Qu’est-ce que la Terreur ?
Terreur et abolition de l’esclavage en 1793-94
p. 47-57
Texte intégral
1Le philosophe Jean-Pierre Faye, dans une étude très conséquente sur la Terreur, rappelle qu’un paradoxe hante ce mot, car il n’a pris sa résonance historique qu’à partir de la Révolution des droits de l’homme et du citoyen. En effet, cette révolution n’inaugurait pas la terreur politique. Mais c’est le lien sémantique des deux termes opposés : droits de l’homme et Terreur, qui fait ici problème1.
2Les organisateurs du Colloque ont souhaité étendre leur projet à tous les aspects de ce phénomène fondamental qu’est la Terreur à l’époque révolutionnaire. Je propose, dans ce cadre, d’examiner ce problème : droits de l’homme et Terreur, dans le cas précis de l’abolition de l’esclavage, en 1793 à Saint-Domingue, et en 1794, par la Convention montagnarde.
3L’abolition de l’esclavage est, en effet, un des actes les plus importants des révolutions des droits de l’homme et du citoyen de la fin du XVIIIe siècle. Et pourtant, l’histoire de cet acte et de ses mots a été fort peu étudiée, pour ne pas dire largement occultée depuis deux siècles, et il conviendra de s’interroger sur cette occultation2.
I – La déclaration des droits de l’homme et du citoyen est la Terreur des colons
4Reprenons le problème : droits de l’homme et Terreur. Le premier rapprochement entre les deux termes ne date pas de la période dite de la Terreur, c’est-à-dire de l’an II, mais apparut dès la Constituante.
5Rappelons que la théorie de la révolution se trouve synthétisée dans le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et que l’Assemblée constituante se cliva en un côté gauche qui se présentait comme le défenseur d’une politique éclairée par les principes déclarés, et un côté droit qui cherchait au contraire et ouvertement à éluder l’application des principes déclarés.
6Or, les colons esclavagistes firent tous leurs efforts pour empêcher que la Déclaration des droits soit rendue publique dans les colonies, étant donné que les principes déclarés étaient en effet, incompatibles avec la société coloniale esclavagiste. Les députés esclavagistes de Saint-Domingue, admis à l’Assemblée constituante, exprimèrent leur opposition à la Déclaration des droits de l’homme, en la présentant comme la "terreur" des colonies : "Enfin, elle (notre circonspection) est devenue une espèce de terreur, lorsque nous avons vu la déclaration des droits de l’homme poser, pour base de la Constitution, l’égalité absolue, l’identité de droits, et la liberté de tous les individus. À proportion que nous avons connu l’esprit de l’Assemblée, nous nous sommes aisément convaincus, que l’importance des colonies était méconnue ; qu’un parti nombreux existait pour risquer, s’il le fallait, leur conservation, en faveur des principes philosophiques d’une secte trop répandue ; que l’affranchissement des esclaves était désiré par la pluralité comme un acte que l’humanité et la religion prescrivaient et qui couvrirait de gloire les réformateurs"3.
7Ainsi, la logique des droits de l’homme et du citoyen était-elle prise au sérieux par les partisans du système colonial, qui dévoilaient ses ultimes conséquences anti-esclavagiste et anticolonialiste. Ce rapprochement entre deux termes opposés, droits de l’homme et terreur, surprenant pour un lecteur du XXe siècle, exprime de façon on ne peut plus troublante, le paradoxe qui hante le mot "terreur".
8Les députés esclavagistes menèrent campagne en faveur du statu quo dans les colonies. C’est pourquoi, le Comité des colonies, formé sur leur demande, proposa une constitution spécifique à l’usage des colonies. Spécifique signifiant que la Déclaration des droits n’était pas applicable dans ces colonies, à cause du système esclavagiste. Le débat eut lieu à l’Assemblée du 7 au 15 mai 1791.
9Malouet, un des grands orateurs du côté droit, posa clairement le problème le 11 mai : "... La population des colonies est composée d’hommes libres et d’esclaves... Il est donc impossible d’appliquer aux colonies la déclaration des droits sans exception... Il est donc nécessaire de déterminer spécialement pour les colonies des principes constitutifs qui soient propres à assurer leur conservation suivant le seul mode d’existence qu’elles puissent avoir"4.
