Deux historiens des institutions et du droit de la Bretagne : Marcel Planiol et Edmond Durtelle de Saint-Sauveur
p. 193-202
Texte intégral
1 En Bretagne, l’histoire du droit est enseignée aujourd’hui dans quatre universités si, avec celles de Rennes, Brest et Vannes, nous comptons aussi l’Université de Nantes. Il semble difficile, en effet, de placer historiquement la ville de Nantes en dehors de la Bretagne. La première université créée en Bretagne le fut à Nantes, en 1460, par le duc François II et c’est seulement en 1735 que la Faculté « des Droits » quitta cette ville pour s’installer à Rennes, attirée par le Parlement. Si les deux historiens du droit retenus ici ont bien enseigné à Rennes, ils étaient tous les deux originaires du département de la Loire-inférieure, Marcel Planiol étant né à Nantes et Edmond Durtelle de Saint-Sauveur à Moisdon-la-Rivière, et ils eussent été bien surpris si on leur avait dénié leur appartenance à la Bretagne. Bien des juristes bretons ont, avant eux, étudié l’histoire : il suffit de citer les noms de Bertrand d’Argentré ou de Poullain du Parc dont les oeuvres traduisent la volonté de comprendre les origines et l’évolution du droit de leur province. B. d’Argentré, après la parution de ses Commentaires de la Coutume, a même écrit une Histoire de la Bretagne qui lui valut quelques difficultés avec le pouvoir, et E. Durtelle de Saint-Sauveur a eu l’occasion d’exposer les péripéties de cette parution, les prises de position « nationalistes » de l’auteur lui ayant valu cette remarque acerbe d’un contemporain « qu’il était aussi méchant historien que bon jurisconsulte »1 ! Poullain du Parc, nommé professeur de droit français à la Faculté de Rennes en 1743, fut amené, pour enseigner le droit coutumier de son temps, à remonter à ses origines c’est-à-dire à la Très Ancienne Coutume. En bibliophile averti, il possédait d’ailleurs un manuscrit de cette T.A.C., c’est ce même manuscrit qui sera publié plus tard par M. Planiol. C’est donc bien l’histoire de la Bretagne et de ses sources juridiques qui relie aux jurisconsultes anciens les deux historiens du droit M. Planiol et E. Durtelle de Saint-Sauveur. A une génération d’écart, ils ont enseigné le droit à Rennes. Planiol, même s’il n’y a pas vécu toute sa vie et s’il est surtout connu aujourd’hui comme civiliste, revenait régulièrement en Bretagne et a choisi d’y être enterré. Sa famille a gardé jusqu’à nos jours le souvenir de son attachement à la Bretagne puisque, il y a quelques années, sa petite fille a voulu faire don au Centre d’histoire du droit de Rennes de la partie de sa bibliothèque rassemblant des coutumiers et des ouvrages anciens. Durtelle de Saint-Sauveur, s’il dut quitter son pays dans sa jeunesse, put y revenir en 1920 et, dès lors, ne quitta plus Rennes et la Bretagne jusqu’à sa mort en 1956.
2C’est ainsi leur carrière qui détermina pour chacun d’eux une œuvre essentielle sur l’histoire de la Bretagne.
I – La carrière de Planiol et de Durtelle de Saint-Sauveur.
3À trente ans d’écart, on pourrait penser que la carrière de ces deux professeurs a été très différente, d’autant plus qu’ils n’ont pas connu les mêmes conditions quant à leurs études et à l’accès à leur profession. Mais leur passion pour la recherche et, ici, la recherche historique, a rapproché leur œuvre, d’autant plus que c’est grâce à Durtelle de Saint-Sauveur que l’ouvrage historique de Planiol put être publié.
Les études.
4Marcel Planiol a fait ses études de droit à Paris, Edmond Durtelle de Saint-Sauveur à Rennes où il est arrivé quelques années trop tard pour être son étudiant. Ils vont passer par les mêmes étapes, licence, doctorat et agrégation, mais la réglementation en a été modifiée entre l’époque des études de Planiol et celle de Durtelle de Saint-Sauveur. Au temps où Planiol fut étudiant, il fallait soutenir deux thèses, l’une en droit romain et l’autre en droit français, ce qui permettait de se présenter ensuite aux deux épreuves du concours d’agrégation (créé en 1855) qui étaient les mêmes pour tous les candidats : une épreuve de droit romain, une épreuve de droit civil français. Les thèses soutenues en 1879 par Marcel. Planiol portaient sur des sujets de même nature : « le bénéfice d’inventaire en droit romain » et « les bénéfices accordés aux héritiers en droit français ». Ces travaux annonçaient celui que le doyen Berthélémy estimera, en 1931, avoir été « le plus grand civiliste de son temps ».
