Pothier, la coutume (d’Orléans) et le droit coutumier
p. 413-447
Texte intégral
1C’est peu ou prou au moment où Pothier1 forme le projet de donner une édition mise en ordre du Digeste qu’il est associé par Prévost de la Jannès et Jousse, en 1740, à la publication des coutumes d’Orléans. Dans ce projet, il est plus spécialement chargé de l’annotation des titres consacrés aux fiefs, aux cens et droits casuels, aux relevoisons à plaisir (sorte de droit de mutation dû pour certains immeubles roturiers : dans la version réformée de la coutume, ce droit n’est dû que pour les maisons situées en ville), à la communauté, à la société, aux douaires, aux successions, au retrait lignagers, aux criées et aux actions possessoires (tandis que Prévost et Jousse se chargent des titres consacrés aux enfants qui sont en leurs droits, aux servitudes, aux prescriptions, aux donations et aux testaments2). Cette publication, dont le titre n’indique pas le nom de ses contributeurs3, constitue alors, pour notre auteur, son premier ouvrage de droit français.
2Bien évidemment, la coutume réformée d’Orléans avait eu, déjà, ses éditeurs et commentateurs, à commencer par le Président de Harlay (1587)4. Mais cette édition se démarque des précédentes parce qu’on y découvre déjà un franc souci de généralité. Dans le second volume notamment, l’auteur (sans doute Pothier) du « supplément aux notes sur les articles du Titre des Fiefs » se donne en effet pour « dessein » de
Rétablir […] une théorie générale pour déterminer tous les cas dans lesquels il peut être dû profit aux seigneurs, et décider toutes les questions qui peuvent s’élever sur une matière si intéressante et d’un si grand usage,
et ce supplément s’ouvre en conséquence sur l’explication du « principe fondamental qui est la clef de toute cette matière », puis poursuit avec les « principes qui sont des corollaires du Principe général et qui en déterminent l’application »5. Si, au milieu du XVIIIe siècle, on a pu constater que
le nom de Commentaire est si fort décrié aujourd’hui ; on a tant à se plaindre de ceux qui ont été donnés, particulièrement sur les Coutumes […], qu’on a hésité plus d’une fois de consacrer à ce genre de travail les moments de loisir dont on jouissait au milieu de quelques occupations suivies,
le travail de Prévost, Jousse et Pothier est au contraire salué comme exemplaire6.
3Ce tirage épuisé7, Pothier, qui a remplacé Prévost de la Jannès à la chaire de droit français de la faculté de droit d’Orléans, est sollicité par l’éditeur mais, loin de se contenter de retoucher l’ouvrage, il saisit l’occasion pour le refondre entièrement, en supprimant par exemple la présentation historique que Prévost de la Janès avait fait imprimer dans le second volume. Il lui donne la forme qu’on lui connaît aujourd’hui, en faisant placer devant chaque titre de la coutume un « traité abrégé de la matière »8, le tout étant précédé d’une Introduction générale aux coutumes d’Orléans. La plupart des éditeurs de Pothier, jusqu’à Bugnet, ont donc eu tort de considérer cette nouvelle édition, parue en 17609, comme la simple reproduction des deux volumes in-12° parus en 174010. D’autant plus que cette Introduction générale est clairement distinguée, formellement, du reste du texte. Elle a, notamment, sa pagination propre, en chiffres romains, à la manière des préfaces ou avertissements. Cette mise en forme mérite donc d’être interrogée, en se demandant quel statut elle confère à cette introduction par rapport à l’ouvrage pris dans son ensemble.
4Comme on a pu l’écrire,
on se tromperait si l’on croyait que Pothier n’a voulu, dans cet ouvrage, que payer son tribut de patriotisme à sa ville natale ; il se proposait un but plus élevé11.
