Notes sur la loi du 22 prairial an II et la Grande Terreur
p. 69-80
Note de l’éditeur
Les thèmes étudiés dans cet article ont fait l’objet d’une conférence donnée en juin 1994 devant les étudiants de Jean-Pierre Royer à Lille. Ils ont été précisés lors de la communication faite à Toulouse.
Texte intégral
1Si la loi du 22 prairial an II (10 juin 1794) n’a pas été négligée par l’historiographie1 l’expression de "Grande Terreur" n’a pas fait l’objet de nombreux commentaires. Cela est d’autant plus dommage que cette expression a été parfois accolée à la loi de Prairial, et c’est la légitimité de cet appariement que nous voudrions discuter.
2Les lignes apparentes du texte du 22 prairial sont bien connues. Rapporté par Couthon2 et voté à l’unanimité par la Convention, le décret du 22 prairial semble limpide. Pour "exterminer"3 les ennemis de la Révolution la justice révolutionnaire est sollicitée : c’est le sens de la réorganisation du tribunal révolutionnaire de Paris. Le personnel de cette juridiction est resserré4. L’infraction paraît unique5, il s’agit de réprimer les "ennemis du peuple". La peine est exclusive, la mort6. La procédure est allégée. L’interrogatoire secret est supprimé7 comme le recours au défenseur officieux8. L’audition des témoins est réservée à la discrétion de l’accusateur public9 et l’utilisation des preuves morales10 est encouragée. Tels sont, selon les termes mêmes de la loi "les moyens simples que le bon sens indique pour parvenir à la connaissance de la vérité", moyens offerts à "tout esprit juste et raisonnable"11.
3La Grande Terreur est de son côté une expression forgée par l’historiographie. Très spectaculaire, et sans doute pour cela séduisante, elle s’avère en réalité assez floue. Trois positions peuvent être dégagées dans l’appréciation de ce phénomène chez les historiens.
4La première position tend à faire de la loi de prairial le détonateur de la Grande Terreur12. Le texte de prairial ouvrirait le dernier chapitre de l’histoire de la Terreur judiciaire. Celle-ci, imaginée en mars 179313 comme un système légal de répression extraordinaire destiné à se substituer à la vindicte "populaire" et voué à l’éradication de la contre-révolution, se serait brusquement amplifiée en prairial pour devenir "grande" jusqu’au 9 thermidor. Albert Mathiez remarque par exemple que du "23 prairial au 8 thermidor le Tribunal Révolutionnaire prononça 1285 condamnations à mort et seulement 278 acquittements tandis que pendant les quarante cinq jours précédents il avait prononcé 577 condamnations pour 182 acquittements14. La définition de la Grande Terreur, jamais révélée cependant, se fonderait sur l’accélération brutale de la répression à Paris et donc exclusivement sur l’activité du Tribunal Révolutionnaire.
5La deuxième position ne remet pas en cause le constat de l’accélération de la répression à Paris mais relativise la place de la loi de prairial dans le cadre de la Grande Terreur. Celle-ci n’est pas le fruit d’un texte-clé mais le produit de l’évolution naturelle des mentalités terroristes. Perfectionnement de la "machine à tuer"15, exacerbation d’une morale purificatrice et civique16, centralisation de la répression des contre-révolutionnaires à Paris17 se conjuguent pour porter la Terreur à son paroxysme par le biais d’un texte instrumentaire dont la logique remonterait peut-être au début de la Révolution.
6La troisième position invite à la circonspection : elle souligne les doutes que suscite l’expression de Grande Terreur. L’historien, plus perplexe, se réfugie derrière un style indéfini, évoquant "ce qu’on appelle la Grande Terreur"18, "la Terreur qu’on qualifia de Grande"19 ou encore "ce qu’on a appelé la Grande Terreur de messidor"20. Avec ces doutes naît parfois une nouvelle périodisation de la Grande Terreur : l’expression n’étant plus liée à la loi de prairial21 mais replacée de "mai à juillet" (1794) ou plus largement comme l’avait indiqué Edgar Quinet "après les victoires"22, c’est-à-dire après décembre 1793.
