L’influence de la Première Guerre mondiale dans l’affirmation de la discipline du droit public au Royaume-Uni
p. 29-46
Texte intégral
1Bien que les juristes d’outre-Manche soient réfractaires à l’idée de distinguer le droit public du droit privé, la Première Guerre mondiale a favorisé l’émergence de la discipline du droit constitutionnel et administratif (Constitutional and Administrative Law) quelques années après que A.V. Dicey lança les bases contemporaines de l’étude de la Constitution. Malgré des origines historiques multiséculaires, ce droit public s’est structuré par la doctrine et s’est substantifié sous l’effet du premier conflit mondial.
2Pour comprendre la transformation du droit outre-Manche à cette époque, revenir à titre liminaire sur certaines spécificités du système juridique britannique n’est pas inutile. Le droit public, au Royaume-Uni, a connu une phase d’expansion, de reflux, puis de renouveau. Dans son ouvrage de référence « Foundations of Public Law »1, Martin Loughlin insiste sur la conscience des juristes anglais du Moyen-Âge de l’existence d’une distinction entre les règles fondamentales du royaume et celles qui relèvent du droit commun. Les premières désignent, selon Bracton, les règles qui « établissent l’autorité du Gouvernement »2. Martin Loughlin souligne que, dans la construction du discours sur l’apparition des fondements du droit public, « les idées et les pratiques anglaises (et plus tard britanniques) furent cruciales »3, contrairement à une opinion largement répandue qui voudrait que le concept de droit public soit essentiellement né en Europe continentale. La mention du « droit fondamental du Royaume » (« foundamental law ») perdure jusqu’à la fin du XVIIe siècle. À partir de 1689, la doctrine semble avoir abandonné la référence au droit public au profit de l’émergence d’un discours sur l’unité du droit : il n’y aurait qu’un « véritable concept du droit : le droit ordinaire proclamé par la loi du Parlement à laquelle tout un chacun doit se soumettre »4. Ce changement de paradigme est dû à la volonté d’éviter l’arbitraire attaché à la nature extraordinaire de la personne du roi. En somme, à l’orée du XVIIIe siècle, le « foundamental law » est considéré comme un droit naturel potentiellement dangereux pour les libertés5. Toute action, même celle du gouvernement, doit alors être régie par la loi positive du Parlement et garantie par les juridictions de droit commun. Progressivement, tout ce qui ressortit aux relations entre les pouvoirs est renvoyé à la sphère politique et non à la discipline du droit.
3Quand bien même certains auteurs, en particulier historiens, ont évoqué les règles spécifiques régulant les rapports entre les pouvoirs depuis 1689, il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que le « droit public » fasse l’objet d’une étude scientifique approfondie, à la hauteur des celles qui ont précédé le XVIIIe siècle. Elles ne se départissent pas d’une dimension politique forte dans la mesure où le droit public outre-Manche est, à bien des égards, un droit qui puise sa source dans le phénomène politique. L’enseignement d’un droit public au sein des Facultés de Droit est récent, sans que droits constitutionnel et administratif soient vraiment distingués6. De surcroît, l’étude de la Constitution continue d’être tributaire de l’examen de conventions politiques.
4La « scientifisation » contemporaine du droit public ne doit pas occulter le fait que l’autonomisation de ses règles est perceptible bien avant la période post-Seconde Guerre mondiale. Trois types d’événements ont hâté l’émergence de la discipline du droit public à partir du milieu du XIXe siècle au-delà même des frontières du droit constitutionnel : la révolution industrielle, les mouvements de colonisation/décolonisation et les deux guerres mondiales. Les matériaux scientifiques manquent, outre-Manche, pour bien mesurer l’impact du premier conflit mondial sur le droit public, car il est convenu qu’une focale temporelle de quatre ans n’est pas des plus pertinentes pour expliquer la dynamique constitutionnelle britannique qui n’est intelligible qu’à l’échelle des siècles. Par conséquent, plus prompts à identifier les racines et à démontrer l’autonomie du droit administratif et constitutionnel, les manuels et les articles académiques se contentent de mentionner les trois facteurs sus évoqués sans en faire une analyse substantielle.
5Pourtant, le rôle de l’administration et son interaction avec les citoyens se sont accentués en raison des conséquences tragiques de la guerre. Plus encore, l’événement a succédé aux graves méfaits de la révolution industrielle et capitaliste durant la période victorienne qui encouragea l’émergence de l’État providence dont nous savons, au Royaume-Uni comme en France, qu’elle a favorisé la construction du droit administratif articulé autour de la conciliation entre les impératifs étatiques et la protection des individus.
6L’affirmation de la discipline du droit public au Royaume-Uni sous l’influence de la Première Guerre mondiale ne se limite pas au droit administratif. Le recours à des pouvoirs de guerre dans un contexte de démocratisation et de renforcement de la représentativité du régime parlementaire est à l’origine de législations et de jugements fondateurs relatifs aux rapports entre le Parlement et le Gouvernement. Le conflit a également contribué à bouleverser les relations entre la métropole et les colonies. Si, en 1914, l’Empire britannique est à son apogée territoriale, la Première Guerre mondiale amorce son déclin. Elle a favorisé l’affaiblissement de Londres dont la principale marque fut la marche vers l’indépendance de l’Irlande. Le mouvement d’indépendance des grandes nations anglo-saxonnes initiée à la fin du XIXe siècle va s’accélérer dans un cadre juridique qui participe à l’enrichissement du droit public. Le conflit s’impose ainsi comme un tournant dans l’histoire du droit public britannique par la nécessité de mieux régir les rapports entre l’Administration et les administrés, par la réinterprétation des pouvoirs constitutionnels de la Couronne et par l’encadrement des processus de décolonisation à venir7.
I. La régulation de nouveaux rapports entre l’Administration et les administrés
7Carol Harlow et Richard Rawlings soulignent dans le premier chapitre de leur ouvrage sur le droit et l’Administration que « la machine gouvernementale est une expression de la société dans laquelle elle opère ; l’une ne saurait être comprise sans la prise en compte du contexte dans lequel évolue la seconde. »8 À l’appui de leur démonstration, les deux auteurs citent un propos tiré d’une conférence de Sir Cecil Carr à Harvard prononcée en 1941 : « (…) bien que l’État soit traditionnellement confiné aux rôles de policier, de juge ou de protecteur, il est désormais devenu un maître d’école, un docteur, un constructeur de maisons et de routes, un urbaniste, un pourvoyeur de services publics et de bien d’autres choses encore. »9 Il note que le phénomène n’est pas si récent et fait référence à Tocqueville qui, dès la seconde moitié du XIXe siècle, avait parfaitement exposé la tendance à l’expansion des fonctions de l’État dans le cadre démocratique.
