Introduction
p. 17-21
Texte intégral
1La route départementale 929, entre Amiens et Bapaume, des espaces du conflit et en conflit, une « certaine idée de la civilisation » ainsi que la mémoire kanake exprimée par des poésies-récits face à la mobilisation ou encore la difficile construction de la paix1, tels sont les regards décentrés retenus par la récente Histoire mondiale de la France pour évoquer la Première Guerre mondiale2.
2La Faculté de droit de Toulouse participe aussi de ce moment d’histoire. L’accueil d’étudiants étrangers, la présence de ceux venus des territoires français d’outre-mer, les « morts pour la Patrie », les relations scientifiques nouées par les enseignants toulousains avec la science juridique européenne tout comme la venue, entre mars et juin 1919, de nombreux étudiants américains démobilisés sont autant d’invitations à saisir de manière multiple cette institution. Elle nous apparaît d’abord par un lieu et des hommes mais aussi par une pluralité de mémoires des événements, des idées et des engagements tant personnels que collectifs.
3Les « Anciennes Facultés » abritent une salle mettant en scène des enseignants qui ont contribué à écrire l’histoire du passé juridique de Toulouse. Bon nombre d’entre eux sont désormais inconnus de la plupart de nos contemporains. La salle du conseil devenue la salle Maurice Hauriou est un espace mémoriel offrant au regard du visiteur une remarquable galerie de portraits3. Rassemblées à partir de 1899 par le doyen Antonin Deloume, ces diverses représentations avaient pour objet de rappeler en premier lieu aux enseignants de la Faculté leur héritage et leur inscription dans une chaîne des temps. Elles invitent aussi à se saisir de chacun des enseignants pour mieux connaître leur rôle au sein de l’institution ainsi que leur contribution à la science juridique française et européenne.
4Bien des travaux de juristes contemporains ont porté leur attention à tel ou tel membre de la doctrine française des temps passés. Les maîtres toulousains ne font pas exception. Ainsi le doyen Hauriou fait-il figure d’un de ces grands hommes du droit. L’intérêt renouvelé porté aux juristes du XIXe siècle et du début du XXe siècle a permis de déconstruire des mythes et de déceler les constructions élaborées par les juristes de l’Entre-deux-guerres dans un but d’autolégitimation en rapport avec l’école de l’exégèse, le « moment 1900 », ou encore la « culture juridique française »4.
5Du début du XIXe siècle au mitan du XXe siècle, Paris est une « capitale juridique »5. La Faculté de droit de Toulouse s’affirme cependant peu à peu6. Formation pédagogique, professionnalisation, rayonnement scientifique ou encore ouverture internationale7 s’y développent. Ils sont sources d’enjeux pour affirmer sa place dans son environnement tant local que national8.
6De nombreux et riches travaux ont été entrepris sur la longue histoire de l’enseignement du droit à Toulouse9. Cependant ils sont rares pour la Première Guerre mondiale et ses conséquences sur la Faculté de droit toulousaine, les hommes qui la font vivre durant ces années, ceux qui l’ont quittée et qui n’y sont jamais revenus. Les commémorations organisées par la Mission Centenaire 14-18 donnent à voir le quotidien et les témoignages des Français où qu’ils se trouvent. La place des juristes, les hommes comme leurs idées avec leur engagement dans une « guerre du droit », a retenu récemment l’attention10. Un retour aux sources pour Toulouse apparaît aussi utile. La Première Guerre mondiale se dévoile à partir de témoins et d’acteurs du temps. Des matériaux sont disponibles pour connaître un discours collectif et interroger la vie d’une institution. L’une d’entre elles a été ici retenue. L’édition critique des délibérations des assemblées et des conseils de la Faculté de droit de Toulouse pour les années 1913 à 191911 est proposée par cet ouvrage. Elle poursuit plusieurs objectifs.
7 Tout d’abord mettre à disposition du public, qu’il soit spécialiste ou non, un document qui intéresse une Faculté, dans son environnement, pour cette période particulière. Ce document permet alors de comprendre la guerre vue d’un autre front12.
8Davantage qu’un simple témoignage de situations individuelles, la démarche entreprise cherche aussi à interroger la formation d’une mémoire collective, celle de la Faculté de droit de Toulouse plongée dans la guerre. Paul Ricoeur confiait être « troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli »13. Il évoquait particulièrement la mémoire collective reposant tant sur l’archive de mémoires préservées que sur les témoignages de contemporains. C’est à cette double possibilité que cet ouvrage veut tendre grâce à des documents produits par l’institution mais également par des acteurs extérieurs (par exemple le bâtonnier des avocats par ses discours ou encore les étudiants américains par leur journal).
9À cette première étape de formation d’archive(s) de la mémoire s’ajoute celle de l’explication et de l’analyse du corpus documentaire constitué. Une attention portée à la source a guidé ce travail. Il est ainsi mû par la mise à disposition du lecteur de différentes clés de lecture pour la compréhension tant de la formation du document édité que de son contenu. Il s’agit ainsi de pouvoir mieux appréhender ceux qui, au fil du registre des délibérations de l’assemblée et du conseil de la Faculté, sont rencontrés et ont participé à la vie de cette organisation universitaire. Un catalogue prosopographique est ainsi présenté pour les enseignants ainsi que la recension systématique des données individuelles pour les étudiants « morts pour la France ».
