La Cour suprême des États-Unis et la Première Guerre mondiale
Histoire du miroir d’un désamour
p. 129-140
Texte intégral
« Bien des choses qui pourraient être dites en temps de paix s’avèrent en temps de guerre compromettre à ce point les efforts de la nation qu’il devient impossible d’en tolérer l’expression pendant la durée des combats ».
Cour suprême des État-Unis, Schenck v. United States, 249 U.S. 47 (1919)
1L’histoire de l’entrée en guerre des États-Unis d’Amérique pendant le premier conflit mondial est avant tout celle d’une volonté de ne pas la faire. Dans la lignée de la tradition de ses prédécesseurs dits « isolationnistes », tels que George Washington et James Monroe, Woodrow Wilson proclamera, dans un discours du 20 août 1914, que « Tout homme qui aime vraiment l’Amérique agira et parlera dans le véritable esprit de neutralité, qui est celui de l’impartialité, de l’équité et de l’amitié envers toutes les parties concernées ». De multiples raisons expliquent la volonté du peuple américain de suivre la proposition de neutralité de son président. Pour lui, cette guerre n’était, pour le dire autrement, pas la sienne. La destruction du Lusitania, la démission du ministre des affaires étrangères, le rappel du général Pershing, l’interception d’un télégramme secret et autres événements vont conduire Wilson à proclamer, lors d’un discours au Congrès le 4 avril 2017, que « La neutralité n’est plus ni possible, ni désirable quand il y va de la paix du monde et de la liberté des peuples. Et la menace pour la paix et la liberté gît dans l’existence de gouvernements autocratiques, soutenus par une force organisée qui est entièrement entre leurs mains et non dans celles de leur peuple ». Deux jours plus tard, le Congrès vote l’entrée en guerre des États-Unis.
2Cette guerre qui ne semblait pas être la leur au début du conflit semble de nos jours occuper le même espace ambigu. La Première Guerre mondiale ne reçoit toujours pas, loin s’en faut, le même traitement doctrinal que la seconde. Un peu à l’image des monuments aux morts et autres symboles de mémoire qui n’ont même pas de place dans la capitale, la Première Guerre mondiale est victime d’un relatif désintérêt, que les commémorations ont – de manière tout de même discrète – temporairement soigné. La bataille pour la construction d’un mémorial à Washington continue de diviser. Pourtant, même s’il ne fut pas le plus meurtrier, ce conflit a tout de même entraîné plus de 115 000 morts, soit bien plus que la guerre d’indépendance, du Vietnam ou de Corée.
3À l’aide de projection d’images et diffusion de bandes son, cette conférence qui s’est déroulée à Toulouse le 14 novembre 2018 a tenté de raconter cette histoire à travers certaines décisions de la Cour suprême des États-Unis. Tocqueville nous enseigne que toute question politique, outre-Atlantique, finit par se muer en question juridique (le génie de son analyse nous permettant d’utiliser le présent de l’indicatif). Par son importance, son fonctionnement et les modalités de sa saisine, la Cour suprême des États-Unis a naturellement eu l’occasion de se pencher sur la problématique des atteintes aux droits fondamentaux en temps de guerre. Elle l’a fait sous de multiples angles : de l’anecdotique au politique, en passant parfois, mais pas nécessairement, par le juridique. La guerre de Sécession, les deux guerres mondiales, la guerre froide, la guerre du Vietnam et aujourd’hui, la guerre contre le terrorisme se sont toutes retrouvées, d’une manière ou d’une autre, au cœur du raisonnement des neufs juges.
4Dans un célèbre arrêt de 1919, la Cour suprême en profitera pour dépasser la spécificité de la Grande guerre et justifier les restrictions apportées à la liberté d’expression notamment en cas de « danger manifeste et pressant ». Restrictions qui serviront de précédent justificateur à d’autres périodes troubles de l’histoire des États-Unis d’Amérique et leur manière d’affronter les ennemis, jusqu’à celui, non clairement identifié (« la peur »), qui ouvrira en 2001 une nouvelle ère.
