Religion et Terreur chez Robespierre
p. 81-91
Texte intégral
1La Terreur est, certes, épouvantable en elle-même, la plupart des communications à ce colloque l’ont bien montré. L’épouvante est, toutefois, plus formidable encore, si l’on songe à l’optimisme des premières poussées révolutionnaires, aux ambitions élevées affichées par les promoteurs des événements de 1789. Leurs aspirations, ils les inscrivent dans la déclaration du 26 août, dont ils pensent qu’elle va garantir, à jamais, les droits de l’homme, et même définitivement écarter les "malheurs publics"1. Quatre ans plus tard, tandis qu’une première vague de Terreur a déjà déferlé, et qu’une autre, pire encore, se prépare2, l’optimisme révolutionnaire enfante une deuxième déclaration des droits dont le premier article proclame, avec une naïveté désarmante, que "le but de la société est le bonheur commun".
2Souverain contraste entre les déclarations d’intention et les œuvres ! L’Ancien régime, plus avare, sans doute, de proclamations généreuses à la face du monde, n’a jamais rien engendré de comparable à la Terreur. Les droits, sans doute moins proclamés, étaient, assurément, pendant des siècles, moins bafoués qu’ils ne le furent par les terroristes au pouvoir.
3Il est un autre point où l’absolutisme de l’opposition jaillit, incontestable, c’est la question de la laïcité. Les deux premières déclarations des droits sont, il est vrai, proclamées en présence de l’Être suprême, mais elles bannissent toute sacralisation du pouvoir en postulant une souveraineté de droit humain : nationale en 1789, populaire en 1793. Ce faisant elles fondent la conception contemporaine du pouvoir politique : la séparation rigoureuse, au moins en principe, du temporel et du spirituel.
4Pourtant la révolution, loin de se désintéresser de la question religieuse, s’y implique tout entière. C’est même sa première préoccupation. On a judicieusement souligné que la première constitution française n’est pas, comme on l’affirme généralement, celle de 1791, mais la constitution civile du clergé3. S’agit-il d’un hasard ? Rien n’est moins sûr. Selon le mot très pénétrant de Michelet, à Quinet, "si la Révolution n’adopta aucune église, c’est qu’elle en était une elle-même"4. Et l’on peut ajouter : c’est parce qu’elle était une église, que la révolution devint terroriste.
5Paroxysme de la Révolution, la Terreur est, en effet, un phénomène éminemment religieux, comme l’atteste la personnalité de son principal instigateur : Maximilien Robespierre. Selon les époques, on a voulu faire de lui l’incarnation la plus pure, ou le mauvais génie de la Révolution. A la vérité, il est l’un et l’autre. En lui la Révolution va d’abord se reconnaître, parce que l’Incorruptible incarne plus qu’aucun autre la conception religieuse de la Révolution ; et lorsque l’église révolutionnaire cherchera son grand inquisiteur, nul mieux que Maximilien pourra exercer cet office. Mais Robespierre commettra le crime inexpiable de vouloir fonder sa propre église et de s’en proclamer grand-prêtre. Enfant chéri de la Révolution, il se métamorphosera, aussitôt en fils maudit. Le terroriste en chef deviendra, d’un coup, la victime expiatoire par excellence.
6Robespierre et la Révolution communieront, avant de s’opposer, sur les deux caractères de toute religion : sa prétention à dire la vérité (I), son aspiration à changer l’homme (II).
I – Robespierre, la révolution et la vérité religieuse
7La lecture des interventions de Robespierre à la Constituante, et, plus encore, des réactions quelles suscitent, démontre que l’on ne prend guère au sérieux celui qui, bientôt, présidera sans partage aux destinées de la Révolution. Le regard d’aigle de Mirabeau, toutefois, a discerné, l’homme d’exception : "il ira loin, car il croit tout ce qu’il dit"5.
8Maximilien, en effet, est habité par la certitude, car il est, au fond, un mystique. Ses convictions religieuses (A) expliquent un grand nombre de ses actes (B).
