La problématique de l’histoire du droit du travail dans la revue d’économie politique à la Belle époque
p. 421-429
Texte intégral
1 L’historiographie juridique est confrontée à un objet paradoxal. En effet, l’histoire du droit est un discours fondé sur un modèle rhétorique construit pour supporter l’épreuve des faits. Mais en même temps, le développement de l’histoire narrative interpelle l’historien du droit pour lui révéler que son discours est une mise en « intrigue » des normes. En réalité, l’impossibilité d’une causalité stricte en science humaine conduit à mettre en scène des acteurs institutionnels, des pratiques et des règles. Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut espérer évoquer la vie du droit.
2Pour autant la spécificité de son discours n’empêche pas l’histoire du droit de contribuer à la constitution d’un nouveau champ du savoir. De ce point de vue, les relations discrètes qui ont pu se nouer entre l’histoire juridique et l’économie à la Belle époque sont suffisamment significatives. À ce moment, le savoir économique est en voie d’institutionnalisation en tant que discours scientifique. En France, un enseignement autonome d’économie est difficilement créé au sein des facultés de droit en 1877. En 1895, un doctorat de sciences politiques et économiques est instauré comme point possible d’achèvement d’un cycle d’enseignement juridique. Enfin en 1896, le gouvernement va établir une agrégation en science économique pour le recrutement spécifique de professeurs1. Cette consécration universitaire masque mal les arrière-pensées politiques. En effet, les nouveaux républicains souhaitent légitimer leur pouvoir en refondant un nouveau pacte social avec les plus pauvres. Ils ne vont donc pas hésiter à mobiliser le savoir économique au service d’une nouvelle Economie sociale. La consécration de l’enseignement économique répond ainsi aux nécessités de la formation de la nouvelle élite républicaine2. La fondation de la Revue d’Economie politique, en 1887, est un moment fort de cette évolution.
3Cette revue s’oppose à l’ultra libéralisme, largement inspiré d’Outre-Manche, du groupe savant dominant formé autour de la Société d’économie politique et du Journal des économistes. Durant la période 1887-1914, la Revue d’Economie politique trouvera d’ailleurs essentiellement son unité dans ce qu’elle combat. On comprend ainsi mieux l’œcuménisme qui caractérise la composition de ses membres. Ainsi, son instigateur, le solidariste coopérationniste Ch. Gide y côtoie l’interventionniste P. Cauwés, le libéral E. Villey ou les leplaysiens E. Fournier de Flaix et P. du Marroussem. Des ennemis jurés tels que les économistes Schmoller et Menger y publient leurs études. La faculté de droit, elle-même, soutient la revue pour répliquer aux critiques des économistes libéraux qui dénient aux juristes les aptitudes nécessaires à l’enseignement économique3.
4En matière de méthodologie, la religion de la revue est loin d’être établie. Elle oscille entre les tentatives inductives de la monographie et, de façon plus réticente, à la généralisation par la mathématisation, pourtant préconisée par un soutien aussi éminent de la revue que L. Walras4. Il faut dire que les tenants de la Revue d’Economie politique se soucient surtout de s’associer aux juristes pour fonder la nouvelle « science sociale ». La revue occupera d’ailleurs ici un rôle de pont entre les juristes et les premiers sociologues5 avant que la rivalité n’éclate au tournant des XIXe et XXe siècles6. L’objectif épistémologique de la revue justifie donc que l’on cherche à mettre en évidence son apport à différentes sciences humaines dont ici l’histoire du droit. L’orientation solidariste de la revue explique l’importance qu’elle a pu accorder aux questions du travail. C’est pourquoi la Revue d’Economie politique s’est surtout préoccupée d’histoire du droit du travail. Cette dernière est évoquée dans les volumes 1892, 1895 et 1896 à travers trois études formant un ensemble de plus de 200 pages. La première étude est d’inspiration libérale et prétend constituer un « essai historique sur la législation industrielle de la France »7. La seconde et la troisième étude sont d’inspiration plus interventionniste et portent sur l’histoire de la protection ouvrière française8.