5À l’époque d’Edmond Durtelle de Saint-Sauveur, on appliquait un décret de 1895 qui avait créé deux doctorats, un de sciences juridiques et un de sciences politiques et économiques. Cette réforme du doctorat devait entraîner celle du concours d’agrégation qui s’appuya sur une série d’enquêtes effectuées auprès des Facultés de Droit en 1895 et 1896 et il fut décidé d’exiger des candidats le double doctorat qui apparaissait comme une garantie de leur valeur2. Durtelle de Saint-Sauveur va affirmer sa vocation d’historien du droit dans ses deux thèses : la première, soutenue en 1904 sous le titre Etude historique sur les droits de bail seigneurial et de rachat en Bretagne, lui donne le grade de docteur ès sciences juridiques. Cette question importante des successions nobles était étudiée dans le cadre des institutions bretonnes qui connaissaient, en la matière, une certaine spécificité3. La seconde thèse, présentée en 1908 pour le doctorat de sciences politiques et économiques, portait sur le droit public ecclésiastique : Les pays d’obédience dans l’ancienne France. Parmi ces pays où le Concordat de Bologne ne s’appliquait pas et qui se trouvaient dans une dépendance plus étroite vis-à-vis de Rome, Durtelle de Saint-Sauveur s’attachait plus précisément à la Bretagne pour laquelle ce régime particulier avait suscité un conflit entre le pape et le roi Henri 114. Aussi paraissait-il destiné à rester enseigner en Bretagne tandis que Planiol s’en était éloigné pour ses études. C’est le concours d’agrégation qui va décider pour eux.
6Marcel Planiol est agrégé en 1880 et, après un court passage à Grenoble, nommé à Rennes où il enseignera jusqu’en 1887, date de son retour à Paris. Edmond Durtelle de Saint-Sauveur, n’ayant pas passé aussitôt le concours, a d’abord été chargé de cours à Alger en 1911 et 1912, puis il rejoignit l’Ecole française de droit du Caire (1913-1920), ce qui lui fera écrire plus tard un article sur « le Droit français en Egypte »5. C’est en 1919 qu’il est reçu au concours d’agrégation d’histoire du droit avec Bry, Lévy-Bruhl et Noailles, et qu’il pourra enfin revenir à Rennes où il restera toute sa carrière jusqu’à la fin de sa vie.
7Planiol ne donna des cours à Rennes que pendant quelques années. Mais c’est cependant dans cette Faculté que les circonstances déterminèrent son goût pour l’histoire. En plus du cours de droit civil, il fut chargé par le doyen Bodin d’un cours d’histoire du droit en doctorat. Au lieu de préparer un cours classique sur l’Antiquité ou l’Ancien Régime, Planiol choisit alors de travailler sur le droit coutumier breton et, toujours modeste, il attribuait le mérite de ce choix au doyen Bodin, comme il le lui écrivit quelques années plus tard : « PS : Je m’aperçois que bavardant sur d’Argentré j’ai oublié de vous remercier du conseil que vous m’avez donné autrefois de consacrer le cours d’histoire du droit à l’étude de l’ancienne coutume de Bretagne. Vous êtes donc indirectement la cause première de mes travaux sur l’Assise et sur la Coutume et c’est un peu à vous qu’en revient l’honneur... quod jussu »6. Ce cours après son départ fut, semble-t-il, délaissé jusqu’à l’arrivée à la Faculté d’Edmond Durtelle de Saint-Sauveur qui fut d’abord professeur de droit romain avant d’être nommé professeur d’histoire générale du droit français en 1921, en remplacement de François Olivier-Martin appelé à Paris. Il fit alors créer comme cours d’université le cours d’Histoire des coutumes et des institutions bretonnes qu’il professa jusqu’à sa retraite en 19537.
