La première génération d’agrégés d’histoire du droit
p. 257-264
Texte intégral
À la mémoire du Professeur Gérard Sautel
1 De la place des sentiments dans l’étude de l’histoire, il y aurait beaucoup à disserter... Pour justifier le choix de notre sujet et de notre méthode, nous nous contenterons de dire que la recherche de l’objectivité est d’autant plus nécessaire quand nous travaillons sur les historiens du droit du passé pour nous garder des risques du corporatisme inhérents à l’identité disciplinaire. Nous avons pris le parti de traiter d’un groupe d’historiens du droit de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle après la création d’une agrégation spécialisée et la génération des « pères fondateurs » issus de l’agrégation unique (de Glasson 1865, Esmein 1875, Cuq 1876, Girard et Fournier 1880, Chénon et Brissaud 1883, Meynial 1887, Declareuil 1893, à Lambert et Collinet 1896). Nous n’avons connu personnellement aucun membre de cette cohorte. Il reste, sans doute de manière inévitable, un courant général de sympathie pour des universitaires qui ont cherché à expliquer les phénomènes juridiques par une démarche historique et qui ont cru à l’utilité de l’histoire du droit.
2Notre étude porte sur les agrégés des onze premiers concours d’histoire du droit de 1897-1898 à 1922, soit trente professeurs recrutés environ tous les deux ans-avec une longue interruption de 1912 à 1919 – à raison de deux à quatre reçus par concours. Nous pensons que, sur une durée de vingt-cinq ans de recrutement affectant des universitaires nés entre les années 1860 et 1890, s’est constituée une première génération de professeurs d’histoire du droit susceptibles, à travers des traits communs, d’avoir donné une configuration d’ensemble à la discipline. Les deux tiers des dossiers tenus par l’administration, avec les annotations des doyens et des recteurs, ont pu être retrouvés aux Archives Nationales1. Pour les autres professeurs, nous nous sommes appuyés sur les notices de la RHD – curieusement éparses – et sur des nécrologies publiées dans divers bulletins2. La carrière de ces enseignants présente un certain nombre de caractéristiques tenant à la structuration du corps des historiens des facultés de droit, au contexte politique de la première moitié du XXe siècle, enfin à l’orientation scientifique de leurs travaux. Ils ont été des universitaires (I), des combattants (II) et des savants (III).
I – Des universitaires.
3Les données conservées dans les dossiers d’archives ou reproduites dans les notices nécrologiques ont les défauts et les avantages de ce type de documents : dans leur sécheresse, ils ne nous disent pas grand chose de la personnalité de chaque professeur, mais dans leur globalité, ils se prêtent à un traitement statistique qui permet de dégager en matière d’âge, d’origine géographique et de carrière, certaines caractéristiques de la cohorte étudiée. Notre groupe de trente agrégés est relativement homogène en ce qui concerne l’âge de succès au concours d’agrégation (donnant droit à un emploi d’agrégé près d’une faculté des départements pour dix ans et à une chaire de professeur dans les 4 à 8 ans avant la première guerre mondiale, dans l’année suivante après la guerre) : un peu moins de 30 (29, 89) ans avant 1914 (19 professeurs), environ 36 ans et demi (36,45) après 1919 (11 professeurs), 32 ans et 4 mois pour l’ensemble de la période (30 professeurs). Le plus jeune est Duquesne agrégé à 25 ans en 1899, les plus âgés sont Lefèvre, Kroell et Regnault, agrégés à 39 ans en 1920 pour les deux premiers et en 1922 pour le troisième. L’élévation de l’âge moyen de succès à l’agrégation est, bien sûr, due à l’interruption du concours entre 1914 et 1918.
4Le lieu de naissance est identifié pour vingt-huit des agrégés et, en dépit de son caractère aléatoire, il révèle des inégalités : au profit de la partie septentrionale (17 professeurs) et au détriment de la partie méridionale (11 professeurs) du pays, avec un poids relativement limité de Paris (Astoul, Senn, Lévy-Bruhl), plus important pour le Nord-Ouest (Olivier-Martin et Le Bras sont nés dans les Côtes-du-Nord, Giffard en Ille-et-Vilaine, Boulard dans la Manche, Bridrey dans l’Orne, Génestal en Seine-Inférieure, Duquesne dans le Pas-de-Calais, Champeaux et Fliniaux dans le Nord). Aucun de nos professeurs n’est originaire de Haute-Garonne ! Relativement importante pour le choix de la faculté d’études (compte tenu de la forte attraction de Paris, par exemple pour Champeaux, Lefèvre), cette origine joue un rôle beaucoup plus faible pour la carrière : seuls le Nancéen Kroell, le quasi-poitevin Garaud (originaire des Deux-Sèvres) et les deux Aixois, Dumas et Bry n’ont connu qu’une chaire dans la ville même de leur naissance.