5Ces deux thématiques historiques, jamais mises en avant dans l’analyse de la revue9, permettent pourtant d’aborder l’intégralité de la problématique qui articule, encore aujourd’hui, l’histoire du droit du travail. En effet, faut-il estimer que le droit français moderne du travail est issu de l’entrechoc de l’idéal révolutionnaire de libération du travail et de la nécessité de policer la nouvelle liberté ? Ne faut-il pas plutôt considérer que la logique statutaire de la législation contemporaine du travail prend sa source dans le développement de la question sociale, dès la Monarchie de juillet ? Ce questionnement historique prend tout son sens à la Belle époque car il sert à établir la légitimité d’une législation sociale qui prend son essor dès 1884 avec la consécration de la liberté syndicale10 et la transformation économique de la France.
L’histoire du droit du travail libre.
6C’est le juriste Marc Sauzet (1852-1912) qui va s’efforcer de démontrer par l’histoire que la raison d’être du droit du travail réside dans la libération du travailleur. Avocat à la Cour d’appel, professeur à la Faculté de droit de Paris, il sera député de l’Ardèche entre 1893-1899 et 1910-1912. Inscrit sur la liste de gauche radicale, il s’oppose aux conservateurs. Il appartient en réalité à ces radicaux de droite qui les premiers vont collaborer avec les républicains modérés opportunistes. Homme du centre républicain, il a défendu la liberté religieuse, la propriété comme liberté économique tout en s’intéressant très tôt à la question sociale. Libéral, il a compris que le règlement de cette dernière conditionne la survie de la nouvelle industrialisation française. Aussi, déjà au sein de la revue critique de législation et de jurisprudence, il est celui qui s’intéresse aux problèmes sociaux tout en restant proche des positions libérales du fondateur de la revue, Wolowski11.
L’exaltation de l’œuvre « sociétale » de la révolution libérale.
7Son appréhension libérale du droit du travail, conduit Sauzet à l’envisager à l’aune d’une histoire de la « législation industrielle ». Son attitude traduit également le droit de son époque qui ne parle pas encore de droit du travail mais envisage la question ouvrière comme l’un des thèmes du droit de l’industrialisation12. En même temps, les hommes de la Belle Epoque avaient bien conscience que la nouvelle entreprise industrielle fondée sur une division du travail accentuée et le principe de hiérarchie allait devenir le modèle type de l’organisation des relations du travail. Aussi au risque de l’anachronisme, Sauzet, le républicain de cœur, va rechercher les origines de la législation industrielle en pleine Révolution française alors que la France est encore bien loin de sa révolution industrielle. Son discours historique n’en est pas moins riche puisqu’il utilise la littérature de l’époque, les archives parlementaires et surtout des documents de première main inédits tirés des archives nationales. Il va d’ailleurs découvrir le projet de codification de la législation industrielle du baron Louis Costaz qui préfigurait dans des termes un peu plus ambitieux la célèbre loi du 22 germinal an XI. La structure de son discours historique repose plus sur une construction rhétorique que narrative. On reconnaît là le juriste formé à l’école de l’exégèse qui, pour révéler une évolution normative cohérente, préfère suivre le fil des actes juridiques plutôt que le destin de ses auteurs.
8Le point de départ de sa rétrospective juridique est la proclamation de la liberté du travail à l’époque révolutionnaire qui rompt avec le corporatisme d’Ancien Régime. Et, bien avant l’article de Mathiez de 193113, il reconnaît que ce principe ne fut pas complètement reconnu dès la nuit du 4 août 178914. Il fallut attendre le vote du décret d’Allarde et de la loi le Chapelier. Son interprétation de ces textes reste essentiellement économique ; à aucun moment il ne propose une lecture plus politique, pourtant proposée aujourd’hui, qui fait de ces textes des mesures de préventions contre les émeutes populaires15. Cette compréhension des textes l’encourage à insister sur les décrets de la Constituante du 31 décembre 1790 et du 25 mai 1791 relatif au droit des inventeurs. À son sens, la protection du droit de l’inventeur n’a rien à voir avec un « privilège » issu d’une « concession du pouvoir » comme sous l’Ancien Régime. Elle n’est que la garantie de sa propriété et contribue à la préservation du travail16. Sauzet passe toutefois sous silence que le droit révolutionnaire des brevets empêchait l’inventeur d’utiliser librement sa propriété à l’étranger17.
