Réflexions sur la compréhension actuelle de l’histoire du droit
p. 471-483
Texte intégral
1 Je viens d’une université européenne multicentenaire, l’Université de Coimbra, dont la fondation remonte au Royaume de D. Dinis, plus précisément, à 1290. Dans l’enceinte de sa faculté de droit, on cultive l’histoire du droit de la patrie depuis 1772, depuis l’époque où, par la faveur du marquis de Pombal, les « Nouveaux Statuts de l’Université de Coimbra » ont été promulgués. Le thème que j’ai décidé d’aborder est lié à quelques réflexions sur la compréhension de l’histoire du droit à cette époque. Je le ferai en tenant compte de la formule du roi portugais D. Duarte selon lequel « En étant sensé, je maintiens ceux qui m’écoutent de bonne humeur ».
I – Le sens de l’enseignement historique du droit.
2À présent, j’identifie l’historien du droit avec le marin qui songe, depuis la proue de son bateau, à la direction à prendre ; personne ne le regarde mais il domine parfaitement la ligne d’horizon. Peut-être sent-il sur le visage la caresse astringente du vent de la mer si bien représentée par Hans Thieme. L’historien du droit, a écrit Thieme, est souvent considéré par les juristes comme un bon historien et par les historiens comme un bon juriste. C’est là le motif d’une grande controverse.
3Face à l’ineffaçable historicité du droit, son enseignement doit être particulièrement attentif à la façon historique de penser le droit et aux différentes formes dans lesquelles l’histoire a été pensée. Le droit ne surgit pas d’actes solitaires de génie, ni ne disparaît fugitivement du jour au lendemain. Il s’insère toujours dans un certain contexte historique constituant et reconstituant. La nature elle-même du droit veut qu’il soit associé à l’existence culturelle et historique de l’homme. Il est évident que l’historicité du droit ne vit pas étouffée par l’empire du passé et n’est pas seulement étalonnée par les objectivations historico-culturelles. Comme le dit Castanheira de Neves dans une leçon évocatrice, il ne serait pas légitime d’oublier que « le présent fait aussi partie de l’histoire, ou que de la même façon, le présent où nous nous trouvons, reçoit l’héritage du passé ; il est lui-même le passé du futur, il le fait dans la mesure où, précisément, il transcende les objectivations déjà réalisées et leurs donnent un nouveau sens – ces sens qui deviendront après son héritage spirituel ».
4Il faut reconnaître que l’histoire du droit contient des éléments pour la compréhension de l’essence historique du droit dont l’intention normative se réalise historiquement. Un auteur comme Mitteis n’a pas hésité à attribuer à l’histoire du droit une valeur vitale (Lebenswert). Même si cela a été une pensée formulée il y a plus de cinquante ans, on ne croit pas qu’il soit déplacé de trouver des références de la discipline dans le contexte présent.
5La principale raison d’être de l’histoire du droit vient de son pouvoir formateur qui ne cesse pas de se revigorer au rythme des phases de bouleversement du monde juridique. Une dynamique qui, actuellement, se ravive à la perspective de se diriger vers un droit communautaire uniforme qui réclame aussi une explication le présentant comme un résultat d’une évolution historique, ou, ce qui est encore plus captivant, qui l’intègre dans une lecture historiquement compréhensible d’un deuxième âge du droit commun.
6Il est, par excellence, réservé à l’histoire du droit de démontrer que le droit que nous vivons à chaque époque ne constitue jamais une œuvre définitive. Il se distancie ainsi de la norme, ce qui lui permet d’assumer une position de réflexion critique et problématique. L’étudiant en droit recevra toujours de l’histoire une dotation qui l’incitera à un travail de réflexion permanent alors que les disciplines qui se rapportent exclusivement au droit positif tendent, naturellement, à mener le juriste vers l’étroit horizon de l’ordre juridique en vigueur, à la recherche d’un ius certum perpétuel.
7Le torrent de l’histoire mélange des couches successives d’alluvions juridiques qui maintiennent entre elles des relations de parenté fluctuantes car, en droit, les choses sont historiquement fluides. Le temps corrode les certitudes que les simples exégètes de la loi poursuivent avec ferveur. Même les disciplines de penchant plus dogmatique qui sont plus attachées à ces certitudes ne peuvent pas ignorer l’histoire dans la mesure où l’interprétation de la norme tressaillit encore avec un appel relevant au ratio historique, quelle que soit la position prise en matière d’activité herméneutique.
8On ne dédaigne pas une conception purement érudite de l’histoire juridique qui est d’un intérêt inestimable en elle-même, et pas seulement pour un petit groupe de spécialistes dédiés à l’explication scientifique de cette importante portion de la réalité puisqu’elle sert aussi au juriste qui s’engage à enrichir historiquement son pécule culturel, souvent nécessaire à l’illustration d’une rhétorique argumentative convaincante. Mais dans le cadre d’un noyau structuré d’une faculté de droit, notre discipline doit être obligatoire et, dans l’embarras d’une coupure, il convient de discerner une perspective qui puisse offrir un angle d’attaque critique et relativiste du droit en vigueur dont les fondements plus ou moins proches méritent un zèle spécial. Ceci signifie que, de nos jours, l’histoire du droit ne peut pas s’imposer par des trésors cachés. Elle doit briller pour être reconnue comme or.
II – L’histoire du droit en tant que science historique.
