La coutume en Nouvelle-Calédonie en attente de décisionnaire(s) ?
p. 465-480
Texte intégral
1Il peut paraître surprenant de comparer la place et la diffusion du droit coutumier en Nouvelle-Calédonie aujourd’hui à celles des coutumes et des « décisionnaires » de l’ancienne France. Le fait que, dans l’ordre juridique français, la Nouvelle-Calédonie soit, de nos jours, le principal point d’ancrage pour un droit coutumier reconnu, avec ses règles spécifiques, par le législateur et par les juges suffit-il à rendre la comparaison soutenable entre cette situation ultra-marine et l’histoire du droit au Moyen Âge et aux Temps modernes ? À première vue, le cas néo-calédonien relève d’un contexte colonial ou postcolonial qui, en matière juridique, appartient au domaine des statuts personnels. La population autochtone, désignée aujourd’hui comme « Kanak » (les colonisateurs ont longtemps parlé de « Mélanésiens »), a été dotée, du moins en théorie, à la fin du XIXe siècle (à partit d’un premier arrêté dans l’île de Maré en 1876) de son propre état civil permettant d’identifier les personnes relevant du « statut civil particulier » selon l’expression de l’arrêté du 28 août 19541. Ce statut personnel concerne la filiation, l’adoption, le mariage et sa séparation ainsi que le droit successoral. Il a été fait allusion, à partir d’un arrêté du 21 juin 1934 et notamment dans un arrêté beaucoup plus long (avec 57 articles) du 5 avril 1967, à la « coutume locale » censée régir le mariage et la filiation2. Il faut néanmoins attendre la création en 1982 d’assesseurs coutumiers devant les tribunaux civils et surtout la reconnaissance de la coutume par les accords de Matignon (1988, avec la consécration de huit « aires coutumières »), et de Nouméa (1998, des accords eux-mêmes suivis par la organique du 19 mars 1999) pour que soit consolidé le principe selon lequel les personnes de « statut civil coutumier » sont soumises aux « coutumes », « en matière de droit civil » (article 7 de la loi organique). N’est-on pas très loin des coutumes territoriales qui s’étaient distinguées au Moyen Âge du régime de la personnalité des lois ?
2Si l’on fait la comparaison avec d’autres statuts personnels des indigènes dans les colonies françaises, notamment le statut personnel musulman en Algérie et au Sénégal ou le statut personnel hindou dans les Établissements de l’Inde, ce qu’on appelle aujourd’hui le « statut civil coutumier » en Nouvelle-Calédonie présente la singularité d’avoir une dimension foncière, et donc territoriale, depuis les débuts de la colonisation. Moins de deux ans après la prise de possession du territoire par les marins de Napoléon III, le gouvernement français avait reconnu en 1855 que seules les terres apparemment vacantes lui appartenaient, ce qui sous-entendait l’existence d’une propriété indigène. La colonisation s’étant traduite, ici comme ailleurs, par une vaste spoliation foncière des indigènes (qui connaissaient, semble-t-il, une forme d’appropriation individuelle des terres), les Kanak ont été cantonnés dans des « réserves » dont les terres, situées majoritairement au Nord et à l’Est de la Grande Terre, étaient censées hors d’atteinte des acquisitions par les colons depuis des arrêtés de 1859 et 18683. Ces terres faisaient l’objet d’une propriété collective attribuée arbitrairement par les colonisateurs à des tribus érigées en personnes morales en 1867. À partir du « Grand Cantonnement », achevé en 1900, qui isolait complètement les Kanak dans ces réserves, puis après la reconnaissance de la pleine citoyenneté aux indigènes en 1946 et leur accès véritable au droit de vote dans les années 1950 et 1960, la question foncière s’est installée au cœur des revendications kanak depuis les années 1970. La loi organique de 1999, qui est le droit positif applicable aujourd’hui, a reconnu, aux côtés de la propriété publique et de la propriété individuelle (de droit civil français), une propriété spécifique des terres coutumières : l’article 18 de la loi précise que « sont régis par la coutume les terres coutumières et les biens qui y sont situés appartenant aux personnes ayant le statut civil coutumier ». Il y a donc bien des parties du territoire (pas nécessairement d’un seul tenant, avec des incertitudes liées à l’absence de cadastre coutumier jusqu’à ce jour) où s’applique un statut réel coutumier, selon les délimitations propres aux huit aires reconnues en 1988. Le droit des successions fait le lien entre ce statut personnel et ce statut réel, consolidant ainsi l’emprise des coutumes sur l’ensemble du droit civil des Kanak. Une telle configuration nous paraît rapprocher le droit coutumier néo-calédonien de celui de l’ancienne France, même si les ressorts coutumiers sont moins nettement distingués qu’ils ne l’ont été en métropole, surtout après la rédaction officielle de coutumes : il n’y a pas en Nouvelle-Calédonie huit coutumes écrites correspondant aux huit aires coutumières. Mais c’est aussi parce que le droit coutumier est encore incertain dans son contenu, en l’absence de rédaction officielle, que la situation néocalédonienne peut nous amener à réfléchir à deux aspects qui se retrouvent en France au Moyen Âge et aux Temps modernes : l’absence de caractère spontané du droit coutumier (I) et le rôle que peut jouer la diffusion des décisions judiciaires pour consolider ou non la coutume (II).