9Sa défense du libéralisme révolutionnaire pousse également Sauzet à récuser les attaques du traditionaliste Taine qui vient de publier ses origines de la France contemporaine depuis 1875. Les critiques tainiennes contre le despotisme jacobin lui paraissent trop fondées sur un psychologisme tiré « des opinions personnelles émises dans les travaux parlementaires » ou de l’extrapolation d’un « jacobin idéal »18. Bien plus que d’opposer une perception « institutionnaliste » de juriste à une vision « personnaliste » d’historien, Sauzet s’engage clairement dans le débat sur la légitimité de la Révolution française qui, à l’époque, a encore une forte connotation politique. La passion militante transparaît, lorsqu’il écrit, à propos de l’œuvre de la Révolution française, que « les droits privés, elle les a méconnus toutes les fois qu’elle a vu le salut public en jeu : de là le rétablissement de la confiscation, les lois sur les réquisitions et par voie de conséquences sur le maximum. Elle les a, au contraire, proclamés quand elle a pu échapper à l’obsession du salut public »19. Cette façon bien républicaine d’appréhender la révolution comme un « bloc » unitaire ne l’empêche cependant pas de regretter l’incapacité de la Révolution à abandonner tout étatisme.
Le refus de la rationalisation étatiste de la liberté du travail.
10La frilosité libérale de Sauzet transparaît tout particulièrement dans sa lecture critiquable de l’article 7 du décret d’Allarde. En effet, selon lui, en affirmant que tout entrepreneur devra se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits, le législateur aurait « conservé intact l’arsenal réglementaire de l’ancien régime »20. Il va même plus loin en voyant abusivement là le fondement d’un réglementarisme qui aurait atteint son apogée avec la loi du 22 germinal an XI. Pour prouver son assertion, il cite curieusement in extenso le projet Costaz, sans même le commenter21, alors qu’il ne s’agissait que de l’un des projets visant à la préparation de la loi de l’an IX. Il s’agit en réalité d’une tactique argumentative de Sauzet.
11Il est vrai que le projet Costaz et la loi de germinal an XI visent tous les deux à promouvoir une police des manufactures protectrice du libéralisme économique naissant. Ces deux textes condamnent la coalition attentatoire à la liberté d’entreprendre22. Mais le projet Costaz est imprégné d’un légicentrisme plus accusé. Il faut dire que ce projet fut rédigé vraisemblablement entre 1799 et 1801, alors que la désorganisation du marché industriel entraîne un retour illégal à des réglementations municipales corporatistes23. Ce texte est donc le reflet d’une volonté de l’État de mettre en place une véritable police du travail ouvrier qui ne soit pas un retour vers l’Ancien Régime.
12Il faut d’abord souligner qu’il prévoit quatre titres formés de 40 articles24 là où la loi de germinal an XI se borne à trois titres rassemblant 12 articles25. De surcroît, plus marqué par le positivisme légaliste, le projet Costaz édicte que la loi reconnaît et garantit les conventions librement consenties26. À l’inverse, lorsque la loi de germinal an XI évoque les conventions régissant le travail de l’apprenti ou de l’ouvrier, elle affirme que le contrat librement consenti ou passé de bonne foi sera exécuté sauf hypothèses limitatives27. Enfin la différence d’inspiration de ces deux textes transparaît encore dans la façon d’exprimer juridiquement l’obligation liant patron et ouvrier. L’article 14 du projet Costaz prévoit que « les ouvriers ne peuvent quitter ceux avec lesquels ils ont pris des engagements avant le terme fixé par ces engagements ». En revanche, la loi de germinal an XI renoue plutôt avec une conception du rapport de travail plus sensible à l’anti-esclavagisme typique des conventionnels. En effet, si l’article 18 de la déclaration de droits de l’homme de la constitution de 1793 dit que « tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre, ni être vendu », l’article 15 de la loi de germinal an XI prévoit que « l’engagement d’un ouvrier ne pourra excéder un an à moins qu’il ne soit contre-maître, conducteur des autres ouvriers ou qu’il n’ait traitements et conditions stipulés par un acte exprès ». Il faut d’ailleurs rappeler que cette formulation libérale inspirera au final l’article 1780 du Code civil de 1804 sur le louage de services qui prévoit que l’on ne peut engager ses services qu’à temps ou pour une entreprise déterminée. Le louage de service, fait sans détermination de durée peut toujours cesser par la volonté de l’une des parties contractantes.