10Ce fut Barnave qui, lors de ce débat, rapprocha à nouveau les termes opposés Droits de l’homme et terreur. Barnave, membre du Comité des colonies, plaidait lui aussi pour la non application de la Déclaration des droits dans les colonies, étant donné l’incompatibilité des principes déclarés avec la société coloniale esclavagiste : "J’interpelle ici tous les députés des colonies de dire s’il n’est pas vrai que la terreur, relativement à la Déclaration des droits, avait été à son comble dans les colonies, avant le décret du 8 mars, par la très grande imprudence de l’Assemblée nationale d’avoir rendu ce décret trop tard"5.
11Selon Barnave, les colons sont terrorisés par la Déclaration des droits de l’homme qui menace ce qu’ils considèrent comme leur droit de propriété sur des êtres humains. Il reprend, on le voit, les termes mêmes de l’argumentation de la lettre des colons de Saint-Domingue.
12Dans le prolongement de cette intervention, Moreau de Saint-Méry, député de la Guadeloupe et esclavagiste, proposa, le 13 mai d’interdire la liberté d’expression sur le problème de l’esclavage : "Le moyen sans lequel nous ne pouvons plus rien vous promettre de la part de ceux que nous représentons, c’est de déclarer solennellement que ceux qui oseraient encore tenter d’inspirer aux colons la crainte de perdre leurs esclaves... seraient coupables, et calomnieraient l’Assemblée nationale"6.
13Le 13 mai 1791, l’Assemblée votait le maintien de l’esclavage dans les colonies. Puis, après des hésitations au sujet des droits des hommes libres de couleur, l’Assemblée trancha contre eux, et adopta, le 23 septembre 1791, la proposition de Barnave qui excluait les hommes libres de couleur des droits politiques : "À Saint-Domingue, près de 450.000 esclaves sont contenus par environ 30.000 blancs... il est donc physiquement impossible que le petit nombre de blancs puisse contenir une population aussi considérable d’esclaves, si le moyen moral ne venait à l’appui des moyens physiques. Ce moyen moral est dans l’opinion qui met une distance immense entre l’homme noir et l’homme de couleur, entre l’homme de couleur et l’homme blanc... C’est dans cette opinion qu’est le maintien du régime des colonies, et la base de leur tranquillité. Du moment que le nègre qui n’étant pas éclairé, ne peut être conduit que par des préjugés palpables, par des raisons qui frappent ses sens ou qui sont mêlées à ses habitudes ; du moment qu’il pourra croire qu’il est l’égal du blanc, ou du moins que celui qui est dans l’intermédiaire est l’égal du blanc : dès lors, il devient impossible de calculer l’effet de ce changement d’opinion"7.
14Le préjugé de couleur défendu par Bamave ne peut être fortifié que dans le maintien des noirs dans l’ignorance du droit. Ainsi, l’exclusion des hommes libres de couleur des droits politiques a-t-elle comme fonction, ici, d’éviter que les noirs ne s’instruisent de leurs droits et de leur appartenance au genre humain8.
15La constitution achevée en 1791, excluait les colonies du champ d’application de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, leur réserva une constitution spécifique, esclavagiste, et introduisit le préjugé de couleur dans le droit français, en refusant les droits politiques aux hommes libres de couleur. Tels furent les principes de la répression politique à l’usage des colonies esclavagistes, à l’époque de l’Assemblée constituante.
16Saint-Domingue, la colonie la plus importante comme on le sait, connut la répression et la guerre civile : des hommes libres de couleur et des esclaves furent torturés et exécutés pour avoir propagé le texte de la Déclaration des droits de 1789, et, par ailleurs, des colons répondirent par les armes à la demande des hommes libres de couleur d’accéder aux droits politiques9.
17Mais l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, qui avait commencé en août 1791, allait bouleverser la situation.
