Le combat du Président Wellens ou le difficile exercice de la Justice militaire belge durant la Première Guerre mondiale
p. 17-28
Texte intégral
1Dès les premiers jours de la guerre, on substitua aux conseils de guerre permanents, organisés sur une base territoriale, dix conseils de guerre en campagne, rattachés aux principaux corps de l’armée. Au début de la guerre, il y en avait par exemple un auprès de chaque Division d’Armée et un installé dans chaque place forte. Les conseils de guerre en campagne étaient compétents pour juger les militaires jusqu’au grade de capitaine et les civils qui s’étaient rendus coupables de crimes ou de délits contre la Sûreté de l’État, tels que l’espionnage, par exemple. Les conseils de guerre en campagne étaient composés de cinq membres, en principe un magistrat civil et quatre militaires, si possible un officier supérieur qui occupait le rôle de président, deux capitaines et un lieutenant. Quand aucun juge civil n’était disponible – et cela arriva assez régulièrement durant les premiers mois de la guerre – la place qui lui était normalement dévolue allait à un deuxième lieutenant. Les membres militaires étaient régulièrement tirés au sort au sein des unités. À chaque conseil de guerre était adjoint un auditeur qui remplissait les fonctions du ministère public et de juge d’instruction. C’était là toute l’originalité de sa fonction et de son statut. Il lui revenait d’enquêter sur les faits délictueux dont les officiers l’informaient et d’ordonner les poursuites devant les conseils de guerre. En période normale, il était assisté de ce qu’on appelait une « commission judiciaire » composée d’officiers chargés de l’assister. Or, durant les premiers mois de la guerre, faute de moyens et d’officiers disponibles, l’auditeur se retrouva le plus souvent seul. En effet, il s’avéra impossible de distraire du service un nombre suffisant d’officiers pour les faire siéger dans ces commissions. Cela eut pour conséquence, de rendre les auditeurs très dépendants des enquêtes préliminaires, menées par les officiers, au sein des unités. Dès août 1914, dans de nombreux cas, l’instruction se résuma d’ailleurs souvent à cette seule enquête. On comprend aisément tout ce que cela impliqua en terme de lacunes dans les devoirs d’instruction les plus élémentaires.
2Tous ces auditeurs se trouvaient sous l’autorité d’un Auditeur général. Il lui revenait d’abord de surveiller leurs actes mais au-delà, il disposait d’un véritable pouvoir sur eux puisqu’à l’instar d’un procureur général vis-à-vis d’un procureur du Roi, il pouvait ordonner à un auditeur militaire d’instruire ou de s’abstenir. Enfin, au sommet de la Justice militaire se trouvait la Cour militaire. Son rôle consistait surtout à juger les officiers supérieurs et les généraux. Outre son Président, un civil, nommé par le Roi, donc par le gouvernement, elle était composée de quatre officiers supérieurs, tirés au sort. Traditionnellement, sa présidence était confiée à un haut magistrat de la Cour d’Appel de Bruxelles, un juge expérimenté et en fin de carrière, que son statut rendait inamovible. Cet élément était d’importance puisqu’elle faisait du Président de la Cour militaire le seul élément permanent de la Justice militaire, donc le véritable pivot.