A – Les convictions religieuses de Robespierre
9Robespierre a subi, indéniablement, une influence chrétienne. Il n’a, d’ailleurs, rien à reprocher à l’Église : protégé par son évêque, il lui doit la bourse qui lui permettra d’étudier à Louis-le-Grand, puis une place de juge au tribunal épiscopal d’Arras6.
10Certains, comme Michelet, ont même vu en lui une sorte de "clérical masqué". Le fait est que son discours s’apparente souvent à celui du prêtre. N’évoque-t-il pas "l’Auteur pauvre et bienfaisant de la Religion"7 ? Ne proclame-t-il pas, avec les paroles mêmes du Christ : "vous les reconnaîtrez à leurs œuvres"8 ? N’enjoint-il pas aux représentants de la république, en certaine circonstance, de fuir "en secouant la poussière de leurs pieds"9 ?
11Il est vrai que l’on trouve une influence chrétienne comparable chez Rousseau, le maître à penser de Robespierre. Or, chez le vicaire savoyard, elle n’exclut en rien un profond anti-christianisme, justifié par des considérations politiques. "La loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État" lit-on dans le Contrat social10. Comme beaucoup, Jean-Jacques tient, en particulier, que le christianisme explique la décadence de l’empire romain : "quand la croix eut chassé l’aigle, toute la valeur romaine disparut"11. Plus encore, comme les autres philosophes du XVIIIe siècle, il exècre particulièrement le catholicisme, cette "religion du prêtre (...) si évidemment mauvaise que c’est perdre le temps de s’amuser à le démontrer. Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien"12. Robespierre ne dira pas autre chose : "Je n’aime pas plus qu’un autre, le pouvoir des prêtres ; c’est une chaîne de plus donnée à l’humanité. Mais c’est une chaîne invisible, attachée aux esprits ; et la raison seule peut la rompre"13.
12La religion rêvée par Robespierre, ainsi que le préconisait Rousseau, est une religion civile. Logiquement, il soutiendra la constitution civile du clergé14. Pour lui, "les prêtres sont de véritables magistrats" et donc "le peuple doit les nommer". S’il considère que "les lois humaines qui ne découlent point des lois éternelles de la justice et de la raison ne sont que des attentats de l’ignorance ou du despotisme contre l’humanité"15, il proclame, à l’inverse, que "les premières et les plus importantes fonctions de la société ne sont pas celles des ministres de la religion mais plutôt celles des législateurs"16.
13C’est que pour lui, et l’on touche ici à l’essence de la révolution, la politique est, en soi, éminemment religieuse. Cela transparaît dans le discours moralisateur de l’Incorruptible. Il y a d’un côté, l’Ancien régime, par nature immoral car, "sous le régime despotique tout est petit, tout est mesquin, la sphère des vices, comme celle des vertus, est étroite"17. Plus encore, les "vices" ont été enfantés par la "funeste domination" des rois18. A l’inverse "la vertu est l’âme de la démocratie (...) elle ne peut exister que dans ce gouvernement"19. On comprend, dès lors, la complète identification robespierriste du moral et du politique : "Dans le système de la Révolution française, ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire"20. Comment s’étonner alors devant le programme affiché par l’Incorruptible : "nous voulons substituer, dans notre pays, la morale à l’égoïsme"21.
14Cette vision moralisatrice dérive elle-même d’une conception religieuse, que révèlent les termes employés. Ils expriment, en particulier, la sainteté de l’action politique. Maximilien parle de la "sainte égalité"22, ou encore de "la sainte insurrection qui a sauvé la patrie"23. En réalité, chez Robespierre, l’identification est complète entre politique et religion : "Mon Dieu, c’est celui qui créa tous les hommes pour l’égalité et pour le bonheur ; c’est celui qui protège les opprimés et qui extermine les tyrans ; mon culte, c’est celui de la justice et de l’humanité !"24.
15La politique est donc une véritable religion, en cela Robespierre incarne la logique profonde de la révolution. Toutefois son action est, plus d’une fois, en contradiction avec l’opinion des majorités successives.