I. Les raisons du désamour du peuple Américain pour l’entrée dans une guerre qui n’est pas « la sienne »
5Cette tardiveté ne saurait s’expliquer à travers une quelconque tradition pacifiste des États-Unis. Le contraire peut même être affirmé sans que les propos ne soient caricaturaux : le texte même de la Constitution des États-Unis d’Amérique peut être présenté par le prisme guerrier. La reconnaissance par le gouvernement anglais d’une indépendance déjà proclamée fut obtenue au terme de six longues années de violents combats opposants Patriotes et Loyalistes. La lutte contre le colonisateur s’est doublée d’une guerre civile, à laquelle il faut ajouter l’hostilité des Indiens qui, à l’instar notamment des Iroquois, ont aidé les Anglais dans leur combat contre les insurgés. La norme suprême étant avant tout celle d’un pays né d’une guerre entre les colons et la Grande-Bretagne, il était naturel qu’elle fasse référence à plusieurs reprises au conflit armé. Dès le Préambule, le peuple des États-Unis affirme comme objectif celui, entre autres, de « former une union plus parfaite, d’établir la justice, d’assurer la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune (…) ». Parmi ses nombreuses compétences, le Congrès reçoit celle, par la section 8 de l’article 1er, de « pourvoir à la défense commune (…) ; de déclarer la guerre, d’accorder les lettres de marque et de représailles, et d’établir des règlements concernant les prises sur terre et sur mer ; de lever et d’entretenir une armée (…) ; de créer et d’entretenir une marine de guerre ; d’établir des règlements pour le commandement et la discipline des forces de terre et de mer ; de pourvoir à la mobilisation de la milice pour assurer l’exécution des lois de l’Union, réprimer les insurrections et repousser les invasions (…) ». La Constitution prévoit même que certains droits fondamentaux, et non des moindres, peuvent être restreints selon les circonstances. Aussi la Section 9-2 de l’article I prévoit-elle que « le privilège de l’habeas corpus ne pourra être suspendu, sauf dans les cas de rébellion ou d’invasion, si la sécurité publique l’exige ». Fédéralisme oblige, la Constitution prévoit également ce que l’État fédéré n’a pas le droit de faire, notamment « entretenir des troupes ou des navires de guerre en temps de paix (…) ni entrer en guerre, à moins qu’il ne soit effectivement envahi ou en danger trop imminent pour permettre le moindre délai » (art. Ier, Sect. 10-3). Dans la section relative au pouvoir judiciaire, le crime de trahison est défini avant tout comme « l’acte de faire la guerre contre [les États-Unis], ou de se ranger du côté de leurs ennemis en leur donnant aide et secours » (art. III, Sect. 3-1). De manière plus générale, l’État fédéral s’engage à protéger les États « contre l’invasion » (art. IV, Sect. 4). Le Bill of Rights, quant à lui, énonce souvent, en même temps qu’il les proclame, des restrictions à certains droits fondamentaux notamment en temps de guerre.
6La Constitution des États-Unis, en raison du contexte politique de son adoption, contient donc des références multiples à la guerre, qu’il s’agisse de répartir les pouvoirs entre l’Union et les États, d’encadrer la protection de ces derniers, ou de préciser le domaine d’application des libertés fondamentales. À l’époque des attaques du 11 septembre, face à la réaction des autorités américaines et compte-tenu du contexte historique ci-dessus rappelé, un auteur a même avancé l’hypothèse d’une « mentalité de guerre »1.
