il faut détruire, il faut "purger". "Détruisez la Vendée, commande Barère, et vous sauvez la patrie"45. "Purgeons, mes amis, exhorte Francastel, purgeons à jamais le pays de cette race infâme"46. Et les vies humaines ? Celles des fanatiques ne comptent pas ; ce ne sont pas des hommes. Quant à celles des "patriotes", elles ne valent rien comparées aux droits de l’homme. "Qu’est ce que la mort, demandent les volontaires du Puy de Dôme, pour des hommes qui veulent être libres ?"47 Et les destructions ? Et "Lyon n’est plus" ? Et la Vendée ravagée par les colonnes infernales ? Peu importe tout cela. "Périsse plutôt le sol de la France, disait déjà Danton le 27 avril 1793, plutôt que de retourner dans l’esclavage"48. Le patriotisme nouveau redistribue l’être et le néant. On voit bien ici que le principe de la Terreur n’est pas un répression ordinaire, mais l’anéantissement de ce qui existe peu, ou tend à ne pas exister du tout. La patrie (c’est-à-dire les droits de l’homme) est ; tout le reste a peu d’être ou n’en a pas du tout.
16On comprend mieux aussi maintenant la formule de Robespierre, que nous citions au début, "La Terreur est une émanation de la vertu", cette vertu étant pour l’Incorruptible, rappelons-le, l’amour de la patrie. Car terroriser c’est rendre au néant ce qui est peu, et fortifier ainsi le seul être qui vaille, soit la patrie. La fortifier dans son être, la fortifier aussi dans sa nature étatique, en exerçant par le combat terroriste ce patriotisme que le même Robespierre qualifie de "ressort essentiel du gouvernement républicain"49. "Remontez donc sans cesse, demande-t-il, le ressort du gouvernement républicain"50. Mais en terrorisant précisément on le remonte. Il est intéressant de noter que Robespierre reprend exactement la définition du patriotisme donnée par Montesquieu.
17 Il est vrai qu’il s’inspire également de Rousseau, et que sa doctrine de la Terreur doit autant à l’auteur du Contrat Social qu’à celui de L’esprit des Lois. Car elle contient l’idée rousseauiste de l’incompatibilité absolue entre l’existence du traître à la patrie et l’existence de l’État. "Il faut que l’un des deux périsse", écrivait Rousseau. Et Robespierre prononce : "Il faut... que l’un ou l’autre succombe"51. Élimination nécessaire à la survie de la patrie. Les traîtres eux aussi mourront pour la patrie.
18Cette application du Pro patria mori aux ennemis intérieurs, est une innovation intéressante de la Révolution française. Il n’est pas grave qu’ils meurent parce qu’ils existent peu. Mais il importe extrêmement qu’ils meurent, parce que leur peu d’être, le presque néant qu’ils représentent, constitue une menace de fin du monde. Il faut de toute urgence les extraire, les "extirper" comme Voltaire voulait le faire des moines : "Il faut, disait-il, les extirper pour eux-mêmes et pour la patrie"52. La Terreur aura ce caractère d’extirpation patriotique.
Notes de bas de page
1 "La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu’, "Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République", Robespierre, Textes choisis (août 1793-juillet 1794, tome troisième, Préface et commentaires par Jean POPEREN, Les classiques du Peuple, Éditions sociales, 194 pages, p. 118.
2 "Or quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire (...) ? C’est la vertu ; je parle de vertu publique (...) ; de cette vertu qui n’est autre chose que l’amour delà patrie et de ses lois". "Sur les principes de morale politique (...), discours déjà cité, p. 114.
3 Dix-neuvième mercuriale, Oeuvres complètes publiées par m. pardessus, 16 Vol., Paris, 1819, t. 1, p. 226.
4 De l esprit des lois, montesquieu, Oeuvres, La Renaissance du livre, s. d., Avertissement, p. 135.
5 Ibidem.
6 Ibidem.
7 Ibidem.
8 Bagatelles morales et dissertations par Monsieur l’abbé coyer. Avec Le testament littéraire de M. l’abbé Desfontaines, Nouvelle édition augmentée. A Londres et se vend à Francfort, 1759, 303 pages, p. 224.
9 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, article "Patriotisme".
10 Contrat social, livre II, chapitre V, "Du droit de vie et de mort".
11 Contrat social, livre IV, chapitre VIII, "De la religion civile".
12 Voir sur cette question e. kantorowicz, "Mourir pour la patrie (Pro Patria mori) dans la pensee médiévale", dans Mourir pour la patrie, Traduction par Laurent Mayali, Paris, PUF, Pratiques théoriques, 1984,141 pages, pp. 105-141.
13 Alphonse aulard, Le patriotisme français de la Renaissance à la Révolution, Paris, Étienne chiron, 1921, 283 pages.
14 Musée Carnavalet, Salles de la Révolution (ce drapeau est suspendu dans la cage de l’escalier donnant accès à ces salles.
