L’histoire du droit par la biographie selon Charles Guillaume Hello et sa philosophie de l’histoire de France
p. 133-143
Texte intégral
1« La biographie des grands jurisconsultes est une des formes de l’histoire du droit », au même titre que celle qui consiste à suivre « les vicissitudes législatives » affirme Charles Guillaume Hello (1787-1850) dans sa Philosophie de l’histoire de France parue en 18401. C’est donc dès le moment où de simple curiosité, l’histoire du droit devient une science sérieuse2, qu’elle se nourrit de cette dimension particulière qu’est la biographie, du moins si l’on veut croire cet auteur. Or celui-ci n’est pas un inconnu, il fait partie de ces magistrats qui, comme l’a déjà remarqué Donald Kelley, donnèrent alors une forte impulsion à la matière3. Son nom trahit ses origines bretonnes, il se forme aux leçons de Toullier dont il restera proche4. Il s’installe avocat à Lorient, juste avant d’être élu à l’assemblée des Cent-Jours. Il aura ainsi tout le loisir d’écrire pendant la Restauration, sur la nécessité de la Charte et les progrès du droit public5, s’affirmant au moins comme un esprit d’avant garde6. La Monarchie de Juillet le remet aux affaires, le nommant d’abord procureur général de la cour royale de Rennes7 puis avocat général à la Cour de cassation en 1837. Il y sera conseiller à partir de 1843. L’année précédente, il a été élu député du Morbihan et siège au centre. Durant ces années, il collabore à différents journaux dont la Revue Fœlix et surtout la Revue de législation et de jurisprudence8 sur différents sujets, où se mélangent des questions de droit pénal, de souveraineté, de liberté, de propriété ou bien encore l’évocation de Dumoulin ou de Portalis9.
2Dans cette œuvre, sa Philosophie de l’histoire de France peut surprendre. Il s’agit en fait de la réunion de différents portraits d’anciens jurisconsultes que l’auteur écrivit à partir de 1832 lorsque ses fonctions rennaises l’amenaient à prononcer des discours de rentrées solennelles qu’il publiait ensuite dans des journaux. Par la suite, il réunit l’ensemble de ces notices, « conçues dans une pensée commune » et, les augmentant d’une sorte de première partie théorique, il en fait ce livre avec lequel il entend partager sa philosophie de l’histoire par le truchement de biographies. Est-ce pour autant de l’histoire du droit ? Certainement, non seulement l’auteur le revendique mais ses contemporains confirment. Julien Firmin Laferrière, dans les années 1860, se souvient de la participation d’Hello qui, nous dit-il, « inaugure ainsi avec éclat les études oratoires sur la vie et les travaux des anciens magistrats »10.
3L’auteur n’est donc en rien isolé. Si son ouvrage ne manque pas d’originalité (I) on peut aussi espérer y retrouver l’esprit, le discours, les références communes à l’ensemble des historiens du droit du moment (II).
I – Une œuvre originale.
4Sa singularité se marque dans sa composition comme dans son contenu et l’on ne peut guère confondre ce livre avec la production de l’époque.
L’histoire par l’exemple.
5« Je crois à la vertu fécondante d’une belle vie » nous avoue Hello11. En cela, bien évidemment, il n’innove guère. Il reprend à son compte une vénérable tradition. L’éloquence judiciaire sait depuis longtemps utiliser le modèle des anciens pour exalter l’esprit de corps et rappeler la déontologie. Elle ne fait, elle-même, que poursuivre la pratique de l’exemplum qui est fort répandue tant pour la pédagogie que pour l’approfondissement de la dévotion. Plus généralement c’est la façon classique de comprendre l’histoire. Hello y fait allusion et renvoie à Amyot qui, en faisant connaître les Vies parallèles de Plutarque aux Français, lance la mode chez les Grands de se choisir un illustre mentor dans lequel on croit trouver tout à la fois un modèle et un reflet flatteur de soi-même (être Caton. Scipion ou César...)12. Selon cette conception, l’histoire n’est qu’un loisir aristocratique et la biographie, une distraction, une forme agréable ; l’auteur en convient13. Autant que l’auditeur soit satisfait...
6Mais l’orateur ne saurait s’en tenir à cette conception de l’histoire. Il sait depuis d’Aguesseau que ce discours peut être creux, si on ne sait lui donner un sens. S’appuyant certainement sur les écrits de Mably, qu’il cite souvent, il voit dans l’histoire une leçon de morale et de politique, dans la biographie, un exemple civique. Aussi ses choix obéissent à une logique qui lui permet de maîtriser la chronologie, alternant temps long et temps court, celui qu’il appelle les faits primordiaux ou « faits sociaux » et celui de la vie humaine.