8La littérature juridique outre-Manche fait remonter la croissance de l’appareil d’État aux années 1880-1890. Les études révèlent une augmentation sensible du nombre de fonctionnaires et de la part de la dépense publique dans la richesse nationale10. L’adoption de lois novatrices à partir du deuxième tiers du XIXe siècle dans le domaine de la prise en charge de la pauvreté, de la santé et de la salubrité publiques en est la concrétisation juridique. Dicey, dans la seconde édition de ses conférences sur les relations entre le droit et l’opinion publique au XIXe siècle qui date de 1914, prend acte de l’avènement de l’État interventionniste, tendance qu’il qualifie de « collectiviste » ou de « socialiste »11. Dicey fait un lien direct entre les lois récentes favorables à l’interventionnisme étatique et l’émergence d’un droit administratif anglais. Parmi les textes qu’il mentionne, nous retrouvons le Old Age Pensions Act de 1908, le National Insurance Act de 1911, le Coal Mines (Regulation) Act de 1908, et le Coal Mines (Minimum Wage) Act de 1912. Dicey demeure plutôt hostile au droit administratif dont l’exorbitance n’est pas compatible avec sa conception du principe de rule of law, mais à partir des années 1914-1915, force est d’admettre l’évolution de sa pensée qui s’identifie, hormis dans son ouvrage de 1914, dans l’ultime édition de l’Introduction et par un article ayant pour sujet « Le développement du droit administratif en Angleterre »12. Dicey concède l’inéluctabilité de l’apparition de nouvelles règles conforme à la transformation du rôle de l’État. En revanche, il en limite fortement la portée et rejette toute idée de juridiction spécialisée pour régir les litiges qui découleraient de leur application.
9Ainsi, à la veille du premier conflit mondial, l’émergence de l’État interventionniste et du droit administratif est acquise. La guerre va accélérer ce processus. Dès le mois d’août 1914, le Gouvernement britannique publie son « War Book ». Véritable document de planification économique, ce texte consacre un interventionnisme inédit dans l’histoire du Royaume-Uni. La circulation des capitaux et des marchandises est encadrée, tandis que les services et productions stratégiques sont contrôlés massivement par l’État (rail, charbon, munitions…). Pour soutenir l’effort de guerre, les collectivités publiques investissent fortement dans l’éducation et la recherche pour développer les innovations. Les chefs d’entreprise participent activement aux projets gouvernementaux en étant invités aux réunions ministérielles, ce qui n’est pas sans créer des risques de conflits d’intérêts. Quant aux citoyens, ils font l’objet de mesures restrictives, en particulier dans le domaine de la consommation des denrées alimentaires ou de l’alcool sur le fondement du Defence Of the Realm Act de 1914 (DORA)13.
10Du point de vue de la « machine administrative », la Première Guerre mondiale a entraîné des recrutements massifs d’agents publics. Douze nouveaux ministères sont créés. Si sept d’entre eux ne survivront pas aux années 1920, cinq seront pérennisés (Travail, Pensions, Santé, Air, et Transport)14. La pratique des sous-commissions ministérielles s’intensifie, de même que l’instauration d’agences gouvernementales.
11Incontestablement, la Première Guerre mondiale change la figure de l’État et de son droit. Ainsi que le souligne Denis Baranger, « un “droit public” s’est imposé en Angleterre, et avec lui une certaine manière d’aborder l’État dans ses rapports avec les sujets »15. Ces rapports sont de nature plus subjective dans la mesure où l’État adopte une action positive à l’égard des administrés d’un point de vue économique et social. Il en résulte forcément des contentieux lorsque les destinataires des prestations s’estiment lésés ou insatisfaits. Sur le fondement de la procédure enclenchée par les « prerogative writs »16 (qui deviendront les prerogative orders en 193817 et fondent la procédure du judicial review18), le contrôle juridictionnel des actes des ministres et des administrations locales s’autonomise et se perfectionne, notamment en déterminant les règles procédurales auxquelles doit se soumettre l’« Administration pour respecter les droits des citoyens. Deux jugements célèbres, contemporains de la Première Guerre mondiale et commentés par Dicey, illustrent ce mouvement majeur du droit public britannique. Il s’agit des décisions The Board of Education v Rice de 1911 et Local Government Board v Arlidge de 191519. Dans le premier jugement, la Chambre des Lords rappelle que l’Administration doit agir de bonne foi et écouter équitablement les deux parties, dans la mesure où il s’agit d’un devoir qui pèse sur toute autorité qui doit prendre une décision »20. Dans le second, le juge considère qu’une autorité administrative, lorsqu’elle agit en tant que quasi-juridiction ou de juridiction en vertu de prérogatives qui lui sont conférées par une loi du Parlement, n’a pas à se conformer aux mêmes règles procédurales que les juridictions de droit commun. Si ce jugement semble revenir sur celui de 1911, il est plutôt de nature à le préciser : l’Administration demeure tenue au respect d’obligations procédurales quand elle est en position de trancher un litige (procédure équitable et équité), mais elle peut, dans ce cadre, être soumise à des règles spéciales sur le fondement de la loi. Ce raisonnement contribue à identifier une spécificité du droit applicable aux autorités publiques21, c’est-à-dire à une espèce de droit administratif. Dicey, qui est hostile à une telle évolution, tente de démontrer que le juge enferme l’émergence de ce nouveau corps de règles dans les strictes limites découlant du principe de rule of law.
12Pourtant, les circonstances exceptionnelles de la Première Guerre mondiale vont permettre à l’Administration d’étendre encore un peu plus son intervention sur le fondement de pouvoirs exorbitants du droit commun conférées par la loi. Si ces prérogatives portent atteinte temporairement au rule of law, leur contrôle juridictionnel va contribuer à enrichir le droit public par une réinterprétation des pouvoirs constitutionnels de la Couronne.