L’orientation des recherches.
8Si la recherche nourrit l’enseignement, souvent, la préparation d’un cours ouvre la voie à la recherche. Cette opportunité fut saisie par Marcel Planiol : ayant été chargé du cours complémentaire d’Histoire du droit à la Faculté de Rennes, il décida, dit-il, de s’appliquer exclusivement à l’étude des anciens usages de la Bretagne. Il va ainsi remonter aux sources juridiques de la Bretagne ducale, domaine de recherches qui, selon ce que dira Durtelle de Saint-Sauveur plus tard, avait été négligé tout autant par les historiens que par les juristes. C’est en premier l’Assise au comte Geffroi de 1185, le plus ancien acte juridique que nous ayons des ducs de Bretagne, qui attire son attention : il s’agit d’une convention entre le duc et ses barons pour prohiber la division des baronnies et des fiefs de chevaliers dans les successions. Ce vieux texte, remarquait Marcel Planiol, dont la forme révélait l’archaïsme, avait eu « la singulière fortune de rester en vigueur pendant plus de six cents ans »8. Les originaux du texte latin remis aux barons avaient disparu depuis longtemps, le dernier connu étant l’exemplaire du baron de Vitré que la famille possédait encore au XVIe siècle, mais il en existait de nombreuses copies ainsi que des traductions. Au-delà d’une simple analyse, Planiol en a, de façon remarquable, tracé l’évolution à travers les différentes rédactions de la coutume et les interprétations des auteurs dont principalement d’Argentré et Hévin. Avec sa première thèse sur les droits de bail seigneurial et de rachat, Durtelle de Saint-Sauveur pourra préciser vingt ans après, certains aspects du régime féodal des successions.
9C’est surtout la coutume et, d’abord, la Très Ancienne Coutume de Bretagne qui va faire l’objet d’une réflexion approfondie des deux historiens. Planiol s’intéresse à « l’esprit de la Coutume de Bretagne » et en fera le sujet d’un article, paru en 1891, où il souligne son originalité9. La coutume de Bretagne est moins ancienne que celles des provinces voisines, Anjou et Normandie, ayant été rédigée sous le règne du duc Jean III (1312-1341). Mais elle a d’autres mérites : ce n’est pas « un aride assemblage de décisions juridiques », c’est un livre dont on peut apprécier la qualité littéraire, écrit sur un ton familier, où les auteurs parlent au lecteur et révèlent leurs sentiments.
10Ce qui a aussi frappé Planiol, c’est l’esprit religieux qui l’imprègne et qui en fait, dit-il, un catéchisme et un livre de morale en même temps qu’une coutume : « moi qui ai depuis plusieurs années étudié ce livre ligne à ligne et mot à mot, je me plais à lui payer ce tardif hommage que personne encore ne lui a rendu »10. Dans l’introduction comme dans la conclusion de la coutume, le texte contient, en effet, des invocations à Dieu et à la « benoiste Vierge Marie ». De même, le devoir de piété est rappelé au lecteur dans plusieurs chapitres, par exemple dans le chapitre 294, Dou pouaïr es justiciers : « Nous devons tous et toutes croire en Dieu et le servir ». La morale a aussi sa place dans la coutume, qu’il s’agisse des devoirs de famille ou des devoirs de charité et de justice : « Justice fut establie par charité ». Cette tournure d’esprit, conclut Planiol, était propre à la Bretagne « comme la poésie un peu triste de ses paysages et le parfum de ses landes ». Le texte de la T.A.C. méritait donc une publication que préparait Marcel Planiol depuis 1886 et qui va se réaliser en 1896, année marquée d’un caillou blanc, selon Emile Chénon, puisqu’elle voyait également se réaliser l’édition du Grand Coutumier de Normandie par J.-E. Tardif11. C’est aussi l’année où paraît le premier volume de l’Histoire de la Bretagne d’Arthur de La Borderie.