18Sous la Législative, Brissot réclama la répression de l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, et la reconnaissance des droits politiques des hommes libres de couleur, qui formaient, traditionnellement, les milices chargées de réprimer les révoltes d’esclaves et le marronage10.
19On sait que Brissot fut un des fondateurs de la Société des Amis des Noirs, que cette société était anti-esclavagiste et colonialiste, et proposait alors de réorganiser la société coloniale autour de la classe des hommes libres de couleur. Cette société proposait encore un abolition graduelle de l’esclavage, et s’exprima largement à ce sujet. Cependant, la répression de l’insurrection des esclaves demandée par Brissot déshonora la Société des Amis des Noirs, qui cessa de se réunir et ferma ses portes à partir de la fin de l’année 1791.
20À la Législative, Brissot défendit ses propositions d’octobre à mars. Il fut contré par le ministre de la marine et des colonies Bertrand de Molleville, qui, s’en tenant à la Constitution de 1791, refusait les droits politiques aux hommes libres de couleur. Le 19 décembre 1791, Molleville, contrant Brissot, reprit l’argumentation déjà développé sous la Constituante par Malouet, Moreau de Saint-Méry, Bamave, Maury, contre les défenseurs des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, présentés comme des métaphysiciens dont la philanthropie, mal placée selon lui, terrorisait les colons esclavagistes. Molleville en vint à calomnier Bartolomé de Las Casas, en le rendant responsable de l’introduction de l’esclavage des Noirs en Amérique : "Croirait-on impossible qu’un système dont l’humanité semble être la base, fût capable de produire des effets aussi cruels ! L’histoire de ces mêmes climats ne fournit-elle pas un trait dont l’analogie et la ressemblance ne peut qu’honorer les philanthropes les plus délicats ! N’est-ce-pas au sensible et pieux Las Casas que l’Amérique doit ses nègres !..."11.
21Or, nous savons bien que Bartolomé de Las Casas défendit les Indiens, et critiqua vigoureusement l’esclavage des Noirs, selon le postulat de l’unité de genre humain et de la dignité humaine12. Ce que l’on retiendra, c’est l’effort, jusqu’à la calomnie chez Molleville, que firent les partisans du statu quo esclavagiste, pour présenter les principes d’humanité comme un système de terreur.
22Toutefois, la Législative adopta les propositions de Brissot, et ouvrit les droits politiques aux hommes libres de couleur, ce que le roi accepta le 4 avril 1792. Une Commission civile formée de Polverel, Sonthonax et Ailhaud, accompagnée de troupes, partait pour Saint-Domingue fin juillet 1792, avec la mission de réprimer l’insurrection des esclaves et de convoquer le corps électoral, dont les nouveaux citoyens, pour renouveler les assemblées coloniales.
23Pendant ce temps là, à Saint-Domingue, l’ancienne assemblée coloniale, formée de blancs, craignant une avancée des droits de l’homme et du citoyen avec le décret du 4 avril, vota, le 15 mai 1792, le maintien de l’esclavage à Saint-Domingue, et envoya Brulley et Page à Paris, pour tenter d’obtenir le soutien du roi dans cette affaire : "Art. 1. La colonie de Saint-Domingue ne peut exister sans le maintien de l’esclavage. L’esclavage est la propriété de son maître dont aucune autorité ne peut le priver "13.
24Brulley et Page arrivèrent à Paris au moment de la Révolution du 10 août 1792. Habilement, ils se firent passer pour des "colons patriotes", noyautèrent les clubs et sociétés populaires, se distancièrent du Club Massiac, et réussirent à organiser un réseau clandestin dans le but de contrôler les informations entre la France et Saint-Domingue.
25Ce même réseau mena alors campagne contre Polverel et Sonthonax, n’hésitant pas à les accuser de s’être faits "rois des Nègres à Saint-Domingue". Ils réussirent à leurrer la Convention girondine et la Convention montagnarde jusqu’à l’arrivée de la députation de Saint-Domingue, à Paris, qui permit de les démasquer, comme nous le verrons14.