A. La neutralité, héritage de la doctrine isolationniste
7Mais à l’époque du début du premier conflit mondial, les États-Unis sont encore dominés par la doctrine Monroe. Dans son message au Congrès du 2 décembre 1823, le président justifie ainsi sa volonté isolationniste : « Nous avons toujours suivi avec curiosité et intérêt les événements qui ont lieu dans cette partie du globe avec laquelle nous avons tant de relations, et à laquelle nous devons notre origine. Les citoyens des États-Unis sont animés des sentiments les plus amicaux pour la liberté et du bonheur de leurs frères de l’autre côté de l’Atlantique. Nous ne nous sommes jamais mêlés dans les guerres des puissances européennes pour des affaires les concernant ; telle est notre politique. Ce n’est que lorsqu’on attaque, ou qu’on menace sérieusement nos droits, que nous nous regardons comme offensés ou que nous faisons des préparatifs pour notre défense (…) »2.
8Le 20 août 1914, alors que l’Europe se prépare au conflit, la France ayant prononcé l’ordre de mobilisation générale quelques jours plus tôt, Woodrow Wilson prononce un discours au Congrès qui deviendra célèbre : « Tout homme qui aime vraiment l’Amérique agira et parlera dans le véritable esprit de neutralité, qui est celui de l’impartialité, de l’équité et de l’amitié envers toutes les parties concernées ». Suivant leur président, les Américains, qu’ils soient isolationnistes, socialistes, pacifistes, protestants, d’origine allemande ou irlandaise, développent même un sentiment anti-guerre. Les manifestations3, les caricatures4, la musique, à l’image de la populaire chanson de 1915 « I Didn’t Raise My Boy to Be a Soldier »5, servent de support à ladite contestation. Mais des voix contraires commencent à se faire entendre, telles celles de l’ancien président Theodore Roosevelt. C’est surtout une série d’événements qui vont justifier l’entrée tardive des États-Unis dans la Grande guerre.
B. L’escalade. L’entrée en guerre des États-Unis
9Même s’il est scientifiquement impossible de déterminer avec précision l’événement qui fut déterminant pour expliquer le changement de paradigme des États-Unis, il est néanmoins cohérent de rassembler des indices qui furent, ensembles, capitaux. Le naufrage du Lusitania est l’un de ceux-là. Alors que les sous-marins allemands avaient manifestement uniquement seulement l’ordre de neutraliser les navires qui entraient dans les eaux territoriales britanniques, le paquebot britannique sombre en quelques minutes, torpillé par un U-20 allemand. Près de 1200 passagers civils y trouvent la mort, dont des Américains. Les messages belliqueux, sur le thème de la vengeance, commencent à se propager6. Autre événement qui vient s’ajouter à ce premier, l’affaire dite du « télégramme Zimmermann », intercepté par les services secrets du Royaume-Uni en 19177. Envoyé par le ministre des affaires étrangères allemand, ledit télégramme consistait en une instruction donnée à l’ambassadeur de l’empire allemand au Mexique de proposer à ce dernier une alliance contre les États-Unis.
10Néanmoins, Wilson se fait réélire sur un thème de campagne qui demeure pacifique, les slogans « War in Europe, Pace in America, God bless Wilson » ou « He has kept us out of war » étant partagés par la majorité des Américains. Mais le discours pacifiste, étant donnée l’ampleur du conflit mondial et la série d’événements décrédibilisant la neutralité américaine, va céder face aux nécessités pragmatiques. Dans son discours prononcé au Congrès le 2 avril 2017, Wilson annonce la fin de la neutralité et l’entrée en guerre de son pays : « Je recommande au Congrès de déclarer que la conduite récente du gouvernement impérial allemand n’est, en fait, rien moins que la guerre contre le gouvernement et le peuple des États-Unis (…). La neutralité n’est plus ni possible, ni désirable quand il y va de la paix du monde et de la liberté des peuples. Et la menace pour la paix et la liberté gît dans l’existence de gouvernements autocratiques, soutenus par une force organisée qui est entièrement entre leurs mains et non dans celles de leur peuple (...) »8. La suite du discours, aux accents lyriques, aura pour conséquence le vote de la conscription et l’augmentation des effectifs de 200 000 à 4 millions de soldats : « Nous sommes heureux de combattre ainsi pour la paix définitive du monde, pour la libération de tous les peuples, sans en excepter l’Allemagne elle-même, pour les droits des nations, grandes et petites, et pour le droit de tous les hommes à choisir les conditions de leur existence et de leur obédience. La démocratie doit être en sûreté dans le monde. La paix du monde doit être établie sur les fondements éprouvés de la liberté politique ».