I - Un droit coutumier dépourvu de caractère spontané
3En parlant d’absence de caractère spontané de la coutume, je prends bien sûr partie, d’une manière que certains jugeront abrupte, dans le débat sur les prétendues spécificités de la coutume comme source du droit. Je ne cache pas des convictions positivistes, nourries je crois par les recherches d’un bon nombre de collègues médiévistes, selon lesquelles le droit coutumier n’est pas une émanation naturelle du terreau social, mais une création volontaire d’autorités législatives ou judiciaires qui disent le droit. Pour moi, le droit coutumier ne naît pas comme les fleurs des champs à partir d’un humus à la fois naturel et social (ce qui est déjà contradictoire en soi), c’est une plante cultivée sous serre par des juges qui s’inspirent, en le transplantant, du modèle des fleurs spontanées. On peut longtemps discuter de cette position, qui était déjà celle de John Austin4 au XIXe siècle et d’Édouard Lambert5 au début du XXe siècle. Je voudrais juste dire combien le cas néo-calédonien peut fournir des arguments en ce sens, ayant été moi-même surpris au cours d’une mission effectuée en juillet 2015, d’entendre tous mes interlocuteurs (Kanak ou non-Kanak) distinguer nettement les « us et coutumes » (ce qui relève de la régulation sociale) et le « droit coutumier » (ce qui est reconnu comme droit par des autorités habilitées à le faire).
4Un premier point est l’impossibilité de connaître un ou plusieurs « droits coutumiers » qui auraient été en vigueur en Nouvelle-Calédonie avant la colonisation française. D’abord, parce que la société kanak, organisée sous l’autorité de chefs locaux mais ignorant tout pouvoir centralisé et même toute organisation de tribunaux, a été profondément déstructurée par les maladies qui ont décimé la population entre l’arrivée des premiers colons européens (Cook et ses marins en 1774) et la colonisation française à partir de 18536. La population indigène a fortement diminué, puis a été privée de ses terres, soumise à des déplacements forcés et enfin cantonnée dans les réserves. Tous ces traumatismes font que les anthropologues et archéologues considèrent qu’il est très difficile de reconstituer la structure sociale (clanique et familiale) avec ses règles antérieures à la codification. Il n’y a pas eu, non plus, de véritables « traités » passés entre les chefs locaux et les colonisateurs français faisant état de coutumes « établies » que les autorités françaises se seraient engagées à respecter, comme à l’égard du droit musulman en Algérie. Les accords signés et imaginés par le capitaine de vaisseau Tardy de Montravel avec les chefs de la tribu de Muelebe et de Puma, prétendant leur donner des « codes provisoires de lois »7, n’ont aucune valeur anthropologique (ils ne reflètent en rien les usages des populations kanak), ni aucune portée juridique (le capitaine de vaisseau n’avait aucune habilitation des autorités françaises pour dire le droit).
5Le Grand Cantonnement dans les réserves a signifié, pendant au moins deux générations, l’isolement complet des Kanak en dehors de tout commerce juridique et de tout contact avec les tribunaux français. Dans les années 1930, alors que des « Canaques cannibales » étaient exhibés au Jardin d’Acclimatation comme des bêtes sauvages lors de l’Exposition coloniale, les tribunaux français, dans les cas rarissimes où ils voyaient arriver des plaideurs mélanésiens, les renvoyaient à leurs « juges naturels » dans les réserves8. Or, les autorités coutumières (les chefs de tribus étant eux-mêmes désignés par l’administration coloniale) n’étaient en rien des juges qui auraient appliqué un droit. Si les kanak avaient bien des « us et coutumes », ainsi que des mécanismes de régulation sociale dominés par les « anciens » et les « chefs de clan », il n’y avait pas de droit coutumier, ni de mot pour le nommer dans les diverses langues utilisées par les Kanak qui correspondent pour partie aux aires coutumières actuelles. Personne n’était capable de dire quel était le contenu de la « coutume » censée régir la filiation et le mariage au sein d’un statut personnel, lui même relié à un état civil coutumier, purement théorique avant les années 1950. Cet état civil coutumier n’existait, en fait, que dans les textes de droit français et il a été reconstitué, bien après l’accès à la citoyenneté française en 1946, quand les Kanak ont enfin pu être inscrits sur des listes électorales, à une période qui correspond aussi à la sortie des réserves de nombreuses personnes de statut civil particulier venant vivre à Nouméa.