5La profession des pères de ces agrégés est rarement connue, dans la mesure où les actes de naissance ne figurent pas dans les dossiers (même en cas de départ à la retraite, l’acte de naissance fourni par l’enseignant est, ensuite, retiré). Nous savons seulement que Caillemer, Bry et Lévy-Bruhl étaient fils de professeurs d’université, Champeaux et Pissard d’avocat, Giffard d’avoué et Ferradou d’un receveur de l’enregistrement. Il n’y a là rien de très surprenant pour un corps enseignant des facultés d’origine bourgeoise où les professions juridiques sont surreprésentées3.
6Au moment de leurs succès au concours, nos premiers agrégés sont titulaires de deux doctorats : en droit romain et en droit français pour les concours de 1898 et 1899, puis en sciences juridiques et en sciences politiques ou économiques (après la réforme du doctorat en 1895 : Caillemer déjà en 1901, Perrot et Pissard en 1907 et 1910, Lefèvre en 1910 et 1912, Noailles en 1912 et 1914). Cette exigence disparaît pour les concours d’agrégation organisés après la première guerre mondiale (Petot avec une seule thèse en 1912 de même pour Regnault, Kroell, Garaud, Viard avec en plus une thèse ès-lettres). Très peu de dossiers mentionnent la prestation du serment d’avocat (Astoul, Ferradou et Maria agrégés en 1897, Huvelin en 1899), à la différence des civilistes. Beaucoup des agrégés ont été, en revanche, chargés de conférences ou de cours avant le succès à l’agrégation : nous avons trouvé dans 17 dossiers ce détail qui montre l’apparition d’un début de carrière spécialisé. Les cas de candidatures à plusieurs concours, pas toujours indiqués, deviennent naturellement plus fréquents avec le temps et après la guerre de 1914-1918. Plus atypiques sont les passages par la Fondation Thiers (Senn, Giffard, Olivier-Martin), l’Ecole des Chartes (Dumas) ou l’École de droit du Caire (Durtelle de Saint-Sauveur). Noailles a été membre de l’École française de Rome après l’agrégation (1922-1923).
7Il est possible de différencier plusieurs types de carrière après l’agrégation, en fonction de leur durée, du passage par une ou plusieurs facultés, d’une éventuelle promotion à Paris et de l’exercice de fonctions administratives dans l’université. La durée moyenne de la carrière se situe un peu en dessous de 30 ans (29, 37 ans), avec naturellement de grands écarts tenant aux décès prématurés. Les carrières les plus courtes sont celles des professeurs morts pendant la première guerre mondiale – Boulard (6 ans, mort au front en 1914) et Pissard (4 ans, mort en 1916) – et celle de Lefèvre (5 ans) mort en 1925. Les plus longues, dépassant 40 ans, sont celles de Ferradou (41 ans), Olivier-Martin. Bry et Le Bras (42 ans) et, en première place par la combinaison de l’âge d’accès au professorat et des années de rectorat, celle de Félix Senn (44 ans).
8Si l’on considère le nombre de facultés dans lesquelles ces professeurs ont été en poste, les résultats sont les suivants : une seule faculté pour 12 d’entre eux, des carrières les plus courtes (celles de Pissard, Boulard, Lefèvre, Viard) aux plus longues (celles de Durtelle de Saint-Sauveur 33 ans à Rennes, Thomas 34 ans à Toulouse, Dumas 41 ans à Aix, Bry 42 ans à Aix) ; deux facultés pour 12 autres (l’appel à Paris pour Génestal, Olivier-Martin, Fliniaux, Noailles, Lévy-Bruhl, Petot, Le Bras ou à Strasbourg en 1919 pour Duquesne et Champeaux), trois facultés pour 5 (Ferradou, Caillemer, Senn. Perrot et Regnault) et quatre facultés pour le seul Giffard. La fin de carrière à la Faculté de droit de Paris – qui signifiait, d’abord, une rétrogradation (compensée par une indemnité) des professeurs des facultés de province au rang d’agrégé en attendant le jeu complexe des chaires vacantes – concerne onze membres de notre cohorte, Félix Senn se singularisant à nouveau par sa demande de retour à Nancy en 1926 après quatre années passées à Paris. Pour ce qui est de l’exercice des fonctions administratives dans l’université, situées elles aussi en fin de carrière, Ferradou (Bordeaux 1935-1940). Thomas (Toulouse 1935-1938), Durtelle de Saint-Sauveur (Rennes, 1938-1941), Bry (Aix 1945-1952) et Le Bras (Paris 1959-1962) ont été doyens, Senn toujours atypique successivement doyen (1931- 1940), recteur (du 15 novembre 1940 au 26 février 1946) et à nouveau doyen (1945- 1949) à Nancy.