15 La Gazette Nationale ou le Moniteur, n° 196, 16 juillet 1790, p. 807.
16 L’emploi de cette expression "ennemis de la patrie" devient de plus en plus fréquent à partir du mois d’août 1790.
17 "Ce sont, déclare-t-il dans un discours à l’Assemblée Nationale, les plus grands ennemis de la patrie" (cité par barruel, Histoire du clergé pendant la Révolution française, Londres, 1797,344 pages, p 103).
18 Discours prononcé dans la Chapelle de l’Hôtel-Dieu de Lorient, par le Père plaudraiN, natif de Vannes, religieux dominicain, le 27 février 1791, après avoir prêté le serment civique, A Lorient de l’Imprimerie de p. fentay, rue de Fulvy, n° 64, 4 pages, p. 3.
19 Recherches historiques sur la persécution religieuse dans le département de Saône-et-Loire pendant la Révolution (1789-1803) par Fabbé Paul muguet, 2 volumes, t. 2, L’arrondissement d’Autun, Chalon-sur-Saône, 1897, p. 304.
20 Cité dans le Club des Jacobins de Limoges 1790-1795, par a. fray-fournier, Limoges, 1903, p. 44.
21 On peut lire le texte dans le Moniteur du 11 juillet, p. 801.
22 Cité dans Le département de la Haute Vienne. Sa formation territoriale, son administration, sa situation politique pendant la Révolution. Documents recueillis et publiés avec notices et notes par a. fray-fournier, 1.1,1909, p. 276.
23 "Non, la patrie n’est pas un mot, c’est un être auquel on a fait des sacrifices, à qui l’on s’attache chaque jour par les sollicitudes qu’il cause, qu’on a créé par de grands efforts, qui s’élève au milieu des inquiétudes et qu’on aime autant par ce qu’il coûte que par ce qu’on espère." (cité par j. michelet, Histoire de la Révolution française, s.d., édition Hetzel, t.l, p. 224).
24 Moniteur, 10 juillet.
25 Ibidem.
26 Moniteur, 2 août 1792, p. 906.
27 Moniteur, 4 août 1792, p. 917.
28 Arrêté de la section de Paris, dite de Mauconseil (Moniteur, 5 août 1792, p. 918).
29 Moniteur, 2 août 1792, p. 906. Nous n’avons pas retrouvé cette citation de Rousseau.
30 Moniteur, 2 août 1792, p. 906.
31 Cité dans Le Club des Jacobins de Limoges... op. cit., p. 61.
32 "Pour la levée en masse" (2 septembre 1792) Les orateurs de la Révolution française, Classiques Larousse, Librairie Larousse, 1939, p. 57.
33 Voir Frédéric bluche, Septembre 1792, Logiques d’un massacre, Paris, Robert Laffont, 1986, 266 pages, pp. 44-47.
34 Voir notre ouvrage Christianisme et Révolution, cinq leçons d’histoire de la Révolution française, Paris, N.E.L., 2ème édition, 1988, p. 125.
35 "Délibération de la municipalité de Clairac", cité dans Vie et mort de l’abbé Lauga, le martyre d’un enfant de Clairac 20 juillet 1792, Préface de jean de viguerie, BS édition, 1995,117 pages, p. 87.
36 Cité par j. michelet, Histoire de la Révolution française, s.d., édition Hetzel, t. 1, p. 320.
37 Moniteur, 2 août 1792, p. 905.
38 Moniteur, 5 août 1792, p. 918.
39 "Pour la levée en masse" (2 septembre 1792) déjà cité supra.
40 Moniteur, 4 août 1792, p. 917.
41 Sur cette façon de considérer les "ennemis de la patrie" voir en particulier Xavier martin, Sur les droits de l’homme et la Vendée, D.M.M., Bouère, 1995, 96 p.
42 Cité dans Le Club des Jacobins de Limoges., .par a. fray-fournieR, op. cit., p. 132.
43 "Acte du corps législatif’, Moniteur, 2 août 1792, p. 905.
44 Cité dans le Moniteur du décadi 20 prairial an II (8 juin 1794), p. 1059.
45 Discours du 11 août 1793.
46 Cité dans Anjou Historique, 1916-1917, p. 227.
47 Cité dans Moniteur, 20 messidor an II (8 juillet 1794), p. 1186.
48 "Sur l’impôt sur les riches" (27 avril 1793), Les orateurs de la Révolution française, Classiques Larousse, Paris, 1939, p. 63.
49 Or, cjuel est le principe fondamental du gouvernement démocratique et populaire, cest-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir ? C’est la vertu..."Sur les principes de morale politique...", 18 pluviôse an II (5 février 1794) dans Robespierre, "Textes choisis", tome 3, Préface et commentaires de jean poperen, Les Classiques du Peuple, Éditions sociales, 1958, p. 114.
50 Ibidem, p. 115.
51 "Quiconque ne hait point le crime ne peut aimer la vertu. Il faut cependant que l’un oul’autre succombe". Ibidem p. 119.
52 Déjà cité supra (voir note 30).
Auteur
Professeur émérite à l’Université de Lille I
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