9Il faut comprendre l’histoire du droit pour la faire comprendre. C’est la tâche la plus noble qui incombe à l’enseignement. Elle doit être toujours reliée à un discernement qui la consolide de façon positive. La pire des images qui puisse la représenter est celle d’un groupe d’intellectuels découragés et insatisfaits. Mécontents du temps présent, ils se réfugieraient dans l’érudition et la poussière de l’archéologie juridique. L’histoire du droit ne le mérite pas, indépendamment de la direction qu’on veut lui donner. Reconnaissons que cela la compromet en tant que discipline de caractère historique.
10L’intérêt du passé pour le droit remonte au XVIe siècle. Le mouvement humaniste a flétri l’absolutisme de la splendeur du droit romain. En les rattachant à un certain milieu historico concret, il a refusé aux normes romanistes une valeur métajuridique et éternelle. C’est ainsi qu’un premier avertissement solennel a été registré contre la validité intemporelle du ius romanum qui a entraîné sa mission de système juridique pleinement approprié aux sociétés européennes.
11Cependant, l’histoire du droit n’atteindra son vrai statut scientifique qu’au XIXe siècle lorsqu’il fut déclaré que le droit du passé était inscrit au sein des phénomènes historiques et, dès que la méthode historico critique fut adoptée pour le reconnaître. Aussi bien du côté des historiens que de celui des juristes, le droit constituait une forme de manifestation de la culture, et, par nature, mutable. Indifférent aux différentes interprétations, il réclamerait, sans pour cela tenir compte des exigences méthodologiques de recherches similaires. Un ample recours aux sources et une épuration judicieuse des informations recueillies s’imposaient à tous. Dans le fond, il était devenu possible de déterminer scientifiquement chaque appui à une connaissance historique qui grandissait en rigueur et exactitude.
12La science historique a acquis des lettres de noblesse dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle a même voulu assimiler la science juridique, convertie en science historique du droit. Comme nous le savons, l’Ecole historique allemande reconnaissait dans le droit le produit vivant de la culture de chaque nation, qui émergeait, silencieusement, dans la conscience commune du peuple et s’épanouissait dans ce que l’on appelait l’esprit populaire. La croyance suggère que, dans le flot révolté de l’histoire, ne naît que ce qui peut naître et ne se sauve que ce qui doit se sauver. Ainsi, avant tout, il s’agissait de trouver le véritable ius et non pas de le créer. La validité du droit ne dépendait que d’une légitimation historique et jamais d’un acte législatif. Pour évoquer les mots concis de Mr. Castanheira de Neves, « le passé n’aurait pas à peine la valeur pédagogique d’une expérience faite, mais une valeur ontologique authentique ».
13Il n’est donc pas étonnant que Savigny ait signalé une primauté claire du droit coutumier en relation avec le droit légal. Or, dans la mesure où le premier affirmait un droit en permanent développement, Savigny ne pouvait pas célébrer la codification. Celle-ci apportait dès lors des difficultés au progrès spontané du droit. Ensuite, elle n’irait jamais au-delà de capter une simple phase évolutive du droit populaire, justement celle qui coïnciderait avec le moment de la réalisation du processus codificateur. Et, comme le cours de l’histoire ne s’arrête pas, le droit codifié était condamné à s’éloigner de la réalité juridique vivante.
14Dans un climat de scientisme est née la conception de l’histoire génétique, dont les fondements mettent en relief les réflexions kantiennes et positivistes. Tout en dévalorisant le genre littéraire et la description pure, on ambitionnait d’user d’explication des phénomènes juridiques du passé insérés dans un procès causal et téléologique. Il fallait trouver des justifications solides pour comprendre le raisonnement souverain de l’histoire qui, à certains moments, recueillait certains principes, institutions et méthodes juridiques et en conjurait d’autres. Après l’approfondissement des questions importantes de recherche philosophique et culturelle qui sont associées à la nature génétique dont l’histoire du droit doit se revêtir, il faut savoir si cela compromet notre discipline en la diluant dans l’histoire générale.
15Détachons ici la tendance extrême d’un secteur de l’historiographie qui, en se prévalant d’une attraction irrésistible pour les domaines sociaux et économiques, dédaignait injustement et niait même l’histoire du droit. Marc Bloch la considérait simplement comme sans signification. En fait, le droit n’est en lui-même qu’une enveloppe formelle de réalités trop différentes pour pouvoir être vu d’une seule façon. Une perspective exclusivement juridique de l’évolution du droit ne mène qu’à des résultats décevants. Marc Bloch considérait néanmoins que, en tenant compte du fait que le droit représente l’œuvre d’un groupe spécialisé d’hommes, avec des traditions distinctes et un mode de penser spécifique, l’histoire du droit pouvait s’identifier avec l’histoire des juristes, ce qui, pour une branche d’une science humaine, n’est pas une manière intolérable d’exister. Malgré tout, Marc Bloch a attribué à l’histoire du droit suffisamment de force pour pouvoir éclaircir des phénomènes très divers.
16Ce ne fut pas seulement quelques historiens qui ont voulu assimiler l’histoire du droit et l’intégrer comme une branche spécialisée dans la science de l’histoire. Il y a eu des juristes qui, sous l’emprise d’un positivisme juridique obéissant à la tyrannie des textes et à la reconstruction dogmatique du droit qui auto-subsistait dans l’histoire, n’acceptaient pas qu’il y eut une espèce de rivière qui ne se laissait jamais toucher par les sédiments de la marge qui la bordait. C’est cet esprit qui a incité, notamment. le professeur d’histoire du droit de l’Université de Rome, Bruno Paradisi. Tributaire de l’idéalisme philosophique de Benedetto Croce, il immerge l’histoire du droit dans l’histoire culturelle et sociale. Selon Paradisi, l’histoire n’est que la réalité politique, religieuse, économique et culturelle qui existe à un moment donné. Toute cette réalité dans son voyage dynamique à travers le temps constitue l’histoire. Et le droit représente un signe important de cette immense réalité.