5Mais lequel ? Il ne s’agit pas de soumettre un nouveau plan (comme l’a fait Bourjon en partant de la coutume de Paris et du plan des Institutes12) ni a fortiori de réécrire la coutume13. Il ne s’agit pas non plus de mettre en exergue la spécificité de la coutume en dégageant son esprit (ou son histoire14) ni, inversement, de signaler les points de convergence avec d’autres coutumes15 dans le but, poursuivi jadis par Du Moulin, de ramener les coutumes à l’uniformité (même si Pothier signale parfois que telle ou telle disposition coutumière est « de droit commun »16)17. Plutôt que d’adopter la posture de celui qui écrit pour suggérer une réformation de la coutume ou qui propose un métatexte d’un texte source (le texte source – les articles de la coutume – se fait en effet très discret), Pothier prend prétexte de cette introduction pour produire un discours composé d’un ensemble d’énoncés organisés d’une manière qu’il a lui-même choisie et dont la coutume devient une simple exemplification. L’ouvrage offre ainsi non pas tant un commentaire des dispositions de la coutume que la substance de tous les traités particuliers de droit français qui seront par la suite publiés par notre auteur ou ses éditeurs18 (Pothier d’ailleurs emploie le mot traité au moins une fois, dans l’introduction au titre xi19, ce qui, en passant, rend d’autant moins compréhensible le choix opéré par Dupin lors de son édition des œuvres de Pothier, en vertu duquel, s’écartant de l’ordre chronologique de la parution des traités, il a ouvert le premier volume par le Traité des obligations – 1761 – et renvoyé le commentaire sur la Coutume d’Orléans dans le dernier, alors qu’il renferme une véritable introduction à l’étude de notre ancien droit). Le contenu de cet exposé n’est toutefois pas un discours distinct du droit positif, comme le serait la science juridique de son objet. Il a bel et bien la prétention de se présenter comme le droit coutumier applicable, avec ses règles et ses exceptions. Surgit alors le problème de l’identité de ce droit coutumier avec la coutume. Il faut, pour le résoudre, passer par le concept de droit municipal que Pothier emploie dès les premières lignes de son Introduction générale et la série d’identités posée par Pothier : une coutume n’est rien autre chose que le droit municipal d’une province (lex municipalis, id est consuetudo municipalis, selon la formule de Placentin et d’Azon déjà20) ; ce droit municipal n’est rien autre chose que ce que les Romains appelaient ius civile, droit propre à la Cité ; par l’expression droit municipal est donc désigné ce que les Romains appelaient droit civil en opposition au droit naturel et au droit des gens. Ce droit municipal a, en conséquence, le même triple objet que le ius civile : les personnes, les choses et les actions (omne autem ius quo utimur vel ad personas pertinet vel ad res vel ad actiones21)22. Et il n’est pas difficile de comprendre alors que l’ouvrage censé en rendre compte n’est pas, malgré son titre, le commentaire d’une coutume (I) et que le droit coutumier ne s’identifie pas à la coutume (II).
I - Un commentaire qui n’est pas un commentaire
6Si un commentaire de coutume consiste en une interprétation possible d’un droit positif censé gésir dans les énoncés de la coutume23, alors l’ouvrage de Pothier n’en est pas un. Les articles de la coutume ne sont pas envisagés en eux-mêmes et pour eux-mêmes, ce qui démarque de manière assez nette la méthode mise en œuvre par Pothier de celle de ses devanciers. Jamais l’introduction générale ni les introductions aux différents titres de la coutume ne prennent les articles de la coutume comme point de départ de l’exposé ou du raisonnement. Ce constat s’évince de l’étude des définitions, d’une part, et de la structuration des différentes introductions, reflet de leur contenu, d’autre part.