II – L’abolition de l’esclavage et la publication de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen à Saint-Domingue
26Depuis la Révolution du 10 août 1792, ce furent des hommes de couleur se trouvant en France, qui menèrent campagne en faveur de l’abolition de l’esclavage dans les colonies. Le 7 septembre 1792, Julien Raimond (homme libre de couleur venu en France en 1784, à l’époque où la monarchie tentait une politique de réformes dans les colonies) vint, à la tête d’une députation de citoyens de couleur, à la barre de l’Assemblée proposer la formation d’une légion de soldats pour défendre la révolution. Ce qui fut accepté, et la Légion des Américains fut ainsi créée.
27Au printemps 1793, la Légion des Américains fut dissoute et les soldats reçurent l’ordre de rentrer chez eux. Ils s’y opposèrent tant que l’esclavage ne serait pas aboli, et se formèrent en Société politique des gens de couleur. Ils publièrent le 17 mai 1793, une Adresse à la Convention et aux clubs, "pour les Nègres détenus en esclavage dans les colonies françaises". Cette Adresse réclamait un décret d’abolition de l’esclavage au nom des droits de l’homme et du citoyen, et l’accès des nouveaux libres à la propriété, au commerce et à tous les emplois. Cette Adresse fut présentée à la Convention le 4 juin 1793, puis, la Société des gens de couleur organisa de nombreuses manifestations en faveur de l’abolition, avec le concours de clubs, de sociétés populaires, et de la Commune de Paris, les mois suivants. On ne peut donc pas dire que l’abolition du 16 pluviôse an II n’avait pas été préparée15.
28Pendant ce temps-là, à Saint-Domingue, un nouveau gouverneur, Galbaud, débarquait en juin 1793. Galbaud entra en rébellion et prit les armes contre les commissaires civils Polverel et Sonthonax dans la ville du Cap. Mais les commissaires civils furent soutenus par des esclaves insurgés venus des mornes des environs, et Galbaud, vaincu, prit la fuite, bientôt suivi par environ 10.000 colons. C’était la fin de la domination blanche à Saint-Domingue.
29De la fin juin à la fin août, les combattants du Cap se réunirent en assemblée de citoyens et discutèrent des modalités de l’abolition de l’esclavage. Le 24 août, la Commune du Cap décidait d’abolir l’esclavage, et rédigeait une pétition qui fut présentée le 25 à Sonthonax, par 15.000 personnes. Le 29 août, Sonthonax publiait conjointement l’abolition dans la province du Nord, et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont c’était l’anniversaire, et cela pour la première fois à Saint-Domingue. Polverel publia l’abolition dans les provinces de l’Ouest et du Sud, un peu plus tard, le 21 septembre.
30Puis Sonthonax organisa l’élection d’une députation du Nord de Saint-Domingue, car l’Ouest et le Sud, en proie à la guerre civile, n’étaient pas en état de procéder à des élections. Le 23 septembre, 6 députés furent élus par les citoyens, dont les nouveaux libres : 2 noirs, 2 blancs, 2 métis, symbole vivant de l’égalité de l’épiderme.
31Quelques jours plus tôt, soit le 19 septembre, 800 soldats anglais débarquaient à Jérémie et au Môle Saint-Nicolas, à l’appel des "colons patriotes", pour tenter de renverser l’abolition de l’esclavage.
32Voici un extrait de la proclamation faite par les membres du conseil exécutif de la municipalité de Jérémie lorsqu’elle se livra aux anglais : "Les colonies ne sont point établies pour devenir le théâtre des vertus républicaines, ni pour procurer le plus grand développement des connaissances humaines, mais seulement pour que les colons fassent le plus de denrées possibles et au meilleur marché possible"16.