II. La réinterprétation des pouvoirs constitutionnels de la Couronne
13La Première Guerre mondiale est à l’origine d’une œuvre jurisprudentielle incontournable en droit public. En effet, l’usage par l’Exécutif de pouvoirs exceptionnels dans un contexte nouveau dans l’Histoire du Royaume-Uni a formé un défi majeur pour les droits et libertés des individus et, plus largement, pour le principe de rule of law dans la mesure où le rôle des juridictions est restreint dans ce type de période. Si, depuis le XVIIe, plusieurs épisodes ont nécessité la suspension de textes comme l’Habeas Corpus (nous pensons, notamment, aux guerres napoléoniennes), les quatre années de conflit de ce début de XXe siècle ont entraîné une production législative et réglementaire inédite par sa portée au regard du nombre de sujets touchés et des prérogatives dévolues au Gouvernement22.
14De fait, le Parlement et les juridictions n’ont guère eu le choix de s’en remettre à une espèce de dictature de salut public par une coalition gouvernementale impliquant un contrôle minimal des actes qu’elle a adoptés. Les juridictions se sont pliées à une certaine déférence à l’égard des décisions de l’Administration en guerre, d’autant qu’au début du XXe siècle le judicial review ne connaît pas le même succès qu’aujourd’hui. Les juges ont, toutefois, veillé à fixer un cadre qui, tout en se démarquant du droit commun, fut de nature à limiter le pouvoir gouvernemental. Contrairement à ce que Dicey avait affirmé, l’émergence du droit administratif n’est pas contradictoire avec le principe de rule of law, mais il l’enrichit d’un versant nouveau, propre aux rapports qui se sont établis entre l’État interventionniste et le citoyen en période de guerre.
15Le fondement juridique aux pouvoirs exécutifs de guerre est contenu dans huit textes adoptés entre 1914 et 1918 pour la défense du Royaume (Defence Of the Realm Acts)23. Céline Roynier a consacré une étude de référence sur ces textes. Nous nous permettons de reprendre largement ses analyses, auxquelles nous adhérons, pour expliquer l’économie et les conséquences des DORA sur l’évolution du droit public britannique. Ces statutes ont pour objet de régir l’état de guerre qui va au-delà des circonstances exceptionnelles et de l’état d’urgence. Le système mis en place se comprend comme suit :
16« Le Parlement donne à Sa Majesté en son conseil le pouvoir de prendre toutes les mesures (regulations, orders in Council) pour définir les pouvoirs de l’Amirauté, ceux du Conseil de l’armée et des autres personnes agissant pour son compte pour la protection de la sécurité publique et la défense du Royaume. Parmi les différentes dispositions de ces lois et notamment le Defence of the Realm Consolidation Act 1914, se trouve la possibilité pour le gouvernement de créer des cours martiales (court-martial) ayant le pouvoir de prononcer la peine de mort contre toute personne ayant eu l’intention d’aider l’ennemi. Selon cette loi de consolidation, le dispositif dure aussi longtemps que dure la guerre (« for the present war »). Quant au champ d’application spatial de ces textes, les deux premières lois de défense prévoient qu’elles s’étendent « au territoire qu’il est nécessaire de protéger dans l’intérêt ou la situation des forces armées de Sa Majesté », mais la généralité des termes de la loi de consolidation permet au gouvernement d’étendre les règlements (regulations) à tout le territoire. Sur le fond, peu de domaines échappent à l’application de ces DORA et des regulations : presse, contrôle des étrangers, voies de communication, compétences des cours martiales, propriété, liberté de circulation »24.
17À la lecture de la synthèse proposée par Céline Roynier, il est aisé de percevoir les risques pour les libertés et le droit de propriété à l’égard desquels les Britanniques sont particulièrement attachés. Il n’est alors guère étonnant que plusieurs auteurs soutiennent que l’avènement du régime d’exception évoqué est une « guerre contre le droit public »25, expression qui n’est pas une évidence pour les juristes britanniques du début du XXe siècle. C’est la raison pour laquelle Céline Roynier part de cette formulation pour démontrer que « la réflexion qu’ont suscitée les DORA chez les auteurs britanniques a constitué le point de départ de cette autre manière d’aborder l’État dans ses rapports avec les sujets au Royaume-Uni. C’est en effet la Première Guerre qui a permis à la doctrine britannique de repenser les conditions d’existence de certaines expressions du volontarisme juridique, et avec ces dernières, l’État »26. Dicey ne pouvait apporter d’explications totalement convaincantes à l’établissement d’un état de siège nouveau qui heurtait de front sa théorie du rule of law. Le Vinerian Professor s’avère ainsi hostile à l’existence de lois martiales ou de l’état de siège qui ne trouverait pas son origine dans le common law27.
18Le constat de T. Baty et J.H. Morgan dans leur opus « War : its Conduct and legal Results »28, et cité par Céline Roynier, permet de comprendre l’étendue de l’inquiétude qui habite les tenants de la tradition – et de la mythologie – whig de la Constitution anglaise qui soutient une vision du rapport entre l’État et les libertés bien distincte de celle qui prévaut sur le Continent européen :
19« Jamais dans notre histoire, certainement, l’Exécutif n’a exercé de tels pouvoirs arbitraires sur la vie, la liberté et la propriété des sujets britanniques […] Nous devons laisser le lecteur juger par lui-même si ce « despotisme parlementaire », qui rappelle rien de moins que la législation jusqu’à présent réservée aux Protectorats non civilisés, est véritablement nécessaire ou sage ».