13Cette stratégie argumentative qui conduit Sauzet à traquer le réglementarisme le fait passer à côté de la signification véritable de la législation napoléonienne sur le travail. Soucieuse d’endiguer une concurrence débridée, la loi de germinal an XI impose le livret ouvrier pour lutter contre le débauchage sans pour autant céder à la tentation corporatiste récessive, dès le consulat28. Au fond, elle ne fait que respecter l’intégrité d’un libéralisme français caractérisé par l’adhésion à une certaine forme d’étatisme29. Il faut semble-t-il imputer la cécité de Sauzet à la chaleur du débat sur la question sociale à son époque. D’autant qu’il a bien saisi les limites du libéralisme mis en place au début de la Révolution. Il reconnaît ainsi que le régime de la loi Le Chapelier visant à instaurer un marché du travail articulé autour « des conventions librement faites entre particuliers » n’est plus à l’ordre du jour en cette fin de XIXe siècle. Les révolutionnaires ne l’avaient forgé que « pour la petite industrie [car] c’est elle qui était victime du système corporatif, [...] c’est en elle seulement que l’on voit la liberté individuelle du travail à protéger, et c’est pour elle seule que le contrat individuel sera un instrument efficace de liberté et d’égalité ». L’idéal réformiste de Sauzet trouve alors à s’exprimer lorsqu’il s’écrie : « Vienne la grande industrie, et le contrat individuel sera un moyen d’oppression pour le fort (le patron unique qui emploie des centaines ou des milliers d’ouvriers) contre le faible (l’ouvrier condamné à l’isolement). En effet, la prohibition de toute espèce d’association de personnes n’entrave en rien la concentration des capitaux aux mains de chefs d’industrie uniques. Par cette concentration se fera l’accaparement de la demande de travail, bien plus complet que par une association de petits patrons qui, elle, n’aboutirait pas à une unité aussi parfaite de vues et de volonté »30. Est-ce alors à l’État d’intervenir pour briser la concentration du pouvoir patronal ? Sauzet ne le dit pas et sa méfiance à l’égard du réglementarisme n’incite pas à lui prêter une telle pensée. Du coup, sa pensée traduit l’impasse d’un libéralisme en attente d’une réforme par la société elle-même au nom de la nostalgie d’un idéal révolutionnaire égalitariste, alors que cette société se trouve commotionnée par l’industrialisation. D’autres, n’hésiteront pas à sortir de cette voie sans issue en en appelant à l’action de l’État.
L’histoire de la protection légale du travail ouvrier.
14La thématique de la légalisation d’un statut ouvrier, en France, a été abordée dans la Revue d’Economie politique par un économiste autrichien d’origine hongroise, véritable francophile dénommé Victor Mataja. Le faible écho suscité par ses travaux explique le peu d’informations biographiques que l’on peut recueillir à son sujet. D’abord Professeur d’économie à Innsbruck, il occupa par la suite un poste de haut fonctionnaire au ministère du commerce à Vienne. Son intérêt pour l’économie sociale et son adhésion à l’interventionnisme étatique en matière de lutte contre le paupérisme lui ont certainement été inspirés par l’enseignement de son maître Carl Menger ainsi que par le développement du modèle social germanique31.
Une méthode historique au service du réformisme social.