6Le second point est la consécration, progressive et hésitante, d’un droit coutumier créé par les autorités françaises. Ce droit coutumier commence à exister nominalement quand l’arrêté de 1934 parle pour la première fois de la coutume, puis quand la délibération de 1967 rattache expressément (ce que ne faisait pas encore l’arrêté de 1954) le mariage ou l’adoption à « la coutume » (sans préciser s’il s’agit d’une coutume locale ou commune à tous les Kanak). L’ordonnance du 15 octobre 1982, précédée d’un rapport parlant d’un droit local « inspiré par des règles coutumières » et du « caractère très complexe des coutumes mélanésiennes dont la plupart sont orales »9, établit des assesseurs coutumiers, censés connaître la coutume et renseigner les magistrats français, dont l’entrée en fonctions effective date seulement de la période postérieure aux accords de Matignon en 1988. L’ordre juridique français tolérait ainsi une (ou plusieurs) coutume(s) dont le contenu était parfaitement indéterminé, n’ayant donné lieu à aucune décision judiciaire précise avant 1988. Ne peut-on faire un parallèle avec les ordonnances des rois de France faisant une référence aussi vague à la consuetudo ?
7Tout change entre 1988 et 2014, par des interventions successives des autorités qui sont loin d’être d’une grande clarté juridique. Alors que la Cour de cassation refuse dès 1992 d’appliquer le droit commun en cas de lacune du statut coutumier10, un avis du Tribunal administratif de Nouméa de 2000 (postérieur à la loi organique de 1999) dit encore que le statut coutumier « demeure une exception en matière civile ». Interprétant l’article 9 de la loi organique, qui soumet au « droit commun » les « rapports juridiques entre parties dont l’une est de statut civil de droit commun et l’autre de statut civil coutumier », le tribunal administratif considère que la dévolution successorale des « biens communs » d’un couple mixte serait soumise au droit commun, mais que la succession sur les biens mobiliers (incluant les parts de sociétés immobilières) des personnes de statut coutumier relèverait des « usages coutumiers »11. À partir de 2001, la jurisprudence du Tribunal et de la Cour d’appel de Nouméa, sous l’influence de quelques magistrats activistes, étend le domaine d’application de la coutume et reçoit le soutien de la Cour de cassation. Un premier avis de la Cour de cassation du 16 décembre 2005 considère qu’au regard de l’art. 7 de la loi de 1999 l’ensemble du droit civil est régi par les coutumes pour les personnes de statut personnel et un second du 15 janvier 2007 renvoie à la formation coutumière civile le règlement de dommages-intérêts payés à la victime d’une infraction pénale, ouvrant la voie à la reconnaissance d’un droit coutumier des obligations12. Le 15 janvier 2007 est également la date de l’unique « loi de pays » qui concerne le droit coutumier, créant les « officiers publics coutumiers » (OPC) chargés de rédiger les actes coutumiers. Alors que la jurisprudence sur le contenu de la coutume s’intensifie à partir de 2010-2011, la coutume devient tardivement un élément des revendications politiques en faveur de l’identité culturelle des Kanak. Le « socle des valeurs et principes fondamentaux de la civilisation kanak » (ou charte du peuple kanak), adopté le 26 avril 2014, a reconnu une compétence au Sénat coutumier pour unifier le droit kanak13, ce qui laisse entendre des réformes à venir des pratiques sociales dites « coutumières » actuellement différentes selon les huit aires coutumières. Reconnu comme source du droit au sein de l’ordre juridique français, le droit coutumier ou statut civil coutumier des Kanak n’est toujours pas rédigé à ce jour, son contenu est déterminé pour l’essentiel par des décisions judiciaires et par les actes coutumiers des OPC, qui sont l’objet de la seconde partie de cette contribution.