11L’objectif de Planiol était de restaurer, le plus qu’il était possible, la T.A.C. dans son texte d’origine, car il y avait eu de nombreuses altérations au fur et à mesure des copies successives de manuscrits. Ainsi, la version la plus connue, publiée par Michel Sauvageau en 1710 et reprise dans le Coutumier général de Bourdot de Richebourg, était-elle l’une des plus imparfaites. M. Planiol, après avoir recensé les manuscrits (trente et un) et les éditions (dix sept entre 1480 et 1538), va en retenir deux qui, par la pureté de leur texte, étaient sans doute très proches de l’original. Entre ces deux manuscrits, il adopta le plus complet ayant appartenu à Poullain du Parc qui l’avait légué à la bibliothèque des avocats au parlement de Bretagne12, mais il ajouta en note les variations et modifications des autres manuscrits.
12Marcel Planiol ne voulut pas s’en tenir à la seule publication de ce texte juridique, aussi la seconde partie de l’ouvrage est-elle consacrée à un ensemble de documents à la manière des anciens copistes des manuscrits de la coutume. Il fallait, par une recherche méticuleuse reprendre toutes les assises, ordonnances ducales et constitutions de parlement qui n’avaient jamais été réunies en un recueil complet et dont les textes n’avaient été, pour la plupart, ni étudiés ni vérifiés. En effet, les anciens recueils, confectionnés pour les praticiens, tendaient à éliminer les textes archaïques dont ceux-ci n’avaient plus besoin. Lors de l’impression de l’ancienne coutume en 1539, on se contenta d’un résumé des anciennes ordonnances ducales. Au XVIIIe siècle, il y eut encore des tentatives pour rassembler des textes législatifs anciens13, mais le travail resta fort lacunaire alors que l’objectif de Planiol fut de dresser « un catalogue aussi complet que possible de ces anciens documents ».
13Pour opérer cette collation, il devait d’abord analyser la nature d’écrits très divers, soit pour les retenir, soit pour les exclure. Le triage fut possible en considérant « que l’essence de l’acte législatif est d’établir une règle qui dure, c’est-à-dire qui s’applique à tout un groupe de personnes ou à toute une série d’actes »14. Ce critère permettait d’écarter les simples actes d’administration ou les mandements périodiques et ce sont ainsi cent treize documents de 1185 à 1488 qui ont été retenus. Les plus intéressants sont publiés intégralement, les autres étant résumés avec la référence du manuscrit et de l’impression. Lorsque le texte est perdu, Marcel Planiol cite les mentions qui en sont faites, le plus souvent chez dom Morice ou dom Lobineau. Enfin, sous la rubrique « textes divers », il a ajouté des fragments d’assises, de brefs de mer, de coutumiers qu’il admet être d’importance inégale, mais dont certains étaient inédits. Ainsi, le dernier de ces textes, connu sous le nom de « petite coutume », était-il un abrégé de la très ancienne coutume plus commode à consulter par les praticiens que les longs développements du texte original. Cet ensemble qualifié par Chénon de « Code du vieux droit breton » et par Durtelle de Saint-Sauveur de « Corpus Juris Britannici », mériterait aujourd’hui une réédition.
14Après l’étude et la publication des sources, c’est l’histoire de la Bretagne et de ses institutions qui va retenir les travaux de Marcel Planiol et d’Edmond Durtelle de Saint-Sauveur.
II – L’œuvre essentielle : l’histoire de la Bretagne.
15L’intérêt pour l’histoire de la Bretagne a suscité des liens très forts entre les deux professeurs : Durtelle de Saint-Sauveur qui succéda à Planiol dans l’enseignement du droit breton fut aussi celui grâce à qui la publication de l’ouvrage historique de Planiol devint possible avec la première édition de l’Histoire des institutions de la Bretagne, réalisée de 1953 à 1955. Lui-même avait fait paraître, en 1935, une Histoire de Bretagne et les deux ouvrages, bien que différents dans leur construction et dans le choix des domaines développés, se rapprochent par une certaine unité de ton et par une même conception de la recherche historique. Il faut rappeler les circonstances qui les amenèrent à réaliser leur œuvre pour en apprécier la valeur.
Le choix de l’œuvre.