B – L’action religieuse de Robespierre
16Tout au long de sa vie politique, Robespierre va prendre partie en faveur des libertés religieuses. Cela découle naturellement de l’aspect non-dogmatique de ses convictions. Ainsi, à la Constituante, tandis que l’on discute de l’article 10 de la déclaration des droits de l’homme : "Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établit par la loi", Maximilien objecte que "les opinions religieuses ne [peuvent] jamais troubler l’ordre public (...) ajouter une restriction à un principe aussi simple (...) c’est l’anéantir, en donnant lieu à une foule d’interprétations dangereuses"25.
17Cette assemblée le verra aussi, à plusieurs reprises intervenir en faveur des fidèles de diverses religions : en particulier les religieux, auxquels dit-il, nous devons "un traitement juste et honnête", les vieux ecclésiastiques26, ou encore les frères lais de Saint-François27, et même les juifs28.
18Sous la Convention, avec un certain courage, il se dressera contre la déchristianisation, qui, soit dit en passant, confirme de façon frappante le mot de Michelet cité plus haut. L’Église révolutionnaire a commencé, en effet, par persécuter l’Église réfractaire, puis des prêtres assermentés furent, à leur tour, condamnés à mort. Enfin, les représentants en mission – souvent d’ancien religieux – s’efforcent d’éradiquer toute croyance, comme Fouché dans la Nièvre. À Paris, c’est Chaumette, le procureur-syndic de la commune qui s’illustre. À son instigation Gobel, l’évêque constitutionnel, abjure le christianisme, et l’on célèbre le culte de la Raison à Notre-Dame.
19Selon Mona Ozouf, Robespierre donna un "coup d’arrêt au mouvement" de déchristianisation29. Certaines études locales montrent, au contraire, que les persécutions continuèrent en province30. Au moins l’impulsion ne venait-elle plus de Paris. À plusieurs reprises, à partir du 1er frimaire an II, le chef du Comité de Salut Public intervient à la Convention pour dénoncer la déchristianisation, comme une erreur philosophique d’abord, puis, et surtout, comme une erreur politique. Le 16, il fait adopter un décret qui "défend toutes violences ou menaces contraires à la liberté des cultes"31.
20La lutte contre les irréligieux, oppose Robespierre aux hébertistes qui, on l’a souvent souligné, lui disputent la direction des Jacobins. Il fera guillotiner Hébert le 24 mars. Dès lors plus personne ne pourra l’empêcher de fonder, en fidèle disciple de Rousseau, cette religion civile à laquelle il a toujours aspiré.
21Au cours des quelques mois qui lui restent à vivre, Robespierre va, de plus en plus, apparaître comme le grand-prêtre de la révolution. Il est d’abord le guide du peuple élu, de ce peuple infaillible, puisque, selon Jean-Jacques "la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique"32. Il est l’émanation de ce peuple dont le pouvoir souverain est "sacré"33. C’est pourquoi il peut écrire, dans son projet de déclaration des droits, que "tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement"34.
22Il ne suffit pas à Robespierre que son principat ait une dimension religieuse, encore veut-il être le souverain pontife de la religion civile. Parce que "jamais État ne fut fondé que la religion ne lui servît de base"35, Maximilien va persuader la convention d’adopter le fameux décret du 18 floréal an II par lequel "le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme". Un mois plus tard, le 20 prairial, Maximilien, élu pour la circonstance président de la convention, célèbre la fête de l’Être suprême, dont l’apothéose est la mise à feu d’une statue de l’athéisme en étoupe. La Sagesse, incombustible, était logée à l’intérieur ; après la combustion elle surgit, barbouillée de suie !
23Véritable chef de l’État, Robespierre apparaît alors, plus que jamais, comme le chef d’une secte qui a réussi. Ses disciples ? Ceux qu’il appelle "ses frères les jacobins"36. Son pouvoir sur eux ? Il est absolu. Fouché racontera plus tard comment il fut chassé du groupe à l’instigation de celui qu’il qualifie de leur "grand prêtre"37. Quant à Michelet, il qualifiera la société d’"inquisition jacobine".