7Ainsi l’auteur définit le cadre de son histoire retenant trois « faits sociaux » que nous reconnaissons sans peine :
- la formation d’un peuple appréciée dans sa population comme dans sa culture, sa langue et sa littérature ;
- la réunion d’un territoire ;
- l’établissement d’un gouvernement.
8Son histoire est bien celle de l’État et comme son objet est précisément défini, sa chronologie se précise. Il se moque de ceux qui semblent croire aux origines mythiques de la monarchie ; lui ne voit rien apparaître comme « ordre politique » avant le règne de Philippe Auguste et les premiers signes de l’émancipation communale. Cet ordre lui paraît abouti dès le XVIe siècle et ce sont les errements de l’Absolutisme qui en ont retardé l’évolution. Le XVIIIe siècle n’aura qu’à reformuler des revendications déjà présentées. Ainsi 1789 réalise une aspiration vieille de trois siècles, d’où son succès. Dès que les Révolutionnaires voulurent aller au-delà, ce furent les aberrations de 1793 et ses suites malheureuses que la monarchie de Juillet n’a toujours pas oubliées ; l’histoire est une leçon pour le présent.
9Le décor planté, peuvent entrer les acteurs. Leur choix est d’abord de circonstance. En 1832, alors que la souvenir de la Révolution est très proche et la situation toujours tendue, Hello opte pour un homme qui apporte « une vraie philosophie des temps difficiles », le Chancelier Michel de L’Hôpital. Suivra Mathieu Molé, procureur général puis premier président du Parlement de Paris au temps des cardinaux ministres et des factions de la Fronde. En 1835, l’actualité, toute dominée par l’attentat de Fieschi, lui fait préférer l’évocation de Malesherbes à celle de d’Aguesseau qui attendra 1836 et le retour de la sérénité, l’affaire d’Alibaud n’ayant pas le même retentissement. Portalis clôt le défilé, ou presque, puisque finalement vint... Dumoulin, comme pour une sorte de rappel synthétique. Le livre ne modifie pas ce désordre apparent des discours, mais souligne nettement la perspective. Chaque exemple est un des ces « signaux qui se répondent » de loin en loin jusqu’à « notre charte constitutionnelle ». Chaque personnage a laissé sa trace :
- l’édit de janvier 1562 qui tente, par la tolérance, d’affirmer une nouvelle cohésion de la communauté nationale ;
- la déclaration du 24 octobre 1648 qui exprimait un progrès du droit public en associant le Parlement à la puissance législative et souveraine, parce qu’on ne peut exiger de la nation, le respect de ses devoirs qu’après avoir reconnu ses droits ;
- la défense des libertés de l’Église gallicane, première expression de la souveraineté et d’une séparation des pouvoirs.
- la supériorité des droits primitifs sur le pouvoir absolu, la fin de la censure et un peu de justice fiscale.
- la réalisation du Code civil. « la preuve la plus tangible de l’achèvement de la France ».
10Dumoulin poursuivait déjà ces mêmes objectifs. Il permet à Hello de rappeler que « l’unité de l’État conduit à l’unité du pouvoir qui conduit à celle de la loi ». La codification prend ainsi toute sa signification politique, ce qui permet a contrario de replacer à sa juste dimension la querelle qu’elle soulève en Allemagne : «... on conçoit que dans un État fédératif, on fasse une difficulté d’aller par l’unité civile à l’unité politique et de ruiner la constitution par des codes. Cette querelle... nous est étrangère »14
11L’unité juridique consacre aussi une cause, celle des droits de l’homme qui définissent juridiquement la liberté que garantit le nouveau régime. Cette histoire toute libérale d’esprit place la Charte dans la continuité de ce vieux rêve formulé par les Parlementaires d’Ancien Régime, celui d’une Monarchie tempérée par le droit.
12Enfin Hello, qui ne répugne pas aux métaphores, n’hésite pas à magnifier dans un symbolisme syncrétique, ce « pèlerinage inachevé » puisque historique, où se côtoient ces « lévites de la loi », ces « martyrs » des droits de l’homme et même les carcasses blanchis de ces chameaux dévorés par les hyènes et chacals qui jalonnent la route de Suez à La Mecque ! Ces vicissitudes singulières nous ramènent à celles des lois... et de l’histoire du droit.
Les vicissitudes de l’histoire du droit.
13Début XIXe siècle, à quoi peut-on comparer le travail d’Hello ? Les références ne sont pas nombreuses car le sentiment général est d’abord celui de l’indifférence voire du dédain pour l’étude d’une succession de lois désuètes.