11Juridiquement, l’entrée en guerre des États-Unis suit la procédure établie par la Constitution. Le 2 avril 2017, dans le discours précité, le président Wilson demande au Congrès l’autorisation de déclarer la guerre à l’Allemagne ; le 4 avril, les deux chambres du Congrès, dans une résolution jointe, font ladite déclaration. La déclaration de la guerre à l’Autriche-Hongrie suivra le même chemin constitutionnel (discours du président demandant l’autorisation du congrès le 4 décembre, lequel déclare la guerre le 7 décembre).
12Les premières troupes américaines débarquent à Saint-Nazaire en juin 1917. La bibliothèque digitale du Congrès américain contient un enregistrement sonore du général Pershing, lançant un appel patriotique au « soutien indéfectible » de la population : « À 5 000 km de chez vous, une armée américaine se bat pour vous. Tout ce que vous avez de valeur est en jeu. Seuls les coups les plus durs peuvent vaincre l’ennemi que nous combattons. Invoquant l’esprit de nos ancêtres, l’armée demande votre soutien indéfectible, afin que les grands idéaux que défend l’Amérique puissent perdurer sur la terre »9.
13La guerre n’allait pas tarder à devenir un thème juridictionnel. Dès lors que les Américains avaient pris la décision de devenir partie au conflit, aucune entrave ne pouvait plus être admise.
II. La sanction du désamour du peuple américain pour une guerre qui est désormais « la sienne »
14Pour comprendre l’arrêt sur lequel il convient de s’attarder, il faut avoir à l’esprit deux éléments en guise de prémisses justificatrices. Tout d’abord, l’esprit guerrier souligné en introduction. Ensuite, la jurisprudence antérieure de la Cour suprême en temps de guerre.
A. Prémisses théoriques
15Il est possible d’embrasser l’ensemble des décisions de la Cour suprême relatives à la guerre à travers la problématique suivante : la légitimation des atteintes aux droits fondamentaux en temps de guerre / la sanction des atteintes aux droits fondamentaux en temps de guerre. Dans le premier mouvement peuvent être cités les arrêts Dred Scott v. Sandford10 (guerre de Sécession), Schenck v. United States11 et ses prolongements, Frohwerk v. United States12, Debs v. United States13, Abrams v. United States14 (Première Guerre mondiale), Ex parte Quirin15, Korematsu v. United States16 (Seconde Guerre mondiale), Dennis v. United States17 (guerre froide) et Rumsfeld v. Padilla18 (guerre contre le terrorisme). Le second n’est relatif qu’à la guerre contre le terrorisme, tout particulièrement le traitement des détenus de Guantanamo (Hamdi v. Rumsfeld19, Rasul v. Bush20, Hamdan v. Rumsfeld21, Boumediene v. Bush22).
16Pour mieux saisir l’arrêt relatif à la Première Guerre mondiale dont il sera ensuite question, il faut remonter à l’un des plus célèbres arrêts de la Cour suprême rendu lors de la guerre de Sécession.
17Les causes de la guerre de Sécession, sur lesquelles il n’y a pas lieu ici de s’étendre, sont tout aussi multiples que complexes. Le Sud a tout de suite compris ce que signifiait l’élection de Lincoln en 1860, lui qui proclamait dans un célèbre discours quelque temps auparavant : « Une maison divisée contre elle-même ne peut pas se tenir debout. Un gouvernement ne peut pas indéfiniment demeurer à demi libre et à demi esclave. Je n’entends pas que l’Union soit dissoute, je n’entends pas que la maison s’effondre. Mais j’entends qu’elle cesse d’être divisée ».
