Georges Vacher de Lapouge : de l’histoire du droit à l’anthroposociologie
p. 281-289
Texte intégral
1 Georges Vacher de Lapouge est connu des sociologues1 et des historiens des idées politiques2 pour ses théories sur les races et son apologie de l’eugénisme. On sait moins qu’il a d’abord été un juriste, ayant manifesté très tôt un vif intérêt pour l’histoire du droit.
2Lapouge naît en 1854, à Neuville-de-Poitou, dans le département de la Vienne. Après de brillantes études secondaires, il suit les cours de la Faculté de droit de Poitiers et, en 1879, est reçu docteur, à l’unanimité des quatre boules blanches, avec les éloges du jury, pour sa thèse qui traite Du patrimoine en droit romain et en droit français3.
3Il entre alors dans la magistrature et bénéficie d’un avancement rapide grâce à ses idées républicaines et son anticléricalisme. Dès 1879, il est nommé substitut à Niort4 et, l’année suivante, procureur de la République au Blanc, avant d’être déplacé à Chambon-sur-Voueize (Creuse), puis aux Sables d’Olonne. Sa carrière est remplie de promesses jusqu’au jour où, par suite de négligences coupables dans une affaire criminelle, il est obligé de démissionner5.
4En 1883, Lapouge qui est âgé maintenant de 28 ans passés vient s’installer à Paris en vue de préparer l’agrégation de droit. Il s’inscrit pour le concours de 1884, mais ne passe aucune épreuve, en estimant qu’il n’est pas suffisamment prêt pour avoir des chances de réussir. Dès lors, puisqu’il se sent libre, il suit avec passion les enseignements les plus divers qui lui plaisent, au risque de se disperser. C’est ainsi qu’il apprend l’hébreu, l’égyptien et l’assyrien à l’École des hautes études, découvre le chinois et le japonais à l’École des langues orientales, étudie l’égyptologie et l’assyriologie à l’École du Louvre. Il travaille aussi au laboratoire de zoologie du Muséum d’histoire naturelle et suit les cours dispensés à l’École d’anthropologie où Paul Topinard lui enseigne la méthode pour étudier les races humaines.
5En 1885, Lapouge se présente au concours d’agrégation, mais il est ajourné après avoir passé les épreuves d’admissibilité6. Il ne sera donc pas professeur de droit, comme il l’espérait, et doit se contenter d’un poste de sous-bibliothécaire à l’Université de Montpellier.
6La préparation de l’agrégation l’a cependant conduit à écrire deux articles qui paraissent en 1885 et 1886 dans la Revue générale de droit et la Nouvelle Revue de droit français et étranger. Lapouge qui, par ses études, se situe à la charnière de plusieurs disciplines, cherche à développer une conception dynamique du droit, produit par l’histoire et se transformant avec elle. Partisan du réalisme et d’un positivisme épistémologique, il critique « le perpétuel bénissement du Code civil » par les commentateurs de l’École de l’Éxégèse qui conduit selon lui à la routine et à une dialectique abstraite, isolée des faits. Son but est d’analyser les institutions humaines et de les comprendre, en évitant un attachement stérile au passé. « Il faut vivre les yeux fixés sur l’avenir, écrit-il, et ne regarder le passé que pour comprendre la direction de la voie »7. Sa démarche intellectuelle s’apparente à « l’évolutionnisme juridique » de Raymond Saleilles et à la « libre recherche scientifique » de François Gény, mais aux références que ces derniers font à la sociologie, l’économie politique ou l’histoire, il veut ajouter la linguistique, l’archéologie, l’anthropologie et surtout les sciences naturelles
7Lapouge qui est un adepte du darwinisme social8 a des ambitions très précises. À partir du postulat de l’hérédité des caractères acquis établie par Lamarck et de la théorie de l’évolution des espèces chère à Darwin, il se met en tête de rechercher les origines de la population européenne et de réduire le droit des successions aux seules réalités biologiques.
I – Les origines de la population européenne
8Dans la Nouvelle Revue historique du droit français et étranger de 1886, Lapouge publie un article intitulé « Le dossier de Bunanitun, étude de droit babylonien »9, à un moment où peu de Français, historiens du droit, s’intéressent aux tablettes cunéiformes. « Le droit assyrien, écrit Vacher de Lapouge, attend, pour être révélé, la venue d’un assyriologue jurisconsulte, auquel seraient d’ailleurs nécessaires beaucoup d’autres connaissances. En attendant cet assyriologue, il faudra se contenter, et c’est notre seule ambition, de faire isolément connaître à ceux qui font de la sociologie positive quelques données parmi les plus importantes et les mieux établies du droit assyrien ».