II - Un droit coutumier fragmentaire sur la base de décisions judiciaires
8De quels textes dispose-t-on aujourd’hui pour connaître du contenu de la coutume, et d’éventuelles différences entre aires coutumières, en Nouvelle-Calédonie ? Une seule loi de pays ayant trait à la coutume a été adoptée, celle du 15 janvier 2007 relative aux actes coutumiers. Cette loi a créé seize officiers publics coutumiers (OPC), en principe à raison de deux par aire coutumière14. Comparables à des sortes de notaires ou d’huissiers, les OPC rédigent et authentifient des actes de reconnaissance, d’adoption, de mariage, de décès pour les personnes de statut coutumier ainsi que des actes relatifs à des opérations (accès à l’électricité, construction) sur les terres coutumières. Ils utilisent des formulaires standardisés et n’interviennent pas dans les prises de décision, qu’il s’agisse de la désignation des héritiers coutumiers faite par les réunions intrafamiliales à l’intérieur du clan concerné ou de l’autorisation de la construction d’une maison par un palabre du clan (auquel est souvent associé un Groupement particulier de droit local, ou GDPL, une personne morale chargée de la gestion des terres coutumières). Il apparaît, toutefois, que certains OPC ont pu proposer des procédures novatrices, par exemple afin de permettre à une jeune mère s’absentant de Nouvelle-Calédonie pour étudier ou travailler en métropole de déléguer l’autorité parentale sur son enfant à ses parents. Cette imitation d’un acte juridique français correspond ainsi à la création d’un acte coutumier d’un nouveau type et même à l’instauration d’une règle inédite rattachée au droit coutumier. Il y a également un souhait parmi les OPC pour que les décisions des clans désignant les héritiers coutumiers soient motivées, ce qui permettrait de dégager certaines lignes de conduite, par exemple pour privilégier (ou non) le fils aîné, la fille, un neveu en l’absence d’enfants… Ce souhait alimente une revendication, encore discrète, pour la publication (qui supposerait une action collective des OPC, pour l’instant peu soutenus par le gouvernement du territoire) d’un recueil de modèles d’actes par les OPC. Dans le même sens, une proposition de loi de pays, rédigée avec l’accord du Sénat coutumier, pour mettre par écrit quelques règles de la succession coutumière – en transposant des notions venant du droit français comme le patrimoine ou la disposition de dernière volonté (sous le nom de Parole coutumière) et en instaurant une aide financière pour le conjoint survivant en charge d’enfants – a été publiée le 22 août 2013. Elle a été étudiée récemment par le gouvernement néo-calédonien et pourrait être transmise à un Congrès dont la majorité est détenue par les anti-indépendantistes15. Même en matière foncière, l’Agence de développement rural et d’aménagement foncier (Adraf) reste favorable à des accords verbaux et informels avec les chefs de clan plutôt qu’à la formalisation d’actes contractuels coutumiers.
9De ce fait, c’est la jurisprudence du Tribunal et de la Cour de Nouméa qui, pour l’essentiel, a précisé le contenu de la coutume, du moins sur certains points. Il s’agit d’une poignée de décisions prises avec le soutien des juges les plus activistes (Régis Lafargue, Pierre Frézet et Daniel Rodriguez) et la participation d’assesseurs coutumiers (qui changent à chaque procès). La Cour de Nouméa a ainsi considéré que les règles françaises du divorce, et notamment celles relatives à la prestation compensatoire, ne s’appliquaient pas à la séparation d’un couple de statut coutumier16. Elle a également jugé que l’attribution de l’autorité parentale ou la tutelle obéissaient à des règles coutumières propres, quoique très proches de celles du droit français.
10Un arrêt du 22 août 2011 a reconnu la personnalité civile aux clans17 : en s’appuyant sur les travaux classiques (mais anciens, ils remontent à 1937) du pasteur Maurice Leenhardt, les juges considèrent que
- le clan, dans une société segmentaire telle que la société kanak, constitue l’unité sociale essentielle, véritable colonne vertébrale de cette société,
- les individus n’ont d’identité qu’au travers du clan ; que le clan est détenteur des terres et en assure la répartition entre ses membres,
- la grande chefferie n’est donc, en aucune façon, le détenteur de droits collectifs qui réserveraient aux clans un simple droit d’usufruit ainsi que l’avait conçu, un temps, la « doctrine coloniale » du XIXe siècle,
- enfin, refuser au clan la personnalité juridique serait une forme de déni complet de la société autochtone, en déniant à cette structure, seule investie de devoirs et donc de prérogatives, le droit d’agir pour leur défense.