18En 1850, le Congrès vote le Fugitive Slave Act qui pose le principe de l’obligation de poursuivre les esclaves fugitifs. À l’initiative du sénateur du Kentucky Henry Clay, le Congrès, soucieux de préserver l’Union, propose le Compromis du Missouri en 1820. En Louisiane, l’esclavage était autorisé au sud d’une ligne correspondant au 36° 30’ de latitude nord et interdit au nord de cette même ligne. Toujours sans porter de jugement moral sur l’esclavage, le Congrès, au nom de la souveraineté des États, vote en 1850 un nouveau compromis permettant de leur laisser le choix de leur statut : État libre ou État esclavagiste. S’amplifiant sous les présidences de Zachary Taylor et Millard Fillmore, la lutte entre esclavagistes et abolitionnistes va atteindre son point culminant lors du vote du compromis du Kansas-Nebraska en 1854. Ce compromis permettait à ces deux nouveaux États d’intégrer l’Union comme États esclavagistes s’ils le souhaitaient, alors même qu’ils se situaient au nord du 36° parallèle. Pour beaucoup, il s’agissait là d’une répudiation implicite du compromis du Missouri.
19C’est dans ce contexte qu’intervient la Cour suprême des États-Unis en jugeant l’affaire Dred Scott v. Sandford en 1857. Les faits sont les suivants : l’esclave noir Dred Scott avait accompagné son maître dans ses déplacements, à travers notamment le Missouri, État esclavagiste, puis l’Illinois, État libre, et enfin dans la partie libre du Mississippi en vertu du compromis du Missouri. À la mort de son maître, Dred Scott forma une action en revendication de liberté contre sa veuve, au motif que ses séjours dans des États libres l’avaient rendu libre. La Cour suprême du Missouri rejeta ses arguments au motif que son retour dans un État esclavagiste l’avait de nouveau fait esclave. Dred Scott va alors se tourner vers les juridictions, non plus des États, mais fédérales, en posant la question suivante : la Constitution des États-Unis donne-t-elle au Congrès le pouvoir d’interdire l’esclavage dans certains territoires ? En d’autres termes, le compromis du Missouri est-il constitutionnel ?
20Saisie en appel, la Cour suprême va plus loin que le tribunal de première instance et répond par la négative. Les termes de l’opinion majoritaire lue par le Président Taney, sont sans ambiguïté : « La question qui nous est posée est de savoir si les personnes visées dans la fin de non-recevoir font partie de ce peuple et si elles sont un élément constitutif de cette souveraineté. Nous pensons qu’elles ne le sont pas, qu’elles ne sont pas comprises dans cette souveraineté, qu’on n’a jamais voulu les inclure dans le groupe des ‘‘citoyens’’ visés dans la Constitution et qu’elles ne peuvent donc revendiquer aucun des droits et privilèges que cet instrument accorde et garantit aux citoyens des États-Unis. Bien au contraire, on les considéra à l’époque comme un groupe d’individus subordonnés et inférieurs qui avaient été assujettis par la race dominante et qui, affranchis ou non, demeuraient sujets à l’autorité de cette dernière et qui n’avaient d’autres droits ou privilèges que ceux que les gouvernants et le gouvernement pouvaient choisir de leur accorder »23.
21La Cour poursuit en indiquant qu’il ne lui appartient pas d’émettre un jugement de valeur, que sa compétence se limite à l’application de la Constitution et à son interprétation conformément notamment aux intentions des constituants. À leur propos, elle rappelle qu’ils ne faisaient alors que partager une opinion communément admise en vertu de laquelle la race noire était inférieure à la race blanche.