9Le dossier de Bunanitun est un jugement rendu au sixième siècle avant Jésus-Christ qui est gravé sur une tablette d’argile provenant des fouilles de Nimroud en Mésopotamie. Lapouge fait un commentaire de ce procès en restitution de dot, puis se livre à des comparaisons entre la femme mariée à Rome et à Babylone10, mais là n’est pas l’essentiel. Cette affaire de droit privé babylonien n’est qu’un prétexte pour commencer à échafauder, à partir de la craniologie, la théorie des races qu’il va ensuite reprendre et corriger au fur et à mesure de ses travaux. Pour lui, les hommes qui ont apporté en Europe l’usage de la pierre polie, la culture des céréales et la domestication des animaux étaient des celto-slaves, bruns et brachycéphales, venus des confins septentrionaux du monde chaldéen. C’est par leur civilisation plus avancée qu’ils ont pu vaincre les populations autochtones représentées par des dolichocéphales blonds et bruns. L’argumentation est hasardeuse, car la race celto-slave n’a jamais existé, mais l’erreur n’est pas imputable à Lapouge. Elle provient d’une confusion faite par l’anthropologue et chirurgien Paul Broca à la suite de ses premières recherches. Celui-ci avait trouvé que les peuples de la Gaule celtique, entre la Seine et la Garonne, au temps de César, étaient brachycéphales. En revanche, les dolicho-blonds auraient été plus nombreux au Nord, en Gaule belgique. Dès lors, il en avait conclu à l’existence d’un peuple celte, brachycéphale, issu d’un croisement d’une première invasion gauloise dolichocéphale et d’indigènes brachycéphales. Par ailleurs, Broca avait trouvé la même brachycéphalie dans la région occidentale de la Russie où l’on parle une langue slave. Il n’en fallait pas plus pour que la désignation celto-slave fût appliquée à toutes ces populations pour mieux accentuer leurs ressemblances11. Lapouge s’est donc trompé en reprenant la thèse de Broca, mais il veut surtout démontrer que ces peuples ont emprunté leurs connaissances agricoles au Proche-Orient considéré comme le berceau de la civilisation.
10Dans la seconde partie de l’article paru la même année dans la Revue générale de droit12, Lapouge donne déjà une autre version du processus de peuplement sur le continent européen. Il y aurait eu pendant la période néolithique, une race dolichobrune, encore dominante aujourd’hui dans les péninsules du Midi. Puis seraient apparus des brachy-bruns qu’il appelle encore, faute de trouver mieux, des celto-slaves. Ces derniers se sont superposés aux indigènes dans l’Europe orientale, centrale et en France. Enfin, par-dessus le tout, serait venue, à l’époque protohistorique, une grande race dolicho-blonde, formée probablement dans les régions du Nord de l’Europe.
11Cette division des races est reprise par Lapouge dans son cours libre de science politique professé à l’Université de Montpellier, puis il lui donne toute son importance dans son livre Les Sélections sociales, paru en 1896. Dans les îles britanniques, en Scandinavie et en Allemagne du Nord prédomine le type d’Homo Europaeus. C’est l’Européen par excellence. Il est grand, blond, dolichocéphale, avec des yeux bleus. À ces caractères physiques, correspond un « faciès » psychologique. Il est dominateur, sûr de lui, avec une volonté froide, précise, tenace. En religion il est protestant ; en politique, il fait prévaloir les intérêts de la Nation et de sa race13.
12À la suite d’auteurs allemands14, Lapouge voit le berceau de la race des dolicho-blonds dans les lagunes de la « plaine de Latham ». Il s’agirait des contrées septentrionales de l’Europe à la dernière période interglaciaire, une région indécise entre l’archipel britannique et la péninsule Scandinave « tantôt terre et tantôt mer », submergée depuis par la mer du Nord15.