11Dans cet arrêt, ayant pour effet de débouter un requérant qui n’est pas jugé « mandataire du clan », le terme de coutume n’est pas mentionné et ce sont finalement des concepts du droit français (la personnalité morale, la notion de mandataire social) qui sont introduits. Mais il y a bien, dans l’ensemble de cette jurisprudence, une volonté de « dire la coutume », en prétendant s’appuyer explicitement sur des travaux d’ethnologues et implicitement sur les dires des assesseurs coutumiers.
12Les juges qui donnent ainsi un contenu aux règles coutumières prétendent simplement déclarer des normes qui seraient préexistantes et issues de la société kanak. Ils utilisent des formules comme « traduire la vérité sociologique » ou « force est de constater la primauté du droit coutumier établie pour les kanak par les accords de Nouméa »18. Ils développent, souvent longuement et avec un recours inhabituel à des citations d’ouvrages, une motivation destinée à donner une assise écrite à une coutume dont le contenu était, jusque-là, bien incertain.
13Un arrêt du 22 mai 2014, concernant un conflit foncier entre clans, un clan considéré comme « originel » et un clan accueilli sur les terres coutumières, me paraît révélateur et je me permets de citer plusieurs passages de la longue motivation de cet arrêt19. Est d’abord évoquée la « fête de l’igname » au cours de laquelle, chaque clan vient présenter au grand-chef de district20 les prémices de la récolte. Les juges relèvent une analogie avec la Bible, en citant le Deutéronome (26 : 2- 5-10), tout en remarquant aussitôt que le parallèle s’arrête vite, cette fête étant une
communion entre les hommes faite de dons et de contre-dons, et une célébration autour d’une généalogie d’une valeur centrale, du fait social qui est ‘la Terre’... l’occasion pour chaque chef de clan de rappeler d’où vient le clan.
14Toujours, d’après les juges,
il importe de redire l’importance de la normativité et de la spiritualité kanak qui fonde le droit coutumier, comme l’a fait une précédente décision du tribunal de Lifou à laquelle il convient de se référer21.
15L’arrêt poursuit :
En aucun cas la terre coutumière (n’) est un droit direct sur la terre. Elle est un droit par les hommes et pour les hommes sur la terre. Elle exprime des héritages humains et non une possession foncière directe [...] il n’y a pas de lien direct c’est-à-dire de droit réel, mais bien des liens personnels et inter-personnels entre les clans et les chefferies pour la conservation et la jouissance de la terre. Ces liens personnels forment l’unité clanique autour de la terre [...] ces liens naissent toujours de l’accueil des hommes par le clan maître de la terre [...]. Le grand-chef n’exerce pas un pouvoir vertical mais sert les clans [...] sans le grand chef, le clan maître de la terre n’est rien. Sans le clan maître de la terre le grand chef n’est rien non plus [...]. Il y a donc une profonde communion des hommes entre eux, communion que le grand chef exprime. Cette communion les unit à la terre. De cette communion résulte le principe que la coutume unit les hommes entre eux et à la terre et qu’elle unit la terre aux hommes et entre eux. Cette règle est générale aux Kanak de la Grande terre et de Drehu22.
16La motivation de l’arrêt continue en faisant le rappel de la normativité autochtone, « qui est la source première et essentielle de la coutume judiciaire (le Droit dit par les juridictions avec assesseurs coutumiers) » et souligne que « le lien à la terre n’est pas un droit réel mais emprunte plutôt aux droits personnels », constituant « un concept normatif spécifique à la société coutumière affectant l’identité et le statut des hommes en lien avec une terre par rapport à laquelle ils se définissent (Nouméa 11 octobre 2012, no11/ 425 Pearou c. Kahea) ». La Cour de Nouméa reconnaît bien que
l’expression « lien à la terre », inscrite dans l’accord de Nouméa, recouvre une variété de situations : les « obligations/droits » primordiaux dont sont investis les « clans terriens originels » (dits « Maîtres de la terre »), mais aussi les prérogatives consenties par ceux-ci aux « clans accueillis » (droits d’usage, d’occupation, etc.).
17C’est pour mieux mettre en valeur une normativité autochtone qui « touche aux fondements spirituels, à la cohésion sociale, et aux principes de civilisation de la société kanak », la violation de ces règles pouvant entraîner un préjudice immatériel moral et spirituel. La Cour tient aussi à rappeler que
L’occupation de l’espace dans la société Kanak renvoie à l’existence de tertres claniques reconnus et à la maîtrise de cet espace naturel, notamment par l’habitat et par les cultures. Cela est traduit dans la toponymie, dans les discours généalogiques et dans les récits de guerres. La cohabitation des clans dans un espace donné renvoie aux alliances et aux règles préservant la vie, la solidarité et la cohésion. L’accueil des clans sur un territoire donné renvoie aux règles d’hospitalité, aux affinités claniques et à l’organisation sociale basée sur la complémentarité [...]. L’organisation sociale est fondée sur le respect de l’esprit des ancêtres dans un territoire donné, sur la maîtrise de l’environnement naturel, la complémentarité et la solidarité des clans.