7L’ensemble de ces positions23 suscite deux séries d’interrogations. Tout d’abord, la loi de prairial déclenche-t-elle une Grande Terreur vérifiée par l’augmentation saisissante du nombre des condamnations prononcées à Paris ou parachève-t-elle une évolution sans cesse croissante de la Terreur judiciaire ? Ensuite, la loi de prairial inaugure-t-elle une forme si inusitée, si impressionnante de la répression terroriste qu’elle puisse justifier l’expression de Grande Terreur ? Ou n’est-elle que le prolongement des formes déjà utilisées dans la répression terroriste et l’illustration des mentalités répressives qui ont toujours pensé la Terreur comme "grande" ?
8Pour répondre à ces deux types de questions il ne suffit pas de rappeler leur point commun : l’alternative entre un texte de rupture et un texte de continuité. Il faut surtout souligner leur différence. La première série d’interrogations appelle à tenter de mesurer la Terreur, de manière quantitative et objective tandis que la seconde invite à une appréciation qualitative et subjective24. Telle est la méthode que nous avons suivie afin d’évaluer la part jouée par la loi de prairial an II dans le bilan de la Terreur judiciaire (I) et afin d’apprécier ce texte au regard des conceptions répressives terroristes (II).
I – La loi de prairial an II et le bilan de la Terreur judiciaire
9Grâce à l’historien américain Donald Greer, dont les travaux25, très curieusement et très injustement n’ont fait l’objet d’aucune traduction, on sait qu’environ26 17 000 condamnations à mort ont été prononcées en France de mars 1793 à thermidor an II par les juridictions révolutionnaires. On en connaît aussi la fréquence. Dans le même sens le bilan de l’activité spécifique du Tribunal révolutionnaire de Paris est bien connu. Les informations, fiables pour l’essentiel, ne manquent pas pour mesurer l’incidence de la loi de prairial d’une part par rapport au volume de la répression judiciaire terroriste et d’autre part par rapport au rythme suivi par cette répression. À ce titre deux constatations s’imposent : la loi de prairial provoque une accélération relative de la répression (A) ; elle n’a aucun effet notable sur la périodisation de la Terreur Judiciaire (B).
A – Une accélération relative à la répression
10L’accélération de la répression judiciaire consécutive à la loi de prairial doit être nuancée. En tenant compte successivement de deux critères, le nombre d’affaire traitées par le Tribunal révolutionnaire chaque mois et le pourcentage de peines de mort prononcées chaque mois par cette juridiction, par rapport aux acquittements, on relève deux phénomènes. Tout d’abord il est vrai que l’envolée du nombre des affaires traitées est flagrante : 680 jugements seront prononcés en prairial, 1005 en messidor27. Jamais le Tribunal révolutionnaire n’aura tant "jugé" qu’après le texte de prairial. Néanmoins on remarquera que cette "multiplication" des jugements est inférieure à celle qu’avait connue le Tribunal révolutionnaire de germinal à floréal, où la juridiction avait vu son activité presque doubler (218 jugements en germinal contre 525 en floréal).
11Le constat est plus nuancé encore quand on examine les proportions de peines de mort et d’acquittements par rapport au nombre des jugements. Après la loi de prairial on atteint 79 % de peines de mort en messidor, 75 % en prairial, 80 % en thermidor. Ce pourcentage, extrêmement élevé, n’est cependant pas très sensiblement différent de celui atteint dès germinal (71 %). L’accélération répressive suivant ce critère est certes réelle mais incomparablement moins forte qu’entre pluviôse et ventôse (+ 22 %) ou qu’entre ventôse et germinal (+ 15 %).
12Le texte de prairial doit alors être compris comme le moyen d’éliminer à Paris un plus grand nombre d’"ennemis de la Révolution" avec une efficacité à peu près semblable à celle qu’on avait mesuré deux mois avant la réorganisation du Tribunal Révolutionnaire.