16Les travaux de Planiol sur l’histoire de la Bretagne furent connus avant même d’être édités, l’auteur en a lui-même expliqué les circonstances dans la préface placée en tête de son manuscrit. Partant à Paris, il croyait, dit-il, faire ses adieux à la Bretagne. Or, l’Académie des sciences morales et politiques proposa, en 1891, un sujet de concours sur l’histoire du droit public et privé de la Bretagne, depuis l’époque romaine jusqu’à la rédaction définitive de la coutume au XVIe siècle. Marcel Planiol ne pouvait qu’être attiré par ce sujet, même s’il débordait le cadre de ses recherches antérieures : « Je repris mes recherches pour compléter mes renseignements sur les points que j’avais jusqu’alors laissés de côté et me trouvais en mesure de déposer en décembre 1894 un manuscrit qui comptait 2200 pages grand format, bien qu’il y eût encore à rédiger près d’un cinquième de l’ouvrage »15. Le mémoire reçut en 1895 le prix Odilon Barrot à l’unanimité et Ernest Glasson, chargé du rapport, avait noté : « l’auteur du mémoire n° 2 est vraiment un historien, un jurisconsulte et un érudit. Il connaît l’histoire locale ; il manie la langue du droit avec l’autorité d’un maître »16.
17Ce prix était un encouragement à la publication, ce qui était bien dans l’intention de Planiol, même s’il était occupé par ailleurs à la préparation d’un Traité de droit civil dont la première édition parut en 1899. Malheureusement des contretemps et, surtout, la maladie en empêchèrent la réalisation de son vivant. Après sa mort en 1931, sa famille souhaita voir l’aboutissement de son travail. Le premier collègue sollicité, François Olivier-Martin n’ayant pu le faire, c’est au doyen Durtelle de Saint-Sauveur que revinrent la charge et l’honneur de cette publication. Dans son avant-propos, Durtelle de Saint-Sauveur exprime toute l’admiration qu’il éprouvait pour les travaux de son prédécesseur. Il considérait que, malgré les cinquante années qui s’étaient écoulées depuis sa rédaction, l’œuvre restait intacte car les recherches postérieures avaient, le plus souvent, confirmé les résultats avancés par Planiol17. Il n’empêche que ce fut un labeur difficile et ingrat qu’il accepta d’effectuer et ses enfants ont gardé le souvenir de cette tâche qui prit plusieurs années de la fin de la vie de leur père. Il ne suffisait pas, en effet, de reproduire le manuscrit tel qu’il se présentait : Durtelle de Saint-Sauveur jugea utile d’apporter des compléments et la mise à jour de la bibliographie. Trois volumes furent ainsi édités entre 1953 et 1955 qui couvraient la période des temps primitifs jusqu’en 1491, fin de l’époque ducale18. Il y avait encore 1500 pages inédites pour les institutions du XVIe siècle qui débordaient sur les XVIIe et XVIIIe siècles : J. Brejon de Lavergnée eut le mérite d’assurer une nouvelle édition en cinq volumes de 1981 à 1984.
18L’ouvrage de Planiol doit donc beaucoup à Durtelle de Saint-Sauveur qui, par délicatesse et modestie, renonça lui-même à la publication qu’il aurait pu faire, à partir de son cours, d’un manuel d’histoire des institutions bretonnes. Ce cours n’aurait pourtant pas souffert de la comparaison avec l’œuvre de Planiol, selon ses anciens étudiants19. En revanche, l’œuvre de sa vie, parue en 1935, est l’Histoire de la Bretagne des origines à nos jours. Selon la tradition familiale, c’est Madame de Saint-Sauveur, originaire d’une famille des Côtes-du-Nord, qui décida son mari à entreprendre la rédaction d’une histoire de Bretagne. Encouragé aussi par son éditeur, Edmond Durtelle de Saint-Sauveur choisit de tenir un juste milieu entre une histoire monumentale, réservée aux érudits, et un simple ouvrage de vulgarisation comme il en existait déjà, en particulier pour les élèves des écoles20 : le sujet est traité en deux volumes et près de neuf cents pages dans un style remarquable par sa clarté et sa simplicité. C’est la grande réussite de cette Histoire de Bretagne qui est restée inégalée pendant plusieurs décennies21 : ses qualités lui valurent le prix Gobert de l’Académie française en 1936 et des rééditions successives jusqu’en 1975. Durtelle de Saint-Sauveur a divisé cette histoire en cinq périodes plus ou moins développées selon l’abondance des sources : les origines bretonnes, la Bretagne féodale, la Bretagne ducale, la Bretagne province, la Bretagne nouvelle (depuis la Révolution de 1789). Il n’était pas courant, alors, chez les historiens du droit de traiter l’époque de la Révolution et du XIXe siècle. Par ses origines et par ses goûts, Durtelle de Saint-Sauveur n’était pas un thuriféraire de la Révolution, mais il a parfaitement respecté les règles de neutralité et d’objectivité que son honnêteté intellectuelle lui imposait. S’il souligne le retentissement qu’eut en Bretagne, au début de la Révolution, le mandement du dernier évêque de Tréguier, Mgr Le Mintier22, il insiste également sur la diffusion des idées révolutionnaires et sur le rôle du parti patriote. L’auteur consacre aussi ses dernières pages, plutôt mélancoliques, au temps où il écrit, celui des années 1930, regrettant tout autant les risques du mouvement nationaliste breton que la « centralisation excessive » appliquée par la République23.