3D’emblée, la mobilisation et l’engagement des combats plongèrent la Justice militaire dans une situation inédite à laquelle elle n’était absolument pas préparée. Elle se trouva d’autant plus dépourvue qu’elle ne put s’appuyer sur aucun précédent. Jamais, depuis la guerre qui avait opposé la jeune Belgique aux Pays-Bas, dans les années 1830, les tribunaux militaires belges n’avaient eu à affronter un conflit. La première difficulté fut évidemment l’explosion du nombre de justiciables. Le second grand défi fut l’occupation rapide de la plus grande partie du territoire. Durant les premiers mois de la guerre, suite à la progression des troupes allemandes, les juridictions militaires devinrent quasi itinérantes. Le 20 août 1914, à la suite du gouvernement, la Cour militaire partit pour Anvers avant de ne cesser de se replier, dans le sillage de la retraite de l’armée belge. Elle s’installa finalement dans un petit village, situé derrière le front belge, à La Panne. Quant aux conseils de guerre en campagne, ils déménagèrent sans cesse, au gré des positions occupées par les Divisions auxquels ils étaient adjoints. De son côté, l’Auditeur général ne réussit à se fixer à proximité du Grand Quartier général qu’à l’automne 1914. Durant des mois, ces pérégrinations perturbèrent l’action de la Justice militaire. À cela s’ajoutèrent toutes les difficultés nées de l’occupation du territoire national. Pas question, par exemple, de recruter en urgence des magistrats expérimentés issus d’autres cours et tribunaux. En août 1914, le Ministre de la Justice leur avait demandé de rester en poste. En conséquence, très peu avaient pris le chemin de l’exil. Durant plus de quatre ans, à peu près tous continuèrent vaille que vaille à faire fonctionner les tribunaux belges, en Belgique occupée. Pas question non plus de parer en profondeur aux lacunes du Code de procédure militaire. Lors de l’entrée des troupes allemandes à Bruxelles, le Parlement avait suspendu ses activités. Lancer de vastes débats parlementaires pour revoir les dispositions des lois régissant le fonctionnement des tribunaux militaires n’était pas possible. Certes, le gouvernement belge, en exil au Havre, gouvernait à coup d’arrêtés-lois (des arrêtés pris au sein du Conseil des ministres et qui avaient force de loi) mais il ne pouvait être question de lancer de vastes réformes dans ce contexte. En dépit de toutes ces difficultés et après une période de relatif flottement, les juridictions militaires belges commencèrent à fonctionner à plein régime à partir de la fin 1914. Entre août 1914 et septembre 1919 (date de la fin de l’état de guerre), la Justice militaire belge jugea environ 41 000 affaires. Sur celles-ci, environ la moitié concernait des désertions et un tiers des cas d’insubordinations1. Toutefois, durant les premiers mois de la guerre, le problème de la Justice militaire ne fut pas tant sa capacité à juger que la qualité des jugements rendus.
4L’historiographie belge ne s’est sérieusement penchée sur la question du fonctionnement de la Justice militaire en 14-18 qu’il n’y a qu’une quinzaine d’année. Avant cette date, les rares études publiées l’avaient été dans le cadre d’une remise en cause des sanctions prononcées à l’encontre des soldats militants du mouvement flamand. À ce titre, beaucoup d’entre elles avaient clairement manqué de nuance. En outre, la question des fusillés ne suscita jamais le même débat qu’en France, probablement parce qu’ils ne furent qu’une poignée, vingt au total, parmi lesquels cinq civils accusés d’espionnage. À ce jour, plusieurs études fouillées ont permis de largement baliser le terrain et de dresser le portrait d’une Justice militaire très répressive, relativement injuste envers les hommes de la troupe et souvent négligente dans son strict respect des textes légaux2. Ainsi, il ne fait plus aucun doute aujourd’hui que la majorité des individus exécutés durant la guerre le fut sur base d’instructions et de procédures entachées de nombreuses irrégularités. Qu’il suffise d’indiquer qu’en 1914 plusieurs condamnés furent fusillés sur base d’un Règlement français de 1799 abrogé depuis bien longtemps…
5Pour arriver à ce constat, tous les historiens de la Justice militaire belge se sont basés sur les mêmes sources : les milliers de jugements et dossiers de procès, dont, par chance, la plus grande partie a été bien conservée. Tous ont décrit le basculement majeur que constitua l’immixtion de la Cour militaire au cœur des mécanismes de la Justice militaire belge, à partir de la fin 1915. Toutefois, faute de sources, aucun n’avait pris la mesure de la lutte acharnée que livra un homme, Jules Wellens, le Président de la Cour militaire, pour changer le destin de milliers de soldats. En 2018, la publication de son Journal de guerre a permis de mieux cerner l’influence de ce haut magistrat3. Les mémoires et autres souvenirs de juges sont des documents rares. Ils le sont plus encore quand il s’agit du journal intime d’hommes plongés au cœur d’événements majeurs du XXe siècle. Les centaines de pages griffonnées par Wellens entre 1914 et 1917 n’en ont que plus de valeur. Leur exploitation a offert l’occasion de mettre en lumière le combat personnel mené par ce juriste que rien n’avait prédisposé à un tel destin. À l’image de nombreux autres écrits de ce type, le Journal de Jules Wellens fourmille de longues dissertations sur les événements militaires ou la météo, il y livre longuement ses états d’âme, les souffrances que lui cause la séparation d’avec sa famille, restée à Bruxelles. Au final, ces éléments représentent plus de 80 % du texte. Reste que les lignes qu’il consacre à son action en tant que Président de la Cour militaire se révèlent déterminantes pour mieux comprendre l’histoire des tribunaux militaires belges. Elles dressent les contours effrayants d’une Justice qui lui inspire souvent une véritable honte. Un homme cristallise son ressentiment : l’Auditeur général.