15L’analyse de la protection ouvrière en France proposée par Mataja est riche. Elle repose sur une histoire parlementaire tirée le plus souvent, semble-t-il, du Moniteur universel, de la littérature spécialisée de l’époque et des travaux d’enquête menés au sein des institutions consultatives du commerce et de l’industrie. La structure discursive de Mataja s’oppose à celle de Sauzet. En effet, l’économiste autrichien privilégie le registre narratif sur l’argumentation rhétorique. Du coup, la volonté de dramatisation du discours peut le conduire à des jugements cinglants, tel celui qu’il porte sur le décret de mars 1848 pris par le gouvernement provisoire pour limiter le temps de travail. Il écrit à ce propos : « une loi plus imparfaite aura certes rarement vu le jour ; aussi n’y a-t-il que le désir d’accorder quelques concessions à une foule surexcitée, joint au manque de réflexion qui puissent expliquer ce décret qui a tout l’air d’être un mauvais travail d’écolier que le maître ne sait pas où commencer à corriger »32. Ce ton emporté, que n’auraient pas désavoué les historiens romantiques, domine une étude au service du réformisme interventionniste étatique. C’est la raison pour laquelle Mataja concentre son étude sur quelques grands textes législatifs de la préhistoire du droit du travail moderne tels que la loi de 1841 sur le travail des enfants, les deux lois de 1848 sur la limitation du temps de travail et la loi de 1851 sur le contrat d’apprentissage. La séquence historique qu’il retient, allant de la monarchie de juillet au second empire, lui permet de refuser de reconnaître l’apport du libéralisme au droit du travail. À l’inverse de Sauzet, Mataja ne pense d’ailleurs pas que la Révolution française soit une période intéressante pour rendre compte de l’histoire de la question ouvrière. Reprenant une solution historiographique de gauche, il fait découler l’émergence de la question sociale des « conséquences funestes de l’industrialisme ». Il souligne qu’« avec l’application l’agonie de tant de petites entreprises, on en vint à recourir au travail démesuré des femmes des machines, avec la division du travail, l’établissement des fabriques et et des enfants, à prolonger à l’excès la durée du travail, souvent sans tenir aucun compte des exigences de la morale et de l’hygiène »33. La séquence historique choisie conduit, il est vrai, à raisonner sur des textes juridiques inappliqués. Mais en fait ce choix historiographique conditionne la mise « en intrigue » des normes. En effet, elle permet à Mataja de démontrer que la société est inapte à s’autoréguler et que l’action de l’État doit être plus ferme pour ramener l’harmonie sociale.
La confiance dans l’Etat savant.
16Cet espoir en la force de l’État permet de mieux comprendre pourquoi Mataja critique les régimes politiques du passé, qui de par leur origine monarchique, auraient pu facilement agir en matière sociale. Vilipendant la monarchie de Juillet, il dénonce « l’inaction d’un gouvernement » qui explique l’inefficacité de la loi de 184134. Il s’étonne également de « l’incapacité dont fit preuve l’empire sur le terrain de la protection ouvrière [...] car il ne se montra pas indifférent en général aux mesures qui tournaient à l’avantage de la classe ouvrière, sans lui concéder cependant la liberté de ses mouvements »35. Il fait plutôt confiance à la nouvelle IIIème république qui a promu de nouveaux textes sociaux. Avec sa venue, « se trouve arrivée à son terme la période des tâtonnements ; elle va faire place à celle du progrès réel, pour ce qui concerne la protection ouvrière »36.
17La nature du réformisme de Mataja transparaît aussi dans son appréciation du rôle des acteurs sociaux. Il exalte l’élite scientifique et cite l’exemple du Docteur Villermé qui a su attirer l’attention du gouvernement de la monarchie de juillet sur le triste sort des enfants dans l’industrie. Il insiste également sur l’importance des groupes d’industriels éclairés, se référant à la société industrielle de Mulhouse qui avait œuvré en faveur de la loi de 1841. En revanche, le peuple lui paraît incapable de prendre son destin en main. Evoquant le monde du travail du premier XIXe siècle, il se récrie contre « l’indifférence des ouvriers qui ne pensaient point encore à engager une lutte d’après un plan arrêté, en recourant à la puissance de l’État pour obtenir des modifications plus favorables dans les conditions de travail »37. C’est toutefois le capitalisme égoïste qui suscite le plus sa réprobation. Il en voit une illustration dans l’élite industrielle et commerciale du second empire qu’il qualifie abusivement et de façon cassante de « fumier social, dans lequel plus tard Zola alla chercher les personnages qu’il mit en scène dans ses romans »38
18La critique engagée de Mataja, proche de celle des futurs radicaux, n’altère pas la richesse de son interprétation historique. Il faut toutefois préciser que l’économiste austro-hongrois a tendance à sous-évaluer la signification de certains textes. Son opposition entre le décret de 1848 du gouvernement provisoire sur la limitation du temps de travail et sa modification par l’assemblée conservatrice, qui, tout en rallongeant la durée du labeur, maintient sa limitation, est trop manichéenne. En réalité, l’analyse des travaux parlementaires démontre, qu’après la répression de juin 1848, l’assemblée a adopté un texte qui est le fruit d’une dialectique entre socialisme et libéralisme. La loi qu’elle va finalement voter est une position transactionnelle39. De la même façon, Mataja insiste trop sur le rôle des parlementaires lors de l’élaboration de la loi de 1851 sur le contrat d’apprentissage. Ce texte est surtout le fruit d’un travail technique du Conseil d’État qui s’était inspiré d’un embryon d’enquête menée sous la monarchie de Juillet auprès des manufacturiers40.