20Le raisonnement suivi par les critiques classiques de common law est simple : en adoptant des mesures favorisant l’arbitraire de l’Exécutif en dehors du common law, le législateur s’aligne sur une tradition juridique continentale qui accepte l’exorbitance du droit de l’État contre les droits et libertés du sujet, alors que la Constitution anglaise se caractérise historiquement par sa capacité à prévenir « l’apparition de tout pouvoir arbitraire »29. L’impossibilité de découvrir un fondement théorique (et donc des modalités de contrôle) aux pouvoirs de guerre de l’Exécutif dans la Constitution britannique forme « un problème », qui va nécessiter de trouver « une solution »30 de droit public. Pour Céline Roynier, celle-ci passe forcément par le droit administratif qui va saisir la prérogative royale pour mieux l’encadrer. Toutefois, cet encadrement va peiner à s’imposer, car la notion de prérogative royale est ambivalente en droit anglais. Elle recouvre à la fois un pouvoir arbitraire absolu et une compétence discrétionnaire de l’Exécutif pour qu’il assume ses fonctions. Et il se trouve que « pendant la Première Guerre mondiale, cette prérogative s’est montrée sous ces deux visages. Elle s’est d’abord montrée sous son visage de pouvoir absolu, puis sous celui d’un exercice absolu d’un pouvoir (discrétion) dans des circonstances spécifiques »31. Le paradoxe du common law anglais « ancien » est d’avoir placé hors du droit l’exercice de la prérogative, car elle est notamment considérée comme un acte politique. La distinction entre le pouvoir fondé sur la fonction politique du monarque et celui qui trouve sa justification dans le comme law n’est pas aisée et a donné lieu à des contentieux célèbres en matière de taxation. Sous les Stuarts, les juges semblent avoir accepté que certains impôts soient créés ou étendus en vertu de la seule prérogative, sans intervention du Parlement a priori ou de contrôle juridictionnel a posteriori. A. W. Bradley, K. D. Ewing et C.J.S. Knight en fournissent les motifs : « il était acquis qu’au temps d’Édouard Ier le consentement du Parlement était nécessaire pour les impôts directs. L’histoire des contributions indirectes est plus complexe, dans la mesure où la réglementation du commerce extérieur relevait de la prérogative royale en lien avec les affaires étrangères »32. Il est de coutume de considérer que les relations internationales sont du domaine de l’action politique de l’Exécutif puisqu’elles n’ont pas vocation à régir la situation des sujets du Royaume. Cette présentation simple a permis à la Couronne de préserver sa prérogative en matière de droits de douanes (Case of Impositions33) ou de taxation commerciale exceptionnelle (Case of Ship Money34) avant que le Parlement ne vienne les remettre en cause en 1640. Le Bill of Rights de 1689 confirma le Ship Money Act de 1640 en son article 4.
21Toutefois, même à partir de 1689, malgré la volonté de maîtriser la puissance royale et ses prérogatives par l’affirmation de la souveraineté du Parlement, la prérogative absolue demeure. Le Gouvernement y recourt, non plus en se dissimulant derrière l’autorité du roi, mais derrière celle du Parlement35. Ainsi, l’habilitation parlementaire ne semble pas changer grand-chose au contrôle de l’action du gouvernement : dès lors qu’il est habilité, il peut agir en toute liberté, comme avant 1688. L’apport essentiel de la Première Guerre mondiale est d’avoir conduit les juridictions à examiner plus substantiellement l’habilitation, c’est-à-dire en vérifiant que les actes adoptés par l’Administration ne sont pas ultra vires par rapport à la loi. Les conséquences théoriques du point de vue l’évolution du droit public outre-Manche sont tirées par Céline Roynier :
22« L’objectif n’est pas de dégager un principe de constitutionnalité, mais bien de contrôler le gouvernement en tant qu’il exerce une fonction d’exécution et d’administration – un pouvoir d’action – et ainsi d’exclure presque mécaniquement la prérogative comme fondement de ces pouvoirs d’urgence à partir du moment où le gouvernement ne revendique pas l’origine de la prérogative. En d’autres termes, quand la prérogative « absolue » s’éclipse, son autre visage apparaît – celui de la prérogative « ordinaire », soumise cette fois-ci au contrôle des cours et au statute law, expression de la volonté du souverain. En droit administratif, cela s’appelle l’habilitation législative »36.
23Hors de l’habilitation, la prérogative absolue est invocable, mais dans des limites qui, grâce à l’émancipation du droit administratif, se préciseront sur la base de jugements liés au premier conflit mondial. Le plus célèbre des contentieux est l’affaire De Keyser Royal Hotel37. Le juge devait apprécier la légalité d’une réquisition par l’Administration d’un hôtel pour y loger le personnel d’un corps de l’armée de l’air lors de la Première Guerre mondiale. Malgré les propositions de dédommagement de l’armée, aucun accord n’avait été conclu avec le propriétaire et, en vertu d’un règlement adopté sur le fondement du DORA, l’hôtel avait été réquisitionné. La décision fut contestée. Le Gouvernement s’appuya à l’époque sur la prérogative royale pour la justifier. En période de guerre, le pouvoir de réquisition pouvait être mobilisé en dehors de tout texte. Pour les requérants, une telle démonstration ne saurait être acceptée, car le Parlement avait encadré le pouvoir de réquisition : le fondement de la prérogative ne pouvait, dès lors, être invoqué pour justifier une action arbitraire. La Chambre des Lords rejeta la défense de l’Exécutif au profit de celle qui avait été développée par les conseils du propriétaire de l’hôtel. L’Administration était réputée avoir agi sur le fondement du DORA. Tant que ce texte s’appliquait, la prérogative devait être considérée comme « endormie ».
24Le second cas le plus connu lié à la Première Guerre mondiale est le jugement Zadig38. Dans cette affaire, l’état d’exception avait justifié la détention sans procès d’un individu dont l’origine allemande laissait soupçonner une intelligence avec l’ennemi. Le contentieux en question, s’il révèle la mansuétude du juge à l’égard du Gouvernement, indique aussi l’existence d’un contrôle juridictionnel qui exclut l’arbitraire. L’affaire demeure d’ailleurs célèbre pour l’opinion dissidente de Lord Shaw of Dunfermline. Après cette décision, plusieurs jugements datant de 1920 retiendront l’ultra vires des autorités administratives dans l’utilisation des pouvoirs de guerre39. C’est à partir des affaires De Keyser et Zadig que le contrôle juridictionnel du judicial review va s’affiner. Le jugement Attorney General v Wilts United Dairies Ltd40 révèle ainsi que le contrôle de la conformité de l’usage de la prérogative à la loi d’habilitation exclut celui de son opportunité ou de sa nécessité (merit) qui incombent au seul Parlement41.