13De surcroît si l’on s’éloigne de la capitale on vérifie que l’accélération répressive consécutive à la loi de prairial est plus faible que celle que certains départements ont éprouvée durant les deux mois terribles de décembre et janvier 179428. À Lyon, par exemple, mais on vérifierait aussi ce phénomène dans l’Ouest, la création de la commission révolutionnaire présidée par Parein aura pour conséquence la mise à mort massive en quelques semaines de plus de 1 600 prisonniers, alors qu’avant l’aventure de la révolte de la ville la répression avait été très faible.
14Peut-on alors considérer la loi de prairial comme une charnière dans l’histoire de la Terreur judiciaire ?
B – L’absence d’effet sur la périodisation de la Terreur judiciaire
15Si l’on évalue le rythme de l’activité de la justice révolutionnaire on ne parvient pas à fonder une période répressive sur la loi du 22 prairial. Lorsqu’on s’en tient à la besogne du Tribunal révolutionnaire trois phases se distinguent assez grossièrement. La première, d’avril à septembre 1793 est la moins répressive. Le Tribunal juge 286 individus et prononce en moyenne 24 % de condamnations à mort. Après les "journées" de septembre 1793 et la mise de la Terreur "à l’ordre du jour" le pourcentage des peines de mort atteint 43 % d’octobre 1793 à ventôse an II pour 921 jugements. De germinal an II à thermidor an II enfin, le tribunal juge 2 854 individus et prononce 75 % de peines de mort tandis que par rapport à la première période le nombre d’individus jugés décuple. Dans les départements les trois mêmes phases se dessinent approximativement mais avec des conséquences différentes : 3 000 jugements pour la première et 33 % de peines de mort, 17 000 pour la deuxième et 60 % de peines de mort, 1 50029 pour la troisième et 66 % de peines de mort. Enfin si l’on rassemble la répression conduite dans la capitale et dans les départements la courbe répressive même si elle s’avère plus sinusoïdale ne met pas en relief le texte de prairial30, mais surtout les mois de décembre 1793 et janvier 1794.
16Même s’il est vrai que toute comptabilité de ce type peut être modifiée par le recours à d’autres critères il paraît difficile de faire du texte de prairial un texte décisif, à moins et telle n’est pas notre intention qu’on veuille bien considérer qu’un individu exécuté à Lyon ou à Angers compte moins qu’un individu exécuté à Paris. Le texte ne mérite donc pas d’être accolé à l’expression de Grande Terreur au regard du bilan de la répression sauf à masquer encore l’histoire de la Terreur judiciaire par l’histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris31. Néanmoins notre perspective est différente lorsqu’on aborde la question de l’appréciation "qualitative" de la loi de prairial.
II – La loi de prairial et les conceptions répressives terroristes
17A sa manière la loi de prairial se nourrit, elle aussi, du bilan de l’activité répressive conduite dans les départements. Elle peut être analysée comme une réaction ou une réponse apportée par le centre du pouvoir terroriste aux difficultés posées par la Terreur judiciaire locale. Prisonnière du passé de la répression, qui l’obsède, la loi parait à ce titre fort peu novatrice. Mais en même temps, et c’est ce qui rend le texte si ambigu et si complexe, la loi incarne une nouvelle forme de la répression terroriste, soigneusement épurée des traces de son passé. Aussi bien tournée vers le passé de la répression terroriste que vers l’avenir de celle-ci, la loi de prairial se présente à la fois comme un texte réactionnaire (A) et comme un prototype de la répression totalitaire (B).
A – Un texte réactionnaire
18La loi de prairial est réactionnaire à deux points de vue : quant à la politique de centralisation de la répression de la contre-révolution et quant à la conception légaliste du système terroriste de répression.