13À partir de cette espèce d’Atlandide boréale engloutie, Lapouge bâtit tout un roman historique auquel il rattache de manière acrobatique tous les grands peuples qui, par vagues successives, se sont répandus en Europe. Les Grecs, les Gaulois, les Germains, les Slaves et, même les Étrusques, étaient, d’après lui, composés presque entièrement de cette race. Ils auraient joué un rôle primordial dans la création et la diffusion des langues européennes. C’est pourquoi Lapouge les appelle aussi des aryens, par commodité et par référence à Gobineau, même si, de son propre aveu, en utilisant ce terme, il y avait un abus de langage16.
14Pour désigner la race qui prédomine en France, dans les Alpes, y compris l’Allemagne du Sud, et les Balkans, il abandonne, dans Les Sélections sociales, l’appellation de celto-slave pour celle d’Homo Alpinus, désignant un brachycéphale de petite taille, ayant les cheveux bruns et les yeux marron. Attaché à la tradition, il est besogneux ; c’est un soldat soumis, un fonctionnaire obéissant, un parfait magistrat, parce qu’attentif aux puissants du jour. En religion, il est plutôt catholique ; en politique, il est amoureux de l’uniformité, volontiers niveleur et par conséquent tourné vers la démocratie17.
15Europaeus et Alpinus sont les deux races principales, mais il existe aussi en Espagne, en Italie et sur tout le pourtour de la Méditerranée, des dolicho-bruns de petite taille. Lapouge y voit un type très ancien qu’il appelle Homo Contractas dont auraient fait partie dans l’Antiquité les Ombro-Latins et les Romains eux-mêmes18.
16La craniologie sert de support pour justifier la théorie des races et rechercher les origines de la population européenne. C’est la même démarche scientifique, ou plutôt qu’il croit scientifique, qui le conduit à appuyer le droit sur la biologie.
II – Le droit biologique des successions.
17La Revue générale du droit, dans ses livraisons de 1885 et 1886, accepte un article de Lapouge, intitulé « Études sur la nature et sur l’évolution du droit de succession »19. Cette revue, dirigée par des professeurs de droit français et étrangers, dont Sumner Maine, associés à des magistrats et un avocat au Conseil d’état, s’ouvre à la pluridisciplinarité. Son comité de rédaction souligne, dans une note en bas de la première page de l’article, qu’il a entretenu ses lecteurs, à différentes reprises, du mouvement qui tend à faire intervenir les sciences naturelles dans l’étude du droit. Fidèle à ses traditions, le comité n’a pas hésité à accepter ce travail d’un jeune agrégatif qui constitue une des premières manifestations en France de la nouvelle école. Par précaution toutefois, il en laisse l’entière responsabilité à son auteur.
18Lapouge reprend la théorie darwinienne de l’évolution pour l’adapter à la structure familiale. L’homme ne peut échapper à son destin. Il est conditionné par les générations précédentes aussi bien pour son physique que pour ses penchants, ses émotions et ses passions. Les liens familiaux, l’amour des parents pour les enfants ou la piété filiale n’y peuvent rien changer. Seule compte la transmission héréditaire des caractères qui, par variations successives a conduit à la société actuelle.
19Dès lors, Lapouge écarte la succession testamentaire, dans laquelle il voit une institution « conforme à l’esprit tortueux, peu clairvoyant et conservateur des Romains ». Sa légitimé est discutable et si le testament s’est maintenu, c’est en raison de l’influence du prestige de Rome sur les institutions européennes. Il est préférable, selon lui, comme l’ont fait les Germains, de fonder le droit de succéder sur des bases résultant de la communauté du sang. Pour cela, il n’est pas besoin de s’entourer de justifications inutiles, comme l’ont fait certains juristes en invoquant « la voix de la nature [ou] la mystérieuse volonté de Dieu qui accorde les enfants et dont les familles sont l’œuvre ». Il vaut mieux chercher à savoir pourquoi la communauté de sang crée le droit d’hériter et Lapouge pense en avoir trouvé la réponse hors de la sphère juridique, du côté de la biologie.
20« Demandons hardiment notre pourquoi à la biologie, écrit-il. Elle nous répondra autrement que ne pourrait le faire la métaphysique. Elle nous fournira des données positives, déduites d’expériences que l’on peut répéter à volonté, et d’observations que chacun peut faire, elle nous fournira des preuves matérielles qui tombent dans le domaine du scalpel, se laissent montrer en préparations et voir au microscope. Elle nous demandera qu’une chose : ne point oublier que les démonstrations des sens sont des démonstrations devant lesquelles il faut s’incliner, tandis que l’appel est toujours permis contre le raisonnement ».