Conclusion.
19On le voit, l’histoire du droit du travail proposée dans les études parues dans la Revue d’Economie politique est riche. L’apport historiographique de la revue demeure encore intéressant de nos jours puisque les articles de Sauzet et Mataja servent d’étude de base à la recherche historique contemporaine41. C’est dire l’intérêt d’opérer leur critique constructive. De surcroît, ces articles nous introduisent au sein d’une problématique historiographique toujours d’actualité42. On pourrait faire valoir que la thématique de l’organisation des relations collectives du travail dépasse de nos jours la vieille opposition entre l’idée d’une historiographie de la libération du travail et celle de la légalisation de la protection ouvrière. Or la crise économique persistante actuelle démontre à quel point la logique statutaire du droit collectif du travail peut se heurter à la revendication d’une libération du travail.
20Le débat historiographique abordé dans la Revue d’Économie politique de la Belle Epoque peut donc toujours éclairer l’actualité. Toutefois, si l’histoire du droit du travail veut contribuer à la réflexion sur la crise du social, il convient qu’elle sorte d’un climat politique passionnel dommageable. En effet, la politisation excessive du débat social en France a trop longtemps étouffé l’éclosion d’une histoire du droit du travail43, alors que l’histoire du travail s’est toujours bien portée. La pratique d’une historiographie constructive paraît en la matière une pratique salutaire.
Notes de bas de page
1 A. Sevin, « Une pratique de la monographie en économie politique. La thèse de doctorat (1898-1938) », Revue d’histoire des sciences humaines, 2003, n° 9, p. 54 s.
2 B. Dumons et G. Pollet, « Universitaires et construction de l’Etat providence : la formation économique et juridique des élites françaises (1890-1914) », Revue d’histoire des facultés de droit et de la science juridique, 1999, n° 20, p. 181 s.
3 M. Pénin, « La Revue d’Economie politique ou l’essor d’une grande devancière (1887-1936) », in L. Marco (sous dir. de), Les Revues d’économie en France. Genèse et actualité (1751- 1994), L’Harmattan, 1996, p. 163.
4 Ibid. p. 168.
5 Ibid., p. 164.
6 Sur la rivalité entre Worms, le sociologue des juristes et Durkheim voir L. Mucchielli, La découverte du social. Naissance de la sociologie en France, Editions la découverte, 1998. p. 144 s. Sur l’utilisation de la jurisprudence comme substitut de l’enquête sociologique, V° Dix-neuf-cent, D. Alland, S. Rials (sous dir. de). Dictionnaire de culture juridique. Lamy/PUF, 2003, p. 383-384.
7 M. Sauzet, « Essai historique sur la législation industrielle de la France », Revue d’Economie politique. 1892, p. 890 s. ; p. 1096 s. : p. 1184 s. (désormais désigné LI).
8 V. Mataja, « Les décrets sur la journée de travail en 1848 », 1892, p. 1255 s. (désormais désigné par DJ) ; « Les origines de la protection ouvrière en France ». Revue d’Economie politique, 1895, p. 529 s. ; p. 739 s. ; Revue d’Economie politique, 1896, p. 232 s. ; p. 354 s. (désormais désigné par PO avec l’année de la revue).
9 M. Pénin n’en fait pas cas dans son premier article (ouv. cité) ni dans l’approfondissement qu’il en a donné plus tard sur une période plus restreinte (« Un solidarisme interventionniste : la Revue d’Economie politique et la nébuleuse réformatrice (1894-1914) », in C. Topalov (sous dir. de). Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Ed. de l’EHESS, 1999, p. 95 s.).
10 Sur cet essor voir F. Hordern et P. Barrau, Histoire du droit du travail par les textes, t. I. cahiers de L’IRT d’Aix-en-Provence, n° 8, 1999, p. 67 s.
11 Parmi les thèmes étudiés par Sauzet dans cette revue citons : « De la responsabilité des patrons vis-à-vis des ouvriers dans les accidents industriels » (1883) ; « Situations des ouvriers dans l’assurance collective contractée par le patron » (1886) ; « De la nature de la personnalité des syndicats professionnels » (1888) ; « Le livret obligatoire des ouvriers » (1890).