24L’absolutisme du pouvoir jacobin dérive, on le montrera plus loin, d’une doctrine, mais il s’explique également, dans une large mesure, par la personnalité de Robespierre. Au milieu de tant de coquins, il est l’Incorruptible. Il est adulé pour sa vertu. Il reçoit des lettres enflammées. Saint-Just, par exemple lui écrira qu’il ne le connaissait que "comme Dieu, par ses miracles"38. Comment s’étonner si quelques esprits un peu instables voient en lui le nouveau messie. C’est le cas de la fameuse "prophétesse", Catherine Théot, dont les divagations contribueront à la chute de Maximilien, lequel, il est vrai, s’est, en cette circonstance, bien maladroitement défendu39.
25Au reste, consciemment ou non, Robespierre s’est identifié au Christ. On ne s’arrêtera pas sur de curieuses analogies : par exemple le Comité de Salut Public, dont l’effectif théorique passe, au moment où il y entre, de neuf à douze membres, comme le collège apostolique. C’est, de manière plus significative, toute la vie politique de l’Incorruptible qui semble tendue vers le sacrifice final. "Sa fin est assimilable à un suicide politique délibéré" constate Georges Labica40. Pour Maximilien, en effet, ainsi qu’il l’écrit dans sa célèbre dédicace à Rousseau, "un trépas prématuré" est le prix que doit payer l’"homme vertueux"41. Tel le Christ, il annonce, à plusieurs reprises son inévitable passion. Comme lui, après avoir été adulé par la foule, peu après avoir connu son triomphe des Rameaux – la fête de l’Être suprême – il est exécuté, devant un peuple presque indifférent. Toutefois, Robespierre, lui, ne donne pas sa vie pour la régénération de l’homme.
II – Robespierre, la révolution et la régénération de l’homme
26La révolution est une église, car, non seulement elle se présente comme porteuse de vérité, mais encore son action vise à régénérer le genre humain. L’homme en effet est proclamé bon (A), c’est un dogme de la révolution. Mais celle-ci doit bien constater qu’en réalité, l’homme est corrompu (B). La radicalisation du processus révolutionnaire s’explique, pour une large part, à partir de ces deux constatations.
A – La religion de l’homme bon
27Fidèle disciple de Rousseau, Robespierre proclame : "la première chose que doit savoir le législateur, c’est que le peuple est bon"42. Cette affirmation se comprend d’autant mieux si l’on songe que dans son esprit le peuple est identifié à Dieu. Cela transparaît nombre de fois dans ses discours. Par exemple dans l’expression qu’il affectionne : "blasphémer contre le peuple"43. Ou encore lorsqu’il s’exclame : "on flatte bien les tyrans ; mais la collection de vingt-cinq millions d’hommes, on ne la flatte pas plus que la Divinité"44.
28Toutefois, le peuple dont la bonté est proclamée, c’est plus particulièrement le peuple français : "Qu’elle est sublime la destinée de ce peuple, contre qui les despotes se liguent, pour ensevelir, avec lui, les droits de l’humanité qu’il a rétablis !"45. Plus précisément encore, c’est "le peuple de Paris" qu’exalte l’Incorruptible, ce peuple qui "sait foudroyer les tyrans"46, ce "peuple magnanime, qui a renversé la Bastille et le trône"47.
29La bonté du peuple n’est que le corollaire de la bonté naturelle de l’homme, d’où résulte ce principe politique fondamental : "Si la nature a créé l’homme bon, c’est à la nature qu’il faut le ramener"48. Il ne saurait donc être question d’institutions répressives, mais, bien au contraire, elles doivent être des plus libérales : "le premier objet des institutions politiques doit être de défendre la liberté des citoyens contre les usurpations du gouvernement lui-même". En toute logique, Maximilien, ce qui rétrospectivement fait sourire, demande l’abolition de la peine de mort, à la Constituante49.