18Ces derniers points font référence à la charte du peuple kanak ou socle commun des valeurs et principes fondamentaux de la civilisation kanak. Le rappel de cette normativité autochtone permet de conclure que le chef d’un des clans (agissant au nom de la personne morale) a pu agir pour demander l’indemnisation d’un préjudice spirituel et immatériel, résultant des intrusions sur la terre des membres d’un autre clan. Toutefois, la réparation en argent (pourtant demandée par la partie) n’ayant qu’un rôle second dans les « valeurs coutumières », la Cour invite à procéder
à une réparation coutumière destinée à rappeler l’ordre symbolique et à rétablir l’équilibre rompu par leurs agissements, en faisant les démarches pour une coutume de réconciliation.
19J’ai cité une grande partie de cet arrêt car il me paraît significatif de ce discours sur le droit coutumier présent dans les décisions des juges activistes depuis une dizaine d’années. La coutume, au singulier, sans référence particulier aux aires coutumières, est considérée comme une source spontanée du droit reposant sur des « valeurs » immémoriales de la société kanak et sur une organisation sociale spontanée. En fait, le terme de coutume est employé dans le même arrêt dans des significations différentes qui font appel aux cérémonies coutumières (« faire coutume » pour être accueilli dans un clan ou obtenir une réconciliation), à la formation (très complexe) des clans, ou au statut des terres coutumières. Il en résulterait, par une sorte de synthèse naturelle et logique, une « normativité autochtone », source elle-même d’une « coutume judiciaire », selon une expression qui est revendiquée dans ses travaux doctrinaux de Régis Lafargue23.
20Une telle motivation, dont on ne peut manquer de relever le caractère disert, pour ne pas dire verbeux, avec un mélange de références circulaires à la Bible, à d’anciens travaux ethnographiques (aujourd’hui contestés dans leurs conclusions) et à la jurisprudence émanant du même groupe de juges, nous paraît traversée de tensions pratiquement intenables. S’agit-il de dévoiler une coutume qui préexisterait ? On ne comprend pas alors pourquoi il n’est pas fait référence à des témoignages ou à des dires des assesseurs coutumiers qui porteraient sur une aire coutumière précise, ne feraient pas référence à des travaux ethnographiques et n’emploieraient pas les concepts occidentaux de « droit réel », « droit personnel » et « personnalité morale ». S’agit-il au contraire d’un aveu que les juges créent une règle coutumière ne préexistant pas à leur décision ? Il paraît alors inutile de développer une aussi longue argumentation faisant appel à la sacralité du lien à la Terre et à l’hospitalité entre clans pour expliquer qu’un trouble à la possession doit donner lieu à une réparation, une réparation qui est finalement laissée au choix des clans (de pardonner ou non, auquel cas seulement s’appliquerait l’indemnité en argent réclamée par la partie victorieuse du procès)24. Est-il besoin de recourir à tout ce discours, fortement pétri d’idéologie sur la « bonté » de la coutume, pour n’indiquer aucune ligne directrice, susceptible de donner naissance à une jurisprudence, sur les rapports entre clans originels et clans accueillis ?
21Cette jurisprudence sur la coutume en Nouvelle-Calédonie nous paraît être un témoignage contemporain de la création des règles de droit coutumier par l’action volontariste des juges, prétendant (sans aucun contrôle) s’inspirer d’us et coutumes, de pratiques sociales. Il ne s’agit pas de dire que les juges créent ces règles ex nihilo sans donner aucune justification. Pour autant, la justification donnée me paraît doublement problématique. En premier lieu, j’ai du mal à croire que les assesseurs coutumiers formulent la coutume dans les termes utilisés par les décisions de justice. Je soupçonne, au contraire, que le groupe de juges activistes exerce une pression intellectuelle sur les assesseurs coutumiers. En second lieu, la motivation, qui fait appel à des travaux dépassés des ethnologues et à un jargon pluraliste sur la coutume, ne me paraît pas à l’abri des critiques.