17Paradisi ne pouvait donc pas approuver les broderies, encore que scintillantes mais décharnées, d’une historiographie du droit au penchant uniquement philosophique qui, suivant la ligne de l’historicisme positiviste du XIXe siècle, s’est prolongée dans plusieurs pays européens quasiment jusqu’à nos jours. Ce n’est pas que Paradisi ne croyait absolument pas à la bonté de la philosophie, mais ses excès vicieux empêchaient l’intégration nécessaire du phénomène juridique dans l’ensemble du mouvement de l’esprit humain dans chaque phase de l’histoire.
18Le droit demande une contemplation non autonome. Il réclame, au fond, une perspective qui le voit comme l’un des éléments de la culture d’une société, une culture qui forme un tout inséparable dans des compartiments limités. De là une conclusion criante pour Paradisi.
19La vision que l’historien a de l’histoire du droit doit être retirée non du droit mais en-dehors de celui-ci, dans l’immense plate-forme de la réalité historique dans laquelle le droit est inséré. Si la pensée de Paradisi est bien interprétée, on demanderait à l’historien du droit d’avoir l’attention du peintre qui n’est intéressé que par le paysage refait, tel qu’il se présente et l’émotionne dans sa totalité.
20Cependant, Paradisi ne suit pas la cohérence absolue de Croce lorsque celui-ci postulait la simple dissolution de l’histoire du droit dans l’histoire en général, car il a toujours reconnu que, en raison de son dessein particulier, elle faisait face à des problèmes bien propres, tout en étant néanmoins reliée à une vision complète de la réalité sociale. Avec clairvoyance, il refuse le sociologisme juridique, aussi sujet à la contamination de paradigmes dogmatiques, de la même façon qu’il répudie n’importe quelle intention structuraliste dans le domaine du droit. Par ailleurs, ne pas faire une délimitation rigide entre le domaine juridique et la sphère sociale n’implique pas l’adhésion à l’indifférence à laquelle l’idéologie marxiste a mené et pour laquelle il n’existe pas une histoire du droit, comme il n’existe pas une histoire de l’art ou de la religion, mais à peine un seul conglomérat basé sur l’économie.
21L’idéalisme philosophique de Paradisi s’est décidément éloigné du vœu de fusion marxiste. L’histoire du droit a gagné une identité dans la mesure où elle garantissait juridiquement une réalité entière, ou, pour mieux dire, elle a constitué une façon d’être juridique de toute l’histoire. C’est-à-dire une toile complexe de la grandeur du monde culturel où le droit et son histoire s’entretissent aussi.
III – Le droit historique comme science juridique.
22Du côté opposé, l’histoire du droit, étouffée par sa grande volonté de se distinguer de l’histoire générale, a plongé dans les profondeurs de la science juridique conceptualiste. Brunner est considéré comme responsable d’avoir pris le rôle de l’un des plus grands tenants du dogmatisme sous la devise bien connue de « ce qui ne peut pas être conçu dogmatiquement est matière morte pour l’histoire juridique ». Celle-ci enseignait, par excellence, comment le droit s’est développé dès le début et jusqu’à présent. Mais le plus grand défenseur de la position que Brunner proclamait a été, sans aucun doute, le pénaliste allemand Karl Binding pour qui l’histoire du droit ne représentait que la dogmatique juridique dans sa conformation progressive.
23L’histoire juridique était ainsi exclusivement absorbée par le droit qui a une nature dogmatique. Les considérations de caractères éthique, politique ou économique ne sont pas des affaires de juristes en tant que tels, a écrit à cette même époque, un homme de grande réputation : Windscheid. L’évolution des institutions juridiques se faisait indépendamment et obéissait à des impulsions autonomes. On n’apercevait donc qu’un angle réduit de vision qui n’allait pas au-delà d’une dogmatique historique ou d’une histoire dogmatique.
24L’exacerbation dogmatique provenant des Pandectes a causé la séparation du droit qui avait un autre genre de considérations qui n’étaient pas strictement techno-juridiques. Si le droit constitue un système d’institutions et de normes fermé et cohérent qui se maintient au-dessus de la réalité sociale et des relations de vie qu’il discipline, la coupure entre l’histoire et l’histoire juridique s’impose sans aucun doute. Toutefois, le droit ne souffre pas de quiétisme. Au contraire, il y a toujours un mouvement qui est enregistré, même s’il est très faible ou dissimulé. Mais, la contemplation en elle-même du pouls qui l’anime sous le prisme d’une mutation solitaire institutionnelle implique d’ouvrir le chemin au remplacement du panorama historique en faveur d’une phénoménologie naturaliste.
25L’assomption de la bonté proclamée de la méthode organique et naturaliste de la reconstruction de l’histoire du droit est d’ailleurs dûe à l’illustre romaniste Bonfante. C’est le seul qui, à travers sa vaste et complexe influence, est arrivé à assurer à la fois la constitution scientifique définitive et l’autonomie de l’histoire du droit. C’est l’aide de la philosophie et de l’analyse positive des institutions, et d’elles seules, qu’il a réussi à effacer de notre horizon ces incrustations illégitimes auxquelles on a donné, à juste titre, le nom de métaphysique juridique.