6Le Journal de guerre de Jules Wellens reflète la haine grandissante que les deux hommes se vouèrent. On savait que le sommet de la Justice militaire belge avait été le théâtre de tensions très vives mais faute de sources, il n’avait pas été possible d’en saisir l’ampleur. Or, on découvre à travers les lignes du Journal que, dès 1915, en dehors des prétoires, les deux hommes ne se parlaient plus. Tout était sujet à tensions. Pas une semaine sans petites manœuvres, médisances et autres crocs-en-jambe. Le Baron René Durutte occupait la fonction d’Auditeur général depuis 1898. Son titre de Baron, il le devait à son grand-père, Pierre François Joseph Durutte, un général français qui avait été de toutes les grandes campagnes de la Révolution et de l’Empire et que Napoléon avait anobli en 1809. Tout imprégné du récit des exploits militaires de son aïeul, très proche de la plupart des officiers du Grand Quartier général, René Durutte ne concevait sa fonction que dans le strict respect de l’armée. Dès les premiers jours de la guerre, il s’était fendu de deux circulaires à ses auditeurs qui en disent long sur la conception qu’il se faisait de la Justice militaire : « Vous vous souviendrez qu’en temps de guerre le rôle de l’autorité militaire est prépondérant, que l’action de toutes les autres autorités doit tendre à l’assister et à lui faciliter la mission : il importe donc d’éviter avec soin tout conflit, de vous attacher à ne poursuivre que les faits graves dont vous auriez connaissance ou ceux dénoncés par l’autorité militaire ; vous vous mettrez toujours au préalable d’accord avec celle-ci […]. » Cinq jours plus tard, il invitait ses auditeurs à « se conformer strictement aux ordres donnés par l’autorité militaire »4. Au-delà d’une opposition de style entre deux personnalités que tout opposait, la lutte entre Wellens et Durutte reflétait le choc entre deux conceptions radicalement opposées de la Justice militaire : des juridictions indépendantes d’un côté, des tribunaux sous la coupe des autorités militaires, de l’autre. Il n’en fallut pas plus pour déclencher une guerre ouverte entre les deux hommes. Cette lutte atteignit son apogée, à l’automne 1915, autour d’une question : l’appel des jugements rendus par les conseils de guerre en campagne.
7La Cour militaire jugeait directement, en premier et en dernier ressort, les officiers supérieurs et les généraux. En temps de paix, l’article 104 du Code de 1899 lui accordait le droit de connaître des jugements des conseils de guerre, tant en matière pénale qu’en matière disciplinaire. Or, aussi étrange que cela puisse paraître, aucun texte n’avait fixé une procédure d’appel pour la période de guerre. Il convenait donc de se référer au vieux Code de procédure de 1814 selon lequel il était impossible d’interjeter appel des décisions des conseils de guerre en campagne. Suivant une jurisprudence très ancienne, la Cour militaire reconnaissait la recevabilité des appels uniquement lorsqu’il s’agissait de questions liées à la compétence des conseils. De fait, durant la première année de la guerre, la Cour et son Président furent relégués à un rôle mineur. Les circonstances étaient telles que la plus haute juridiction militaire du pays se trouvait dans l’impossibilité d’intervenir dans l’immense majorité des jugements rendus par les tribunaux qu’elle était censée chapeauter. Dans un premier temps, Wellens s’accommoda de cette situation. Toutefois, au fil des mois, à mesure que les tensions avec le chef du parquet militaire s’aggravèrent et que les erreurs de procédure s’accumulèrent, cette situation lui devint proprement insupportable. À l’automne 1915, il tenta un coup de force totalement inédit dans l’histoire judiciaire belge afin de replacer la Cour militaire au cœur de la Justice aux Armées.