19Le premier point, dans ses grandes lignes, est bien connu. Lorsque la Convention a créé le 10 mars 1793 le Tribunal criminel extraordinaire de Paris, elle n’entendait pas partager le sang de la contre-révolution : la répression extraordinaire était exclusivement centralisée dans la capitale. Cependant inimaginable le 10 mars, la décentralisation de la Terreur judiciaire s’imposait le 19 du même mois devant le déferlement des émeutes locales contre le recrutement puis devant le développement de la guerre civile. Mais si la Convention unanime devait renoncer jusqu’en germinal an II à la centralisation de la répression, elle n’en avait pas oublié l’intérêt : c’est-à-dire le contrôle de cette répression.
20Or, ce contrôle, malgré les incessants rappels à l’ordre du Comité de Salut public à partir de frimaire an II, manque de lui échapper de mars 1793 à germinal an IL Les juges locaux, indulgents ou "patriotes", auxquels avait été confié l’essentiel de la répression ont interprété les lois, violé le dogme du référé législatif, inventé des infractions et des peines, instauré des coutumes procédurales au dépens de l’autorité du législateur32.
21C’est ce "fédéralisme judiciaire"33 que dénonce Saint-Just le 26 germinal pour justifier le retour au principe de la centralisation de la répression. Les contre-révolutionnaires et leurs juges qui avaient échappé à la vigilance du pouvoir sont alors presque34 tous placés sous son oeil surveillant dans le cadre d’une politique de retour à l’ordre. Dans ces conditions la loi de prairial n’est que le prolongement de la centralisation répressive imaginée le 10 mars 1793, abandonnée de mauvais gré du 19 mars à germinal an II, retrouvée le 26 germinal, renforcée le 19 floréal35 et quasiment achevée le 22 prairial36.
22Le second point repose sur le même constat, celui du "fédéralisme judiciaire". L’imaginaire du juge local, son arbitraire substitué à la force sacrée de la loi font craindre un retour aux pratiques répressives d’Ancien Régime. En réaction contre cet inattendu retour du judiciaire au dépens du politique et alors que rodent encore chez les conventionnels les fantômes des parlementaires, la loi de prairial vient frapper la renaissance du "despotisme". Le rapport de Couthon qui, ne l’oublions pas, doit servir d’"instruction"37 au Tribunal révolutionnaire est sans appel. Tendant à écarter "les abus les plus visibles que l’expérience a constatés"38 il accable "les vices" de "la vérité judiciaire", "les préjugés du palais", "les entraves de la chicane" propres à l’Ancien Régime qui a resurgi à l’occasion de la décentralisation répressive. "Ces notions fausses ou obscures ont survécu en grande partie à la Révolution même..." constate-t-il, "la révolution est bien loin de les avoir fait disparaître".
23Ce faisant la loi de prairial n’hésite pas à emprunter aux règles de la répression ordinaire imaginées par la Constituante, qui sont à l’exact opposé du procès d’Ancien Régime. Si l’emprunt est partiel et non assumé, puisque "le code criminel" de 91 est selon Couthon l’oeuvre d’un "charlatanisme machiavélique", si l’utilisation qui en est faite est dévoyée, le recours à quelques principes des constituants est patent. Les énumérer paraît même fastidieux. À ce titre le texte de la loi de prairial repose sur le refus du pouvoir judiciaire, autrement dit du pouvoir des juges, sur l’application stricte du syllogisme répressif, sur le respect absolu du principe de légalité des délits et des peines comme sur le choix des preuves morales.
24On revient ici à l’utopie constituante du juge-automate de la loi, devenu le juge "aux mains pures et républicaines", aux antipodes du juge terroriste local transformé en souverain dans sa propre justice. Ne doit-on pas par le syllogisme se contenter de confronter la proposition majeure, la loi de prairial, à la proposition mineure, l’affaire portée devant le Tribunal révolutionnaire et prononcer la condamnation qui s’impose ? Ainsi sera écartée "la fausse religion de la justice qui consistait toute entière en dogmes, en rites et en mystères" comme les pressions39 qui pesaient parfois sur les juges. La répression sera alors à nouveau légale, l’onction législative purifiant le contenu du texte selon un Comité de salut public toujours prêt à se couvrir du manteau de la loi, fut-elle révolutionnaire.