12 F. Lekéal, « Les origines de l’enseignement de la législation industrielle : enjeux et qualification d’un nouveau champ d’études », Construction d’une histoire du droit du travail, cahiers de L’IRT d’Aix-en-Provence, n° 9, 2001, p. 17 s.
13 A. Mathiez, « Les corporations ont-elles été supprimées en principe dans la nuit du 4 août 1789 ? », Annales historiques de la Révolution française, VIII, 1931, p. 252-257.
14 LI, p. 890.
15 H. Burstin, « La loi Le Chapelier et la conjoncture révolutionnaire », A. Plessis (sous dir. de). Naissances des libertés économiques. Le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier, IHI, 1993, p. 63 s.
16 LI, p. 898.
17 A. Beltran, S. Chauveau, G. Galvez-Behar, Des brevets et des marques. Une histoire de la propriété industrielle, Paris, Fayard, 2001, p. 30.
18 LI, p. 1102, note 1.
19 Eod. loc.
20 Ibid., p. 905.
21 Ibid., p. 1192 et s..
22 Comparez le titre III du projet Costaz (ibid., p. 1198) et le titre II de la loi du 22 germinal an XI (F. Hordern et P. Barrau, ouv. cité, p. 21).
23 Voir le commentaire de F. Hordern (ibid., p. 23).
24 Titre I, II, III, IV.
25 Uniquement les titres II, III, V.
26 Article 1 et 13 du projet.
27 Article 9 et 14 de la loi de germinal an XI.
28 J. Tulard, « Le débat autour du rétablissement des corporations sous le Consulat et l’Empire », J-L Harouel (dir.), Histoire du droit social. Mélanges en hommage à J. Imbert, PUF, 1989, p. 537 s..
29 N. Rousselier. « La culture politique libérale », S. Berstein (dir.). Les cultures politiques en France, Seuil, 1999, p. 97-105.
30 LI, p. 920-921.
31 H. Saint-Marc, « Etude sur l’enseignement de l’économie politique dans les universités d’Allemagne et d’Autriche », Revue d’Economie politique 1892, p. 469-470.
32 DJ, p. 1258.
33 PO. 1895, p. 529.
34 Ibid., p. 739.
35 Ibid.. 1896, p. 367.
36 Ibid., p. 369.
37 Ibid., p. 367.
38 Ibid., p. 356.
39 O. Tholozan, « La liberté du travail à l’épreuve de la durée du labeur dans la première moitié du XIXème siècle », Revue de la recherche juridique-Droit prospectif, 2004-4. p. 2029.
40 O. Tholozan, « Le débat parlementaire de 1851 sur le contrat d’apprentissage ou la liberté contractuelle acclimatée », Construction d’une histoire du droit du travail, ouv. cité. p. 207 et s..
41 On les trouve toujours citées à juste titre comme début de bibliographie dans les grands panoramas de la recherche actuelle (G. Aubin et J. Bouveresse, Introduction historique au droit du travail, PUF, 1995, p. 40 ; F. Hordern, ouv. cité. p. 29 ; p. 43).
42 II suffit de rappeler deux interprétations dominantes du débat sur l’histoire du droit du travail qui font écho à celle de Sauzet et Mataja. J. Bouveresse défend l’apport de la révolution libérale à la constitution d’un droit moderne du travail (« Y avait-il un droit du travail avant le droit du travail ? », S. Dauchy, S. Demars-Sion, F. Lekéal, B. Dubois (dir.), Histoire, justice et travail, Lille, Centre d’histoire judiciaire, 2003, p. 203 et s. ; J. Le Goff maintient que le droit moderne du travail apparaît avec l’émergence de la question sociale en 1830 (Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail des années 1830 à nos jours, PUR, 2004, p. 19-20).
43 Voir les interrogations sur l’existence d’une histoire du droit du travail de F. Hordern, « Pour une histoire du droit du travail », Histoire des accidents du travail, 1979, n° 6, p. 135 ; Y. Guin, « Epistémologie de l’histoire du droit du travail », Procès, 1983, n° 13, p. 41 et s. ; N. Olszak, Histoire du droit du travail, Paris, PUF, 1999, p. 8.
Auteur
Maître de conférences à l’Université Paul Cézanne Aix-Marseille III.
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Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017