L’intérêt de l’œuvre.
19L’objectif que les deux auteurs ont souhaité réaliser était de s’attacher à l’histoire des institutions de la Bretagne. Planiol précisait qu’il voulait faire comprendre le rôle juridique des institutions, ce qu’il avait parfaitement réussi selon Durtelle de Saint-Sauveur : « chez lui le juriste et l’historien ne se séparent jamais. Ils vont toujours de pair, le juriste s’appuyant sur l’histoire, l’historien s’attachant au passé juridique »24. Lui-même, s’il avait choisi pour son étude des grandes périodes de l’histoire bretonne un mode plus synthétique, avait élargi le domaine des institutions à la vie économique, religieuse, intellectuelle et artistique du duché25. On remarque aussi dans leur œuvre une indéniable unité de pensée. Il n’y a pas de divergences entre eux, les recherches de l’un ont été confirmées par l’autre, et l’analyse des sources et des documents est soumise à la même discipline et rigueur de jugement. Cette méthode exigeante, partagée avec beaucoup d’autres historiens26, est affirmée sous leur plume dans des termes similaires. Ainsi, Planiol, soulignant les erreurs de Bertrand d’Argentré, les attribue-t-il à « son absence de critique et de jugement », tandis qu’il reconnaissait à P. Hévin, autre jurisconsulte breton, « toutes les qualités qui font le bon historien, l’amour de l’exactitude et l’esprit de critique ». Durtelle de Saint-Sauveur, dans l’avant-propos de son livre, écrit qu’il a cherché l’exactitude et que, n’ayant d’autre préoccupation que celle de la vérité, il s’est constamment efforcé d’être impartial.
20L’insistance des deux auteurs sur la déontologie de l’historien est sans doute une réaction à la méthode controversée d’un autre historien de la Bretagne, Arthur de La Borderie. Celui-ci, après de nombreux articles, avait commencé la publication d’une monumentale histoire de la Bretagne qu’il mena jusqu’à la fin de la guerre de succession de Bretagne en 1364. Après sa mort en 1901, elle fut poursuivie par Barthélémy Pocquet. Le tome premier, qui allait des origines armoricaines jusqu’au VIIIe siècle, était paru en 1896, la même année que l’édition de la Très Ancienne Coutume de Marcel Planiol. Aussi, ce dernier a-t-il connu et cité tant les articles que ce premier volume d’A. de La Borderie, mais il le fait presque toujours pour réfuter des affirmations qu’il estimait très hasardeuses. C’est surtout à propos de l’arrivée des Bretons en Armorique, de leur influence et du rôle des institutions bretonnes que Planiol s’oppose à ce qu’il appelle les « imaginations toutes pures » et les « suppositions légères » d’A. de La Borderie, relevant même la retranscription incorrecte de documents27. C’est que La Borderie aimait la Bretagne d’un amour passionné comme le reconnaît Durtelle de Saint-Sauveur, et qu’il avait une vision romantique de son histoire. Aussi, depuis un siècle, les historiens, juristes ou non, ont-ils dû nuancer, corriger et même écarter les théories de La Borderie sur les origines de la Bretagne, que ce soit sur la dépopulation de l’Armorique au moment de l’immigration bretonne, le caractère uniquement pacifique de l’établissement des Bretons, le crédit à accorder aux vies des saints, la survivance des institutions bretonnes face aux institutions franques, etc.. Et Durtelle de Saint-Sauveur, tout en rendant hommage à son érudition, ne peut s’empêcher de regretter chez lui « des exagérations de langage et un parti-pris persistant qui n’est pas sans diminuer la valeur de son œuvre ». Déjà, dans sa première thèse, il montrait son désaccord avec La Borderie sur la question des plous et des machtierns28. Dans son Histoire de Bretagne où il reprend cette question, son jugement est plus sévère : « ces conceptions qui, sur la foi de La Borderie, ont été longtemps acceptées sans conteste, au point de passer jusqu’à l’état de dogme, sont pourtant très sujettes à caution... et ainsi s’écroule toute cette théorie du plou »29. Et, tout au long du premier volume, comme M. Planiol précédemment, il relève une conclusion « bien hasardée », une autre qui est « du domaine de la légende bien plus que de l’histoire » ou une méprise sur un texte30.