25Tel est le sens du laborieux article 6 de la loi qui, en définissant "les ennemis du peuple" légalise nombre d’expériences répressives locales, à commencer par l’invention des infractions contre la moralité40, et qui résume maladroitement les dispositions répressives "éparses dans une multitude de décrets"41. Quant aux preuves morales, ce pivot de la répression en 1791 qui réagissait contre le système des preuves légales d’Ancien Régime, elles viennent se substituer au régime des preuves légales qui sont au coeur du décret du 19 mars42, ce texte majeur de la décentralisation répressive terroriste.
26À ce point de vue on est donc très loin d’un texte décisif qui provoquerait un bouleversement des pratiques répressives terroristes et l’avènement d’une prétendue Grande Terreur. Avec la loi de prairial le Comité de salut public et la Convention semblent continuer de régler leurs comptes avec le passé. Ils trafiquent des innovations répressives des Constituants et condamnent une répression terroriste locale laborieusement centralisée et usée par son fonctionnement chaotique comme par ses réflexes d’Ancien Régime. Mais ce détour réactionnaire masque, à notre sens, l’essentiel.
B – Un prototype de la répression totalitaire
27Il nous faut insister : jamais dans l’histoire de la Terreur Judiciaire une loi répressive n’avait été accompagnée d’une instruction sous la forme d’un rapport d’un quelconque comité. Ce rapport incarne la toute puissance du politique car il englobe le texte même de la loi. Contrairement à un passé très proche, le Comité de salut public ne se contente pas de quelques circulaires adressées aux juridictions postérieurement à l’élaboration d’un texte répressif, il ne se satisfait pas de l’entretien d’une correspondance avec les tribunaux, de billets rédigés à la hâte, comme dans le procès de Danton, par exemple, voire de l’envoi d’un agent de renseignements43. Il ligote immédiatement par son instruction politique le fonctionnement de la juridiction répressive. Il enserre la répression dans le système de ses propres règles de combat que certains de ses membres, notamment Couthon et Collot d’Herbois à Lyon44 ont expérimenté. Ce faisant il obtient, non pas tant, la purge de ses ennemis, que le contrôle total de cette purge. C’est le sens de l’épuration du personnel du Tribunal révolutionnaire devenu "un Tribunal de camarades"45 et du recours à une technique procédurale qui interdit tout débat. "Le délai pour punir les ennemis de la patrie", dira Couthon, "ne doit être que le temps de les reconnaître". Par conséquent le texte de prairial ne fixera aucun délai à la procédure alors que le décret du 19 mars enjoignait aux juges de se prononcer dans les vingt-quatre heures. À proprement parler les formes répressives ne sont pas ici simplement allégées mais surtout dûment sélectionnées par le pouvoir pour faciliter l’extermination des contre-révolutionnaires. À ce point de vue on s’explique mieux la suppression du défenseur, le recours aux preuves morales comme l’utilisation, éventuelle, des témoins au seul bénéfice de l’accusation. Il ne s’agit pas ici d’organiser des procès, le temps de la pédagogie répressive des Grands Procès "pour la forme"46 étant révolu, ni de laisser la moindre place au droit puisque le droit ne peut que "tuer juridiquement la patrie"47. Il convient d’imposer au contraire jusqu’au délire une morale d’élimination. Couthon, à notre sens, ne croira pas mentir lorsqu’il montrera aux conventionnels que le Comité de salut public ne propose "point de changement dans l’organisation du tribunal révolutionnaire mais seulement quelques dispositions" tant l’épuration du personnel, la suppression de la défense, la toute puissance accordée à l’accusation, par exemple, sont pour lui des détails.