9Comme on le voit, la totalité ou l’essentiel de la vie professionnelle de ces agrégés d’histoire du droit s’est passée à l’université. Duquesne fait un peu figure d’exception par son entrée à la Cour de cassation. Une des ambitions des créateurs de l’agrégation, aux premiers rangs desquels Adhémar Esmein, a été accomplie : l’agrégation a bien fabriqué une identité professionnelle et, au sein des facultés de droit, s’est constitué un corps d’enseignants spécialisés en histoire et entièrement dévoués à leur discipline.
II – Des combattants.
10Ces historiens du droit, Esmein les avait probablement rêvés comme des hussards au service de la République. Dans la mesure où ils ont été, pendant presque toute leur carrière, des fonctionnaires – notons seulement les fonctions de maître de conférences à l’Institut catholique de Lille de Duquesne – il nous paraît légitime de nous interroger sur leur implication de citoyen dans le contexte, pour la plupart d’entre eux, de la Troisième République. Ici le traitement statistique s’avère plus difficile, les dossiers sont peu diserts sur les engagements politiques des professeurs – surtout après 1914, le contrôle exercé par les autorités républicaines sur les professeurs de droit suspectés d’opinions cléricales s’étant surtout manifesté entre les années 1880 et 1900 – et il n’est pas toujours possible de retracer l’itinéraire idéologique d’enseignants qui, pour beaucoup, n’ont pas fait part publiquement de leurs opinions. Nous pensons, néanmoins, qu’apparaissent des traits eux aussi susceptibles d’avoir marqué l’image de cette première génération d’agrégés d’histoire du droit.
11La première caractéristique, générationnelle, tient à la place de la guerre avec un grand nombre de carrières affectées par un ou deux des conflits mondiaux du XXe siècle. La majorité de nos agrégés a servi sous les drapeaux pendant la première guerre mondiale, avec des situations variables tenant à leur âge, leur santé et leur affectation. Rendons honneur, d’abord, à Louis-Marie-Jean Boulard agrégé en 1908, lieutenant tué sur le front de la Marne dès le 3 septembre 1914 et à Hippolyte Pissard agrégé en 1911, lieutenant tué sur le front de la Seine en 1916. Ont servi au front Astoul (capitaine d’artillerie, 1914-1919), Génestal (pas d’affectation mentionnée), Champeaux (combattant de Verdun, décoré), Perrot (blessé en 1915, chevalier de la Légion d’honneur), Bry (décoré de la Légion d’honneur en 1935), Lévy-Bruhl (blessé et chargé ensuite des relations avec l’Armée américaine) et Lefèvre (décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre). Senn était à l’État-major. À l’arrière, leurs compétences juridiques ont amené Petot et Ferradou à être greffier ou commis-greffier de la justice militaire, Olivier-Martin (exempté, engagé spécial en 1915) à être conseiller technique sur les questions contentieuses, Maria et Huvelin à être attachés au contrôle télégraphique, Thomas à l’intendance, Fliniaux, Dumas et Viard au service auxiliaire, ce qui leur permettait de continuer à faire cours pendant les hostilités. Incontestablement, la première génération d’agrégés d’histoire du droit a été marquée par la Grande guerre et les comportements propres aux anciens combattants ont probablement eu des effets sur leurs orientations idéologiques et leurs choix politiques.