22Ce jugement va attiser les tensions entre le Nord et le Sud et précipiter la guerre de Sécession. Celle-là même dont la Cour suprême dira, onze ans après l’affaire Dred Scott, dans l’arrêt Texas v. White, qu’elle n’avait jamais eu pour effet de détruire la « perpétuelle » et « indissoluble » Union. Il est également resté célèbre pour le caractère prophétique des opinions dissidentes des juges John Mc Lean et Curtis. Celle du premier est une condamnation morale de l’esclavage ; celle du second, plus incisive, condamne l’interprétation de la Constitution par la majorité et développe la conception de la double citoyenneté. Dix ans plus tard, le quatorzième Amendement de la Constitution énoncera, comme un écho à l’opinion dissidente du juge Curtis, que « toutes personnes nées ou naturalisées aux États-Unis, et soumises à leur juridiction, sont citoyens des États-Unis et de l’État où elles résident ».
23La guerre, à plusieurs reprises au cœur du raisonnement des Supremes, va servir d’élément justificateur aux atteintes portées à des libertés de valeur constitutionnelle. C’est au nom du test de « danger manifeste et pressant » que la Cour valida en 1951 l’Alien Registration Act, qui permettait au gouvernement de poursuivre les militants ou simples sympathisants communistes. Pendant la Grande guerre, c’est la liberté d’expression qui fut la victime principale des restrictions imposées par les circonstances. Le Sedition Act de 1918, amendement à la loi sur l’espionnage (The Espionage Act of 1917) permettait ainsi au gouvernement d’engager des poursuites contre ceux qui critiquaient la guerre. Ces lois ont donné l’occasion à la Cour suprême de justifier ces entorses au premier amendement de la Constitution en temps de guerre, spécifiquement pendant le premier conflit mondial.
B. L’affaire Schenck v. United States de 1919 et ses prolongements
24Au commencement de l’affaire était l’Epionage and Sedition Act de 1798, adopté à une époque où la propagation des idées révolutionnaires françaises faisait peur. La loi interdisait de rédiger, imprimer ou publier « tout écrit faux, insultant ou critique (…) sur le gouvernement des États-Unis (…) ou sur l’une des quelconque chambres du Congrès (…) ou sur le président (…) dans le but de les diffamer, de susciter le mépris de leur autorité ou de leur crédit, ou de lever contre eux, ou l’un d’entre eux, la haine du bon peuple des États-Unis ». Dans cette lignée, plus d’un siècle après, The Espionage Act du 15 juin 1917 punit quiconque gêne les opérations militaires, promeut l’ennemi, ou publie de fausses informations. The Sedition Act du 16 mai 1918, quant à lui, ajoute à l’Espionage Act un nouveau délit fédéral, le fait d’utiliser un « langage déloyal, profane, calomnieux ou abusif » à l’encontre de la Constitution, du gouvernement, de l’uniforme américain ou du drapeau.
25Plus de 2 000 personnes vont être poursuivies sous l’empire des lois sur l’espionnage et la sédition, dont la moitié furent emprisonnées. C’est dans ce contexte que la Cour suprême va rendre son arrêt Schenck. Les socialistes Charles Schenck et Elizabeth Baer distribuent des tracts exhortant les jeunes Américains à ne pas partir au combat, et justifient leur action par la violation du treizième amendement sur l’interdiction de la servitude involontaire. Schenck est reconnu coupable de complot visant à causer la mutinerie, en vue de commettre un crime contre la sûreté des États-Unis et d’usage illicite de la Poste. Condamné par une cour de district, il fait appel de la décision sur le fondement du premier amendement de la Constitution, arguant de la violation de sa liberté d’expression. La réponse de la cour suprême est unanime. Les juges White, McKenna, Holmes, Day, Clarke, Van Devanter, Pitney, Brandeis et McReynolds estiment que la loi sur l’espionnage, modifiée par la loi sur la sédition, ne viole pas la liberté d’expression.