25D’autres jurisprudences significatives doivent enfin être mentionnées pour illustrer la croissance des litiges de droit public portant, par exemple sur la détention de ressortissants étrangers en temps de guerre42 ; le droit des ressortissants ennemis de siéger dans le Conseil privé43 ; ou encore les mesures restrictives de propriété44 ou du libre commerce45. Bien souvent, si ces contentieux trouvent leur origine dans des actes commis entre 1914 et 191846, leur résolution judiciaire n’interviendra qu’après la guerre. Pour éviter la multiplication des litiges, des lois de validation seront aussi adoptées par le Parlement47. Quant aux pouvoirs d’urgence eux-mêmes, ils seront abolis le 31 août 1921 en vertu du Termination of the War Act de 1918.
26Les questionnements théoriques et des contentieux qui résultent de la Première Guerre mondiale imposent aux juristes britanniques de reconnaître l’utilité d’un droit public de nature constitutionnelle et administrative. Le dernier mot doit être laissé à Céline Roynier : « la question des pouvoirs d’urgence ainsi que les bouleversements idéologiques du début du siècle ont permis au droit constitutionnel et au droit administratif d’être pensés ensemble, dans une perspective qui est bien celle de l’État. » Elle n’a alors guère de peine à constater que, à partir des années 1920-1930, « la littérature de l’Administrative Law s’est développée en Grande-Bretagne »48. La problématique de la prérogative sous la Grande Guerre aura aussi contribué à comprendre la corrélation forte entre les deux branches du droit public britannique et de la difficulté de les appréhender trop distinctement.
27Les effets d’une guerre à la dimension inconnue jusque-là ne s’apprécient pas seulement sous l’angle interne et par l’éclosion du droit administratif. Ils plantent les germes de vagues de décolonisation qui s’étaleront au-delà des années 1970 et qui vont reconduire à repenser tant la forme de l’État que des concepts clefs du droit constitutionnel britannique.
III. L’encadrement des processus de décolonisation à venir
28Dans l’histoire contemporaine, il est possible d’identifier deux périodes à l’origine de la montée des nationalismes et de la constitution des États-nations : les guerres napoléoniennes qui vont diffuser l’idéal révolutionnaire français en Italie, en Pologne, ou en Allemagne par exemple ; et les deux conflits mondiaux qui vont grandement favoriser la volonté d’indépendance des peuples des colonies européennes. Non seulement le tribut humain qu’elles ont versé lors des deux guerres fut considérable, mais l’absurdité et la violence des combats ont raffermi la conviction des élites « autochtones » que la soumission à de prétendues valeurs occidentales n’était pas ou plus justifié. En 1914, le Royaume-Uni est celui de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, mais surtout un Empire qui couvre le quart des terres émergées de la planète. L’originalité de cet État par rapport au modèle de l’État-nation continental est bien connue : il est composé de plusieurs nations, unies sous l’autorité du monarque en son Parlement. Malgré la domination anglaise, cette spécificité emporte des régimes juridiques multiples et un droit constitutionnel plural rendu cohérent par la souveraineté du monarque en son Parlement49. La volonté d’indépendance s’est d’abord traduite pendant et après la Première Guerre dans le cas de l’Irlande (A), avant que des colonies non européennes bénéficiant déjà d’un statut particulier (les dominions) manifestent leur intention de maîtriser encore plus librement leur propre destin (B). Dans les deux cas, la structure et la Constitution de l’Empire britannique vont en être profondément modifiées (C), tout comme l’autorité de la Couronne (D).
A. Le cas de l’Irlande
29Les relations pour le moins tragiques qui ont présidé aux rapports entre l’Angleterre et l’Irlande nécessiteraient de larges développements. Les effets de la Première Guerre mondiale ne font que s’ajouter à un ressentiment ancien et constant du peuple irlandais contre les institutions londoniennes. En 1840, la Grande Famine avait marqué à quel niveau de mépris les Anglais ont traité les sujets irlandais, suscitant un mouvement autonomiste irrépressible. Elle se manifesta par la volonté de bénéficier d’un régime similaire à celui des dominions à travers ce qui deviendra la doctrine du Home Rule. Avec la crise de 1916 entre Asquith et Lloyd George sur la stratégie à suivre lors de la Guerre de 1914, les divisions sur la question irlandaise contribueront au déclin des whigs. Dans un premier temps, toutefois, le Gouvernement libéral parvint tout de même à faire adopter en 1914 le premier Home Rule Act. Ce succès a été possible par l’application du Parliament Act de 1911 qui modifie substantiellement la Constitution britannique en établissant un bicamérisme inégalitaire. La Chambre des Lords ne peut plus, dès lors que certaines conditions sont remplies, s’opposer à la volonté des Communes.
30La Première Guerre mondiale va avoir pour conséquence de repousser l’entrée en vigueur de ce texte en 1915, puis d’en empêcher la mise en œuvre. Il faut attendre 1920 pour que le Government of Ireland Act50 commence à produire des effets. La création de deux parlements en Irlande est prévue. Dans les faits, le nouveau régime juridique ne sera appliqué que pour l’Irlande du Nord. En effet, bien que la guerre ait contraint les deux parties à faire preuve de solidarité, les dissensions entre protestants et catholiques quant à l’attitude des uns et des autres durant la guerre n’ont pas favorisé l’apaisement51. Nombre d’Irlandais catholiques étaient hostiles à la poursuite de la guerre et sont élevés contre la loi de conscription de 1918 (Conscription crisis). Surtout, en avril 1916, l’insurrection de Pâques à Dublin avait conduit à une répression violente des autorités britanniques sur le fondement de la loi martiale. Le soulèvement mènera directement à la proclamation de l’État libre d’Irlande dans la partie sud de l’île au terme de la guerre civile en 1921. Le statut retenu par les indépendantistes est similaire à celui des dominions de l’Empire. En 1937, l’Irlande deviendra une République en rompant tout lien institutionnel avec la Couronne britannique.
B. Les dominions
31L’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et l’Afrique du Sud bénéficient déjà, à l’orée de la Première Guerre, d’un statut de relative autonomie en tant que dominions. La Nouvelle-Zélande a vu ses propres institutions reconnues par le New Zealand Constitution Act de 1852. En 1867, le Canada devient une fédération avec le British North America Act qui forme, avec d’autres lois, le premier instrument constitutionnel du Canada fédéral actuel. L’Australie est soumise à un statut similaire en 1900 en vertu du Commonwealth of Australia Act. Ce n’est qu’en 1909 que l’Afrique du Sud obtient un degré d’autonomie équivalent sur le fondement du South Africa Act. Les colonies dites de peuplement blanches accèdent au « self-government », à l’inverse d’autres territoires majoritairement habités par des autochtones qui demeurent sous la tutelle directe de Londres.