28Mais le plus étonnant encore et le plus significatif de la conception totalitaire de la répression réside dans la justification ultime du texte de prairial ou plutôt dans son absence de justification. Comme l’avait bien vu François Furet la loi de prairial ne tient plus véritablement au salut public48. On n’y retrouve ni l’argumentaire convenu des circonstances, ni le paravent de l’urgence. Et Couthon concède lui-même que la Convention a ordonné depuis "deux mois"49 la rédaction du projet de décret. En revanche il revendique cette justice où le droit est l’ennemi de la justice, ces jugements où on ne juge pas mais où on extermine, cette Terreur qui n’a aucune vocation à l’intimidation puisqu’il s’agit, à l’encontre "des ennemis de la patrie" "moins de les punir que de les anéantir".
29Libéré de l’infinie diversité locale comme des subtilités et des approximations du droit et des juges, débarrassé des maladresses de la raison d’État ce système terroriste totalitaire conçu par le Comité de salut public ne relève plus de l’exception mais de la norme. Il est le bon ordre de la purge enfin lisse et chirurgicale. Un tel système ouvertement affiché et non simplement assumé rend plus légitime l’appariement de la loi de prairial et de l’expression de la Grande Terreur. Le texte de prairial marque bien une nouvelle étape dans l’histoire de la répression terroriste : celle d’une Terreur sans intention dissuasive, sans justification mais au contraire totale, "glacée" et intellectuellement autonome.
Notes de bas de page
1 Cf. : Henri Calvet, Une interprétation nouvelle de la loi, A.H.R.F., 1950, pp. 305- 319 ; Georges Lefebvre, Sur la loi du 22 prairial, A.H.R.F., 1951, pp. 225-256 ; pp. 253-255 ; Michel Eude, La loi de prairial, A.H.R.F. 1983, pp. 544-559 ; Jean-Pierre Royer, Histoire de la justice en France, P.U.F., 1985, pp. 391-395.
2 Archives parlementaires, Madival et Laurent (A. P), Tome 91, pp. 485-487.
3 Selon Couthon, ibid., p. 486,1ère colonne.
4 Cf. le texte in Duvergier, Ed. 1834, Tome 7, pp. 191-192, Articles 1, 2,3.
5 Art. 4.
6 Art. 7.
7 Art. 12 : "... la formalité de l’interrogatoire secret qui précède (sic) est supprimée comme superflue ; elle ne pourra avoir lieu que dans des circonstances particulières où elle serait jugée utile à la connaissance de la vérité". En l’absence d’une étude juridique du fonctionnement du tribunal révolutionnaire la fréquence de ce recours, a priori exceptionnel, n’a jamais été établie.
8 Art. 16 : "La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes : elle n’en accorde point aux conspirateurs". Cf. Couthon : "Les défenseurs naturels et les amis nécessaires des patriotes accusés, ce sont les jurés patriotes : les conspirateurs ne doivent en trouver aucun". A.P., T. 91, p. 486, 2ème colonne.
9 Art. 13, La fréquence du recours à l’audition des témoins est encore inconnue.
10 Ibid, et Art. 8. Cf. aussi Couthon qui évoque dans un style volontairement flou le fonctionnement de la justice "sous le régime du despotisme" (c’est-à-dire sous l’Ancien Régime, soit "l’ancien despotisme", et en partie sous la Révolution, jusqu’au décret au 22 prairial) : "les preuves morales étaient comptées pour rien, comme si une autre règle pouvait déterminer les jugements humains ; comme si les preuves les plus materielles elles-mêmes pouvaient valoir autrement que comme preuves morales". A.P., T. 91, p. 485, 2ème colonne.
11 Cf. l’art. 8 du décret du 22 prairial.
12 Ce point de vie est soutenu par : Albert Mathiez, "C’est maintenant l’époque de la Grande Terreur", in : La Révolution Française, La Manufacture, 1989, p. 397 ; Georges Lefebvre, "La loi du 22 prairial", in : La civilisation et la Révolution Française, Arthaud, 1982, p. 371 ; Albert SOBOUL constate que la Grande Terreur se déchaîna après la loi du 22 prairial, in : La civilisation et la Révolution Française ; Arthaud, 1982, p. 371 ; François Furet et Denis Richet, "La Grande Terreur commence : 1285 condamnations à mort du 10 juin au 27 juillet..." in : La Révolution Française, Marabout, 1973, p. 248.