8Jusque-là, Wellens ne s’était jamais fait remarquer au sein de la magistrature. Si on lui reconnaissait de grandes qualités de juriste, l’homme n’était pas connu pour être un révolutionnaire. Après avoir gravi tous les échelons de la magistrature – substitut du procureur du Roi de Tournai, juge au Tribunal de Première Instance de Bruxelles puis Conseiller à la Cour d’appel de Bruxelles – Wellens avait été nommé à la présidence de la Cour militaire en 1913. C’est là où il était censé terminer sereinement une carrière bien remplie. On sait ce qu’il en advint. Si, dans un premier temps, Wellens se résigna au rôle de figurant auquel il était confiné, le fonctionnement de la Justice militaire ne tarda pas à le convaincre d’intervenir. La composition irrégulière des tribunaux, l’incompétence de nombreux auditeurs, l’immixtion permanente des autorités militaires dans les affaires de la Justice et la sévérité excessive de jugements truffés d’erreurs le poussèrent à agir. Les raisons de s’offusquer ne manquaient pas. À titre d’exemple, en juin 1915, il apprit que faute de magistrat civil, la présidence d’un des principaux conseils de guerre avait été régulièrement confiée au Grand Prévôt de l’Armée, le chef de la gendarmerie au front. À l’été 1915, il était donc régulièrement arrivé que des soldats comparaissent devant l’homme qui avait procédé à leur arrestation ! Pour Wellens, cela était inconcevable. Il s’en ouvrit à l’Auditeur général mais celui-ci, arc-bouté sur sa conception d’une justice rapide et exemplaire, ne fit rien pour mettre un terme à cette situation. À la fin de l’été 1915, Wellens se montra décidé à intervenir.
I. Le combat pour le droit d’appel
9Le 21 septembre 1915, le Président de la Cour militaire se rendit au Havre, ville où était réfugié le gouvernement belge, pour obtenir du Ministre de la Justice que lui soit reconnu le droit d’examiner les décisions prises par les conseils de guerre. Prudent, le Ministre Henri Carton de Wiart se garda bien de lui faire la moindre promesse mais il ne sembla pas fermer la porte à une révision des dispositions régissant l’appel. Il n’en fallut pas plus à Wellens pour s’immiscer dans la brèche. À peine rentré à La Panne, il s’attela à la rédaction d’un projet d’arrêté-loi. Le 7 novembre, le Ministre de la Justice l’informa de son intention de plaider pour l’adoption de la réforme qu’il lui avait soumise. Une semaine plus tard, sans même attendre la publication du fameux arrêté-loi, Wellens passa en force. Le 15 novembre 1915, dans une longue circulaire, le Président de la Cour militaire annonça sa volonté de se saisir de tous les appels qui lui seraient soumis. Le jour même, il s’empressa d’annuler deux jugements prononcés par deux conseils de guerre en campagne. Il raconte cette audience dans son Journal de guerre, à la date du 15 novembre 19155. Ce sont les mots d’un magistrat certain de faire œuvre de justice :
« Journée historique pour la Cour militaire. Deux affaires étaient au rôle ; une troisième devait venir également mais l’on ne retrouve plus le prévenu qui, malgré l’appel interjeté par lui, a été envoyé en France pour subir sa peine telle qu’elle avait été prononcée par le Conseil de Guerre. C’est plus que de l’incohérence, c’est du mauvais arbitraire. […] La première affaire soumise à la Cour concernait une poursuite à charge du Maréchal des Logis Hoes du chef de son attentat à la pudeur avec violence. Le Conseil de guerre l’avait condamné par trois voix contre deux. L’enquête à laquelle j’ai procédé devant la Cour a été telle qu’aucune conviction de culpabilité n’était possible et c’est à l’unanimité qu’il a été acquitté. L’Auditeur général a malgré les doutes, je dirai même malgré la quasi certitude d’innocence de l’accusé soutenu que l’appel n’était pas recevable. C’était aboutir au maintien d’une condamnation injuste. Heureusement que les membres de la Cour n’ont pas voulu suivre cette voie. Je leur ai montré, textes en main, que le Baron se trompait et que d’après les lois qui nous régissent, la Cour a le pouvoir d’intervenir. Une décision motivée que j’avais rédigée a été adoptée à l’unanimité, la Cour a reconnu sa compétence et l’homme a été acquitté. Il me doit une chandelle monstre. J’ai constaté une fois de plus que mon influence sur les membres de la Cour n’est pas un leurre et j’en suis heureux, toute modestie mise à part.
Une impression bien nette a été que le réquisitoire du Chef du Parquet général n’était pas celui d’un magistrat ; il a ergoté sur les textes et a invoqué des arguments qui n’avaient rien à voir au sujet de la question de droit soulevée. Mon succès a été d’autant plus sensible. Dans la seconde affaire, le prévenu avait été condamné par un Conseil de Guerre composé de trois officiers seulement, au mépris de la loi, qui est formelle. Le Cour a déclaré ce jugement nul et inexistant ».