10Enfin, écrire l’histoire de la Faculté de droit pendant la Première Guerre mondiale c’est aussi faire le choix de considérer la mémoire de cette institution comme imbriquée dans un temps social, économique, intellectuel14 et politique mais également d’histoires du droit diverses et complémentaires15 de ce premier quart du XXe siècle. Le temps de la fabrique de cette mémoire institutionnelle doit être saisi à partir des normes qui régissent la Faculté de droit et qui s’appliquent à elle dans ces circonstances exceptionnelles. Il doit aussi être éclairé à la lumière de la science du droit, notamment des réflexions intellectuelles liées à la guerre, d’une communauté particulière, celle d’enseignants toulousains et d’un entre-soi de juristes. Une narrativité différenciée est ainsi proposée dans ce propos introductif cherchant à combiner des temps différents du récit de la formation d’une mémoire de la Première Guerre mondiale par cette Faculté de province mobilisée sur le « front du droit ».
11La Faculté de droit de Toulouse à la veille de la Grande Guerre (I) s’inscrit dans un long héritage d’enseignement juridique. Confrontée à la Première Guerre mondiale (II), elle s’y engage pleinement. La guerre se révèle être moins une rupture qu’une période d’adaptation aux circonstances. Ce conflit s’inscrit aussi dans une temporalité plus longue, des années 1880 aux années 1930, de renouvellement et de défrichement scientifique portée en particulier à Toulouse par son doyen Maurice Hauriou.
Notes de bas de page
1 B. Cabanes, « 1914. De la Grande Guerre à la Première Guerre mondiale », Histoire mondiale de la France, P. Boucheron (dir.), p. 572-576 ; A. Bensa, « 1917. La vision kanake », op. cit., p. 577-581 ; E. Sibeud, « 1919. Deux conférences pour changer le monde », op. cit., p. 582-585 et B. Cabanes, « 1920. ‘Si tu veux la paix, cultive la justice’ », op. cit., p. 587-590.
2 L’ambition est ainsi d’« expliquer la France par le monde, écrire l’histoire d’une France qui s’explique par le monde », P. Boucheron, « Ouverture », Histoire mondiale de la France… op. cit., p. 12.
3 Toiles, gravures, fusain et sanguine… Une galerie de portraits à l’Université, Ph. Delvit (dir.), Toulouse, 2006.
4 F. Audren, J.-L. Halpérin, La culture juridique française. Entre mythes et réalités XIXe-XXe siècles, Paris, 2013. F. Audren, « Le ‘moment 1900’ dans l’histoire de la science juridique française », Le « moment 1900 ». Critique sociale et critique sociologique du droit en Europe et aux États-Unis, O. Jouanjan et É. Zoller (dir.), Paris, 2015, p. 55-74.
5 Paris, capitale juridique (1804-1950). Étude de socio-histoire sur la Faculté de droit de Paris, J.-L. Halperin (dir.), Paris, 2011.
6 F. Audren, « Qu’est-ce qu’une faculté de province au XIXe siècle ? », Les Facultés de droit de province au XIXe siècle. Bilan et perspectives de la recherche, Études d’histoire du droit et des idées politiques, n° 13, Toulouse, 2009, p. 17-60. Voir aussi, Les Facultés de droit de province au XIXe siècle. Bilan et perspective de la recherche, Études d’histoire du droit et des idées politiques, Toulouse, n° 15/2011 et n° 16/2012.
7 C. Barrera, Étudiants d’ailleurs. Histoire des étudiants étrangers, coloniaux et français de l’étranger de la Faculté de droit de Toulouse (XIXe siècle-1944), Toulouse, 2007, p. 28-30, voir aussi l’évolution du nombre d’étudiants d’ailleurs entre 1812 et 1944, p. 75.
8 J. Dauvillier, « Le rôle de la faculté de Droit de Toulouse dans la rénovation des études juridiques et historiques aux XIXe et XXe siècles », Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse, t. XXIV, fasc. 1 et 2, 1976, p. 343-384.
9 Parmi une riche bilbiographie on se reportera en particulier à J. Poumarède, « La chaire et l’enseignement du droit français à la faculté des droits de l’Université de Toulouse (1681-1792) », Recueil de l’Académie de législation de Toulouse, sixième série, tome IV, 1967, p. 41-131. C. Chêne, L’enseignement du droit français en pays de droit écrit (1679-1793), Genève, 1982. H. Gilles, Université de Toulouse et enseignement du droit XIIIe-XVIe siècles, Toulouse, 1992. O. Devaux, L’enseignement à Toulouse sous le Consulat et l’Empire, Toulouse, 1990. Histoire de l’enseignement du droit à Toulouse, O. Devaux (dir.), coll. EHDIP, n° 11, Toulouse, 2007. Les Facultés de droit de province au XIXe siècle, 3 t., Toulouse, 2009, 2011 et 2012.
10 Voir le dossier « Les Facultés de droit et la Grande Guerre (I) », Revue d’Histoire des Facultés de Droit et de la culture juridique du monde des juristes et du livre juridique, n° 35, 2015, p. 11-115. « Le droit public et la Première Guerre Mondiale », Jus Politicum, n° 15 (janvier 2016), http://juspoliticum.com/numero/Le-droit-public-et-la-Premiere-Guerre-mondiale-67.html. « La Grande Guerre et son droit », Colloque des 23 et 24 juin 2016, Université Jean Moulin Lyon 3 (à paraître).
11 Archives de l’Université des sciences sociales – Toulouse 1, 2Z2-16, p. 186-292.
12 A. Prost, J. Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, coll. « L’Histoire en débats », Paris, 2004, p. 203 sq.
13 P. Ricoeur, La mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, 2000, p. 167 et s.
14 Voir notamment Ch. Prochasson et A. Rasmussen, Au nom de la patrie. Les intellectuels et la Première Guerre mondiale (1910-1919), Paris, 1996.
15 J.-L. Halpérin, « Le droit et ses histoires », Droit et Société, 75, 2010, p. 310.
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