13 Avec la création du tribunal criminel extraordinaire de Paris, le 10 mars, et celle de la mise hors de la loi, le 19 mars.
14 Albert Mathiez, op. cil., p. 572.
15 Selon l’expression de Jacques Sole, qui emprunte l’image de "la machine" à Taine. Cf. Jacques Sole, La Révolution Française, Seuil, 1988, p. 197, et Hyppolyte Taine, Les origines de la France contemporaine, T. II, éd. R. Laffont, 1986, p. 225 ; "La machine" est selon Taine "perfectionnée par la loi du 22 prairial", ibid.
16 Cf. Henri calvet, art. cité, p. 318. Dans un sens voisin, cf. la remarque de François Furet : "La fête de l’Être suprême et la Grande Terreur sont investies dans la même finalité : assurer le règne de la vertu" in Penser la Révolution Française, Gallimard, 1978, p. 115.
17 Ce thème est souligné par Henri Calvet, article cité, p. 312.
18 Jacques Godechot, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, P.Ù.F., 1968, p. 387 ; dans le même sens, cf. Jean-François Fayard qui évoque "ce que l’on a appelé la justice révolutionnaire" in La justice révolutionnaire, R. Laffont, 1987, p. 21.
19 Marc Bouloiseau, La République jacobine, Seuil, 1972, p. 235, Marc Bouloiseau intitule cependant la 2ème partie du chapitre 6 de l’ouvrage précité : "La Grande Terreur", op. cit., p. 224.
20 Michel Vovelle, La Révolution Française, 1789-1799, A. Colin, 1989, p. 36. Dans un sens voisin, cf. François Furet qui évoque "cette multiplication des charrettes de la mort", que les historiens ont baptisée, la "Grande Terreur" in son article "Terreur", in Dictionnaire critique de la Révolution Française, 1992, p. 302. Cf. aussi le constat de François Furet : "les historiens appellent généralement "la Grande Terreur" cette période révolutionnaire" in La Révolution, Hachette, 1988, p. 154.
21 Cette remarque ne vaut pas pour Michel Vovelle, "la loi de Prairial... préludant à ce que l’on a appelé la "Grande Terreur de Messidor", op. cit., ibid. Cf. Jacques Godechot, op. cit., ibid.
22 in Critique de la Révolution Française, éd. 1867. "La Grande Terreur... s’est montrée presque partout après les victoires".
23 Notre énumération n’est pas exhaustive : cf.
24 Ce qui rejoint la définition de l’adjectif "grande" qui s’effectue soit "dans l’ordre physique (avec possibilité de mesure)" soit "dans l’ordre qualitatif (non mesurable)". Cf. Le Petit Robert, éd. 1977 p. 883.
25 Donald Greer, The incidence ofthe terror during the French Révolution. A statistical interprétation, Cambridge, Harvard University Press, 1935, p. 183.
26 Greer parle de 16 594 condamnés à mort, mais le bilan de la Terreur dans les départements étant moins précis que celui du Tribunal révolutionnaire de Paris on doit se contenter d’estimations plus globales.
27 Cf. pour les chiffres suivants le tableau ci-joint : les jugement du Tribunal Révolutionnaire de Paris d’Avril 1793 à Thermidor an II.
28 Plus de 3 000 exécutions ont eu lieu dans les départements en 1793 comme en Janvier 1794.
29 Nous avons pris pour base notre évaluation des hors la loi ; cf. Éric de Mari,La mise hors la loi sous la Révolution Française, Thèse, Montpellier 1,1991, 704 p. + Annexes.