14La majorité des praticiens s’interrogent : si notre ancien droit est bien mort, à quoi bon nous embarrasser d’un immense travail inutile ?15. Certes quelques affaires peuvent nécessiter une connaissance des solutions antérieures ce qui explique le succès de rééditions comme celles de Guyot par Merlin16. Mais cela ne saurait être que de portée limitée si ce n’est nuisible. Pour un Lanjuinais, dans certaines matières comme le droit constitutionnel, l’histoire ne sert qu’à traduire quelques nostalgies « stupides » ; la matière commence avec la Charte, la liberté de la presse et la garantie d’un jury au criminel17 ! C’est toute la méthode d’élaboration du droit public d’Ancien Régime qui est récusée.
15Il reste la coquetterie, pour l’homme de loi, de montrer le lustre d’une érudition élégante qui l’incite à se souvenir de notions d’Ancien Droit et surtout à recueillir « pieusement quelques vieilles anecdotes de palais comme autant de titres d’honneur du barreau ou de la magistrature »18. Les ouvrages de souvenirs ou d’éloquence ne manquent pas. Hello, à première vue, cultive le genre, lorsque les circonstances s’y prêtent. Il peut par exemple, en 1835, évoquer la mémoire de Toullier, récemment décédé, devant le barreau rennais. Le professeur était aussi un des leurs et on ne doit pas oublier que l’homme avait su protester devant « le vainqueur de l’Europe », lorsque ce dernier rétablit les lettres de cachets !19 L’histoire du droit n’offrirait-elle qu’un intérêt anecdotique ? L’université, manifeste la même décourageante indifférence. On s’en tiendra à la remarque de Warkœnig : « ceux qui sont par état les apôtres de notre science, les professeurs, nous donnaient [...] peu de choses à espérer »20. On comprend que la réforme de 1819 ait vite tourné court21.
16Ce peu d’utilité peut expliquer l’insuffisance des connaissances. Julien Firmin Laferrière rapporte que vers 1820 personne ne songeait à écrire une synthèse d’histoire du droit français22. Les quelques intéressés étaient bien trop occupés à commencer par en reconstituer les éléments, travail d’antiquaire plus que d’historien. L’édition ne suit pas la réforme de 1819 et se contente de rééditions discutables, une méchante traduction de Gravina par Requier qui avait surtout le mérite d’être tombée dans l’oubli23 et les Aperçus historiques sur le droit romain de Gibbon, associé dans le même volume avec l’Origine du droit français de l’abbé Fleury peut on lire dans la Thémis24. Klimrath confirme. Pour lui, jusqu’en 1835, il n’y a pas grand chose d’intéressant en ce qui concerne l’histoire du droit français en général : les rééditions du manuel de Fleury, un épitomé latin de Silberrad25 et le traité de Bernardi26 : « Notre richesse se borne à cela ». Dans le meilleur des cas, ces ouvrages « enregistrent les faits sans expliquer leur génération »27.
17Lorsque Hello commence à rédiger ses portraits, s’il cherche des modèles pour nourrir sa réflexion, il doit les trouver dans quelques initiatives récentes. C’est d’abord la réflexion de Jourdan28 qui aborde la question dans le biais philosophique29. Il constate que « le principe du libre examen » s’est manifesté en France depuis le XVIe siècle, renouvelant la pensée juridique. Il conviendrait donc d’ajouter à l’enseignement existant de la jurisprudence romaine, la philosophie du droit. Il oppose ainsi d’un coté la croyance perpétuelle, considérée comme sagesse, satisfaisant la raison ou la foi, de l’autre, l’élément mobile, fille des temps et des besoins nouveaux, qui préside à la confection des lois nouvelles. Soulignant le retard par rapport à l’Allemagne, il ne trouve à citer dans cet esprit que l’ouvrage de Lherbette paru en 181930. Mais c’est plus une critique de l’enseignement de l’époque qu’une réponse à ses aspirations. « Il manque un livre » conclut Jourdan. On peut penser que l’ouvrage de Lerminier31 paru dix ans plus tard, tendra à répondre à cette attente32. On peut cependant mieux comprendre les efforts d’Hello pour inscrire ses portraits dans une philosophie de l’histoire.
18C’est ensuite Julien Firmin Laferrière qui dès 1836 publie une première histoire du droit français, élaborée avec les encouragements de Michelet qui prépare sa propre Origine du droit français, parue en 183733. Laferrière avoue plus tard34 la hardiesse d’une entreprise qui ne fut pas sans susciter de critiques35. S’adressant à un autre public, son travail est certes formellement très différent de celui d’Hello, mais l’esprit est bien le même, une alliance du droit, de l’histoire et de la philosophie36, science morale qui donne son sens au livre. Lui aussi fait dans ses développements une place importante au rôle des anciens jurisconsultes.