32À la lumière de ce rappel historique, la Grande Guerre ne semble pas avoir joué un rôle déterminant dans le processus d’indépendance qui était déjà bien entamé à la fin du XIXe siècle. Pourtant, une telle conclusion est trop hâtive, car elle occulte des événements entre 1914 et 1918 qui vont renforcer les velléités autonomistes. Par exemple, une révolte similaire à celle de l’Irlande s’est dressée contre une loi de conscription au Québec en 1918. En 1916-1917, les Australiens rejettent par deux fois un texte visant à augmenter le contingent. À la fin de la guerre, près d’un million et demi d’hommes venus des dominions se sera néanmoins mobilisé pour la mère patrie. Les conséquences de cette participation massive sont doubles : une tendance « centrifuge »52 des nations colonisées et une prise de distance avec la métropole qui a enrôlé des populations peu concernées par un conflit né en Europe. Une troisième lame de fond s’y ajoute : la volonté des peuples de maîtriser leur destin. Ce désir ne s’exprimera pas que dans les dominions. Il s’identifie aussi en métropole avec les évolutions du droit de suffrage. Tel est l’objet du Representation of the People Act de 1918 qui octroie le droit de vote aux femmes de plus de 30 ans53 et aux hommes de 21 ans révolus.
33La nécessité de mieux tenir compte des intérêts des dominions se traduit institutionnellement. Lloyd George créa en 1917 l’Imperial War Cabinet afin d’assurer une meilleure représentation des gouvernements des dominions. Une conférence impériale à laquelle l’Inde fut adjointe poursuivit les mêmes objectifs et permit aux autorités indiennes d’obtenir des garanties d’une plus grande autonomie (depuis 1915, Gandhi entame son long chemin qui l’emmènera vers la décolonisation pacifique de son pays). Le Government of India Act, de 1919 sera de nature à tenir la promesse faite deux ans auparavant.
34La Première Guerre a donc, là encore, participé à « l’évolution rapide des dominions ultra-marins »54 que relevait Balfour dans son rapport de 1926 et qui conduira au Statut de Westminster adopté en 1931. Cette loi assure l’accès des dominions à la pleine indépendance en disposant que le Parlement britannique ne pourra plus légiférer pour ces territoires sans l’accord exprès des institutions nationales.
35Quelques années après la Première Guerre mondiale, si l’Empire britannique semble sauf, il connaît une transformation majeure qui annonce à la fois la vague de décolonisation post-1945 et le maintien d’un Commonwealth des nations pérennes. La structure de l’État et la nature de la Constitution s’en trouvent modifiées.
C. La structure de l’État et la nature de la Constitution
36Les relations du Royaume-Uni avec l’Irlande et ses dominions contribuent à comprendre la structure de l’État et la nature de la Constitution britannique. Concernant le premier aspect, de l’indépendance de l’Irlande initiée durant la Première Guerre mondiale résulte le Royaume-Uni que nous connaissons aujourd’hui. Le mouvement d’indépendance qui s’accélère en raison des conséquences de la Grande Guerre va mettre fin, bien des décennies après, à l’Empire britannique sur lequel le soleil ne se couchait jamais. La structure de l’État britannique contemporain demeure marquée par cette période de conciliation entre l’unité nécessaire à l’exercice d’une souveraineté et la multiplicité des nations qui composaient l’Empire. Plus précisément, les juges et la doctrine ont réfléchi à la possibilité de comprendre l’indivisibilité de la Couronne britannique dans le cadre d’une formation plurale de l’État. En 1918, A. H. Lefroy écrivait que « la Couronne doit être considérée comme une et indivisible pour l’ensemble de l’Empire ; et elle ne peut être scindée en autant de royaumes qu’il y a de dominions ou de colonies autogouvernées »55. Les juridictions de l’Empire ont confirmé à de nombreuses reprises cette conception56, mais le principe a été appréhendé avec moins d’absoluité à partir de 1918. Cette année-là, la Cour suprême du Canada a jugé que la législation provinciale ne pouvait pas lier la Couronne, à moins qu’elle en ait exprimé explicitement l’intention57. Dans l’affaire Theodore v Duncan, le vicomte Haldane va plus loin. Il écrit que « les États jouissant du self-government agissent sur l’initiative et le conseil de ses propres ministres »58. Les années qui suivront seront marquées par une participation toujours plus forte des dominions dans les décisions majeures. Les règles relatives aux titres royaux et à la succession ont dû obtenir le consentement de ces territoires sous l’effet d’une nouvelle convention de la Constitution validée en 1926 et en 1929 lors des conférences impériales, et ce, avant que le Statut de Westminster ne l’entérine en 1931. C’est ainsi que, cinq ans après, l’abdication d’Édouard VIII fut confirmée par les parlements australien, néo-zélandais, canadien et sud-africain59. Pour citer un dernier exemple de la conjugaison de l’unité dans la diversité, nous pouvons évoquer la signature du Traité de Versailles en 1919. Hormis le roi George V, les plénipotentiaires des dominions ont paraphé l’accord.
37La survivance d’un Commonwealth60 et son originalité n’ont pu être assurées qu’en raison de l’empirisme qui a présidé à l’existence des dominions. Plusieurs d’entre eux mettront d’ailleurs du temps à tirer toutes les conséquences juridiques du Statut de Westminster61, tandis que le monarque britannique reste le chef de l’État de nombreux États du Commonwealth. Le Privy Council qui siège dans les locaux de la Cour suprême à Londres et qui fonctionne avec les mêmes juges continue d’être compétent pour trancher les contentieux de nature constitutionnelle de plusieurs anciennes colonies membres du Commonwealth62.
38Il faut finalement voir dans les débats sur le Home Rule irlandais et les rapports institutionnels avec les dominions avant la loi de 1931 une expérience historico-juridique majeure qui influencera en 1998-1999 l’établissement de la dévolution au profit de trois des quatre nations actuelles qui composent le Royaume-Uni63.