30Car, si l’homme a perdu sa bonté naturelle, c’est au pouvoir que la faute incombe. C’est, pour Robespierre, une évidence : "L’Homme est bon, sortant des mains de la nature (...) si l’homme est corrompu ; c’est donc aux vices des institutions sociales qu’il faut imputer ce désordre"50. Car le magistrat est facilement "corruptible"51. La politique, identifiée avec la morale et parée de l’infaillibilité de la religion, commande alors l’élimination des corrompus, car ils ont commis le pire des crimes, ils ont souillé le peuple. D’où l’indulgence de Robespierre pour les débordements révolutionnaires, d’où, surtout, sa prise de position en faveur de la mort de Louis XVI, lequel, à ses yeux, doit "réparation (...) à l’humanité"52. Il est très frappant que l’avocat Robespierre, si porté à l’argumentation juridique, entende ici écarter tout procès. Ce serait, dit-il, "un monument de faiblesse, de préjugés et de superstition"53. C’est que le procès de Louis XVI ne peut manquer d’être, a contrario, celui de la Révolution, dont on remettrait en cause l’infaillibilité : "Il fallait cimenter la Révolution par sa mort – gémit-il, lorsque le procès est décidé – on la remet elle-même en litige"54. Mieux que tout autre, Robespierre a compris, en effet, que le régicide est le sacrifice fondateur de la République. "Louis doit mourir parce qu’il faut que la patrie vive"55, s’écrie-t-il à la Convention. Juste après l’exécution, s’adressant à ses "commettants" : "Le tyran est tombé sous le glaive des lois. Ce grand acte de justice a consterné l’aristocratie, anéanti la superstition royale, et créé la république"56.
31Louis mort, comment traiter ses parents ? Robespierre répond à cette question en faisant un pas de plus dans la systématisation de la Terreur. "La première des lois c’est le salut public. J’ai toujours eu pour principe, qu’un peuple qui s’élance vers la liberté doit être inexorable contre les conspirateurs. D’un autre côté, il est vrai qu’il importe à la liberté de maintenir les règles protectrices des droits individuels de tous les citoyens contre les caprices et contre le despotisme des autorités constituées. S’il est quelquefois nécessaire de les couvrir d’un voile, l’utilité ou les inconvénients de cette mesure dépendent essentiellement et des principes de ceux qui exercent ce pouvoir, et du (sic) période où on les déploie, et de l’esprit public qui le dirige"57. Autrement dit les actes terroristes ne doivent pas être jugés en eux-mêmes, mais en considération de ceux qui les posent et de leur motivation.
32Hostile, naguère, à la peine de mort, Robespierre l’admet à présent pour le coupable absolu, le tyran ; mais, ce faisant, il entre dans une logique éminemment terroriste, car, par extension, tout adversaire de la République est hors-la-loi. "La protection sociale, en effet, n’est due qu’aux citoyens paisibles" or "il n’y a de citoyens dans la République que les républicains"58. Ainsi donc, la garantie des droits de l’homme n’est qu’un leurre, puisqu’elle est subordonnée à une opinion. On sort de la logique de l’État de droit, pour rentrer dans celle de l’inquisition.
B – La religion de l’homme corrompu
33La révolution doit, en effet, admettre que, la tyrannie abattue, l’homme n’a pas retrouvé pour autant sa bonté naturelle. La corruption existe au sein du peuple lui-même. C’est pourquoi l’on ne peut faire absolument confiance à la volonté populaire. Déjà Rousseau avait mis en garde : "Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale"59. Au moment du procès du roi, Robespierre critique ceux qui voudraient en appeler de la Convention au peuple, ce qui serait "parodier la souveraineté, en la poussant aux derniers excès de la démocratie absolue"60.
34La révolution découvre alors qu’elle doit "régénérer" l’homme, comme le dit François Furet. "Si la République des citoyens libres n’est pas possible encore, c’est que les hommes pervertis par l’histoire, sont méchants ; par la Terreur, la Révolution (...) fera un homme nouveau"61.