19Hello s’est-il mis en marge du mouvement en paraissant choisir l’anecdotique ? Klimrath qui domine toute cette réflexion37, semble répondre précisément à la question. Il est, nous dit-il, une partie de l’histoire du droit qui, s’intéressant aux sources, traite des jurisconsultes, magistrats, professeurs, écrivains qui ont influencé la science. L’infinité de détails qu’elle révèle en fait « une science à part que l’on peut appeler l’histoire littéraire de la jurisprudence française ». Hello n’est plus seulement anecdotique, il contribue à donner du sens à la matière.
20Quoique original, le livre de Hello s’inscrit bien dans ce renouveau de la science juridique. Sa Philosophie peut ainsi refléter les lieux communs de la discipline.
II – Les lieux communs.
21Quel est l’argumentaire qui justifie le recours à l’histoire pour les juristes qui cherchent un sens à l’histoire du droit ? La réflexion e de Hello peut nous apporter une réponse illustrant la pluridisciplinarité ambiante puisqu’elle puise dans l’histoire générale, la philosophie et la politique.
L’histoire générale.
22On sait le renouveau d’une histoire qui remonte à la fin du XVIIe siècle, participe aux Lumières, vénère Montesquieu et utilise Mably mais ne s’épanouit vraiment qu’au début du XIXe siècle38. Les jurisconsultes sont souvent restés en dehors de ce grand mouvement de rénovation regrette Klimrath. Hello ne mérite pas ce reproche. Comme Troplong39, il dénonce les insuffisances des auteurs anciens, d’un Méseray par exemple qui induisit d’Aguesseau en erreur. Le juriste a effectivement besoin de l’historien.
23Hello, lui, s’appuie sur Barante, Augustin Thierry et surtout Guizot. Il se sert de leurs travaux pour redresser les faits et dénoncer les erreurs du « vulgaire ». Ce n’est certainement pas par hasard qu’un des développements de la Philosophie... s’intitule : « aide-toi et le ciel t’aidera », du nom de l’association que Guizot avait constitué dix ans plus tôt pour favoriser les progrès électoraux des Libéraux. Plus fondamentalement, on l’a vu reprendre à son compte la grande idée d’une histoire dominée par l’irrésistible ascension du Tiers jusqu’à devenir la Nation souveraine, c’est l’histoire de la liberté que 1789 consacre. Or la liberté, c’est la finalité même du travail du juriste.
24Savigny n’est pas absent, nous l’avons vu. Hello évoque son patronage d’un point de vue plus méthodologique en rappelant que le maître berlinois rend hommage à de vieux précurseurs qui, en réalisant des biographies de maîtres bolonais, ont grandement facilité la réalisation de son histoire du droit romain médiéval. Mais le magistrat fait honnêtement la différence. Il ne s’agit pas pour lui de découvrir des faits nouveaux, de participer ainsi aux progrès de la connaissance. Il laisse cela à d’autres, se réservant, non sans en éprouver une certaine frustration, l’interprétation, la morale des faits. Il rend ainsi hommage à toute une tradition de travaux d’antiquaires, d’érudits qui permettent d’avoir désormais du passé une connaissance sérieuse. Seuls comptent les faits. Ils sont distincts de l’interprétation. Pour développer sa « morale » des faits, il a besoin des philosophes.
La philosophie.
25La dimension philosophique est essentielle pour justifier le recours à l’histoire chez les juristes40. On rencontre alors sans surprise deux maîtres à penser : Montesquieu et au-delà, Vico.
26Outre de nombreuses références historiques, les historiens du droit trouvent chez le premier la distinction entre les deux formes de la loi que reprend Klimrath dans son programme et qui justifie leurs efforts : la loi peut être définie comme la décision du peuple et elle ne suppose alors qu’une interprétation littérale ; elle peut être aussi l’expression d’un « rapport nécessaire » et suppose pour être comprise, une réflexion de nature scientifique. C’est dans cet esprit que l’histoire profite au droit, comme élément d’une science sociale.