22À l’heure actuelle, il n’existe pas de recueil de ces décisions du Tribunal et de la Cour d’appel de Nouméa concernant la coutume25. Sur internet la base de données juridiques du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie ne comporte, dans la rubrique intitulée « règles coutumières » de l’onglet « jurisprudence », que 24 arrêts de 2004 à 2014. Cette base est manifestement lacunaire, l’arrêt du 22 mai 2014 que nous avons commenté n’y figure par exemple pas26. Bien sûr, les autres décisions d’importance, souvent consultables sur « légifrance », sont connues des magistrats locaux (dont aucun n’est kanak) et des professionnels du droit. La collection de ces décisions ne permet pas, loin s’en faut, de disposer d’un ensemble de « règles coutumières », en supposant même que chacun de ces arrêts ait fixé une norme jurisprudentielle. La coutume judiciaire est incomplète, comme l’est la Charte du peuple kanak, très imprécise sur le contenu de la coutume.
23Quelles réflexions tirer de cet état de fait ? L’exemple contemporain de la Nouvelle-Calédonie me paraît, avec d’autres plus anciens, correspondre au schéma positiviste proposé par John Austin dans The Province of Jurisprudence Determined en 1832. Le terme de coutume s’applique à des normes sociales que les individus suivent, comme une moralité positive (positive morality), sans y être contraints par une autorité politique supérieure. Il a existé et il existe encore des normes sociales de ce type pour les citoyens néo-calédoniens de statut coutumier, notamment en matière familiale et foncière (dans le domaine des échanges, c’est plus discutable). Pour transformer – transmute écrit Austin pour bien marquer la novation – ces règles en droit coutumier, il faut l’action des tribunaux reconnaissant ces règles comme faisant partie du droit coutumier et plus globalement l’action de l’État donnant « force de loi » à ces décisions judiciaires27. Le droit coutumier en Nouvelle-Calédonie est une création, relativement récente, de l’État français à travers sa législation (notamment la loi organique de 1999) et à travers ses tribunaux. Bien sûr, ce droit coutumier s’inspire, ou prétend s’inspirer, des us et coutumes des kanak, mais il n’est pas un droit spontané issu directement de la pratique sociale. L’écart est tel entre les us et coutumes, plus diversifiés et plus imprécis encore que la jurisprudence ne le laisse entendre, et la coutume judiciaire que l’on est enclin à classer le droit coutumier non parmi les « sources formelles du droit », mais au sein de la jurisprudence28. Il n’y a, pour les positivistes, que deux seules formes de création de normes juridiques : les lois et les jugements.
24Peut-on maintenant en tirer des pistes pour l’histoire du droit coutumier au Moyen Âge et aux Temps modernes ? L’on dira que les contextes sont complètement différents, que les arrêts n’étaient pas (du moins à partir du XIVe siècle) motivés, qu’il existait des décisionnaires et surtout que les coutumes ont été, pour la plupart, rédigées officiellement au XVIe siècle et transformées en lois royales. Mais ne fut-il pas un temps, celui des Olim et des débuts du Parlement au XIIIe siècle, où les maîtres du Palais créaient des coutumes judiciaires en se référant dans leurs arrêts à la consuetudo de tel ou tel lieu29 ? L’avènement de la coutume dans le droit ne passe-t-il pas toujours par les tribunaux (ce qui n’exclut pas un « accompagnement législatif » pour reconnaître valeur aux coutumes, dans la monarchie capétienne comme dans le Territoire de la Nouvelle-Calédonie au sein de la République française), c’est-à-dire par des décisions judiciaires, normes individuelles dont certaines sont susceptibles de devenir des normes générales, grâce à des décisionnaires, pouvant eux-mêmes frayer la voix ou servir de compléments à des rédactions officielles érigeant la coutume au niveau de la loi ? De droit coutumier spontané, forme primitive de règles juridiques issues de la conscience du peuple comme le voulait Savigny, je ne vois nulle part la trace.
Notes de bas de page
1 Arrêté 1195 du 28 août 1954, Journal Officiel de la Nouvelle-Calédonie, 13 septembre 1954, p. 453-454. Sur l’histoire de l’état civil coutumier, censé être généralisé par un arrêté du 21 juin 1934, L. Wamytan, Peuple kanak et droit français. Du droit de la colonisation au droit de la décolonisation, l’égalité en questions, Nouméa, Centre de documentation pédagogique, 2013, p. 141.
2 Délibération du 3 avril 1967 et arrêté du 5 avril 1967, Journal Officiel de la Nouvelle-Calédonie, 27 avril 1967, p. 360-364.
3 J. Dauphiné, Les spoliations foncières en Nouvelle-Calédonie, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 17 et p. 40.
4 J. Austin, The Province of Jurisprudence Determined, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 34-36. Ce texte, publié en 1832, n’eut une véritable diffusion qu’à partir des années 1860.