12Avant d’envisager les carrières qui ont été affectées par la seconde guerre mondiale, nous pouvons indiquer quelques tendances visibles à travers les dossiers ou les notices nécrologiques. Pour la majorité des professeurs, nous n’avons aucun renseignement à caractère politique et cette situation semble bien correspondre à une absence d’engagement public de leur part en dehors de la participation à des œuvres sociales (par exemple, Senn pour les HBM). Pour deux professeurs seulement, les documents font état d’opinions conservatrices ou d’un militantisme catholique qui étaient des caractéristiques communes à beaucoup de professeurs de droit à la fin du XIXe et au début du XXe siècle (Chénon était assez représentatif de ce courant). Il s’agit d’Astoul, considéré comme « d’opinions très arriérées » par le recteur de Caen en 1903, et de Joseph Duquesne, remarqué pour son implication dans le mouvement et les œuvres catholiques (notamment en Alsace). Un autre groupe est constitué par Ernest Perrot4 et Olivier-Martin dont les sympathies pour l’Action française sont bien connues5 et, à l’opposé de l’échiquier politique, Henri Lévy-Bruhl qui a appartenu à la SFIO. Thomas, conseiller municipal de Toulouse de 1918 à 1924, soutenait probablement la majorité municipale modérée de l’époque dans la mesure où il était chargé des questions budgétaires.
13C’est dans ce contexte que les carrières de quelques agrégés d’histoires du droit ont été bouleversées par la Seconde guerre mondiale. Durtelle de Saint-Sauveur, doyen de la Faculté de Rennes de 1938 à 1941 et Félix Senn, nommé recteur de l’Académie de Nancy par Vichy, confirmé en 1944 et jusqu’en 1946, puis doyen de la faculté de la même ville de 1945 à 1949 semblent avoir adopté une attitude susceptible de ne pas inquiéter le régime de Vichy ni les autorités à la Libération. Le recteur Senn est connu pour avoir protégé des étudiants contre l’occupant allemand. Quant à Le Bras, il refuse le rectorat de Rennes en 1941. Il n’en va pas de même pour François Olivier-Martin, qui préside l’Institut d’études corporatives et sociales, est nommé par le gouvernement de Vichy juge de la Cour suprême de justice de Riom (1941, rattaché pendant cette période à la Faculté de Poitiers) et membre du conseil de l’Université (de décembre 1943 à sa démission acceptée le 22 janvier 1944 malgré les instances de Ripert).
14Pour cette période noire, le dossier le plus émouvant que nous avons été amené à consulter est celui d’Henri Lévy-Bruhl. Professeur de droit romain à Paris, il est mobilisé, puis frappé par la loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs. Devant cesser ses fonctions dans les deux mois suivant la promulgation de cette loi, il est « en attendant » mis à la disposition de la Faculté de droit de Lyon le 30 octobre 1940. Il tente d’invoquer l’exception de l’article 8 de la loi en faveur des « juifs qui, dans les domaines littéraire, scientifique, artistique, ont rendu des services exceptionnels à l’État français ». Sa requête est rejetée par le Conseil d’État estimant, le 17 décembre 1940, que ses travaux sont « dignes d’éloge », mais que ses services n’ont pas le caractère exceptionnel requis par la loi. La liquidation de sa pension intervient par un arrêté du 16 juin 1941. Henri Lévy-Bruhl fait ensuite une demande, fondée sur l’article 7, 7°, alinéa 6, du second statut des juifs (loi du 2 juin 1941) repoussant l’application des révocations pour les ascendants d’un prisonnier de guerre à la libération de ce dernier. Comme son fils Jacques est en captivité en Allemagne, il obtient un arrêté du 14 janvier 1942 rapportant celui de juin 1941 et le maintenant en fonctions à Lyon : les autorités ne jugent pas opportun de lui donner un enseignement (janvier 1942) et il rejoint Paris grâce à Paul Ramadier, puis les FFI et la Première Armée. Dans ce dossier, le contraste est fort entre deux documents. Une note de Paul Ourliac, chef de cabinet de Carcopino, indique laconiquement : « je vous prie de ne pas donner suite, si vous partagez mon avis, à la demande que nous a faite M. Lévy-Bruhl professeur à Lyon, mal informé de ses droits et qu’il me demande maintenant de rattraper ». Henri Lévy-Bruhl écrivait, pour sa part, après la loi du 2 juin 1941 : « Enfants, on nous a dit qu’un de nos ascendants avait été soldat de la Grande Armée [...] Mais, il me faut prouver en outre que ma famille a rendu des services exceptionnels. Je n’ai pas l’intention d’énumérer ici les noms de mes oncles qui ont pris part à la guerre de 1870, ni de mes cousins morts pour la France en 1914-1918. Vous estimerez sans doute que M. Lucien Lévy-Bruhl, philosophe et ethnologue de renommée mondiale, a rendu des services exceptionnels à son pays [...] Après avoir parlé de mon père, je ne puis rien dire de moi. Je me suis consacré uniquement à mon métier de professeur d’histoire du droit. J’ai fait des travaux d’érudition dont la liste est ci-jointe. À vous de juger, M. le Secrétaire d’État, si j’ai assez travaillé pour mon pays, pour avoir le droit d’être traité comme tout autre Français ».