27Mais pour arriver à ces lois, la démarche de Hello passe par le détour, classique à l’époque, de la providence et nous ramène implicitement à Vico. La question n’est certes pas nouvelle et permet de remonter aux Antiques, à Saint Augustin ou Bossuet : les hommes, quoique libres, servent le plan de Dieu. Hello, transposant « la querelle de la grâce, de la théologie dans la science du publiciste » fait « un pas en avant » commente Louis Wolowski41. Il semble bien effectivement partager l’idée du maître napolitain pour qui la divine providence peut s’exprimer médiatement par des lois induites des faits42. La science nouvelle unit la philosophie et la connaissance des faits43. Cette influence se confirme par l’adoption d’une méthodologie historique révélatrice, dégagée de l’autorité de l’Antiquité, soucieuse de chronologie précise et intégrant la langue et ses usages dans les sources historiques44. Mieux encore, Vico donne un sens au choix de la forme biographique. Il considère les grands hommes comme les représentants, les symboles de la nature humaine. Hello les retient non comme des héros, mais parce qu’ils ont su exprimer, mieux ou avant les autres, la pensée de leur temps.
28Cette influence ne saurait étonner. On sait le regain d’intérêt, au début XIXe siècle, pour celui qui sut « réconcilier l’histoire et la philosophie »45 et les références sont multiples chez Jourdan, Lerminier ou Ortolan par exemple. C’est plus généralement l’influence d’une philosophie spiritualiste relayée notamment par Victor Cousin. Mais cette philosophie prend-elle, pour Hello, la forme d’une science sociale46 ? Comme les autres, il se pose la question. Sa réponse nous rappelle combien jusqu’au milieu du XIXe siècle, le sens de l’expression est incertain47. Sa position n’en est que plus intéressante.
29Contrairement à Klimrath, Hello ne croit pas à la notion de science sociale. Il connaît les sciences exactes qui s’exercent sur des rapports de quantité, formés dans la nature physique, les sciences morales exprimant des rapports de qualité. Les uns sont aussi actuels que les autres. La science sociale, elle, n’apporte qu’une connaissance conjecturale incapable de guider sérieusement la prise de décisions, d’être ce prétendu auxiliaire du législateur ou du gouvernement, sauf à confondre science et doctrine. La notion lui paraît renvoyer à celle de classe sociale, de signification elle aussi incertaine, et dissimuler en fait une pensée qui exprime les ambitions socialistes. La réponse de Hello est alors très libérale48 : Si Dieu a créé le riche et le pauvre, ce n’est pas pour enfermer chacun dans son état. Ce ne sont que des situations susceptibles de varier selon les initiatives de chacun. C’est dans l’exercice de la liberté que se trouve le progrès social, ce qui rend cette valeur supérieure à l’égalité. Cela l’amène à dénoncer tant les démagogues, surtout s’ils se parent d’un discours chrétien49 que ceux qui pourraient figer cette évolution par leur nostalgie des ordres d’antan50. Ils cultivent cette tendance sociale inquiétante des « faits accomplis », nous dirions droits acquis, qui a pu faire accepter jusqu’à l’esclavage moderne, « ce crime contre l’humanité que rien ne peut couvrir », mais qu’il est si laborieux de faire disparaître, – nous sommes en 1840 –. Pour lui la finalité de l’histoire reste politique.
La politique.
30On a pu constater précédemment le sens politique de l’œuvre de Hello. Elle exprime une idéologie libérale assez caractéristique de ce « moment Guizot ». L’histoire est une leçon politique pour le présent que Louis Wolowsky, dans sa critique de la Philosophie..., exprime en rappelant avec Hérodote l’anecdote d’Hystaspe, plus attentif au couchant qu’à l’Orient, alors qu’au lever du soleil, un cri de son cheval pouvait le faire proclamer roi des Perses...51 L’histoire du droit permet une leçon plus particulière. Très logiquement, ce sont les auteurs de tendance publiciste qui l’expriment le plus nettement.. Elle leur permet de prendre position sur différents aspects du régime. On peut les confronter aux positions de Hello.
31Ainsi Ortolan qui, dès 1831, répond à la demande d’un groupe d’enseignants de Normale et de Polytechnique, désireux de ressusciter l’esprit des écoles centrales et de diffuser un enseignement pluridisciplinaire. Il commence par ce qui constitue l’initiation au droit, le droit politique et constitutionnel. C’est d’abord l’occasion d’affirmer très solennellement la place du droit public chez un peuple enfin libre52. Contexte aidant. Ortolan se démarque de la pratique du droit et se définit comme un chercheur : « Ici, au contraire, nous sommes dans un cabinet de science ; recueillis avec nos méditations comme le mathématicien avec ses formules, comme le chimiste avec ses alambics, il s’agit d’étudier... » en toute impartialité et avec une vraie tolérance scientifique53.