21Tout récemment et dans le même esprit, Hubert Guillotel, à l’occasion du centenaire de la mort de La Borderie, avait publié une analyse très sévère de son œuvre, estimant qu’il s’était intellectuellement intoxiqué et qu’il avait induit en erreur des générations d’historiens31. Notre cher collègue, par ses travaux32 et sa d’Edmond rigueur, s’inscrivait bien dans la tradition de Marcel Planiol et Durtelle de Saint-Sauveur, car il avait, comme il le disait lui-même, choisi d’être au service des sources.
Notes de bas de page
1 E. Durtelle de Saint-Sauveur, « Bertrand d’Argentré », Conférences universitaires de Bretagne (année 1942-1943) organisées par la Faculté des Lettres de Rennes, Paris, 1943. L’ouvrage de d’Argentré avait été dénoncé au parlement de Paris qui l’obligea à faire des corrections sur les passages les plus litigieux.
2 Cf. le rapport d’A. Esmein présenté au Conseil supérieur de l’instruction publique : « Le doctorat avec la double mention, avec les deux thèses qu’il comporte, est une garantie parfaitement sûre et efficace. La spécialisation de nos agrégés, quelle qu’elle soit, reposera désormais sur un fonds large et solide ». Nouvelle revue historique de droit, 1897, p. 45. Il ajoutait que, pour le sectionnement du concours, la section d’histoire du droit avait été demandée la première de toutes.
3 E. Durtelle de Saint-Sauveur montrait que le droit de bail seigneurial, ayant donné lieu à toutes sortes d’abus, était devenu très impopulaire, ce qui détermina le duc Jean Le Roux à le remplacer en 1276 par un droit de rachat.
4 En 1910, E. Durtelle de Saint-Sauveur publia un troisième ouvrage en vue de se préparer au concours d’agrégation, Recherches sur l’histoire de la théorie de la mort civile des religieux des origines au seizième siècle, Rennes, 1910.
5 Dans cette conférence, publiée en 1930, E. Durtelle de Saint-Sauveur soulignait l’influence française dans les codes et les tribunaux ainsi que la prépondérance de la langue française dans les plaidoiries et les sentences. Travaux juridiques et économiques de l’Université de Rennes, t. X, 1930, p. 100-120.
6 M. Y. Crepin, « Marcel Planiol (1853-1931), historien des institutions bretonnes », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, t. LXXX, 2002, p. 484.
7 Ce fut après lui Jacques Brejon de Lavergnée qui reprit le cours et, tout récemment, notre regretté collègue Hubert Guillotel jusqu’en 2004, année de sa mort.
8 M. Planiol, « L’Assise au comte Geffroi, Etude sur les successions féodales en Bretagne », Nouvelle revue historique de droit, 1887, p. 117 s. Il s’étonnait de constater que ce vieux texte qui avait été suivi par d’autres provinces et qui caractérisait le régime féodal français n’ait pas été cité dans les traités d’histoire du droit de son temps et y voyait la tendance des jurisconsultes à tout ramener à la Coutume de Paris.
9 Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, 1891, p. 3 s.
10 Ibidem :
11 Nouvelle revue historique de droit, 1897, comptes-rendus critiques, p. 224 s.
12 M. Y. Crepin, « La bibliothèque de Poullain du Parc (1703-1782) », Figures de Justice, Etudes en l’honneur de Jean-Pierre Royer, Lille, Centre d’histoire judiciaire, 2004, p. 439. La bibliothèque des avocats a été confisquée à la Révolution au bénéfice de la Bibliothèque municipale de Rennes.