5 É. Lambert, Introduction à la fonction du droit civil comparé, Paris, Giard et Brière, 1903, p. 803 pour une conclusion sur la découverte de la coutume par des experts, notamment par des juges.
6 Ch. Sand, J. Bole, A. Ouetcho, « Les sociétés préeuropéennes de Nouvelle-Calédonie et leur transformation historique. L’apport de l’archéologie », En pays kanak : Ethnologie, linguistique, archéologie, histoire de la Nouvelle-Calédonie, Paris, éd. A. Bensa, I. Leblic, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2000, p. 184.
7 J. Dauphiné, Pouébo : histoire d’une tribu canaque sous le Second Empire, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 20 et 49.
8 Cour d’appel de Nouméa, 19 septembre 1933 cité par R. Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, rapport convention GIP, 2001, p. 16.
9 Journal Officiel de la République française, 29 décembre 1982, p. 3899.
10 R. Lafargue, « Juges de la coutume », Ethnologie juridique. Autour de trois exercices, éd. G. Nicolau, G. Pignarre, R. Lafargue, Paris, Dalloz, 2007, p. 255.
11 J’ai eu connaissance par des notaires de la lettre du 28 août 2000 du président du Tribunal administratif de Nouméa qui communique au président de la Chambre territoriale des notaires cet avis. Il n’est pas cité dans les décisions judiciaires et ne paraît pas avoir beaucoup circulé en dehors des études notariales.
12 Avis n° 0050011 du 16 décembre 2005, Avis n° 0070001P du 15 janvier 2007.
13 Dans les dispositions finales de la charte (disponible sur http://www.senat-coutumier.nc/phocadownload/userupload/nos_publications/charte_socle_commun_2014.pdf), après l’article 115, il est dit que « le Sénat coutumier a compétence sur le droit coutumier ».
14 En réalité certaines aires ont trois OPC et d’autres un seul.
15 https://gouv.nc/actualites/26-07-2016/reforme-de-la-succession-pour-la-societe-kanak.
16 Cour d’appel de Nouméa, 27 septembre 2007, RG : 06/314 ; Cour d’appel de Nouméa, 28 avril 2011, RG : 10/00054.
17 Cour d’appel de Nouméa, 22 août 2011, RG : 10/00532.
18 Cour d’appel de Nouméa 9 juin 2011 RG : 10/24 et 8 novembre 2011, n° A1001231 à propos de la modération des indemnités civiles en cas de violence domestique pour ne pas entraver le « pardon coutumier ».
19 CA Nouméa 22 mai 2014, RG : 12/00101.
20 Il s’agit d’une institution d’origine coloniale, les districts ayant été établis à partir de 1898 avec à leur tête des grands chefs désignés par l’administration.
21 « Le lien à la terre est le fondement de la vie kanak. La terre est fécondée par l’igname qui est le fruit du travail des hommes. Les hommes portent l’igname qui est le fruit de la terre ».
22 Une localité des Îles Loyauté où toutes les terres sont coutumières, à la différence de la Grande Terre.
23 R. Lafargue, La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie : aux sources d’un droit commun coutumier, Aix-Marseille, PUAM, 2003.
24 Plus récemment dans une affaire en cours, sur une propriété du domaine privé ayant appartenu à une personne de statut coutumier, une juge de Nouméa a saisi le conseil coutumier pour avis afin de déterminer si un neveu pouvait être considéré, au même titre qu’un enfant, comme l’héritier du défunt (ce qui reviendrait à faire intervenir le droit coutumier dans le régime, de droit civil, de la délibération de 1980 sur l’acquisition par les Kanak d’immeubles du domaine privé).
25 Nos collègues Étienne Cornut et Pascale Deumier ont rendu récemment un rapport au GIP « Droit et Justice » sur cette question.
26 http://www.juridoc.gouv.nc/JuriDoc/JdWebE.nsf/Juristart?openpage, consulté le 11 mai 2016.
27 J. Austin, The Province, op. cit., p. 35 : « The custom is transmuted in positive law, when it is adopted as such by the courts of justice, and when the judicial decisions fashioned upon it are enforced by the power of the state ».
28 Comme É. Lambert, Introduction, op. cit., p. 803 y invitait, contre l’idée de Gény de forces « occultes et silencieuses » à l’origine de la coutume.
29 J. Hilaire, La construction de l’État de droit dans les archives judiciaires de la Cour de France au XIIIe siècle, Paris, Dalloz, 2001, p. 94 et 103.
Auteur
Professeur à l’École normale supérieure, membre de l’Institut universitaire de France
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