1) L’art de la définition
7Les articles de la coutume qui pourraient être lus comme des définitions, ou tout au moins comme une description de l’institution ou technique en cause sont fréquemment ramenés à la fonction de simple illustration des définitions ou descriptions formulées par Pothier lui-même. Il est souvent possible d’identifier les matériaux qui ont servi à les élaborer, quoiqu’il arrive parfois qu’aucune précision ne soit donnée24. Certaines d’entre elles sont doctrinales (par exemple, la corvée est définie à la manière du commentaire de G. Coquille sur les coutumes de Nevers25), déduites de l’étymologie (à la manière des juristes romains, recueillie dans le De verborum significatione26) ou cumulent plusieurs matériaux que Pothier fait concourir ensemble, comme dans le cas du jeu de fief dont Pothier dit avoir tiré la définition de l’article 51 de la coutume de Paris (« le vassal ne peut démembrer son fief sans le consentement de son seigneur ; bien se peut jouer, et disposer et faire son profit des héritages, cens ou rentes dudit fief ») tel qu’interprété par Du Moulin (qui avait en effet expliqué que les termes disposer et faire son profit n’étaient qu’une ampliation de l’expression se peut jouer, laquelle exprime la faculté de disposer librement des biens qui constituent le fief) mais aussi de Guyot (à qui il emprunte la distinction des deux espèces de jeu de fief selon que le jeu s’accomplit avec ou sans démission de foi)27.
8La plupart cependant sont tirées du droit romain. Dans le premier chapitre de l’Introduction générale, c’est ni plus ni moins que la définition de la coutume comme lex non scripta, diuturni mores consensu utentium comprobati que le droit romain est appelé à fournir, puisqu’elle est forgée à partir des Institutes (la définition s’écarte légèrement de la lettre des Institutes, mais pas de son sens, les Inst. 1.2 portant : « diuturni mores consensu utentium comprobati legem imitantur »)28. Celle du domicile est empruntée au Code justinien 10.40.7.1 (« ubi quis larem rerumque ac fortunarum suarum summam constituit… »29). Quant à l’action, elle est, au tout début du chapitre iv de l’Introduction générale, définie à la manière de Celse30, tandis que D. 41.2.1 permet de définir la possession (lorsqu’il entend préciser les modes d’acquisition de la possession, Pothier se contente de retranscrire D. 41.2.3.1 : « adipiscimur possessionem corpore et animo… L. 3.§ i, ff. de acq. poss. Il faut donc le concours de deux choses pour que quelqu’un acquière la possession d’une chose »)31 et D. 41.3.3 sert à définir la prescription acquisitive32. Évidemment, le De verborum significatione du Digeste, que Pothier connaît bien pour en avoir donné une édition remaniée dans ses Pandectae33, est aussi mis à contribution34. Tout cela mérite d’autant plus d’être souligné que la méthode de Pothier consiste à poser d’abord les définitions pour ensuite présenter (sauf lorsqu’il s’en dispense) les articles de la coutume comme des conséquences-déclinaisons de ces définitions35.
2) La systématique : les introductions et leurs plans
9L’Introduction générale qui ouvre l’ouvrage comporte quatre chapitres. Elle obéit donc à un schéma qui n’est pas celui du texte de la coutume. Le premier expose la division en trois « espèces » des lois coutumières. Il s’agit des trois espèces de statuts : les statuts réels et personnels, et les règles relatives à la forme extérieure des actes. Les trois autres sont l’occasion de donner quelques « notions générales sur les trois objets généraux de notre droit municipal qui sont les personnes, les choses et les actions ». Au seul énoncé de ce plan tripartite emprunté aux Institutes on aura d’emblée deviné la place que le droit romain (sa structure comme ses leges) est voué à prendre dans cette introduction générale… Quant aux introductions qui précèdent chacun des titres de la coutume, elles sont l’occasion de préciser les notions de l’Introduction générale en traitant de manière systématique et rationnelle la matière dont il est question : « pour traiter avec ordre ce qui concerne