21Or, en biologie, l’hérédité est directe ou indirecte. La première a pour cause le phénomène de la reproduction dont on commence à saisir la combinaison des gamètes mâles et femelles, la seconde tient compte des caractères ancestraux qui, par atavisme, peuvent réapparaître après un nombre indéterminé de générations.
22L’hérédité directe justifie la vocation des enfants à succéder à leurs parents. L’enfant est l’héritier naturel de ses auteurs. Il hérite des biens et des dettes, comme il hérite des caractères physiques et des maladies génétiques. De ce fait, la succession doit être égalitaire et n’établir aucune distinction fondée sur le sexe et l’ordre des naissances. En outre, puisque la biologie est à la base de tout, on ne saurait faire de distinction entre enfants légitimes et enfants naturels. Pour Lapouge, il est évident « qu’il n’y a pas deux embryologies, que l’hérédité, l’atavisme sont indépendants de toute convention sociale ». Du reste, ajoute-t-il, « cet état de chose tend à cesser, et il est probable que l’enfant naturel aura un jour partout un droit entier à la succession de ses parents et de leurs auteurs »20.
23L’hérédité indirecte, ancestrale, fournit ensuite à Lapouge la raison de la vocation successorale des petits-enfants et des arrière-petits-enfants. Les ascendants seront également appelés à défaut de descendants, « en vertu de la même loi d’identité partielle et de continuité ». Pour la succession collatérale, la vocation « se déduit de l’idée que la famille est une grande collection d’individus, unis par des liens de plus en plus faibles, mais effectifs, de dérivation d’une souche commune ».
24La communauté de sang est essentielle et Lapouge adapte les travaux de biométrie statistique, mis à la mode par Galton, le cousin de Darwin, aux structures de parenté. Pour cela il dresse un tableau de la quantité du sang héritable par chaque membre de la famille relativement au défunt, en supposant l’influence des père et mère égale à chaque génération. Avec les frères et sœurs, le rapport de sang est égal à 1, puisque tous ont les mêmes père et mère ; avec le père, il est de 1/2, de même qu’avec le fils et le neveu. Avec l’oncle et le bisaïeul, au troisième degré, le rapport est de 1/8. Il devient successivement de 1/16, 1/32, 1/64, etc.
25Si l’on tient compte de ces calculs pour le droit successoral, on devrait donc appeler le frère de préférence au père et même au fils, car il a le sang d’une composition identique à celle du défunt. De même le neveu et le fils, marchant de pair, devraient venir en concours. « Il y a des peuples qui, par raisonnement ou par le hasard de leur évolution sociale, sont arrivés à appliquer ce système en partie ou en totalité ». Peut-être Lapouge fait-il allusion à la théorie des parentèles édifiée par les historiens du droit, en Allemagne, aux alentours de 1800, pour expliquer le système successoral dans les lois des peuples germaniques, encore que ce système ne coïncide pas vraiment avec le tableau de la quantité de sang héritable. L’auteur peut aussi faire référence à la succession de frère à frère existant au Moyen Âge dans les familles de certains châtelains du Poitou, qui a été révélée en 1884 par un article de son ancien professeur de droit à Poitiers, Camille Arnault de la Ménardière, dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest21. À titre d’exemple, lorsqu’un vicomte de Thouars venait à mourir, ses frères prenaient successivement, dans l’ordre de la primogéniture, le gouvernement de la seigneurie. C’était seulement au décès du dernier d’entre eux que le fils aîné du défunt pouvait exercer sa vocation héréditaire et entrer en possession de l’héritage paternel dont il avait été jusqu’ici écarté par ses oncles. Arnault de la Ménardière voyait dans ce mode particulier de dévolution successorale une origine slave, liée à l’installation des Taifales en Poitou au IVe siècle, mais les vraies raisons sont d’ordre féodal. La succession de frère à frère était un compromis ingénieux entre la tendance à l’égalité dans les partages et le besoin de maintenir l’intégrité du fief22.