26L’opinion de la Cour, lue par le juge Holmes, demeure célèbre : « La plus rigoureuse protection de la liberté d’expression ne protègerait pas celui qui crierait “au feu !” dans un théâtre provoquant une panique (…). La question, dans chaque cas, est de savoir si les mots utilisés le sont dans un tel contexte et avec un tel sens qu’ils créent un danger manifeste et pressant de nature à engendrer des maux que le Congrès est en droit de prévenir. C’est une question d’urgence et de degré »24. Et le juge de poursuivre en ce termes : « Bien des choses qui pourraient être dites en temps de paix s’avèrent en temps de guerre compromettre à ce point les efforts de la nation qu’il devient impossible d’en tolérer l’expression pendant la durée des combats »25.
27La cour confirme une interprétation originaliste de la sédition, à travers une décision qui prouve la survivance du crime de déloyauté. Mais dans le même temps elle pose une limite pouvant être qualifiée de progressiste : la liberté d’expression ne peut être bornée qu’en raisons de critères objectifs qui répondront désormais au test du « danger manifeste et pressant ». Ce nouveau standard permettra notamment d’évaluer, non la déloyauté en elle-même, mais ses effets. En résumé, ce n’est pas tant le tract en lui-même qui violait la loi mais bien les conséquences concrètes entraînées par sa distribution.
28Trois autres arrêts méritent d’être ici cités dans le prolongement de l’arrêt précédent. Dans l’arrêt Frohwerk v. United States26, toujours de manière unanime, la Cour suprême valide la condamnation de Frohwerk, qui avait distribué un journal de langue allemande dans lequel certains articles critiquaient la participation des États-Unis au conflit. Même si l’intention n’était pas d’entraver le recrutement, telle pouvait être l’une des conséquences de l’action de Frohwerk en faisant circuler le Missouri Staats Zeitung. Et ce sont précisément les effets d’une intention, même protégée par la liberté d’expression du premier amendement, qui doivent être sanctionnés en temps de guerre. La cour suprême confirme donc sa condamnation pour déloyauté au sens de la Loi sur l’espionnage de 1917.
29La deuxième affaire, Debs v. United States27, prend naissance dans un discours prononcé par Eugene Debs, chef du parti socialiste, dans lequel il critique le recrutement militaire. Toujours de manière unanime, et suivant un raisonnement analogue à celui de l’affaire Schrenck, la cour suprême confirme l’arrêt d’une première cour qui l’avait condamné pour tentative d’insubordination et refus de servir dans l’armée américaine, tentative d’obstruction au recrutement et à l’enrôlement.
30Doit être enfin cité l’arrêt Abrams v. United States28. Abrams et certains de ses amis, immigrants russes anarchistes, distribuent des tracts en 1918 appelant à une grève générale dans les usines de munitions, suite à l’opération américaine menée en Russie contre l’Allemagne. Dénonçant l’envoi des troupes en Russie et appelant à l’arrêt de la production des armes, lesdits tracts vont entraîner la condamnation des accusés à vingt ans de prison, pour violation de la loi sur l’espionnage. Mais cette fois, les juges ne furent pas unanimes. Le juge Holmes, pourtant rédacteur de l’opinion Schenck, expose dans une opinion séparée la défense générale de la dissidence, protégée par le premier amendement. S’appuyant sur le standard du « danger manifeste et pressant » qu’il avait lui-même contribué à créer auparavant, il juge qu’en l’espèce, les tracts, bien que « stupides », ne pouvaient être ainsi qualifiés. Le juge Holmes, rejoint dans sa dissidence par le juge Brandeis, prouve ainsi le caractère pragmatique du standard et l’importance de la référence aux faits et au contexte. Nulle comparaison possible, selon lui, entre ceux des affaires Schenck, Frohwerk et Debs, dans lesquelles des personnes éclairées appelaient bien à la dénonciation des efforts de guerre du gouvernement fédéral, et ceux de l’affaire Abrams dans lequel deux tracts jetés d’une fenêtre par un anarchiste un peu illuminé ne pouvaient justifier vingt ans d’enfermement.