32Il poursuit par un examen très historique de la formation des institutions des différents pays d’Europe avant d’aborder celles de la France. Mais si le propos se veut scientifique, les conséquences pratiques ne sont pas pour autant négligées. Ainsi un développement sur les origines de la pairie en France montre son importation récente d’Outre Manche, « arbre exotique sous un ciel, sur un sol étranger »54. Et voilà pour la chambre haute !
33Hello nous l’avons vu met l’accent sur la liberté, la garantie d’une constitution et la reconnaissance des droits de l’homme. C’est le mérite du régime de Juillet ; « je ne vois rien au delà » conclut-il55. Sa position, conforme à celle d’un futur député du centre, suscite les critiques des deux ailes. C’est un compte-rendu sévère signé de Hoffmanns qui aimerait voir un avocat général d’abord insister sur les devoirs avant de « se panader56 » des premiers ; aussi lui rappelle-t-il le triste exemple de la Révolution et l’intérêt de la lecture de Bentham57. À l’opposé, la position d’Hello est à comparer avec les idées d’un autre personnage qui eut un parcours très semblable au sien.
34Tous deux appartiennent aux plus hautes juridictions, l’un à la Cour, l’autre au Conseil d’État ; tous deux sont députés ; tous deux se piquent de biographies et de portraits qu’ils publient dans les journaux avant d’en faire un livre, sensiblement à la même époque. On aura reconnu Timon, auteur du Livre des Orateurs qui paraît en 1842. Sous ce pseudonyme et le prétexte de railler la société politique de son temps, Louis de Cormenin fait le portrait des meilleurs orateurs de la Tribune. Il remonte le temps d’une histoire qui débute avec Mirabeau, et retient ceux qui lui paraissent avoir défendu son principe : la souveraineté populaire58. On sait qu’il finira par rédiger la loi du 5 mars 1848 établissant le suffrage universel. Hello, moins à gauche, s’est contenté d’évoquer la perspective : « Tous les citoyens seront-ils appelés à quelque égalité soit de pouvoir soit de richesse, l’activité politique leur est-elle réservée sans exception ? ». Sa modération est pour le moins partagée par Troplong ou Laferrière59.
35L’histoire du droit est ainsi mise au service du débat politique au risque d’encourir la critique de Tocqueville. « L’étude de l’histoire qui éclaire souvent les champs des faits présents, l’obscurcit quelquefois [et les historiens érudits sont parfois] semblables à ces doctes médecins qui fort au courant des anciennes maladies du corps humain, mais ignorant toujours le mal particulier et nouveau dont leur patient est atteint, ne manquent guère de tuer avec érudition »60.
Notes de bas de page
1 C. G. Hello, Philosophie de l’histoire de France. Paris, Joubert 1840, p. 356. Le livre paraît aujourd’hui assez rare, l’exemplaire consulté est celui de la BNF.
2 Selon le mot de Laboulaye heureusement rappelé par le Doyen Hilaire (cf. supra).
3 D. R. Kelley, Historiens and the law inpPostrevolutionary France, 1984, p. 54 ; Prévost et Roman d’Amat, Dictionnaire de biographie française, V° Hello.
4 C. G. Hello, Philosophie [...], p. 318 : à la fin du portrait de Malesherbes, il évoque le souvenir du maître, rappelant que c’est « dans ses premières leçons qu’il découvrit les remontrances de Malesherbes en faveurs de la liberté individuelle ».
5 Essai sur le régime constitutionnel, 1827 ; 1830 ; 3e éd. en 1848.
6 C. G. Hello, Philosophie [...], p. III : « Les dix années d’études et d’expériences qui se sont déroulées depuis ces premiers efforts, ne leur ont guère laissé que le mérite de leur date, mérite auquel je tiens cependant encore. »
7 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, 1U86, n° 564 : Charles-Guillaume Hello, né le 6 août 1787 à Guingamp, avocat, ancien député, a été nommé P.G. le 5 septembre 1830 et a prêté serment le 15 (renseignements aimablement communiqués par Mme Reydellet, conservateur en chef).
8 17 interventions selon P. Canto, La Revue de législation et de jurisprudence (1834-1853), th. Lyon 1999, dactyl, p. 21.
9 Tables de la Revue de législation et de jurisprudence, Paris, 1860, V° Hello.
10 F. Laferrière, Tables [...], précitée, Introduction historique, p. XXXI.
11 Hello. Philosophie [...], p. 248.
12 Ibid., p 226 ; la traduction d’Amyot parait en 1559 et Montaigne fait de ce livre « le bréviaire des dames », mais ne se prive pas lui-même de sa lecture (Ch. O. Carbonell, L’historiographie, p. 55).