30 Cf. "le calendrier de la Terreur" établi par Donald Greer. 1793 : mars : 22 condamnations à mort, avril : 210, mai : 58, juin : 99, juillet : 36, août : 22, septembre : 72, octobre : 179, novembre : 491, décembre : 3365. 1794 : janvier 3517, février 792, mars : 589, avril : 1099, mai : 780, juin : 1157, juillet : 1397, août : 110. Sans date : 110. in The incidence of the Terror, op. cit., p. 164.
31 Dès 1870 Berriat Saint-Prix remarque les maladresses et les ombres de l’historiographie de la Terreur judiciaire. "Le Tribunal révolutionnaire de Paris a fait tort à ceux des départements... (il) a absorbé l’attention des historiens", in La Justice Révolutionnaire. Août 1792. Prairial an III, Michel Lévy, 1870, 470 p., p. 157.
32 Cf. sur ce point Éric de Mari, La mise hors de la loi, op. cit.
33 L’expression est de Georges Lefèbvre, art. cit. Cf. le rapport de Saint-Just du 26 germinal An IL A.P. 88, 26 germinal an II, pp. 615 et s.
34 Cf. le maintien du tribunal révolutionnaire du Gard, de la commission populaire d’Orange, et du tribunal criminel révolutionnaire du Pas-de-Calais.
35 Le décret du 19 floréal an II affirme la compétence exclusive du "Tribunal révolutionnaire établi à Paris" sauf exception (Art. 1) – "En conséquence, les tribunaux ou commissions révolutionnaires établis dans quelques départements par les arrêtés des représentants du peuple sont supprimés..." (Art. 2), Duvergier, T. 7, pp. 159-160.
36 Cf. le rapport de Couthon du 22 prairial : "Vous avez senti... les dangers de trop multiplier cette institution" (le Tribunal révolutionnaire), A.P. 91, p. 487, 1ère colonne.
37 Cf. le texte du dernier article de la loi de prairial (Art. 21) : "Le rapport du comité sera joint au présent décret comme instruction".
38 Cette citation comme les suivantes est extraite du rapport de Couthon.
39 Cf. le rapport de Couthon : "On voyait sans surprise des femmes demander qu’on sacrifiât la liberté à leurs parents, à leurs maris, à leurs amis, c’est-à-dire presque toujours à leurs complices. Tout le monde sollicitait pour la parenté, l’amitié, pour la contre-révolution...", A.P. 91, p. 485, 2ème colonne.
40 Art. 6 al. 8 : "Sont réputés ennemis du peuple... ceux qui auront cherché à égarer l’opinion et à empêcher l’instruction du peuple, à dépraver les moeurs et à corrompre la conscience publique, à altérer l’énergie et la pureté des principes républicains...". La création des infractions contre la moralité est due à une initiative de la commission militaire de Bordeaux. On la retrouve aussi devant le Tribunal criminel des Vosges et devant la commission Clément dans la Mayenne. À Bordeaux on incrimine aussi "le flegmatisme", T’impatriotisme", "l’inutilité". À Marseille on réprime les individus "froids pour la liberté", cf. Éric de Mari, Thèse citée, pp. 517-517.
41 Selon Couthon, rapport cité, p. 487,1ère colonne.
42 Cf. l’article 3 du décret du 19 mars 1793.
43 Cf. la célèbre mission de Jullien.
44 Pour la création de la commission "Parein". Cf. aussi l’arrêté de Prieur de la Marne du 11 floréal an II créant la Commission de Noirmoutiers.
45 Selon la belle expression de Jean-Pierre Royer, Histoire de la justice, op. cit., p. 393.
46 Cf. les mises en scène des "Grands Procès" et l’exemple de Danton.
47 Couthon. Rapport cité p. 486,1ère colonne.
48 "La loi de prairial et la Grande Terreur ont perdu toute apparence de relation avec le salut public", in Dictionnaire critique, article cité, p. 304.
49 Rapport cité p. 487 1ère colonne. Il s’agit d’une référence au décret du 26 germinal an II.
Auteur
Professeur à l’Université de La Rochelle
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