10Ces deux arrêts furent capitaux en ce qu’ils marquèrent un bouleversement majeur dans le fonctionnement de la Justice militaire belge6. Faire fi de l’article 223 du Code de 1814 excluant toute possibilité d’appel des jugements rendus par les conseils de guerre en campagne constituait un revirement spectaculaire. Pour autant, en considérant que le Code de procédure de 1899 n’avait pas formellement exclu la possibilité de faire appel des décisions prises par les conseils de guerre en campagne et que le droit d’appel était « absolu et général » et « conforme à l’esprit qui domine toute notre législation pénale », Wellens imposa une jurisprudence particulièrement audacieuse et signa un des coups de force les plus extraordinaires de l’histoire judiciaire belge.
11Piqué au vif, l’Auditeur général s’empressa d’introduire un pourvoi en cassation contre ces arrêts et de publier une circulaire virulente à l’encontre du Président de la Cour7. Du côté du Ministère de la Guerre et du GQG, le mécontentement fut tout aussi grand. Malheureusement, on ne sait à peu près rien des débats qui agitèrent le gouvernement sur la question. Toutefois, deux arrêtés pris en décembre 1915 et janvier 1916 semblent indiquer l’émergence d’un compromis entre tenants du statu quo et partisans du droit d’appel. Le premier, daté du 28 décembre 1915, donnait au gouvernement le pouvoir de suspendre l’appel des décisions rendues par les conseils de guerre « en cas de nécessité militaire ». Certes, il s’agissait là d’une tentative claire de limiter les pouvoirs du Président Wellens. Mais, dans le même temps, ne s’agissait-il pas de la reconnaissance implicite du droit qu’il s’était arrogé ? Le second, daté du 27 janvier 1916, balisait la procédure d’appel en son article 1er : « L’appel contre les jugements rendus par les conseils de guerre en campagne n’est reçu que si le jugement contient quelque contravention expresse à la loi ou est rendu sur une procédure dans laquelle les formes substantielles, soit prescrites à peine de nullité, ont été violées ». En théorie, la Cour Militaire ne pouvait invoquer le fond des affaires mais la formulation était suffisamment floue que pour être interprétée d’une manière très large. Et Wellens ne s’en priva pas... En temps normal, les auditeurs devaient se faire assister par une commission judiciaire composée de trois officiers mais le Code de procédure de 1899 était très peu clair sur les instructions en période de guerre. Son article 58 stipulait qu’il fallait agir « autant que possible comme en temps ordinaire ». Au prix d’une manipulation de l’esprit de la loi, Wellens interpréta cette disposition d’une manière très stricte et considéra l’absence de commission judiciaire comme une violation de la loi. En quelques semaines, les appels des décisions prises par les conseils de guerre affluèrent au greffe de la Cour. Dès lors, Wellens travailla d’arrache-pied. La Cour prononça pas moins de 1 527 arrêts en 1916, 1 624 en 1917 et 1 299 en 1918. Soit près de 4 500 arrêts durant les trois dernières années de la guerre8 !
12Durant des mois, Wellens ne cessa d’affronter les critiques incessantes de l’Auditorat général et du Ministère de la Guerre. Le reproche était toujours le même : la Cour militaire contribuait à saper l’autorité de l’armée. De guerre lasse, en mai 1916, Wellens alla jusqu’à envisager une démission mais il y renonça, certain que son action était indispensable à la Justice miliaire belge. Si l’indulgence excessive de la Cour militaire fut un reproche que les autorités militaires lui adressèrent jusqu’à la fin de la guerre, force est de constater que Wellens était loin d’être un opposant à la discipline militaire. En mai 1916, par exemple, lors d’une rencontre avec le Ministre de la Justice, il plaida vigoureusement pour une aggravation des peines en cas d’abandon de poste ou de désertion devant l’ennemi. Pour Wellens, il ne s’agissait pas d’être indulgent par principe mais bien de respecter les termes du Droit. La Justice aux Armées, toute militaire qu’elle fut, ne pouvait se contenter d’approximations, d’erreurs de procédures, d’instructions bâclées ou de différences de traitement flagrantes entre soldats de la troupe et officiers. Enfin, accuser la Cour militaire de faire preuve de laxisme, c’était oublier que Wellens n’était pas seul à juger. Certes, la Cour militaire était présidé par un civil mais à ses côtés, siégeaient quatre officiers supérieurs, tirés au sort9. La Cour militaire statuait à la majorité. En principe, en appel, elle ne jugeait que sur pièces : toutes étaient lues à voix haute, lors de l’audience. Fort de son expérience, il ne fait aucun doute que Wellens tira de nombreux avantages de cette procédure. Pour autant, il lui fallut régulièrement lutter pour remporter l’adhésion de ses assesseurs. Le 19 novembre 1916, il écrit dans son Journal : « Pour la première fois depuis la Renaissance de la Cour militaire, j’ai des difficultés avec mes assesseurs et je suis à me demander s’ils n’ont pas été spécialement choisis et soigneusement endoctrinés. Ils se gargarisent avec les mots « Intérêts de la discipline », ne voient que cela et s’en vont en guerre. Je dois livrer de rudes batailles car cette idée fixe fausse leur jugement et j’ai peine à leur faire comprendre qu’ils sont des juges tenus à respecter l’équité et la légalité, mais j’y parviens pourtant grâce à mon entêtement et en agissant avec beaucoup de diplomatie. Ma situation n’est pas toujours aussi facile que l’on peut se l’imaginer »10.