la communauté, il faut traiter… », écrit Pothier à propos de la communauté entre époux36. Prenons pour premier exemple l’introduction au titre i, Des fiefs, qui repose sur des distinctions (par exemple, s’agissant de la saisie féodale, la distinction entre celle qui s’opère contre un vassal en foi, à l’effet de le contraindre à donner un dénombrement du fief, et celle qui a lieu lorsque le fief est ouvert, qui sont « d’une nature toute différente »37) qui permettent d’ordonner le contenu de la matière traitée autour de principes (pour déterminer les effets de la saisie féodale, écrit par exemple Pothier, « il faut se rappeler trois principes »38), de règles générales (par exemple : l’art. i du chapitre vi expose les vingt « règles générales sur les cas auxquels le Droit de Rachat est dû ») ou de maximes (Pothier identifie sept maximes autour desquelles il regroupe les règles relatives à la commise féodale39) qui sont suivis par des corollaires qui ne sont jamais que des déductions de ces règles et maximes40. Cette introduction prend l’allure d’un petit traité des fiefs passant en revue toutes les questions dans un ordre logique qui n’est précisément pas celui de la coutume (laquelle, par exemple, évoque la garde-noble avant la saisie du fief et les règles de la transmission successorale du fief). Le chapitre i traite de la foi et de l’hommage, parce que, comme Du Moulin, Pothier voit là l’essence même du fief41. Les six chapitres suivants énumèrent les différents droits qui appartiennent au seigneur du fief, puis sont traités : le démembrement et la réunion (chapitre viii), la succession au fief (chapitre ix), la garde-noble (chapitre x) et enfin les droits de banalité et corvées (chapitre xi). Dans chacun de ces chapitres, les articles parfois égrainés en ordre dispersé dans le texte de la coutume sont réunis thématiquement et leur contenu exposé en un seul endroit, grâce à un procédé de synthèse-abstraction que la question de la foi et de l’hommage (chap. i) notamment permet de saisir à l’œuvre : tous les cas dans lesquels la coutume exige la prestation de la foi et de l’hommage sont regroupés sous le § i, En quel cas la Foi doit être portée, parce que, ayant défini la foi et l’hommage comme « quelque chose de personnel » tant au vassal qu’au seigneur, Pothier peut en déduire qu’elle est due « toutes les fois qu’il y a mutation » quant à la personne du vassal ou du seigneur. Le concept de mutation de la propriété, forgé par la doctrine et que Pothier précise à partir de cas (par exemple : y a-t-il mutation lorsque le vassal recouvre la propriété du fief qu’il a aliéné pour cause de rescision de l’aliénation42 ?), permet ainsi de saisir ensemble des hypothèses disséminées dans le texte de la coutume (par exemple l’art. 35).
10Deuxième exemple, l’introduction au titre x, De la communauté, qui illustre aussi parfaitement cette méthode. Les sept premiers chapitres envisagent dans un ordre logique : la composition de la communauté, les différentes conventions qui peuvent se rapporter à la matière (ce chapitre ii analyse, après quelques mots relatifs aux « conventions de mariage en général », article i, les clauses usuelles qui se rencontrent dans les contrats de mariage : apport, ameublissement, réalisation, séparation de dettes, reprise de son apport en cas de renonciation à la communauté par l’épouse, préciput, etc.43, auxquelles la coutume se contente de renvoyer d’une manière générale dans son article 20244), puis les causes de sa dissolution et toutes les conséquences qui s’y attachent (acceptation/répudiation/part age/reprises, créances et récompenses que les conjoints ou leurs héritiers peuvent faire valoir45/sort des dettes communes après la dissolution de la communauté). Cet ordre tranche singulièrement avec la manière dont la coutume, dans son titre x, présente chacune de ces questions ou techniques et répond à la préoccupation didactique d’une présentation exhaustive (comme le montrent les développements relatifs à l’édit des secondes noces46) et thématique de la matière. En somme, il est purement doctrinal.