39En plagiant Keynes, nous pourrions affirmer que la Première Guerre mondiale a eu des effets multiplicateur et accélérateur des transformations du droit public initiées depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Multiplicateur, car elle a permis de faire émerger de nouvelles problématiques qui vont structurer le droit public, en particulier autour de la prérogative royale. L’écho des contentieux de l’époque sur ce sujet perdure jusqu’à aujourd’hui. La jurisprudence De Keyser fut une base essentielle du raisonnement du juge à l’occasion du litige qui a opposé le Gouvernement britannique à des particuliers afin de savoir si le premier pouvait notifier librement au Conseil européen la décision de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (c’est-à-dire sans l’assentiment préalable du Parlement64). Accélérateur, dans la mesure où le conflit a précipité des changements majeurs dans le droit public britannique : structuration de l’appareil étatique, bouleversement de la forme de l’État et progression des modalités d’expression démocratique. Il n’est alors pas étonnant de constater que les premiers ouvrages de droit administratif apparaissent dans la décennie suivant la Grande Guerre65 avant que son enseignement se systématise dans les années 1960. Les études de droit constitutionnel se concentreront sur les dangers des pouvoirs accrus de l’Exécutif qui, bien que fondés sur le processus démocratique, font craindre l’émergence d’un « nouveau despotisme ». Cette expression issue d’un ouvrage du Lord Chief Justice Hewart publié en 192966 et les critiques émanant d’un rapport célèbre de 1932 sur les prérogatives des ministres dans le domaine législatif67 sont aujourd’hui des incontournables de la doctrine juridique qui ne cesse de s’interroger sur les modalités d’un meilleur équilibre des pouvoirs entre le Parlement et le Gouvernement.
Notes de bas de page
1 Oxford University Press (désormais OUP), 2010, 528 p.
2 Op. cit., p. 1.
3 Op. cit., p. 2.
4 Op. cit., p. 4.
5 Martin Loughlin reprend ici Lord Halifax qui énonce « no other fundamental but that every supreme power must be arbitrary », (“Political Thoughts and Reflections”, 1750 in J.P. Kenyon (ed), Marquess of Halifax Complete Works, Harmondsworth : Penguin, 1969, p. 198).
6 Les premiers auteurs à avoir explicitement souhaité que le droit administratif soit enseigné dans les facultés sont J. A. G. Griffith et H. Street, in Principles of Administrative Law, ouvrage édité en 1951 (A. Bradley, Ch. Himsworth, Public law and legal education, in P. B. H. Birks, Reviewing Legal Education, OUP, 1994, p. 43).
7 Nous tenons à remercier A. W. Bradley de nous avoir guider dans nos recherches et la rédaction de cet article.
8 Law and Administration, CUP, 2009, p. 1.
9 C. Carr, Concerning English Administrative Law, OUP, 1941, p. 10.
10 C. Harlow, R. Rawlings, op. cit., p. 2.
11 Lectures on the Relation between Law and Public Opinion in England during the Nineteenth Century, Macmillan, 2nd ed., 1914, pp. 1-2.
12 L.Q.R., Vol. 31 (1915).
13 Sur ces aspects, voy. G. R. Searle, A New England ? England 1886-1918. The New Oxford History of England, OUP, 2005, pp. 806 et s.
14 Op. cit., p. 818.
15 D. Baranger, Écrire la Constitution non écrite. Une introduction au droit politique britannique, PUF, 2008, p. 189.
16 Ces writs, dispensés par l’autorité royale, étaient indispensables pour engager une procédure juridictionnelle avant tout examen au fond. Les prerogative writs sont distingués selon leur objet (annulation, faire cesser une action, obligation de faire ou de ne pas faire…) : certiorari, prohibition, et mandamus. Voy. E.G. Henderson, Foundations of English Administrative Law : Certiorari and Mandamus in the Seventeenth Century, Harvard University Press, 1963. Rappelons que le common law est avant tout un droit procédural dont découle des droits et obligations reconnus exclusivement au cours d’un litige, sans que l’on puisse en donner une portée universelle). Ainsi que le reconnaissent Duncan Fairgrieve et Horatia Muir Watt, « sécrété dans les interstices de la procédure, et plus particulièrement les remèdes judiciaires qu’autorisaient les writs, le common law est non seulement structurellement rétif à toute tentative de systématisation mais s’est développé, sur le plan du droit substantiel, dans l’ignorance de la notion de droit subjectif » (D. Fairgrieve, H. Muir Watt, Common law et tradition civiliste : convergence ou concurrence ?, PUF, 2006, p. 28). De ce constat résulte un adage célèbre qui s’oppose fondamentalement à la culture continentale : « where there is a remedy, there is a right ». Ceci signifie que l’initiateur du litige doit d’abord se placer dans une procédure (qui découle du writ indispensable pour que sa cause soit entendue) sans avoir à soutenir que l’un de ses droits a été atteint : un tel objet ne sera discuté qu’à l’occasion des échanges avec la partie adverse lors du procès.
17 Administration of Justice (Miscellaneous Provisions) Act.
18 Sur les racines procédurales du judicial review, voy. E. Henderson, Foundations of English Administrative Law : Certiorari and Mandamus in the Seventeenth Century, Harvard University Press, 1963, 204 p.
19 [1911] A.C. 179, 80 L.J.K.B. 796 ; et [1915] A.C. 120.
20 Lord Loreburn, § 182.
21 Dicey précise ainsi dans son commentaire de la décision : « a Government department when it exercises judicial or quasi-judicial jurisdiction under a statute is bound to act with judicial fairness and equity, but is not in any way bound to follow the rules of procedure which prevail in English courts. » (The Development of Administrative Law in England, op. cit., p. 494).
22 Cette période sera aussi de nature à perfectionner la machine gouvernementale en période de guerre avec l’apparition du War Cabinet auquel Dicey consacra une étude (The New English War Cabinet as a Constitutional Experiment, Harvard Law Review, vol. 30, n° 8 (1917), p. 781).
23 Defense of the Realm Act 1914 ; Defense of the Realm Act (no. 2) 1914 ; Defense of The Realm Act (consolidation) Act 1914 ; Defense of The Realm (Amendment no. 3) Act 1915 ; Defense of the Realm (Acquisition of Land Act) Act 1916 ; Defense of the Realm (Beans, Peas and Pulse Orders) Act 1918 ; Defense of the Realm (Employment Exchanges) Act 1918 ; Defense of the Realm (Food profits) Act 1918.