26On considérait que le sentiment du caractère organique du droit n’était pas étranger au véritable juriste. Il conduisait à concevoir le progrès des institutions juridiques soumis à la loi d’un perfectionnement graduel et incessant des normes qui les liaient. Une idée d’imperméabilité du droit excelle ici. La vision caractéristique de Bonfante se trouve dans l’organisation naturelle d’une évolution qui, tout compte fait, provient d’un développement de chacune des parties accolées dans un système. Comme un tout articulé et ayant une vie propre, il maintient une continuité que l’individu méconnait.
27Le manque de conscience méthodologique a attribué à Bonfante la responsabilité d’avoir permis l’invasion de profanes qui se sont entremis, avec une légèreté perceptible, dans les domaines fermés du droit et de l’histoire du droit. Mais pénétrer dans l’esprit du ius représente l’entreprise lente d’une éducation psychologique fatigante, presque artistique. Or, les intellectuels sans éducation juridique ont surmonté n’importe quel obstacle qui pouvait empêcher leur libre abordage.
28La science du droit ne pouvait constituer qu’une œuvre de persévérance pour des juristes. La structure des institutions ne pouvait être saisie que par les juristes auxquels on demande toujours de faire, à travers le prisme organique, une étude attentive des origines du droit et, dans tous les cas, une évaluation scientifique de son raffinement historique. Une seule institution évaluée par ce critère offrait assurément plus de mérite à la science du droit que celui d’un immense territoire exploré superficiellement par des inexpérmentés.
29La leçon venait de haut. Bonfante, avec toute son autorité, ne cessait de prêcher la non profanatio de l’histoire du droit. De même, dans le panorama juridique portugais, le besoin de mener à terme une opération de purification relative à l’histoire du droit a émergé. Ceci a été défendu, entre nous, par l’éminent maître Cabral de Moncada. À ce propos, si je peux me permettre de paraphraser Braga da Cruz qui a synthétisé de manière éloquente la pensée de nos historiens philosophes. Guidé par le dessein de déterminer le critère qui convenait le mieux à la division chronologique de l’histoire du droit portugais, Cabral de Moncada a lutté pour ce qu’il a voulu appeler une purification du concept philosophique de l’histoire juridique.
30Un point ne laissait aucun doute. L’histoire juridique a été faite pour élucider les formes juridiques du passé. À chaque époque correspondait une ambiance spécifique conceptualiste. L’historien du droit devrait envisager les faits et les formes juridiques en harmonie avec l’esprit du système auquel ils appartenaient. Cependant, sa mission principale ne repose pas sur l’éclaircissement de faits ou de phénomènes à travers les relations de cause génétique ou sociologique qui les animeraient, mais en « les reconduisant jusqu’à la racine des dernières connexions avec tout l’esprit du système juridique dans son ensemble, dans lequel ils s’encadrent et sur le plan logique des concepts juridiques et des conceptions de l’époque ou période que l’on considère ».
31L’histoire juridique ne se confond avec aucune autre étude historique de droit. Ce n’est certainement pas l’histoire des faits sociaux juridiques. Cabral de Moncada approuvait la décontamination de l’histoire du droit, car son véritable registre devait se trouver dans l’histoire des formes juridiques elles-mêmes, détachées, si possible, des amarres sociologiques.
32L’historien du droit a l’obligation de se laisser absorber par une ligne de recherche qui le force à se concentrer sur l’alliance caractéristique des formes et des institutions juridiques en tant que concepts constructifs de l’esprit et piliers d’un édifice d’idées qui permettent d’ériger, sous un regard rétrospectif, une mentalité juridique propre. Les questions de nature préjuridique et métajuridique sont au-delà de l’horizon souhaité. Il faut exempter l’historien du droit d’incursions qui le distrairaient de son véritable et unique but qui est de comprendre les systèmes juridiques du passé, en identifiant les relations de nature logique et. surtout, spirituelle dans le monde de faits et concepts juridiques, au lieu de plonger, génétiquement, les faits juridiques dans une mer d’autres faits humains et sociaux. C’est là le pavillon de la science pure du droit d’inspiration kelsenienne qui resplendissait.
33Ce n’est qu’en étant proche de la conception ainsi décrite que l’histoire du droit conserverait un mérite louable dans l’enseignement de la science juridique au sein des disciplines des facultés de droit. Ce n’est qu’en épurant l’objectif de l’histoire du droit qu’on éliminerait la confusion que Cabral de Moncada déplorait tant, c’est-à-dire, le fait que beaucoup d’historiens non juristes prétendaient faire l’histoire du droit véritable et que de véritables historiens du droit s’aventuraient dans les champs d’autrui et cultivaient tout excepté l’histoire juridique.
34En assumant avec conviction l’idée que l’étude historique du droit devait être réalisée à partir de la lumière qui rayonnait de la science juridique, Garcia Gallo a aussi soutenu le besoin d’une intervention urgente pour récupérer et libérer l’histoire du droit. Celle-ci en tirerait un bénéfice si elle se détachait de l’histoire générale, vu que son but et ses méthodes sontbien distincts. Garcia Gallo a trouvé le fondement d’une telle autonomie dans la différence qui existe entre l’historicité du droit et celle des autres actes ou phénomènes de la culture.
35Donc, en droit, de façon plus accentuée que dans d’autres sphères de l’activité humaine, le passé et le présent reflètent largement la même chose. C’est la persistance bien caractéristique du droit qui, sans pour cela nier son historicité ni son évolution, le réduit cependant à de justes limites. Il faut dire que nous sommes, dans le fond, devant une conception du droit comme objet d’une historicité si particulière qu’elle s’individualise spontanément par l’idée de persistance.