11De tels réagencements procurent au moins deux avantages. D’une part, ils donnent une vision d’ensemble d’une institution ou technique, au lieu que des notes, relatives à un article, ne « laissent point de liaison dans l’esprit, et ne fournissent que des connaissances aussi décousues que le Texte même qu’elles interprètent »47. D’autre part, ils facilitent l’appréhension de la matière juridique dans la mesure où ils reposent sur un procédé d’uniformisation/standardisation du traitement et de la présentation des questions juridiques. Évoquant le retrait féodal, Pothier précise la nature de ce droit puis passe en revue, dans des articles qui suivent un ordre logique, toutes les questions que l’exercice de ce droit, comme de n’importe quel autre droit, soulève : à qui il appartient, par qui et contre qui il peut être mis en œuvre, quels sont les cas d’ouverture, les délais et les moyens de l’exercer, son objet, les obligations qu’il impose, etc.48. Pour la plupart des institutions ou techniques juridiques, l’exposé emprunte les mêmes voies, qu’on peut décrire ainsi, en partant de l’exemple de la saisie féodale : définition, quand ? qui ? pour quelles causes ? selon quelles modalités/formalités ? effets ?49
12On a donc en réalité affaire à un exposé général, organisé autour de principes50, règles et corollaires (comme le seront souvent les traités sur les différentes matières coutumières qui seront publiés à partir du Traité des obligations) dont les distinctions sont valables pour toutes les coutumes, donc pour toute la législation (lato sensu) applicable en pays coutumiers. Cet exposé se caractérise par sa distance (voire son indifférence) vis-à-vis du contenu même du texte qu’il est censé commenter, pour la simple raison qu’évoquer la réglementation relative aux trois objets du droit coutumier même sommairement, en feignant de se restreindre aux limites du « droit municipal de notre province »51, conduit nécessairement au-delà de la simple somme des articles consignés dans le texte de la coutume. Parce qu’un ordre juridique gouverne une communauté humaine qu’il faut clairement identifier, Pothier consacre ainsi le premier chapitre de son introduction générale aux règles qui permettent de saisir les individus et les choses comme soumis à tel ordre juridique plutôt qu’à tel autre (les statuts personnels et les statuts réels). Parler des personnes commande d’évoquer la différence entre esse naturale et esse civile parce que cette distinction est indispensable à la mise en œuvre des règles qui constituent un ordre juridique, en tant qu’elle désigne ceux qui revêtent la qualité de sujet de droit relevant de cet ordre. Aussi, après avoir indiqué que « les personnes qui sont l’objet de nos Loix coutumières, sont celles qui jouissent de la vie civile »52, Pothier prend-il la peine de définir la mort civile, qui n’est pourtant abordée par aucune des dispositions de la coutume, en distinguant, comme il le fera dans son Traité des personnes53, selon la cause qui donne lieu à la mort civile (profession religieuse ou condamnation pénale), ou encore de préciser les effets des premiers vœux prononcés par les Jésuites (qui suspendent leur état civil plus qu’ils ne le suppriment54), alors que, là encore, une telle précision n’est pas véritablement nécessaire à l’interprétation de la coutume d’Orléans. Bref, il arrive souvent que l’exposé soit exempt de toute référence à la coutume, ce qui ne s’explique que par le fait qu’il ne s’agit pas d’interpréter la coutume mais de présenter l’ordre juridique dans lequel elle prend place.
13Une telle distance, qui se rencontre également dans les introductions propres aux différents titres de la coutume55, montre que l’expression droit municipal désigne un champ juridique plus large que la coutume elle-même56. Par le détour du droit romain et tout spécialement du concept de lex municipalis, Pothier réduit le texte de la coutume à n’être qu’un prétexte à autre chose. Du même coup, il justifie son Introduction générale et ses diverses introductions spéciales, dont le contenu déborde le texte de la coutume, ses articles étant le plus souvent ravalés au rang d’éléments d’illustration d’un ordre constitué en corps de principes, règles, solutions et raisonnements dans lequel, lorsqu’ils s’y prêtent, ils s’insèrent (ils sont alors cités en passant) mais qui les dépasse largement (la simple comparaison quantitative et qualitative, au regard des points de droit abordés, des articles d’un titre de la coutume avec le contenu de l’introduction qui lui correspond permet, empiriquement, d’en prendre la mesure)57. Voilà qui explique pourquoi cette introduction générale a souvent été présentée, dans les éditions posthumes du commentaire (sauf la première, celle de 177658) comme une Introduction générale aux coutumes ou au droit coutumier59, laissant ainsi penser qu’il s’agissait d’une introduction à l’étude de toutes les coutumes, et non plus comme une Introduction générale aux coutumes d’Orléans.