III-Des savants.
15Une des expressions choisies par Henri Lévy-Bruhl nous amène à évoquer, ce qui n’est pas sans importance, l’exercice du « métier de professeur d’histoire du droit » par notre cohorte d’agrégés. Les documents consultés permettent, dans ce domaine, d’avoir une vue synthétique de l’enseignement donné par ces agrégés. Quatorze d’entre eux, un peu moins de la moitié, ont occupé une chaire de droit romain pour la totalité et l’essentiel de la carrière, quinze autres se sont vus affectés principalement à un poste d’histoire du droit (Ferradou, Testaud, Perrot, Petot et Regnault ont occupé quelque temps une chaire de droit romain), le doyen Le Bras ayant été successivement professeur de droit romain (1920-1930), puis d’histoire du droit canon (1931-1964, à la suite de Génestal qui a occupé cette chaire seulement en 1929-1930). Cette répartition correspond à une évolution des chaires : avant l’entrée en fonction de nos premiers agrégés, on comptait 22 chaires de droit romain et sept d’histoire du droit6. Elle ne remet pas en cause l’unité du corps, puisque beaucoup des professeurs de nos cohortes ont donné à un moment ou un autre des cours de droit romain, comme des cours d’histoire du droit français. Leur enseignement (en général apprécié par les annotations) a porté sur l’histoire, mais sans exclusive : outre des cours d’histoire des doctrines économiques (Ferradou, Maria), des cours de droit civil (Astoul, Ferradou en droit civil comparé, Olivier-Martin en capacité), de droit public (Fliniaux, Testaud), d’économie politique (Dumas, Olivier-Martin), de législation rurale (Huvelin) ou industrielle (Testaud, Senn, Kroell) ont pu être dispensés par les agrégés d’histoire, notamment en début de carrière. Le sectionnement de l’agrégation n’a pas signifié une limitation au seul enseignement de l’histoire du droit, même si les carrières transdisciplinaires disparaissent après l’exemple d’Édouard Lambert, transféré en 1921 à une chaire de droit comparé (sans tenir compte des passages pour la forme à Paris dans la chaire de législation et d’économie rurales). L’intérêt d’Huvelin, Lévy-Bruhl et Le Bras pour la sociologie ne s’est pas traduit par une évolution de leur chaire.
16Dans le domaine de la recherche, la situation est plus complexe. Il est, d’abord, remarquable que les doyens et recteurs, attentifs à ce sujet, ont presque toujours considéré nos agrégés comme des « érudits », des « savants », des « chercheurs » au courant des « nouvelles méthodes historiques ». Sur ce fond général de montée en puissance de l’histoire « positiviste » (ou « scientifique »), le tableau est nuancé en fonction des spécialités plus ou moins fines et des publications. Les dossiers mentionnent souvent des orientations de recherche dominantes de nos professeurs : en droit romain archaïque ou classique (Noailles, Lévy-Bruhl), en Antiquités orientales (Boulard pour l’Égypte), en droit byzantin (Testaud), en histoire du droit public au Moyen Âge (Perrot, Garaud) ou sous l’Ancien Régime (Olivier-Martin, Regnault), en droit coutumier (Petot, bien sûr, mais aussi Astoul et Bridrey pour le droit normand), en droit canonique (Génestal, Le Bras). L’éventail s’élargit à l’histoire régionale (Durtelle de Saint-Sauveur est l’exemple-type), voire à l’histoire contemporaine depuis 1789 (Olivier-Martin pour sa thèse, Viard et Garaud). Il est nettement moins étendu qu’aujourd’hui, mais il ne se réduit pas aux seuls domaines couverts par les manuels canoniques.