36Le droit, par nature, aspire à la continuité, et offre une résistance supérieure aux changements qui le défigurent. De manière persévérante, dans tous les ordres juridiques, il subsiste des noyaux permanents qui s’obstinent à durer. Ce n’est que l’accessoire qui est sacrifié dans les convulsions. Il y a toujours quelque chose de tenace et d’intemporel dans la temporalité de l’histoire du droit, comme si elle rappelait une petite lueur de temps divin qui converge normativement avec le présent.
37Le fossé qui sépare, avec un air crispant, les positions de Paradisi et de Garcia Gallo. selon certains points de vue, accroît en apparence la distance qui, en réalité, est bien moindre. C’est sur ce point que s’est tournée l’attention d’Alvaro d’Ors, en trouvant que la différence entre ces deux auteurs était à peine de degré ou de nuance. Tous deux croyaient dans le besoin de tenir compte du social extra-juridique. Mais Garcia Gallo l’envisageait comme un simple complément, protégeant ainsi mieux que Paradisi la substantialité du juridique.
38L’histoire a un pouvoir magique fascinant qui transforme en histoire tout ce qui se laisse toucher par elle. Ainsi, pour Alvaro d’Ors, les études historiques spéciales transforment toujours en histoire la matière spéciale qui constitue l’objet de son étude. À l’image, par exemple, de l’histoire de l’économie, de la chimie, et de l’art qui sont, avant tout, histoire, un raisonnement identique devrait être fait en relation à l’histoire du droit. Il n’en est pas ainsi avec la philosophie du droit qui ne reflète que le droit philosophiquement recherché.
39Malgré tout, Alvaro d’Ors préserve la substantialité du juridique, bien qu’il le juge objet d’une science historique spéciale. De son point de vue, l’histoire se prend à des « réflexions de conscience humaine exprimées dans des textes sur ce qui lui arrive à lui-même ». De sorte que l’histoire du droit fait un objectif de ces textes qui. bien que se référant au droit, ne montrent non pas leur pure matérialité mais les réflexions humaines qu’ils envisagent.
IV – Une compréhension intégrale du droit dans l’histoire.
40Il n’est pas surprenant que, dans une question d’énorme importance problématique, on tende à faire rouler éternellement le rocher de Sisyphe. Un moyen de dépasser la confrontation que nous venons de retracer dans nos réflexions antérieures serait d’élever l’histoire du droit à un sommet, d’où elle pourrait voir la réalité juridique dans son intégralité réelle. Une vision qui ne coïncide ni avec les lois ni avec les règles juridiques. À mes yeux, ce que l’histoire du droit ne peut aucunement être, c’est un ensevelissement de normes mortes pour vivre d’elles.
41Je ne pense pas que la perspective historique d’un ordre juridique admette d’aborder des sujets dans un isolationnisme absolu, en faisant abstraction des conditionnements impérissables qui n’appartiennent pas à la sphère du droit. Disons qu’une conception insulaire du droit dans l’histoire ne recueille pas nos faveurs. Un certain accord historique se dessine toujours, plus ou moins accordé et même sous des aspects apparemment déconcertants, entre le monde du droit et l’univers qui l’entoure.
42Déjà dans la ligne romaniste, peu encline aux pures focalisations dogmatiques, on a surpris, très tôt, le besoin de s’occuper de l’arrangement génésique qui lie ce qu’est droit à ce qui ne l’est pas. Rappelons-nous la leçon de Ortega y Gasset qui, ayant pris les idées de Ihering et de Schultz, proclamait qu’il convenait d’élaborer une « teoría de los complementos extralegales que la ley nécessita », une « teoría de los complementos existentes en los senos profunos y ultrajurídicos de la sociedad ». Il faudrait, en vérité, exposer d’une façon ordonnée les forces, les vertus ou les valeurs qui, bien qu’influençant la norme juridique, ne se confondent pas avec elle, jusqu’au point où elles tissent entre elles un ordre unique. C’est ce qui est arrivé à l’époque romano-chrétienne, à travers l’union célébrée entre le juridique et l’éthique. Avec un énorme savoir, Juan Iglesias, souligne donc que « la genética y funcionalmente, el Derecho está ligado con lo que no es propriamente Derecho ».
43Les institutions et les hommes doivent être compris à la lumière de l’histoire. Il y a mille fils qui lient le droit, à chaque époque, à l’univers culturel humain. Il serait d’une insupportable légèreté d’ignorer les faits qui ont profondément influencé le mouvement du droit, car si ce n’était pas ainsi, le juriste serait privé de comprendre avec clarté la corrélation du droit avec le monde réel dans lequel il trouve sa justification et les conditions de possibilité. Artur Montenegro s’est distingué de façon percutante des conceptions dominantes. Bien qu’il ait déclaré l’importance prééminente de l’étude historique du droit romain, il n’a absolument pas condamné la méthode exégétique, en reconnaissant qu’elle sera toujours un grand éducateur de l’esprit des jurisconsultes. Les inclinaisons totalement exclusivistes méritent d’être bannies définitivement. C’est que « ni l’histoire n’a pu se dispenser de la juste interprétation des textes, ni l’exégèse des éléments que l’histoire lui offre ».