13Une fois la possibilité d’appel réadmise, Wellens œuvra à annuler de nombreuses peines de mort, non pas au nom de ses convictions mais parce que les instructions avaient été manifestement bâclées. Le 26 novembre 1915, il écrit : « Parmi les dossiers des Conseils de guerre qui me sont soumis, j’en trouve deux dans lesquels l’instruction se borne à l’audition des prévenus. Pas un témoin n’est entendu par l’auditeur qui agit seul, sans commission judiciaire, contrairement à la loi. Pas un témoin non plus entendu à l’audience. Et ce sont deux condamnations à mort pour refus d’obéissance11 ». Le 25 mars 1916, il annule les peines de mort de plusieurs travailleurs qui avaient refusé d’aller travailler en première ligne : « Encore une audience. La Cour a eu à juger huit travailleurs auxiliaires du génie condamnés à mort par le Conseil de guerre pour insubordination. C’était pitoyable. Tous étaient des pères de famille âgés de 36 à 37 ans, victimes du tirage au sort, n’ayant pas eu l’argent voulu pour se faire remplacer. Ils ont été condamnés à la détention à perpétuité. Il faut être dur, mais c’était à pleurer. Leurs griefs sont au fond légitimes12 ».
14Stanislas Horvat a étudié l’attitude de la Cour Militaire dans les 187 arrêts concernant des peines de mort prononcés par les conseils de guerre qu’elle eut à examiner entre novembre 1915 et décembre 1919. Dans deux tiers des cas, la reconnaissance de circonstances atténuantes permit d’annuler cette peine. La peine de mort fut confirmée dans seulement 23 % des cas. D’une manière plus générale, les arrêts de la Cour Militaire atténuèrent les peines dans environ la moitié des cas, surtout à cause de la reconnaissance de circonstances atténuantes13. Rien qu’en 1915, des dizaines de jugements de conseils de guerre furent annulés à cause de leur composition irrégulière et on ne compta plus les jugements cassés parce qu’ils reposaient sur des qualifications de délits qui n’étaient même pas prévus par la loi... C’est dire combien le rôle de la Cour militaire et de son Président fut déterminant dans l’exercice de la Justice militaire belge. Wellens imposa le pouvoir modérateur et correcteur qui lui avait tant manqué durant les premiers mois de la guerre.