35Cette prétention était déjà celle de l’apôtre Paul62. Pour ce faire, toutefois, l’église révolutionnaire dispose, elle, d’un pouvoir sans limite, que Rousseau avait, par avance, justifié : "Comme la nature dorme à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens"63. Que reste-t-il, alors de la liberté ? On connaît la réponse du vicaire savoyard, annonciatrice du totalitarisme moderne "quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose qu’on le forcera d’être libre"64.
36La terreur ira plus loin encore. Il ne s’agit plus seulement de contraindre, mais d’éliminer. Robespierre faisant la théorie du gouvernement révolutionnaire "aussi neuve que la révolution qui l’a amené" proclame que ce dernier "doit aux bons citoyens toute la protection nationale ; il ne doit aux ennemis du peuple que la mort"65. Dès lors, plus rien ne peut faire obstacle à la terreur, si ce n’est la vertu, car "le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante"66. Robespierre, l’homme vertueux, est donc tout naturellement désigné pour être le terroriste en chef.
37On le voit soutenir la loi de prairial – deux jours après la fête de l’Être suprême ! – qui marque l’apogée de la Terreur législative. Ce texte réorganise le tribunal révolutionnaire "institué pour punir les ennemis du peuple" (art. IV)67. En fait, ainsi qu’on l’a remarqué, il s’agit moins de punir que d’anéantir68, la seule peine prévue étant la mort (art. VII). Quant aux ennemis du peuple, ce sont tous ceux qui se sont rendus coupables de faits dont la liste est si longue que tous les Français peuvent se craindre "promis à la guillotine"69. À commencer par les conventionnels eux-mêmes qui, lassés de vivre sous la Terreur, eurent le sursaut d’énergie suffisant pour éliminer celui dont ils redoutaient qu’il les éliminât.
38La chute de Robespierre inaugure une période nouvelle, pour laquelle la plupart des historiens n’ont guère d’indulgence. Les hommes souvent méprisables qui succèdent à l’Incorruptible, n’ont pas les mêmes aspirations élevées. Ils parlent certes de moralité, on en voit un bel exemple dans la déclaration des devoirs de 1795, mais ils se complaisent dans l’immoralité. Ils lanceront aussi leur culte révolutionnaire70, mais sans grande conviction. Ils sont revenus de tout, ces thermidoriens, dont le principal trait de caractère est le cynisme. Ils ne croient plus en l’Homme, et, en cela, ils sont, assurément moins dangereux pour les hommes.
39Quant à Robespierre, il est devenu un "signe de contradiction"71, "mystique assassin" pour certains72, pour d’autres, plus optimistes, il "a peuplé le ciel, purifié et sauvé la religion en France"73. Peut-être mais ce n’est, sans doute, pas ce qu’il recherchait, du moins pas ainsi.
Notes de bas de page
1 Préambule de la déclaration du 26 août 1789.
2 On distingue deux époques dans la Terreur, la première s’étend du 10 août 1792 au 21 septembre. La seconde débute le 2 juin 1793 et s’achève avec la chute de Robespierre : J. Tulard et autres, Histoire et dictionnaire de la Révolution Française, Paris, 1987, p. 1113.
3 Jean Madiran, Les droits de l’homme DHSD, Paris, 1988, p. 100.
4 Cité par Mona Ozouf, François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, 1988, p. 605.
5 Cf. Pierre Gaxotte, La révolution française, Paris, 1928, p. 362.
6 Cf. Jean Massin, Robespierre, Paris, 1988, pp. 12-14
7 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome VI, Discours, Paris, 1950,16 juin 1790, p. 407.
8 Ibid., tome IX, Discours, 1958, 28 octobre 1792, p. 51, cf. Évangile selon Saint Matthieu, VII, 20.
9 Ibid. p. 56, cf. Évangile selon Saint Luc, IX, 5.
10 Paris, 1966, p. 174.
11 Ibid., p. 178.
12 Ibid., p. 175.
13 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome V, p. 117.