II - Un droit coutumier qui n’est pas la coutume
14L’exposé de Pothier donne à voir un droit coutumier qui n’est pas élaboré exclusivement à base de coutumes. Pour dissiper ce paradoxe, il suffit de distinguer entre coutume et droit coutumier, i.-e. entre coutume sociale (ou faits coutumiers60) et coutume juridique ou légale61, comme il est possible par ailleurs de distinguer entre jurisprudence et droit jurisprudentiel. Il y a là, certes, une difficulté sérieuse, qu’il ne faut pas chercher à escamoter. Comme d’autres en effet, Pothier voient souvent dans les expressions « coutumes » et « loix coutumières » des expressions équivalentes62, synonymes aussi de « statuts » (« nous avons trois espèces de Statuts ou Loix coutumières »63, les termes statuts et dispositions coutumières étant d’ailleurs employés indifféremment), voire de « loi » (à propos de la définition de la coutume : « on appelle Coutumes des Loix que l’usage a établi […] » ; à propos des immeubles : « toutes ces choses sont sujettes […] à la Loi ou Coutume du lieu où elles sont situées »64). Les premiers développements de l’Introduction générale dévoilent cependant une autre signification possible, par laquelle l’expression droit coutumier ne réfère pas nécessairement ou exclusivement à la nature de la règle juridique dont il s’agit (si l’on entend par nature le caractère particulier que lui confère la source dont elle procède). Dans cette signification, l’appartenance d’une règle au droit coutumier ne dépend plus de cette circonstance qu’elle trouve son origine dans un fait coutumier mais de ce qu’elle relève de l’ordre juridique particulier constitué par le droit municipal. Autrement dit, le rattachement à un ordre juridique est plus important que le fait générateur, et un ordre juridique, quoique qualifié coutumier, peut se rattacher des règles qui ne procèdent pas de faits coutumiers. Dans ce sens là, Pothier peut parfaitement écrire que le droit coutumier (municipal) se compose de différentes matières, qui sont en réalité ses branches ou divisions internes, comme par exemple lorsqu’il explique que telle distinction (dans l’exemple, celle des propres et des acquêts) « a lieu dans plusieurs matières de notre Droit coutumier, savoir, dans celle des testaments, des successions […] »65. Et on comprend également que ce droit coutumier renferme, par exemple, les modes d’acquisition du domaine de propriété, tant civils que naturels, i.-e. même s’il ne s’agit pas de modes apparus sous la forme de pratiques coutumières (et même si, par souci de concision, Pothier n’évoque finalement que la tradition, nécessaire selon lui au transfert de la propriété66).
15Le droit coutumier met l’accent sur la modélisation des règles juridiques par une instance particulière et selon des procédés spécifiques (ne serait-ce que l’écriture, nécessaire à l’émergence d’un droit coutumier, qui emploie un vocabulaire souvent emprunté au droit romain), étant également entendu que cette modélisation ne se limite pas à n’être que la formalisation de pratiques sociales, puisque, d’après du moins l’exemple de Pothier, le droit coutumier n’accède au rang de droit qu’au terme d’un processus qui fait intervenir ce qu’il est convenu d’appeler des sources du droit. Ce processus coutumier peut être défini comme l’ensemble des modalités d’identification des règles d’un ordre juridique-droit municipal. Il constitue ce qu’on pourrait appeler l’intelligibilité de ces pratiques ; intelligibilité produite à partir d’un raisonnement qui mobilise un certain nombre d’outils (dont le droit romain67) qui rendent le juriste apte à appréhender ces pratiques68.