44D’ailleurs, sonder d’une façon compréhensible le cadre normatif d’un ordre juridique exige que l’on accorde une attention spéciale aux conditionnements. Ceci équivaut, selon les mots savants de Coing, à « comprendre cet ordre comme la solution d’un problème d’organisation de sa propre époque ». Ce n’est pas surprenant, par conséquent, que Coing ait insisté sur le point que « c’était seulement à partir de conditionnements que l’historien pouvait bien connaître les problèmes auxquels l’ordre juridique qu’il avait investigué essayait de résoudre ». On ne nie pas qu’on ait donné une importance différente aux grands problèmes d’organisation sociale selon leur contexte et leurs particularités. L’importance du thème croîtra naturellement si le chercheur se concentre sur le discernement entre les problèmes d’ordre juridique qu’une époque définie a attesté comme nouveaux et pour lesquels elle a défendu des solutions juridiques innovatrices, et ceux que le temps a jauni et pour lesquels le droit a renoncé depuis longtemps à trouver une solution, à travers des règles consacrées de forme persistante. Les périodes convulsives où le spectacle du démembrement du corps normatif de la société a été jeté dans l’arène de l’histoire ont été rares.
45De même Schultz, en constatant que des sentiments économiques et politiques s’instillent autant dans la formation du droit que les conceptions de coutume et de moralité, a fait resortir l’accord génétique et fonctionnel qui lie l’ordre juridique à l’ordre social non juridique. Il a remarqué, précisément, qu’il existait des obligations extrajuridiques d’une grande signification dans le monde romain. Cet illustre auteur entrevoyait donc que le droit historique d’un monde amplifié soit reconsidéré.
46C’est dans ces environs que se trouve la perspective adoptée par Riccardo Orestano, qui, nous devons le dire, a reçu parmi nous, à l’exemple de Ruy Albuquerque, un accueil chaleureux. Pour Orestano, la conception la plus fructueuse est celle qui voit l’étude historique du droit comme l’étude de l’expérience juridique dans toute sa riche pluralité. Elle ne constitue pas seulement un terrain de rencontre d’orientations théoriques qui convergent et irradient dans différentes directions, mais surtout, elle représente un seul mode d’envisager le droit sans pour cela l’amputer de sa phénoménologie et de ses manifestations concrètes. Il faut donc ne dédaigner aucun facteur qui exerçe une influence sur le cours du droit, pour pouvoir atteindre une connaissance intégrale de l’action humaine qui anime l’expérience juridique. C’est avec celle-ci, dans sa totalité et sa complexité que s’identifie le droit, bien loin de la vision durement unilatérale qui le réduit à un quid abstrait, isolé et détaché de la pulsation de l’activité humaine.
47L’histoire du droit est loin de se limiter aux moments de conceptualisation et de systématisation. Rien de ce qui pourrait être susceptible d’être rapporté au panorama intégral et omnicompréhensible de l’expérience juridique ne doit être écarté pour être inutile ou inopérant. Il n’est pas rare que des notations relâchées, sorties d’un tourbillon fragmentaire et chaotique de faits et d’idées, aident à reconstituer l’atmosphère d’une époque. Elles acquièrent une valeur et un sens pour cet univers d’expérience juridique, comme l’exprime Orestan avec la belle image de ces petites pierres d’une grande mosaïque en voie d’être exécutée et qui ne révèlent que peu à peu le dessein de l’ensemble et qui, à peine intégrées dans un tout, conquièrent une fonction unitaire.
48Il y a une cohérence globale irréfutable dans chaque époque. Il faut comprendre le droit selon un tout historiquement intégré. Comme l’a clairement relevé Castanheira de Neves, « ce tout étant une synthèse historique, à travers ce même tout et son unité, on reconnaîtra la cohérence corrélative da la pluralité des éléments, ou dimensions qui les constituent – les uns rendent compréhensibles les autres et sont compréhensibles grâce à ces autres. Cohérence intégrante qui nous permettra même de parler ici de besoin historique : chacun des éléments trouve sa nécessité (sa compréhension-explication) chez les autres ».
49Les sources et les divers témoignages anciens constituent le portique empirique de n’importe quelle recherche historico juridique. Un réseau indispensable auquel on ne peut se soustraire car, d’une certaine manière, c’est là qu’existe toujours un abri contre le pur subjectivisme. On ne rejette pas l’idée que les documents ne répondent qu’en fonction des questions qu’on leur pose. Nous savons, par la fulgurante leçon de Gadamer, que le présent recoupe notre horizon herméneutique du passé. La présence indiscrète de l’historien se fait sentir depuis les questions choisies jusqu’au choix des faits historiquement déterminents.
50Le point est que, ayant une conscience critique de la relativité de notre antiquitatis notitia, les résultats de la recherche ne sont pas anticipés, ce qui prescrit une structure aux contours définis et que l’on domine avant de connaître. Une advertance qui ne reflète pas un simple apparat théorique. Ainsi, celui qui cède à la tentation d’attacher aux données objectives venues de l’intimité de l’histoire une synthèse compréhensible qui, à priori, était tracée, ne serait pas loin du commettre un grand péché.
51Le temps, insoumis à l’ordre abstrait que l’homme veut lui imposer, devient une force incoercible de corrosion, avec le même murmure doux de la mort qui doucement ronge et défigure à mesure qu’elle s’approche. De toute façon, on ne peut refuser une certaine autonomie aux variables du passé. Ce qui continue à être discrédité est, ce que nous osions appeler, sans grande nouveauté substantielle, le radicalisme d’une chronomanie qui persiste à mettre au passé l’image fidèle de la conceptualisation et de la systématique juridique moderne, qualifiant ainsi les notions et les catégories du droit de naturellement intemporelles. Mais l’histoire, si elle intronise des représentations de nature conceptuelle, grâce, aussi, aux coups provenant de la pratique, discrédite les vieux concepts, leur causant ainsi des difformités de sens qui lui font perdre leur caractère.