26Lapouge reconnaît cependant que cette manière de succéder pouvait paraître choquante, car la loi, dans tous les pays européens, fait passer les descendants avant les collatéraux privilégiés et s’il y a des ascendants, les frères et sœurs du défunt partagent avec eux. En outre la succession de frère à frère se heurte à une autre loi biologique plus forte, celle de la continuité. « Notre frère, écrit Lapouge, est le plus proche parent que nous puissions avoir, soit : mais notre fils ou notre père sont nous-même ! »
27En voulant étudier le droit de successions, Lapouge désire au fond exposer les idées qui lui tiennent à cœur sans pour autant révolutionner le droit. Lui-même considère, dans son article, que les résultats obtenus par l’intermédiaire de la biologie sont en relation directe avec les grandes lignes du Code civil. Il peut aussi faire une constatation qui lui donne entière satisfaction : le droit est plus proche des réalités scientifiques que des opinions préconçues des philosophes.
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29Que ce soit pour édifier une théorie des races ou rechercher les fondements du droit, Lapouge veut s’affranchir de toute conscience morale. Seul compte pour lui la réalité scientifique, sans avoir à se référer à des critères religieux, culturel ou humaniste. « Tout homme, écrit-il, est apparenté à tous les hommes et à tous les êtres vivants ! Il n’y a donc pas de droit de l’homme, pas plus que de droit du tatou à trois bandes ou du gibbon syndactyle, du cheval qui s’attelle ou du bœuf qui se mange. L’homme perdant son privilège d’être à part, à l’image de Dieu, n’a pas plus de droits que tout autre mammifère. L’idée même de droit est une fiction, il n’y a que des forces »23.
30Lapouge aurait pu devenir l’un des pionniers de l’anthropologie juridique en France, mais sa démarche est plutôt celle d’un provocateur et d’un scientiste, pour qui les sciences sociales ne peuvent employer aucune autre méthode en dehors de celles de la nature. Son matérialisme militant le conduit tout au plus à considérer que l’étude de l’homme comprend une branche supplémentaire par rapport à celle des animaux. C’est l’anthroposociologie, un terme qu’il invente avec son ami allemand Otto Amtnon24, ayant pour objet l’approfondissement des relations réciproques de la race et du milieu social. La mission de la nouvelle « science » est d’expliquer l’histoire et le droit par la seule réalité biologique25.
31La notion de race y est primordiale, même si les dolicho-blonds et les brachy-bruns se sont mélangés au fil des siècles, dans un processus de décadence générale aggravé par la modernité démocratique. Il y a chez Lapouge une obsession de la dégénérescence par le métissage26 qui rejoint le pessimisme de Gobineau, mais il pense s’en sortir par la voie de l’eugénisme en vue d’améliorer les populations humaines grâce à des pratiques qui permettront aux races les plus convenables de prévaloir rapidement par rapport aux moins bonnes.
32De manière générale, Lapouge recommande une politique eugéniste. Des lois devraient encourager la sélection des individus en favorisant la fécondité des plus sains et des plus robustes, quitte à se débarrasser des éléments inaptes ou indésirables par la stérilisation forcée. Mieux encore, si l’on veut mettre en œuvre ce programme de fabrication d’une humanité « parfaite », le seul vrai moyen serait de recourir à un interventionnisme d’État impliquant un régime de type socialiste.
33De telles affirmations ne sont que des suppositions hasardeuses et le résultat des fantasmes d’un anthropologue amateur érigés en certitude. Lapouge n’a été qu’un météore dans le domaine des sciences juridiques et sa théorie a été réfutée par les sociologues français, en particulier Durkheim et ses disciples27. Ses opinions sont, en revanche, reprises aux États-Unis et, après la Première guerre mondiale, elles influencent de manière indirecte les théoriciens du national-socialisme.