II. L’injuste oubli
15En dépit de son rôle déterminant, l’action du Président de la Cour militaire fut totalement oubliée. Cela s’explique probablement par le désaveu que Wellens eut à affronter après la guerre. En effet, le 27 mai 1919, la Cour de Cassation cassa les deux arrêts de la Cour militaire de novembre 1915 qui avaient fondé le droit d’appel et contre lesquels le Baron Durutte s’était pourvu. La Cour de Cassation se rangea à l’avis de l’Auditeur général. Pour elle, le Code de 1814 interdisait « d’une façon absolue » l’appel des jugements des conseils de guerre en campagne. Les dispositions prises en 1814 l’avaient été afin d’assurer une justice rapide. Pour la Cour, cet impératif restait valable en 1914 : « […] les considérations qui ont dicté cette procédure rigoureuse ont conservé toute leur force ; qu’en temps de guerre et en présence de l’ennemi, l’intérêt de l’armée, et partant aussi la sûreté de l’État, exigent une justice prompte, et souvent l’exécution immédiate de la peine ». La chose était clairement énoncée : avant que ne soit publié l’arrêté-loi du 28 décembre 1915, rien ne permettait à la Cour de se saisir des appels qui lui avaient été soumis14. En terme de droit, Wellens était allé trop loin. Objectivement, le Code pénal militaire de 1814 ne lui permettait pas d’agir comme il l’avait fait. Son coup de force n’était pas légal. On devine aisément combien Wellens dut être affecté de cette décision mais jusqu’à la fin, il ne regretta rien de son attitude. En 1925, au moment de la retraite, dans son dernier discours, il l’affirma sans ambages et avec une pointe d’ironie : « J’avoue que si c’était à refaire, je le referais. Je sais qu’en ma qualité de magistrat, je ne peux ni penser, ni parler de telle manière, aussi est-ce sous le sceau du secret que je vous fais connaître mes sentiments. Malgré tout, ma conscience me dit qu’en agissant ainsi, en ne respectant pas la loi, j’ai fait ce que je devais faire, et ceux qui comme vous ont vécu cette époque me comprendront et m’approuveront »15.
16Jules Wellens était pétri de convictions et force est de constater qu’en replaçant la Cour militaire au cœur de la Justice aux Armées, en plaçant le gouvernement devant le fait accompli pour le contraindre à légiférer, en œuvrant à rétablir une forme d’équilibre entre la nécessité de la discipline et le respect des normes – tout cela sans craindre de s’attirer les foudres des plus hautes autorités de l’armée – Jules Wellens fit preuve d’un véritable sens du devoir. Au regard du droit, il faut bien l’admettre, le Président de la Cour militaire se livra à un réel abus de pouvoir. Non content de transformer sa Cour militaire en une Cour d’Appel, n’en fit-il pas presque une petite Cour de Cassation ? Reste qu’ils furent nombreux à échapper à des décisions iniques grâce à son action. Combien, à sa place, se seraient contentés de simplement jouer le mauvais rôle qui leur avait été assigné ? Bien sûr, il ne s’agit pas dresser le panégyrique d’un homme qui n’était pas exempt de contradictions. Il ne fait aucun doute que son action fut dictée, au moins en partie, par l’orgueil d’un homme blessé d’être ramené à un second rôle, par la rancœur d’un magistrat empli de la conception très supérieure qu’il se faisait de son rang, de son statut et de sa science. Le Président n’eut jamais de mots assez durs pour critiquer les jugements rendus par les conseils de guerre au prétexte que leurs motivations étaient vagues ou incompréhensibles. Or, on ne compte plus les arrêts de la Cour militaire faisant référence à « des circonstances atténuantes résultant des faits de la cause ». De toute évidence, cette formulation floue ne répondait pas à la précision que Wellens exigeait des autres… On pourra arguer du fait que, trois ans durant, il eut à rédiger des milliers d’arrêts, à peu près seul ou y voir une preuve supplémentaire des libertés qu’il prit avec la loi.
17Jules Wellens s’éteignit à Bruxelles, le 16 mai 1932, à l’âge de 79 ans. À peu près personne ne souligna alors le combat acharné qu’il avait mené, pendant la guerre, pour améliorer le fonctionnement des tribunaux militaires belges. Quelques années plus tard, la Seconde Guerre mondiale se chargea de plonger un peu plus le souvenir de ce juge dans l’oubli. Pour autant, toutes nations confondues, il apparaît aujourd’hui comme une des figures les plus atypiques parmi les magistrats des juridictions militaires européennes de la Première Guerre mondiale. Puisse être réanimé le souvenir d’un homme dont le combat permit à de nombreux de soldats d’échapper aux erreurs d’une Justice trop souvent défaillante.
Notes de bas de page
1 Benoît Amez, 14-18. Je préfère être fusillé. Enquête sur les condamnations à mort prononcées par les conseils de guerre belges, Bruxelles-Paris, Éditions Jourdan, 2014, pp. 32-35.
2 Outre l’étude de Benoît Amez, mentionnée précédemment, citons : Stanislas Horvat, De vervolging van militairrechtelijke delicten tijdens Werledoorlog I. De werking van het Belgische krijgsgerecht, Bruxelles, Vubpress, 2011 et Tom Simoens, Het gezag onder vuur. Over de conflicten tussen soldaten en hun oversten tijdens de Eerste Wereldoorlog, Bruges, Klaproos, 2010.