13 C’est le cas de Michel Sauvageau qui fit suivre l’édition de la T.A.C des anciennes constitutions et ordonnances des ducs de Bretagne.
14 M. Planiol, La Très Ancienne Coutume de Bretagne, Rennes, 1896, p. 317.
15 J. Brejon de Lavergnée, « Le manuscrit de Marcel Planiol », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1966, p. 9.
16 L’extrait de ce rapport est cité par E. Durtelle de Saint-Sauveur dans son avant-propos à l’Histoire des institutions de la Bretagne, Rennes, 1953, p. 15.
17 Ibidem, p. 17. E. Durtelle cite l’exemple de la plebs bretonne du IXe siècle : l’explication de M. Planiol fut retenue contre celle d’A. de La Borderie.
18 M. Planiol, Histoire des institutions de la Bretagne (Droit public et Droit privé). Rennes, 1953-1955.
19 L’académicien Michel Mohrt, dans sa préface à l’ouvrage de J.-L. Avril, Mille Bretons, éd. Les Portes du large, 2002, écrit qu’il a été heureux d’y retrouver « le professeur Durtelle de Saint-Sauveur, [son] ancien professeur de droit à Rennes ». M. Mohrt en a fait le personnage principal de son roman Les Moyens du bord, Paris, Gallimard, 1975.
20 A. Rebillon, Manuel d’histoire de Bretagne, Rennes, 1944.
21 Parmi les ouvrages scientifiques publiés une trentaine d’années plus tard, on peut citer celui de J. Delumeau (sous la direction de), Histoire de la Bretagne, Toulouse, 1969, ainsi que ceux de la collection Ouest-France Université.
22 II s’agissait d’une lettre pastorale du 14 septembre 1789 en réponse au roi qui contenait une critique très vive des utopies de l’Assemblée Constituante et prévoyait « la subversion de tout l’ordre social ». L’Assemblée ordonna l’envoi au Châtelet du mandement. Celui-ci, après information, déclara l’évêque non coupable. Histoire de Bretagne, p. 321 s. Madame de Saint-Sauveur était apparentée à la famille Le Mintier de Saint-André.
23 Dans une réédition postérieure à la guerre, car le doyen Durtelle de Saint-Sauveur avait renoncé à une nouvelle publication de son Histoire pendant la guerre, il ajoute que « les Bretons, dans leur immense majorité, ne songent nullement à poursuivre un rêve chimérique d’indépendance ».
24 Avant-propos à l’Histoire des institutions de la Bretagne, ouv. cité, p. 10.
25 Pour chaque période, un ou deux chapitres sont réservés à la civilisation bretonne, aux lettres et aux arts, à la vie sociale et économique.
26 Fustel de Coulanges n’attendait-il pas des historiens « ce charme d’impartialité parfaite qui est la chasteté de l’histoire » !
27 M. Planiol, Histoire des institutions de la Bretagne, Rennes, 1953, t. I, p. 129, 132, 151. A tout moment, on lit sous sa plume d’autres formules telles « M. de La Borderie croit, mais sans en donner de motifs », « M. de La Borderie affirme à titre purement hypothétique ».
28 E. Durtelle DE Saint-Sauveur, Etude historique sur les droits de bail seigneurial et de rachat en Bretagne, Rennes, 1904, p. 28 et 32. Selon La Borderie, le plou aurait été la transposition de l’ancien clan breton placé sous l’autorité du machtiern.
29 Histoire de Bretagne des origines à nos jours, t. I, p. 39. Le plou ou plebs est en réalité l’institution ecclésiastique de la paroisse.
30 Ouv. cité, t. I, p. 77, p. 104, p. 173.
31 H. Guillotel, « Le poids historiographique de La Borderie », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, t. LXXX, 2002, p. 343-359.
32 Rappelons qu’Hubert Guillotel fut l’un de ceux grâce à qui. en 1998, fut réalisée une splendide et savante édition du Cartulaire de Redon, Association des Amis des Archives Historiques du diocèse de Rennes-Dol-Saint-Malo. Une deuxième partie de son travail consacré au « petit cartulaire » est parue juste après sa mort en 2004.
Auteur
Professeur à l’Université de Rennes I.
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