24 C. Roynier, op. cit., p. 2.
25 Ibid.
26 Op. cit., p. 3.
27 Op. cit., pp. 8 et s. Dicey consacre un chapitre à ce sujet dans l’Introduction. Céline Roynier résume ainsi la position du professeur d’Oxford : « L’auteur évoque pour les réfuter trois fondements possibles du “martial law” : le fondement de la prérogative “ordinaire”, le fondement de l’immunité et celui de la nécessité ou de l’équivalent des “circonstances exceptionnelles” (public expediency) » (op. cit., note 29).
28 John Murray, 1915.
29 C. Roynier, op. cit., p. 7, présentant l’argument du pamphlet du North Briton, British freedom 1914-1917, National Council for Civil Liberties, Headley Bros. Publishers, 1917.
30 Op. cit., p. 4.
31 Op. cit., p. 13.
32 Constitutional and Administrative Law, 17th ed., Pearson, 2018, p. 51.
33 Ou Bate’s Case (1606) 2 St Tr 371.
34 R v Hampden (1637).
35 J. Willis, Parliamentary Powers of English Government Departments, Harvard University Press, 1933, p. 4.
36 Op. cit., p. 16.
37 [1920] AC 508 ; [1920] UKHL 1.
38 R v Halliday ex p. Zadig, [1917] AC 260. Ce jugement a été étudié en détail par Gaston Jèze, L’Exécutif en temps de guerre. Les pleins pouvoirs (Angleterre, Italie, Suisse), Giard & Brière, 1917, pp. 14 et s.
39 Chester v Bateson [1920] I K.B. 829 et De Keyser préc.
40 [1920] 37 TLR 884.
41 L.J. Atkin : « Dans ces circonstances, si un agent de l’exécutif cherche à justifier une charge financière au bénéfice de la Couronne […], celui-ci doit montrer clairement que le Parlement a autorisé cette charge précise. », cité in C. Roynier, op. cit., p. 16.
42 R v Vine Street Police Station, ex p Liebmann [1916] 1 KB 268 ; Zadig, préc. Voy. A.W. Brian Simpson, In The Highest Degree Odious. Detention without trial in Wartime Britain, OUP, 1992.
43 R v Speyer [1916] 2 KB 258.
44 Sur le sujet, voy. G. R. Rubin, Private Property, Government Requisition and the Constitution, 1914-1927, Hambledon Press, 1994 ; et le numéro spécial de la revue Comparative Legal History, vol. 2 (2014) « The Great War and Private Law », spéc. l’introduction par M. Lobban, pp. 163-183.
45 Newcastle Breweries v The King [1960] 1 KB 854, Central Control Board (Liquor Traffic) v Cannon Brewery Co Ltd [1919] AC 744, Chester v Bateson [1920] 1 KB 829.
46 Pour un exemple de contentieux – infructueux – durant la guerre, voy. Lipton v Ford [1917] 2 KB 647.
47 Indemnity Act 1920 et War Charges Validity Act 1925.
48 Op. cit., p. 16. Nous renvoyons à son étude pour les lecteurs qui souhaitent prendre connaissance en détail de la production administrativiste de l’immédiat après-guerre.
49 De ce constat découle l’idée selon laquelle le fait de se référer exclusivement au concept de « Constitution anglaise » quand on étudie le droit constitutionnel britannique peut être taxé d’anglo-centrisme. S’il y a bien une domination de l’approche proprement anglaise des règles d’organisation des pouvoirs et de leurs relations, cela ne saurait conduire à rejeter la formation d’une Constitution proprement britannique par l’intégration des statuts des autres composantes du Royaume-Uni et de leur interaction avec la Constitution anglaise. Aujourd’hui, une approche similaire s’impose avec la dévolution. Sur ces aspects, voy. T. Guilluy, Du « self-government » des Dominions à la dévolution. Recherches sur l’apparition et l’évolution de la Constitution britannique, Éditions Panthéon-Assas, 2018, 460 p.
50 Intitulé « An Act to provide for the better Government of Ireland », 4 & 5 Geo. 5 c. 90.
51 Voy. les événements évoqués in G. R. Searle, op. cit., p. 754.
52 Op. cit., p. 758.
53 Il faudra attendre une loi de 1928 pour que le suffrage soit tout à fait égal entre les femmes et les hommes.
54 Inter-imperial Relations Committee, 1926, p. 2.
55 A Short Treatise on Canadian Constitutional Law, Carswell, 1918, pp. 59-60.
56 Avant 1914-1918 : R v Bank of Nova Scotia, (1885) 11 S.C.R. 1 (S.C.C.) ; The King v Sutton, [1908] 5 C.L.R. 789 ; AG New South Wales v Collector of Customs, [1908] 5 C.L.R. 818. Après 1918 : Theodore v Duncan [I919] AC 696, 706 (PC) Amalgamated Society of Engineers v Adelaide Steamship Co. Ltd., [1920] 28 C.L.R. 129.(H.C.A.).
57 R v Gauthier, [1918] 56 S.C.R. 176.
58 Préc., § 706.
59 Plus récemment, en 2013, la loi de Succession au trône qui a modifié les conditions de dévolution et d’accession au trône est entrée en vigueur qu’après que les parlements des États du Commonwealth y ont donné leur consentement.
60 Le Commonwealth réunit aujourd’hui 53 États. Son chef, désignés par eux, est actuellement la Reine Élisabeth II. Il a été convenu lors du sommet de Windsor du 20 avril 2018 que son fils Charles lui succéderait.
61 Par exemple, la Nouvelle-Zélande ne l’a pleinement incorporé que par une loi de 1947.
62 Notamment la Jamaïque. Voy. les informations sur le site https://www.jcpc.uk/
63 Voy. T. Guilluy, op. cit.
64 Voy. notre article, « Le Brexit et le droit constitutionnel britannique » in RDP, 2017, p. 261.
65 Voy. W. A. Robson, Justice and Administrative law, Stevens, 1928 ; F. J. Port, Administrative Law in England, Longman, Green and Co., 1929.
66 The New Despotism, Ernest Benn Ltd., 1929, 313 p.
67 Committee on Ministers’Powers : Report Presented by the Lord High Chancellor to Parliament by Command of His Majesty, Cmd. 4060 (1932).
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Sur le front du droit
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