3 Michaël Amara et Arnaud Charon, « “Non, je ne suis pas fier d’être le Premier magistrat de la Justice militaire”. Le Journal de guerre de Jules Wellens », Bulletin de la Commission royale d’Histoire, n° 184, 2018, pp. 133-197.
4 Circulaires de l’Auditeur général aux auditeurs des 5 et 10 août 1914. À noter que ces circulaires ne furent remplacées qu’en mai 1916.
5 Michaël Amara et Arnaud Charon, op. cit., pp. 172-173.
6 Parmi les motivations des arrêts rendus le 15 novembre 1915, celles-ci méritent d’être reproduites in extenso : « Attendu que la loi du 15 juin 1899, après avoir définitivement écarté tous les principes qui se trouvaient à la base de la législation antérieure et notamment de la loi du 20 juillet 1814, proclame nettement que la Cour militaire connaît des appels des jugements rendus par les conseils de guerre (art. 104) ; qu’elle ne fait aucune distinction entre ceux-ci, en ce qui concerne leur nature ou leur origine ; que, cependant, dans ses dispositions précédentes (art. 56 et suivants), elle prévoit la création des conseils de guerre en campagne, et prescrit les règles qui leur seront applicables en temps de guerre, quant à leur fonctionnement, l’étendue de leur action, etc. ; que, d’autre part, aucune restriction quelconque n’est apportée quant à la faculté d’exercer le droit d’appel, qui est absolu et général. Attendu que cette interprétation d’un texte, déjà formel et précis par lui-même, est conforme à l’esprit qui domine toute notre législation pénale ; qu’il en ressort que, suivant la loi, le recours à la Juridiction supérieure subsiste, et que celle-ci a le pouvoir d’intervenir si la loi n’a pas été justement appliquée ; Par ces motifs, la Cour reçoit l’appel ». (Archives générales du Royaume (Dépôt AGR2), Archives de la Cour militaire (Versement 2003), n° 103, Arrêt du 15.11.2015 concernant l’appel interjeté par François Goyvaerts).
7 Circulaire de l’Auditeur général n° 247 du 23 novembre 1915 : « L’un de vos collègues me communique une lettre adressée aux auditeurs sous la signature de M. Wellens, Président de la Cour militaire. Vous voudrez bien n’en tenir aucun compte, le Président de la Cour n’a ni injonctions, ni instructions, ni conseils à donner aux auditeurs dans le service, ce droit m’appartient et je vous couvre de ma responsabilité ». Durant des mois, forts de cette circulaire, plusieurs greffiers de conseils de guerre refusèrent d’enregistrer les demandes d’appels qui leur étaient adressées.
8 Stanislas Horvat, op. cit., p. 117.
9 Un arrêté-loi du 18 août 1914 avait quelque peu modifié sa composition par rapport à la période de paix : « en temps de guerre, la Cour militaire est composée, outre le président, de quatre officiers supérieurs sans distinction de grade, la disposition de l’article 105 de la loi du 15 juin 1899 ne devant être observée que dans la mesure du possible ».
10 Michaël Amara et Arnaud Charon, op. cit., pp. 193-194.
11 Ibid., p. 189.
12 Ibid., p. 190, AGR2, Cour Militaire 2003, n° 104, Arrêt du 25 mars 1916 annulant le jugement du CG du GQG du 1er mars 1916 condamnant 8 soldats de la 2ème compagnie du Génie et commuant leur peine à la détention à perpétuité parce que « la peine appliquée à chacun des prévenus excède les limites d’une juste répression » et qu’il existe des « circonstances atténuantes résultants de leur âge et bons antécédents ». Ces soldats avaient été appelés à l’époque où les appelés au service militaire étaient encore tirés au sort. Les plus fortunés avaient la possibilité de payer un remplaçant pour effectuer leur service à leur place.
13 Stanislas Horvat, op. cit., pp. 334-335.
14 Arrêt de la Cour de Cassation du 27 mai 1919 in Pasicrisie belge. Recueil général de Jurisprudence. Année 1919. Première partie : Arrêts de la Cour de Cassation, Bruxelles, 1919, p. 151.
15 Archives générales du Royaume, Acquisitions du Département III, n° 578, Copie du discours prononcé par Jules Wellens lors de sa dernière audience en tant que Président de la Cour militaire, le 5 janvier 1925.
Auteur
Chef de Travaux principal aux Archives générales du Royaume (Bruxelles).
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