14 Ibid., tome VI, p. 386.
15 Ibid., tome V, p. 360.
16 Ibid., tome VI, p. 406.
17 Ibid., tome IX, p. 44.
18 Ibid., tome V, p. 17.
19 Ibid., tome X, p. 353.
20 Ibid., tome X, p. 354.
21 Ibid., tome X, p. 352.
22 Ibid., tome V, p. 17.
23 Ibid., tome IX, p. 54.
24 Ibid., tome V, p. 117.
25 Ibid., tome VI, p. 59.
26 Ibid., p. 437.
27 Ibid., p. 544.
28 Ibid., p. 168.
29 Op. cil., p. 57.
30 Cf. notamment Jean-Claude Meyer, La vie religieuse en Haute-Garonne sous la Révolution (1789-1801), Toulouse, 1982, p. 199.
31 Art. 1, Œuvres de Maximilien Robespierre, tome X, p. 239.
32 Op. cit., p. 66.
33 Op. cit., p. 70.
34 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome V, p. 362, souligné par nous.
35 Rousseau, op. cit., p. 174.
36 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome V, p. 33.
37 Robespierre vu par ses contemporains, Paris, 1938, p. 166.
38 Cf. Patrice Gueniffey, Dictionnaire Critique de la Révolution Française, op. cit., p. 321
39 Sur cette affaire voir notamment Jean Tulard, op. cit., p. 181.
40 Robespierre. Une politique de la philosophie, Paris, 1990, p. 7.
41 Cf. Patrice Gueniffey, Dictionnaire Critique de la Révolution Française, op. cit., p. 318.
42 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome V, p. 19.
43 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome IX, p. 56.
44 Ibid., p. 21.
45 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome V, p. 265.
46 Ibid., p. 326.
47 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome IX, p. 38.
48 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome V, p. 208.
49 Le 30/5/1791.
50 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome V, p. 207.
51 Ibid., p. 363 "que sont les dépositaires de l’autorité publique ; si ce ne sont des individus plus exposés que d’autres à l’erreur (...) l’orgueil (...). Quelque vertueux que soit un homme en place, il ne l’est jamais autant qu’une nation entière ; et son génie fut-il égal à sa probité, il ne sera jamais à la fois infaillible et impeccable ; Il aura au moins une passion ; et elle peut suffire pour l’égarer".
52 Ibid., p. 62.
53 Ibid., p. 135.
54 Ibid. p. 136.
55 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome IX, p. 130.
56 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome V, p. 226.
57 Ibid., p. 170. On retrouve cette argumentation contre les émigrés : "Quand la révolution est faite par le despotisme contre le peuple, les mesures révolutionnaires ne sont, entre ses mains, que des instruments de cruauté et d’oppression : mais dans celles où le peuple renverse le despotisme et l’aristocratie, les mesures révolutionnaires ne sont que des remèdes salutaires et des actes de bienfaisance universelle. Leurs avantages ou leurs inconvénients dépendent absolument et de l’esprit qui les dicte et de l’esprit qui les applique" ibid., p. 322.
58 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome X, p. 357.
59 Op. cit., p. 66.
60 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome V, p. 191.
61 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome X, p. 168.
62 "Vous avez dépouillé le vieil homme, pour revêtir l’homme nouveau", Première Épître aux Colossiens, III, 10.
63 Op. cit., p. 68.
64 Ibid., p. 54. Souligné par nous.
65 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome X, p. 274.
66 Ibid., p. 357.
67 Le texte intégral se trouve notamment dans Histoire et dictionnaire de la révolution française, op. cit., p. 1040 et sq.
68 Œuvres de Maximilien Robespierre, tome X, p. 484.
69 Pierre Gaxotte, op. cit., p. 341.
70 La théophilanthropie.
71 Cf. Évangile selon Saint Luc, II, 34.
72 Aulard cf. Georges Labica, op. cit., p. 17.
73 Chanoine Duchastanier, Dictionnaire critique de la Révolution française, op. cit., p. 61
Auteur
Maître de Conférences à /’ Université de Grenoble
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Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017