Notes de bas de page
1 Günter Nagel, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) Ein Beitrag zur Geschichte des Sozial-darwinismus in Frankreich, Fribourg-en-Brisgau, Hans Ferdinand Schultz, 1975 ; Pierre-André Taglueff, « Vacher de Lapouge Georges, 1854-1936 », dans le Dictionnaire des philosophes, sous la dir. de Denis Huisman, Paris, PUF, 1984, t. 2, p. 2559-2565 ; Pierre-André Taguieff, « Théorie des races et biopolitique sélectionniste en France. Aspects de l’œuvre de Vacher de Lapouge (1854-1936) », Sexe et race, III. 1988, p. 12-60 et IV, 1989, p. 3-33 ; Pierre-André Taguieff, La Couleur et le sang, doctrines racistes à la française, Paris, Éd. mille et une nuits, Les petits libres, n° 15, 1998. p. 91-163 et 193-204 ; Benoît Massin, « Georges Vacher de Lapouge 1854-1936 », dans le Dictionnaire des œuvres philosophiques, sous la dir. de Jean-François Mattei, Paris PUF, p. 2898-2900 ; Gérard Molina, « Vacher de Lapouge Georges, 1854-1936 », dans le Dictionnaire des philosophes, sous la dir. de Denis Huisman, Paris, PUF, 2e éd.. 1993, t. 2, p. 2843-2844 ; André Béjin, « Vacher de Lapouge Georges, 1854-1936 », dans le Dictionnaire du Darwinisme et de l’évolution, sous la dir. de Patrick Tort, Paris, PUF, 1996, t. 3, p. 4390-4396 ; Henri de La Haye-Jousselin, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) – Essai de bibliographie, Paris, chez l’auteur, 1986.
2 Paul Ourliac, « L’enseignement de la science politique à Montpellier en 1890 », Annales de l’Université des Sciences sociales de Toulouse, t. XXI, 1983, p. 147-152 ; Guy Thuillier, « Un anarchiste positiviste : Georges Vacher de Lapouge », L’Idée de race dans la pensée politique française contemporaine, recueil d’articles présentés par Pierre Guiral et Émile Témine. Paris, Éd. du CNRS, 1977, p. 48-65.
3 Poitiers, 1879 ; la thèse est imprimée la même année à Paris sous le titre : Essai de droit positif généralisé. Théorie du patrimoine.
4 Lapouge est alors l’auteur d’un projet de « réforme de l’organisation judiciaire », paru dans l’Avenir de la Vienne, du 24 au 27 février 1880, l’article est également diffusé sous la forme d’une brochure, Poitiers, Marcireau, 1880 ; voir Frédéric Chauvaud avec la collab. de Jacques Yvorel, Le Juge, le tribun et le comptable, Paris, Anthropos, 1995, p. 285 et Didier Veillon, Magistrats au XIXe siècle en Charente-Maritime, Vienne, Deux-Sèvres et Vendée, La Crèche, Geste éditions, 2001, p. 265-267.
5 Arch. dép. Vendée, 2 U 224 et 2 U 98.
6 Dans ses « Souvenirs » (Henri de La Haye-Jousselin, ouv. cité, p. 13), Lapouge laissera entendre qu’il n’a pas pu être nommé professeur, faute de n’être « pas sorti à l’agrégation en rang utile pour le petit nombre de places mises au concours », mais cela est faux ; une lettre de l’inspecteur d’académie V. Dupré en date du 24 déc. 1886, précisant son curriculum vitae, rappelle que « M. de Lapouge est docteur en droit, il s’est préparé à l’agrégation aux facultés de droit et a concouru deux fois sans succès », A.N. F17/22460, 95.
7 Bibl. Univ. Paul Valéry, Montpellier, Fonds Vacher de Lapouge, AO 68-96, s.-l., s.-d.
8 Jean-Marc BERNARDINI, Le Darwinisme social en France (1859-1918) Fascination et rejet d’une idéologie, Paris, CNRS Éditions, 1997, p. 161-176.
9 P. 113-138.
10 L’affaire était relativement simple : une femme nommée Bunanitun, fille de Harisa, avait épousé Bin-addu-natan et lui avait apporté une dot de trois mines et demie d’argent. Cette dot, complétée par deux mines et demie d’argent empruntées ensemble par les deux époux à un certain Iddin-Marduk, fut employée dans l’achat d’une maison, moyennant une somme totale de neuf mines et deux tiers. Sur demande de sa femme, le mari lui garantit le paiement de sa dot. mais lorsqu’il mourût, Aqabilu, frère de Bin-addu-natan, sans qu’on puisse connaître ses raisons, voulut réclamer la maison. En 547 av. J.-C., la neuvième année du règne de Nabonide, dernier roi de Babylone, les deux parties présentèrent leurs titres devant le tribunal et les juges déboutèrent Aqabilu de toute prétention sur le bien de son frère. Le jugement déclarait que la maison resterait la propriété de Bunanitun car elle lui avait été transmise en contrepartie de sa dot. Iddin-Marduk devait ensuite reprendre et recevoir les deux mines et demie d’argent qu’il avait prêtées pour acheter cet immeuble.