52Face au cadre problématique que nous venons de tracer, je requiers l’aide d’un simile précieux temprunté à une œuvre de Rousseau : « tous les hommes sentiront du plaisir à entendre des sons agréables, mais si ce plaisir n’est pas animé par des inflexions mélodiques qui lui sont familières, il finira par ne pas devenir délicieux ni tourner en volupté. Les plus beaux chants, pour plus coûteux que ce soit, feront toujours une impression défectueuse à une oreille qui n’est pas accoutumée à eux : nous faisons face à une langue dont nous devons connaître le dictionnaire ». Or, chaque époque tend à fermer sa propre harmonie juridique. Celui qui n’a pas le soin de l’apprendre ne pourra pas en jouir. Il y a un manque d’étude prolongée qui nous habitue aux échos de son droit. Si nous ne dépassons pas cette phase avec succès, nos oreilles, condamnées aux sons rustiques, ne percevront que de simples bruits.
53L’historien, comme l’a soutenu Collingwood, doit reconstruire le passé dans son propre esprit. La mission principale réside dans l’analyse de ce passé qui a laissé des vestiges derrière lui. Si les traces se transforment en mots écrits, il faut donc découvrir ce que ces mots signifiaient pour la personne qui les a écrits, révélant ainsi la pensée formulée par ces mots. Or, quelquefois, l’expression ne convient à l’idée que comme s’il s’agissait de vêtements larges. Et n’importe quelle expérience passée revit dans l’esprit de l’historien, mais à travers une relecture actuelle dans laquelle une tendance poétique impénitente s’infiltre fréquemment.
54Le présent, guindé par le critère de recherche, ne doit pas envahir de façon étouffante les structures du passé. Aussi dans le domaine juridique, il faut respecter les schémas d’entrelacement du passé, pour qu’il ne soit pas entièrement captif d’amarres, de catégories ou de problèmes qui remplissent et font foi du présent de notre droit. En vérité, tout avertit qu’il ne faut pas se laisser aller vers une fusion complète et dépréciative, en empêchant que la réalité historique manifeste, même à travers nous, son mode bien spécifique et certainement bien divers d’être juridique.
55En tout cas, le juriste-historien n’a pas besoin de se défaire de ses vêtements ni de vendre tous ses biens juridiques pour suivre le filon pur de l’histoire. La dogmatique se présente comme une discipline ordonnée de principes et constructrice d’un système harmonieux de concepts. Bien que l’esprit supérieur de Shaftesbury signale que « the most ingenious way of becoming foolish is by a System », on convient que cela ne constitue pas une hérésie de ranger les faits historiquement épurés à la lumière de la dogmatique moderne. Mais celle-ci ne doit pas être si intense qu’elle nous mène à des visions édulcorées ou au voeu obsédant d’orner les dogmes d’aujourd’hui avec une généalogie chaque fois plus illustre dans son ancienneté. Ruy de Albuquerque a écrit une synthèse magnifique en relation avec ce thème. Allant droit au but, il a montré clairement que « l’application de la dogmatique moderne aux études historiques a un rôle évident, que ce soit dans le surpassement de l’atomisme factuel, presque toujours provenant des sources, ou dans l’étude du développement des institutions. C’est seulement en en tirant profit que l’on pourra surprendre le moment précis de la formation de nos concepts, les séparer des faits antécédents, motivateurs, et établir le rapport avec les institutions qui les ont précédés ».
56N’importe quelle science, selon Aristote, se fonde sur ses propres présupposés. Pour se constituer, elle a besoin de les trouver et de les formuler. De plus, en science juridique, les faits ne surgissent jamais désincarnés, c’est-à-dire, dans leur pure cruauté factuelle. Au contraire, il y a des opérations intellectuelles constantes qui se chargent de représenter en mots et en concepts l’immense champ désordonné de la phénoménologie du droit. Une expositio verborum détermine toujours un point de départ qui ne peut être pas éliminé. C’est, en effet, de la pure fantaisie de penser que l’on peut se passer d’une certaine médiation conceptuelle. Ce serait peut-être le moment approprié d’apporter à cet écrit les fameuses paroles de Goetheano qui rappelait de manière suggestive qu’un fait est déjà une théorie.
57Le tourbillon fragmentaire des faits qui étourdit l’inattentif se vainc à travers les concepts. Par conséquent, il serait d’une suprême légèreté de dévaloriser l’importance d’une formation juridique solide pour l’historien de droit. Si l’on renonçait à la lecture rigoureuse des concepts juridiques, il serait impossible de connaître l’histoire du droit. De la même manière, on n’insistera jamais assez pour qu’une vaste éducation historique puisse être tirée du dogmatique. Celle-ci offre d’énormes possibilités dans l’interpretatio des normes, la compréhension des institutions juridiques, la découverte du sens de l’exercice de la fonction judiciaire et la reconstitution de l’application méthodique et pratique du droit.
58A l’horizon du droit, il n’appartient qu’aux juristes formés historiquement de pouvoir certifier, avec assurance, l’historicité des concepts dogmatiques dressés pour des fins techniques. C’est que la dogmatique représente aussi un théâtre historique où l’énergie créative de l’esprit juridique s’envole dans le temps et où l’on peut assister naturellement à la naissance et à la disparition d’institutions, à l’ascension et à la chute de doctrines et même au reflet intellectualisé du jeu confus de facteurs d’ordre social qui, bien des fois, interagissent de manière imprévue.