17Pour ce qui est des publications, sans vouloir établir une quelconque hiérarchie, nous pouvons distinguer ici encore des sous-groupes. Quelques rapports indiquent explicitement que les professeurs concernés ne publient plus depuis leur thèse ou publient peu. Ainsi pour Kroell, qui avait des problèmes de vue, ou Thomas qui « produit peu par excès de conscience, ne trouvant jamais suffisamment au point ses travaux ».
18Pour d’autres, les publications sont présentes, mais irrégulières, souvent sous forme de petits articles ou d’une seule monographie d’ampleur : il s’agit d’Astoul et Bridrey en droit normand, de Ferradou (sur les droits féodaux et la propriété domaniale de La Teste) de Maria, Fliniaux, Duquesne, Giffard et Senn en droit romain (auxquels on peut ajouter Testaud en droit romain et coutumier, Bry en droit romain et en droit public d’Ancien Régime), de Caillemer en droit coutumier (une vingtaine de publications en vingt ans dont la traduction d’un article d’Ehrlich et des contributions à des ouvrages anglais ou américains), de Viard en histoire du droit privé depuis 1789 ou de Durtelle Saint-Sauveur en histoire régionale.
19Enfin, il ne fait pas de doute que se détache le groupe de ceux dont les travaux ont assuré la réputation nationale et internationale, souvent consacrée par les directions d’études à l’École des hautes études (Génestal qui suit la tradition d’Esmein, Lévy-Bruhl qui participe à la création de la VIe section et le doyen Le Bras), les invitations à l’étranger, les doctorats honoris causa ou l’entrée à l’Institut. En font partie à notre avis Huvelin, Génestal, Champeaux, Olivier-Martin (Inscriptions et Belles-Lettres, 1936), Perrot, Dumas, Noailles, Lévy-Bruhl, Petot (Inscriptions et Belles-Lettres, 1957), Le Bras, Regnault et Garaud.
20Nous nous étions demandé, dans une étude précédente7, si l’établissement de l’agrégation d’histoire du droit n’avait pas conduit à un repli identitaire de la discipline. La réponse partielle que nous semble apporter l’étude de cette première génération d’agrégés est nuancée. La spécialisation a bien joué en faveur du droit romain et de l’ancien droit français et au détriment des liens qu’entretenaient Esmein et ses contemporains avec le droit positif. Toujours respectueux des maîtres qui les avaient formés – et notamment à l’égard d’Esmein – les premiers agrégés d’histoire du droit sont restés globalement fidèles aux canons de la discipline tels qu’ils avaient été fixés avant eux, comme le montre le petit nombre de manuels dont ils sont les auteurs. Ils ont en même temps élargi le champ de l’histoire du droit, notamment en direction de l’ancien droit privé. Dans une ambiance nationaliste, ils n’ont pas perdu les contacts avec l’étranger. Ils ont enfin, ce qui personnellement nous touche le plus, pratiqué sans le dire une pluridisciplinarité, dont Huvelin, Lévy-Bruhl et Le Bras restent de magnifiques exemples.
Notes de bas de page
1 F17239 59 (Testaud), 24395 (Maria), 24695 (Perrot), 24783 (Bridrey), 24799 (Ferradou), 24836 (Thomas), 25396 (Senn), 25425 (Dumas), 25437 (Kroell), 25452 (Olivier-Martin), 25712 (Boulard), 26701 (Astoul), 26742 (Fliniaux), 27015 (Lévy-Bruhl), 27357 (Le Bras), 27455 (Régnault), AJ 16 996 (Caillemer), 1059 (Duquesne), 1099 (Génestal), 6103 (Noailles).
2 Pour Marcel Garaud, Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 1er trimestre 1972, t. XI, p. 325.
3 Chritophe Charle, La République des Universitaires 1870-1940, Paris, éd. du Seuil. 1994, p. 261.
4 Il présente une conférence à l’Action Française en 1932 après son « accident » de santé en 1930, il est signataire d’une pétition de soutien à l’Italie dans la guerre d’Éthiopie.
5 Marc Milet, Les professeurs de droit citoyens. Entre ordre juridique et espace public : contribution à l’étude des interactions entre les débats et les engagements des juristes français (1914-1995), thèse science politique Paris II, 2000, p. 154 et 584.
6 Annuaire de l’enseignement, 1898.
7 Jean-Louis Halpérin, « L’histoire du droit constituée en discipline : consécration ou repli identitaire ? », Revue d’histoire des sciences humaines, 2001, n° 4. p. 9-32.
Auteur
Professeur à l’École Normale Supérieure (Ulm).
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