11 Lapouge reconnaît son erreur dans Les Sélections sociales. Cours libre de science politique professé à l’université de Montpellier (1888-1889), Paris, Fontemoing, 1896, rééd. Paris, Les amis de Gustave Le Bon, 1990, p. 20-21.
12 « Études sur la nature et sur l’évolution historique du droit de succession », t. IX, 1885, p. 205-232 et 316-330 ; t. X, 1886, p. 408-434.
13 Les Sélections sociales, p. 13-14.
14 Karl Penka et Ludwig Wilser dont il a commenté les ouvrages et les articles dans la revue l’Anthropologie, t. 3, 1892, p. 747.
15 L’Aryen, son rôle social, Cours libre de science politique professé à l’université de Montpellier (1889-1890), Paris, Fontemoing, 1899, rééd. Bologne, Arnaldo Forni, 1977, p. 142.
16 Les Sélections sociales, p. 16.
17 Ibid., p. 17-18 et L’Aryen, son rôle social, p. 481.
18 « Le berceau des Ombro-latins », le Félibrige latin, 1895. p. 84-111 et Les Sélections sociales, p. 23-28.
19 Art.cité note 12.
20 L’enfant naturel sera effectivement considéré comme un héritier par la loi du 25 mars 1896 et la recherche de paternité, commencera à être autorisée par la loi du 16 novembre 1912. Il faudra néanmoins attendre la réforme apportée par la loi du 3 janvier 1972 pour que cet enfant naturel ait « dans la succession de ses père et mère et autres ascendants, ainsi que de ses frères et sœurs et autres collatéraux, les mêmes droits qu’un enfant légitime (art.757 du code civil) ». Le trait dominant de cette réforme a été justement de permettre l’adéquation de la paternité juridique à la vérité biologique (Anne Lefebvre-Teillard, Introduction historique au droit des personnes et de la famille, p. 393-395).
21 « De la succession de frère à frère, survivances slaves dans la très ancienne coutume de Poitou », Mémoires de la Société des antiquaires de l’Ouest, 2e sér., t. VII, 1884, p. 343-361.
22 Marcel Garaud, « Le viage ou retour du vieux coutumier du Poitou ». Bulletins de la Société des antiquaires de l’Ouest, 3e sér., t. V, 1921, p. 747-788 et « Les châtelains de Poitou et l’avènement du régime féodal XIe et XIIe siècles », Mémoires de la Société des antiquaires de l’Ouest, 4e sér., t. VIII, 1984, p. 77-83.
23 L’Aryen, son rôle social, p. 511-512.
24 Benoît Massin, « Otto Ammon 1842-1916 », dans le Dictionnaire des œuvres philosophiques, p. 2206 ; Antonello La Vergata, trad. par Patrick Tort, « Ammon Otto 1842-1916 », dans le Dictionnaire du Darwinisme [...], t. 1, p. 73-74.
25 Georges Vacher de Lapouge, « La dépopulation de la France », Revue d’anthropologie, 3e sér., t. 2, 1887, p. 69-80 ; voir : André Béjin, « Le sang, le sens et le travail : Georges Vacher de Lapouge darwiniste social fondateur de l’anthroposociologie », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXXIH, 1982, p. 323-343 ; Pierre-André Gloor, « Vacher de Lapouge et l’anthroposociologie », Revue européenne des sciences sociales, cahiers Vilfredo Pareto, t. XXIII, n° 69, 1985, p. 157-170.
26 André Bégin, « Médiocratie et sélection sociales : la décadence selon Vacher de Lapouge », Mesurer et comprendre, Mél. offerts à Jacques Dupaquier, PUF, 1993, p. 23-31 ; André Pichot, La Société pure, De Darwin à Hitler, Flammarion, Coll. Champs, 2000, p. 171-172 et 313.
27 Benoît Massin, « L’anthropologie raciale comme fondement de la science politique, Vacher de Lapouge et l’échec de « l’anthroposociologie » en France », (1886-1936), Les Politiques de l’anthropologie, Discours et pratiques en France (1860-1940), sous la dir. de Claude Blanckaert, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 269-334.
Auteur
Professeur à l’Université de Poitiers.
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(xixe-xxe siècles)
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2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017