13 Ibid., p. I où il parle de « la forme plus animée de la biographie ».
14 Ibid., p. 115.
15 H. Klimrath, « Programme d’une histoire du droit français », Rev. lég. jur., 1835, t. 2, p. 81, (cité par P. Canto, ouv. cité, p. 43).
16 Quelques références à ce type de contentieux chez P. Canto, ouv. cité, p. 28.
17 J.-D. Lanjuinais, Constitutions de la nation française avec un essai de traité historique et politique sur la charte [...], Paris 1819, 2 t., préface.
18 H. Klimrath, art.cité.
19 Cf. supra, note 4 ; c’est aussi l’occasion de rappeler que Toullier ne se désintéressait pas du droit public. Alors qu’Hello se plaignait à lui de l’abandon où languissait le droit constitutionnel, Toullier lui répondit en se frappant le front : « J’avais un plan là », mais il dut bien admettre qu’il n’avait jamais trouvé le temps de l’écrire ! (Philosophie [...], p. 318).
20 Warkoenig, « Le droit romain en France depuis 1830 », Rev. lég. jur., t. V, p. 337 ; le propos ne concerne pas les seuls romanistes.
21 Cf. M. Ventre-Denis, « La première chaire d’histoire du droit à la Faculté de droit de Paris (1819-1822) », NRHD, 1975, n° 4, p. 608 ; c’est Cuvier et Royer-Collard, férus d’histoire, qui soutiennent la réforme. Une des rares traces concrètes de cet enseignement est la protestation d’un étudiant contre l’obligation d’assiduité pour un cours aussi assommant !
22 Dans son Introduction aux Tables [...], p. XIV, il souligne a posteriori le goût d’Athanase Jourdan pour l’histoire et ses recherches érudites : « il s’adonna aux recherches de notre droit français, non pour en faire l’histoire, à laquelle nul ne songeait alors, mais pour recueillir avec Isambert, les édits [...] » (souligné par nous).
23 Ed. 1766. C’est la traduction ancienne et peu fidèle de Requier qui est critiquée et non l’œuvre du concitoyen de Vico. Le critique souhaite une réédition de Gravina, même en latin comme cela a bien été possible pour les Pandectae Justinianeae de Pothier !
24 A.T.H., « Sur quelques ouvrages relatifs à l’histoire du droit récemment imprimés », Thémis, t. 3 p. 461.
25 Johann Martin Silberrad, Notae ad historiam juris justinianei et germanici. – Historiae juris gallicani epitome publié à la suite de l’ouvrage d’Heineccius, Historia juris civilis romani ac germanici [...], 1751.
26 Joseph Elzeard Dominique de Bernardi, Essai sur les révolutions du droit français pour servir d’introduction à l’étude de ce droit, Avignon, 1782. L’a. indique qu’il est avocat au Parlement de Provence, lieutenant général au siège du comté de Sault et membre de l’Académie des Sciences, Belles-lettres et Arts de Marseille.
27 H. Klimrath, art. cité ; on pourrait ajouter L. J. Boileau, Histoire du droit français, Paris 1806, 367 p. ; l’auteur. se présente comme jurisconsulte, ancien magistrat membre des sociétés d’émulation d’Abbeville et des sciences de Paris ; existe également mais bien plus ancien, le petit livre de l’avocat Pierre Jean Grosley, Recherches pour servir à l’histoire du droit français, Paris, 1752, suivi d’une étude sur l’originalité de la transmission de la noblesse champenoise.
28 On sait que son originalité d’esprit l’a fait écarter des concours de recrutement (J.-L. Halpérin, Histoire du droit privé depuis 1804, p. 71).
29 A. Jourdan, « Quelques réflexions sur l’histoire de la philosophie du droit en France », Thémis, t. VIII, p. 97.
30 A. J. Lherbette, docteur en droit, Introduction à l’étude philosophique du droit, Paris, 1819, 230 p.
31 E. Lerminier, Introduction générale à l’histoire du droit, Paris 1829, 302 p.
32 Warkoenig constate qu’après 1830, Lerminier désormais au Collège de France, se propose « non point d’étendre le domaine de la science, mais d’en populariser les résultats acquis. », « Le droit romain [...] », Rev. lég. Jur,. t. V, p. 338,
33 F. Laferrière. ouv. cité., p. V, note 1 : « nous citerons souvent ce dernier auteur ; mais nous imposerons silence aux sentimens de reconnaissance personnelle que nous a inspiré son extrême bienveillance pour nos faibles efforts ».