31Toutes ces décisions sont l’expression d’une mise en balance entre deux intérêts. La liberté d’expression d’une part, protégée par l’iconique premier amendement, et l’effort de guerre d’autre part, attaché aux prérogatives du Congrès et du gouvernement. L’histoire de la cour suprême a montré qu’en fonction de sa composition, elle penchait tantôt vers la farouche défense du premier, tantôt vers les nécessités pragmatiques du second. Une mise en balance qui a conduit cette même cour a rendre les arrêts les plus sinistres de son histoire (« quand, en raison des conditions de la guerre moderne, nos côtes sont menacées par des forces ennemies, le pouvoir de les protéger doit être proportionnel à la menace du danger », l’arrêt Korematsu29 validant l’internement des Américains d’origine japonaise suite à l’attaque de Pearl Harbor) et les plus lumineux (« nous avons établi depuis longtemps qu’un état de guerre n’est pas un chèque en blanc pour le Président », à propos des détenus de Guantanamo30).
Notes de bas de page
1 M. Likin, « Le PATRIOT Act et la mentalité de guerre aux États-Unis », Hommes et Libertés n° 131, juil/août/sept. 2005, p. 31.
2 James Monroe, The Monroe doctrine form the president’s annual message to Congress, Washington Republican extra, December 2, 1823, Gilder Lehrman collection, https://www.gilderlehrman.org/content/monroe-doctrine-1823
3 Voir notamment Preparedness parade, Seattle. June 10, 1916 : https://digitalcollections.lib. washington.edu/digital/collection/seattle/id/1906
4 Voir notamment Caricatures : Come on in, America, the Blood’s Fine ! (1917) by M.A. Kempf ; After the War a Medal and Maybe a Job, antiwar cartoon by John French Sloan, 1914.
5 https://www.youtube.com/watch?v=-C2qOAgMCl4 chanson : Alfred Bryan and Al Piantadosi, “I Didn’t Raise My Boy to Be a Soldier,” lyrics and song, (Washington, DC : The Library of Congress, Edison Collection), 1915.
6 Voir les affiches sur le site de la bibliothèque du Congrès, https://www.loc.gov/resource/cph.3g11355/
7 Voir la photo du télégramme codé et déchiffré ici : http://tpe-cryptographie.over-blog.com/article-le-telegramme-zimmermann-61280623.html
8 President Woodrow Wilson, Address of the President of the United States Delivered at a Joint Session of the Two Houses of Congress (Apr. 2, 1917), S. Doc. No. 65-5, U.S. Cong. Serial Set vol. 7264, https://www.loc.gov/law/help/digitized-books/world-war-i-declarations/united-states.php
9 “From the battlefields of France” [sound recording] /Gen’l J. J. Pershing. New York : Made by the Columbia Graphophone Co., c1918. https://www.loc.gov/collections/world-war-i-and-1920-election-recordings/about-this-collection/
10 60 U.S. (19 How.) 393 (1857)
11 249 U.S. 47 (1919)
12 249 U.S. 204 (1919)
13 249 U.S. 211 (1919)
14 250 U.S. 616 (1919)
15 317 U.S. 1 (1942)
16 323 U.S. 214 (1944)
17 341 U.S. 494 (1951)
18 542 U.S. 426 (2004)
19 542 U.S. 507 (2004)
20 542 U.S. 466 (2004)
21 548 U.S. 557 (2006)
22 553 U.S. 723 (2008)
23 Cité par Elisabeth Zoller, Grands arrêts de la cour suprême des États-Unis, Première édition, PUF, 2000, p. 216.
24 Cité par Elisabeth Zoller, Les grands arrêts de la cour suprême des États-Unis, Dalloz, collection les grands arrêts, 2010, pp. 160-161.
25 Ibid.
26 Précité.
27 Précité.
28 Précité.
29 Précité.
30 Hamdi v. Rumsfeld, précité.
Auteur
Agrégée de droit public. Elle est Professeur des Universités à l’Université Toulouse Capitole et dirige le Centre de droit comparé. Elle a dirigé l’École Européenne de droit (UTC).
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Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017