III – Le triomphe des droits de l’homme : le vote du 16 pluviôse an II – 4 février 1794 et son application
33La députation de Saint-Domingue avait été mandatée par ses électeurs pour rendre compte de la nouvelle situation de l’île, et proposer une alliance au gouvernement français. Une partie de la députation s’embarquait pour la France, via les États-Unis qu’elle atteignit le 6 novembre. Imaginons un instant ce que représentait la députation de Saint-Domingue : le drapeau vivant de la liberté générale et de l’égalité de l’épiderme traversant l’Atlantique, les premiers députés de couleur de l’histoire, élus par des ci-devant esclaves devenus citoyens. Pour le lobby esclavagiste, puissamment organisé par des colons émigrés aux États-Unis, en Angleterre et en France, la députation ne devait pas arriver vivante. De fait, elle mit quatre mois à atteindre Paris, et subit des agressions tout au long de sa route. Pour se protéger, elle se divisa à New York : Belley, Mills et Dufay s’embarquaient pour la France, laissant les autres députés prendre le relais, s’ils n’arrivaient pas vivants.
34À Paris, le réseau esclavagiste attaqua immédiatement la députation, calomniant la légalité de son élection, et réussit même à la faire momentanément emprisonner à son arrivée. En vain, puisque le 3 février 1794, la Convention vérifia la légalité de son élection, et l’admit en son sein, reconnaissant par là même, l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue.
35Le lendemain, 4 février 1794, Dufay exposa longuement le mandat de la députation : il s’agissait d’une proposition de nouveau contrat d’association, et d’une demande d’aide auprès du gouvernement français pour mener une politique commune contre les adversaires de l’abolition, à savoir les colons esclavagistes français et leurs alliés anglais et espagnols. La Convention y répondit favorablement, puis élargit l’abolition conquise à Saint-Domingue à l’ensemble des colonies françaises.
36Ce fut juste après le vote de cette grande décision que Danton prit la parole pour rendre justice à la mémoire de Bartolomé de Las Casas, calomnié deux ans plus tôt par Bertrand de Molleville : "Représentants du peuple français, jusqu’ici nous n’avons décrété la liberté qu’en égoïstes et pour nous seuls. Mais aujourd’hui, nous proclamons à la face de l’univers, et les générations futures trouveront leur gloire dans ce décret, nous proclamons la liberté universelle... Les grands principes développés par le vertueux Las Casas avaient été méconnus... En jetant la liberté dans le nouveau monde, elle y portera des fruits abondants, elle y poussera des racines profondes..."17. L’abolition de l’esclavage vengeait ainsi l’extermination des Indiens et l’esclavage des Africains.
37Quelles furent les mesures prises par le gouvernement français pour mettre à exécution le décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies ?
38La députation de Saint-Domingue fournit une série de preuves dévoilant les manoeuvres du réseau esclavagiste sévissant en France. La Convention votait, le 9 mars 1794, un décret d’arrestation des colons de Saint-Domingue appartenant au réseau : il s’agissait des membres des assemblées coloniales blanches et des clubs de colons dont le Club Massiac. Par ailleurs, les papiers de tous les colons résidant à Paris étaient mis sous scellés dans le but d’enquêter sur ce réseau18.
39Puis le 12 avril 1794, soit deux mois après le vote du 4 février, une importante expédition de 7 navires, avec 1.500 soldats, partaient vers les Îles du Vent porter le décret d’abolition.
40Depuis l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue, on se souvient que les Anglais avaient pris pied sur l’île. En décembre, la marine anglaise, avec 7.000 hommes, se dirigeait vers les Îles du Vent, prenait la Martinique et Sainte-Lucie en mars 1794, et la Guadeloupe en avril. Parmi les soldats anglais se trouvaient des émigrés français venus d’Angleterre, mais aussi des colonies, et en particulier de Saint-Domingue.
41Cependant la flotte française reprenait la Guadeloupe où Victor Hugues abolit l’esclavage le 7 juin 1794. En Guyane, le commissaire civil Nicolas Jeannet abolit également l’esclavage le 14 juin, et convoqua les assemblées primaires de citoyens qui participèrent aux élections en septembre suivant.
42La guerre dans les Caraïbes prit alors un caractère nouveau dont l’enjeu était non seulement l’abolition de l’esclavage, mais aussi le développement de la révolution coloniale qui, à Saint-Domingue, s’était déjà engagée, depuis l’été 1793, dans la constitution d’un nouveau peuple accédant à l’égalité civile, et cela, pour la première fois en Amérique.