59De l’endroit où se place l’historien, on voit un monde qui englobe le droit. Toutefois, le vaste panorama dont il jouit serait-il aussi précieux ? Pas du tout. Le plus grand obstacle auquel l’historien se voit confronter provient de l’immense problème de démarcation des liaisons importantes. Helmut Coing distingue ingénieusement entre la méthode d’enchaînement global d’idées (« globale Verknüpfung »), où les solutions inscrites dans un ordre juridique doivent s’entrelacer globalement avec les autres éléments essentiels à la culture correspondante, et la méthode d’enchaînement spécial des idées (« spezielle Verknüpfung »), où, au contraire, on voit l’étude des normes et des institutions juridiques comme ayant une relation spéciale avec des phénomènes extra juridiques déterminés et non à travers une vision globalisante.
60Considérons ces deux méthodes. La première facilite la sinueuse intromission de préjugés catégoriels aimés de l’historien lui-même. C’est Coing qui le reconnaît tout de suite. La deuxième fuit ce grand risque dans la mesure où elle établit à peine une relation entre une norme spéciale et un élément déterminé de la culture. Pour pouvoir faire cette liaison, avec assurance, on doit partir, selon Coing, du traitement herméneutique des textes qui se penchent sur ce sujet. Cependant, cette orientation, sans aucun doute tendanciellement correcte, succombe lorsque l’on ne trouve pas des attaches convenant aux sources, ce qui rend l’enchaînement spécial d’idées impossible et éloigne la création d’un cadre de liaisons choisies avec un savoir-faire certain.
61La mésaventure évoquée ci-dessus nous oblige donc à corriger notre position. Elle renvoie le chercheur vers le panneau, trop générique et souvent peu transparent, de l’enchaînement global d’idées. La méthode opposée, celle de l’enchaînement spécial, est d’une précision plus chirurgicale, bien qu’elle s’en ressente, car, comme le met en évidence Ruy de Albuquerque, « elle n’embrasse pas les phénomènes de grande ampleur ». Ici, il n’y a pas de place pour les adhésions absolues. Si, dans certaines circonstances, la méthode d’enchaînement global d’idées conserve un certain mérite, celle de l’enchaînement spécial, elle aussi, n’assure pas tous ses crédits.
62Il est évident que les liaisons doivent être, de préférence, des lignes exactes. Les phénomènes ne portent sur eux aucune étiquette d’identification et encore moins de référence aux liens à révéler. Provenant quelques fois purement de l’intuition, il y a toujours un travail de lucidité intellectuelle qui, après un examen tumultueux de la réalité des choses, détermine un fait comme juridique.
63La force vient de la reconnaissance que c’est nous, et seulement nous, qui déduisons certains phénomènes, selon les propriétés structurelles et fonctionnelles que nous y avons découvert. Or, si c’est le juriste historien qui doit juger un fait comme juridique par déduction, c’est lui aussi qui doit tisser le réseau des relations qui pourraient mieux l’éclairer dans cette sombre forêt des apparences. Une tâche qui nécessite une attitude sagace de discernement qui transforme le lien insignifiant en fondement clair et distinct. Et cette chaîne de relations considérées comme indubitables ne se rétablit qu’à travers un procès interprétatif dont le point principal se trouve dans le talent sensé qu’une formation profondément juridique et solidement historique irradie.
64Le travail des idées de nature juridique devient donc décisif dans l’affirmation de la singularité du droit en tant que phénomène culturel. Castanheira de Neves l’a bien mis en évidence en soulignant que le « contexte historique intégrant permet, et impose, une compréhension historiquement globale du juridique, mais ne pourra pas effacer le spécifique constitutif avec lequel le juridique contribue aussi à la formation de ce tout formé du contexte intégrant. L’histoire juridique est l’histoire de ce spécifique dans ce tout ».
65Une position qui nous oblige à réfléchir sur deux moments. Dans un premier moment, nous sommes confrontés avec les options problématiques propres de la pensée juridique qui, en leur obéissant, tisse son œuvre de constitution matérielle spécifique. Le second moment conduit à une inévitable insertion historique compréhensible où, loin de s’isoler, le droit est, avant tout, un « conditionné-conditionnant dans le tout historique où il s’est intégré ». On ne peut pas non plus ignorer que l’éclaircissement total des virtualités compréhensibles du monde environnant en relation avec l’aire juridique, même par la voie inquiète des attaches réciproques, présuppose un tout achevé, c’est-à-dire, un terme quelconque ou une consommation historique. Reprenant la belle image de Hegel que Castanheira de Neves a manié habilement, « c’est seulement lorsque les ombres du crépuscule descendent sur un certain moment historique que le hibou de Minerve prend son vol ».
66Et nous voilà arrivés, éclairés par les observations antérieures, à une conclusion importante. L’histoire du droit prend, grâce à la particularité épistémologique de cette matière, le rôle de science pleinement juridique, mais qui s’ancre aussi de façon obstinée dans un statut scientifique-historique solide. Si l’histoire du droit est aussi bien le droit historiquement perçu, que la perception du sens historique du droit dans son historicité inéliminable, tout nous dit de poursuivre avec ferveur une compréhension intégrale du phénomène juridique tout en développant une science ambivalente qui étudie les liaisons systématiques et historiques en tant qu’unité. Cependant, ceci ne doit pas obscurcir la perceptive qui nous permettra de voir clairement le juridique dans l’histoire sans pour autant cesser de le dénommer comme juridique pendant qu’il est assimilé et objectivé par une pensée spécifique.
Auteur
Professeur à l’Université de Coimbra.
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