34 Préface à la 2e éd. 1859.
35 En premier lieu Klimrath lui-même (P. Canto, ouv. cité, p. 57) mais aussi Du Caurroy qui écrit à Laboulaye pour protester contre les approximations de la terminologie de Laferrière « qui a beaucoup d’imagination, il devrait peut être sans défier », Lettres d’un ancien rédacteur de la Thémis à M. Laboulaye [...] sur l’histoire du droit, 1846, 36 p.
36 F. Laferrière, Histoire du droit français, p. XI : « Nous avons voulu mettre l’histoire du droit en rapport avec la science nouvelle, la philosophie de l’histoire [...]. De toutes parts on réclame une histoire du Droit français, posée sur une base autrement large que les essais du passé ; et le temps est enfin venu de naturaliser en France l’alliance si heureusement scellée en Allemagne entre le Droit, l’Histoire et la Philosophie ».
37 H. Klimrath, art. cité ; cf. l’analyse détaillée dans P. Canto, ouv. cité. p. 41 s.
38 Cf. L. Trénard, « L’historien au siècle des Lumières », Les Lumières en Hongrie, en Europe centrale et en Europe Orientale, 1984 ; p. 73 s.
39 R.-T. Troplong, « De la nécessité de réformer les études historiques applicables au droit français », Rev. lég.jur., t. 1, oct.1834-mars 1835, p. 175.
40 C’est déjà le vœu de Gibbon : « puisque les philosophes n’étaient pas toujours des historiens, du moins que les historiens fussent philosophes » (Ch.-O. Carbonell, ouv. cité, p. 76).
41 Rev. lég. jur., t. 12, p. 84 ; fidèle à ses centres d’intérêts, Wolowski rappelle à Hello une citation de Turgot selon laquelle la raison de la géographie s’impose toujours à celle du droit public.
42 Hello, Philosophie [...], p. 12 ; ailleurs p. 38, il compare les « faits primordiaux » à ces « mouvements qui fonctionnent sans notre concours comme la circulation du sang, la respiration ou la digestion... ».
43 Cf. M. Cochery, Les grandes lignes de la philosophie historique et juridique de Vico, 1923, p. 38.
44 Cf. l’introduction de F. Nicolini à l’édition de 1953 des Principes d’une science nouvelle [...].
45 E. Lerminier, Introduction générale à l’histoire du droit. 1829, chap. 13. p. 186 s.
46 La question ne peut qu’intéresser Hello, surtout si l’on se souvient que son modèle Guizot considère que « si la science sociale n’est qu’une vision élargie de la science de l’homme, éduquer un individu et gouverner une société reviennent au même » (M. Valensise, Introduction à François Guizot et la culture politique de son temps, 1991, p. 30).
47 F. Audren, Les juristes et la science sociale (1789-1914), Th.droit, Dijo. 2005, dactyl.
48 II considère par exemple que la loi de 1791 sur la liberté du commerce est à peu près de même nature que celle qui proclamerait l’existence de Dieu... Philosophie [...]. p. 59.
49 Ibid., p. 208 : « la démagogie sous des formes bibliques est sans doute le phénomène le plus hideux de l’anarchie »
50 Il fait référence à une Histoire des classes ouvrières et des classes bourgeoises éditée en 1838, que l’on peut ainsi attribuer à Adolphe Granier de Cassagnac.
51 L. Wolowski, art. cité.
52 Cf. Ch. Chene, « Les études de droit public sous l’Ancien Régime et les Libertés de l’Église gallicane », Revue d’histoire des Facultés de droit et de la science juridique, 2004, n° 24, p. 51.
53 Ortolan, Cours public [...], 1ère leçon p. 13.
54 54Ibid., p. 452.
55 D. R. Kelley, Historians and the Law [...],. p. 114, souligne la proximité de vue de Lerminier et d’Hello et l’opposition de Joseph Proudhon
56 Littéralement faire le paon, marcher avec ostentation. (Dictionnaire de l’Académie, 1835)
57 Revue étrangère et française de législation, de jurisprudence et d’économie politique, t. 7 (1840) p. 681.
58 Cf. notre article, « Le livre des orateurs ou l’art oratoire au service de la souveraineté du peuple », Mélanges en l’honneur du Professeur Figueiredo, Rio de Janeiro.
59 « Rapport de M. Troplong à l’Académie des sciences morales et politiques sur le Cours de droit public et administratif de M.F. Laferrière, 1842, p. 3 », extrait de la Rev. lég. jur., t. XV approuvant l’opinion de l’a. sur « le système de la souveraineté des peuples que la réalité condamne et que la raison désavoue ».
60 Discours à l’Académie des sciences morales et politiques, 1832 (cité par M. Valensise, ouv. cité, p. 32).
Auteur
Professeur à l’Université René Descartes, Paris V.
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