43Le gouvernement anglais n’hésita pas à engager des forces considérables dans cette guerre qu’il menait contre l’égalité civile en Amérique. Et l’on sait que l’armée anglaise perdit au moins 60.000 hommes, dont des émigrés français, entre 1793 et 180019. Mais cette leçon ne fut pas retenue par les conseillers de Bonaparte lorsque celui-ci se lança dans l’expédition pour rétablir l’esclavage en 1802.
IV – La Terreur contre les droits de l’homme : Bonaparte rétablit l’esclavage
44Pour conclure, précisons que le réseau esclavagiste participa aux préparatifs du 9 thermidor. Profitant des hésitations de la Convention thermidorienne, ce réseau obtint la suppression de la loi du 9 mars 1794 qui le contrôlait, le 7 novembre 1794. Ainsi libérés, les membres du réseau esclavagiste purent reprendre leurs activités. Ils lancèrent des campagnes de calomnies contre la révolution et la députation de Saint-Domingue, et participèrent activement à la mise en accusation des députés anti-esclavagistes20. Mécontents du compromis de Boissy d’Anglas qui maintenait le principe de l’abolition de l’esclavage dans la Constitution de 1795, on les retrouve parmi les organisateurs de l’insurrection de vendémiaire an III. Mais ce fut sous le Consulat qu’ils devinrent conseillers du prince, et obtinrent de Bonaparte ce grand acte d’iniquité que furent les expéditions militaires en Guadeloupe et à Saint-Domingue, et qui précédèrent le vote du rétablissement de l’esclavage dans les colonies, en 1802. À l’issue d’une guerre acharnée qui réédita, avec Rochambeau en particulier à Saint-Domingue, les atrocités commises lors de la "découverte" de l’Amérique contre les Indiens, l’esclavage fut effectivement rétabli en Guadeloupe et en Guyane, avec son cortège de répression et de déportations.
45Par contre, la résistance l’emporta à Saint-Domingue, et le 1er janvier 1804, le général Dessalines proclamait l’indépendance de la République d’Haïti, "Patrie des Africains du Nouveau Monde et de leurs descendants"21.
46En France, le 16 mai 1802, le Corps Législatif votait, après avoir entendu le rapport de Dupuy, la restauration du système colonial esclavagiste de l’ancien régime, "conformément aux lois et règlements existants avant ladite époque de 1789". Au Tribunal, ce fut Adet qui motiva le rétablissement de l’esclavage, le 20 mai, rééditant l’anathème lancé par les députés esclavagistes de la Constituante contre la philosophie des droits de l’homme et du citoyen. L’Europe, constatait Adet, est formée de puissances colonialistes ; le gouvernement français veut reprendre sa place dans ce concert, et rétablira donc l’esclavage dans les colonies : "Ce que je viens de dire de la guerre peut s’appliquer à l’esclavage des noirs. Quelque horreur qu’il inspire à la philanthropie, il est utile dans l’organisation actuelle des sociétés européennes, et aucun peuple ne peut y renoncer sans compromettre les intérêts des autres nations. On peut le regarder comme une de ces institutions qu’il faut respecter, lors même qu’on voudrait s’en affranchir, parce qu’elles intéressent la sûreté de ses voisins".
47C’est alors qu’il ne resta plus rien des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans le droit constitutionnel français22.
Notes de bas de page
1 j. p. faye Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Paris, Idées Gallimard, 1982, Article "Terreur", pp. 101-150
2 Sur l’occultation de la question coloniale et de l’abolition de l’esclavage dans la Révolution, voir y. benot, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1988, chap. 10.
3 Archives nationales, AD XVIII c 118, ch. 30, "Lettre de la députation de Saint-Domingue à ses commettants, 11 janvier 1790", p. 25, Réed. La Révolution française et l’abolition de l’esclavage, Paris, EDHIS, 1698, t. VIII.
4 Archives parlementaires, Assemblée constituante, 11 mai 1791, Malouet, p. 752.
5 A.P., op. cit., 11 mai 1791, Barnave, p. 757.
6 A.P., op. cit., 13 mai 1791, Moreau de Saint-Méry, p. 47.
7 A. P., op. cit., 23 septembre 1791, Barnave, p. 256.
8 j. p. faye, op. cit., p. 112 : "Loin d’être l’idéologue de "l’idéalisme bourgeois", Barnave est au contraire l’un des tout premiers à prononcer avant terme les prémisses d’un matérialisme historique, sur lequel il prend appui pour justifier a défense violente de la domination bourgeoise et du droit de propriété -y compris sur des esclaves". On trouvera pourtant encore un admirateur du matérialisme historique esclavagiste barnavien chez f. furet, Dictionnaire critique de la Révolution française ; Paris, 1989, réed. 1992, entrée "Barnave". Ajoutons que la Première édition de ce dictionnaire "critique" ignorait l’abolition de l’esclavage. a seconde édition la mentionne brièvement dans l’entrée "Révolution à Saint-Domingue" !
9 c.l. r. james, "Les jacobins noirs, 1938", trad. revue, Paris, Ed. Caribéennes, 1983 ; a. césaire, Toussaint Louverture, la Révolution française et le problème colonial, Paris, Présence africaine, 1961 ; y. benot, La Révolution française et l’abolition de l’esclavage, op. cit.
10 brissot, "Discours sur un projet de décret relatif à la révolte des noirs", prononcé à la Législative, 30 octobre 1791, réed. La révolution française et l’abolition de l’esclave, op. cit., t. VII, 3.
11 A.P., op. cit., t 40,19 décembre 1791, Bertrand de Molleville, p. 254.
12 Sur la légende noire contre B. de Las Casas, calomnié dès son vivant, voir b. de las casas, Très brève relation de la destruction des Indes, 1552, trad. et réed. Paris, Maspero, 1979, Introduction par r. f. retamar, p. 29.
13 Cité et commenté dans Le créole patriote, journal de Milscent, numéro du 28 novembre 1792. Voir N. PIQUIONNE, "L’évolution de la pensée de Milscent, historien de la Révolution de Saint-Domingue", mémoire de maîtrise, Université de Paris 7, multigraphié, 1995.
14 Voir fl. gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, PUF, 1992, 3e partie.
15 fl. gauthier, "Le rôle de la députation de Saint-Domingue dans l’abolition de l’esclavage", Les abolitions de l’esclavage, 1791-1794-1848, Paris, Presses Universitaires de vincennes et Ed. de [’UNESCO, 1995, pp. 199-211.
16 Bibliothèque Nationale, LK12 465, l. leblois, "Réflexions d’un observateur sur les malheurs que Saint-Domingue a éprouvés depuis la Révolution", 6 septembre 1794, p. 1.
17 A.P., T. 84,16 pluviôse an II-4 février 1794, Danton, p. 283
18 Sur cette partie, voir FL. gauthier, Triomphe et mort du droit naturel, op. cit., 3e partie.
19 Sur la guerre des caraïbes, voir d. geggus, Slavery, War and Révolution. The British Occupation of Saint-Domingue, 1793-98, Oxford, Clarendon Press, 1982 ; R. blackburn, The Overthrow of Colonial Slavery, 1776-1848, London-New York, Verso, 1988.
20 Voir n. roche, "La question coloniale en l’an III : l’invention du mythe de la Gironde", Annales Historiques de la Révolution française, n° 302, oct. 1995, pp. 587-
21 Sur le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, a. metral, Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue, Paris, 1825, réed. par J. Adélaïde Merlande ; J. Adélaïde Merlande, Delgrès. La Guadeloupe en 1802, Paris, Karthala, 1986 ; Y. benot, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992.
22 A.P. 2e série, "Rapport de Dupuy, 16 mai 1802", t. 3, p. 692 ; "Rapport d’Adet, 18 mai", t. 3, p. 729. Sur la suppression de la Déclaration des droits de l’homme, voir fl. gauthier, Triomphe et mort du droit naturel, op. cit.
Auteur
Maître de Conférences à l’Université de Paris VII
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