16Parmi ces outils il est possible de distinguer, en premier lieu, les qualifications/classifications par lesquelles le juriste identifie, nomme et classe pour élaborer une véritable taxinomie du droit. Cette taxinomie joue, ici, un rôle fondamental (elle est sans doute l’objet principal du travail de Pothier). Elle est, pour l’essentiel, élaborée à partir du droit romain. Par exemple, les corvées seigneuriales sont rapprochées des officiales du droit romain plutôt que des operae fabriles, en conséquence de quoi elles ne sont pas cessibles69. Les corvées coutumières sont quant à elles assimilées aux devoirs de l’affranchi. Il ne s’agit pas seulement de comparaison : l’objectif est d’autoriser le raisonnement à partir des règles romaines relatives au statut connu et clairement identifié de l’affranchi. D. 38.1.24 sert ainsi à établir la règle selon laquelle les corvées doivent être demandées aux redevables par le seigneur à qui elles sont dues et ne s’arréragent pas lorsque ce dernier ne les a pas réclamées. Plus largement, et dans la continuité des commentateurs du droit romain, Pothier expose l’essentiel du régime de ces corvées au moyen d’un raisonnement analogique conduit avec les dispositions du titre De operis libertorum70. On pourrait en dire de même des testaments, qui reçoivent la même qualification que les codicilles romains rédigés par celui qui n’a pas institué d’héritier71 et suivent donc leur régime, ou du domicile. Le régime du changement de son domicile par le majeur est réglé par renvoi à D. 50.1.2072 et celui du choix de son domicile par le mineur parvenu à un âge « suffisant » par renvoi à D. 50.1.3 et 473.
17La référence romaine opère parfois avec une plus grande extension. Par exemple, la typologie des actions en justice, dans le cadre de laquelle Pothier fait entrer toutes les actions conférées par la coutume, est directement empruntée au droit romain. L’action révocatoire accordée aux enfants conformément à l’édit des secondes noces contre la donation consentie par leur mère à son second mari appartient ainsi à la classe des condictiones ex lege, parce qu’elle trouve son origine dans « l’engagement que la Loi produit en la personne du donataire »74. Puisque l’obligation qu’a l’acheteur d’un fief de le délaisser au seigneur qui choisit d’exercer le retrait est formée en la personne de l’acheteur par « la Loi municipale », l’action en retrait entre elle aussi dans la catégorie « de celles qu’on appelle condictio ex lege »75 ; et comme la coutume affecte le fief à cette obligation de l’acheteur, l’action est aussi in rem scripta76. C’est parce que les interdits possessoires du droit romain étaient rangés du côté des actions personnelles que Pothier classe la complainte et la réintégrande parmi les actions personnelles77. Quant à la vente, elle donne ni plus ni moins naissance à une action que Pothier assimile à l’actio ex empto78, ce qui permet de lui appliquer le régime détaillé dans D. 19.1. Plus généralement, les faits générateurs d’obligations distingués par le droit romain (ex delicto / ex contractu) et grâce auxquels les actions personnelles peuvent être classées permettent à Pothier de caractériser les différentes actions qui découlent des techniques évoquées par la coutume. Dans les rapports entre seigneur et vassal, l’action de commise, qu’il qualifie d’action personnelle, fait partie de la classe des actions ex delicto et plus précisément des actions ex delicto in rem scripta79. En droit successoral, l’engagement contracté par l’héritier qui a accepté la succession envers les légataires est dit ex quasi contractu80, tandis que l’action personnelle qui naît de cette obligation est appelée action ex testamento81. À l’intérieur de ces faits générateurs, les qualifications contractuelles héritées du droit romain (parfois retravaillées par les Médiévaux) sont enrôlées au service de la démonstration, notamment lorsqu’il s’agit d’identifier les actes relatifs aux fiefs qui, parce qu’ils sont équipollents au contrat de vente, donnent ouverture au profit de quint ; identification pour laquelle Pothier recourt à des catégories d’origine romaine comme la datio in solutum en rappelant à l’occasion que dare in solutum est vendere82. En matière contractuelle encore est à l’œuvre la distinction entre ce qui est in obligatione et ce qui est seulement in facultate solutionis83.
18Dans le droit des biens cette fois, Pothier emprunte au droit romain la distinction des servitudes en personnelles et réelles (« il y a deux espèces de servitudes, les personnelles et les réelles »84), ou la classification des modes d’acquisition de la propriété en naturels ou civils (l’adjudication est, par exemple, un mode qui relève du droit civil – adiudicatio est modus acquirendi dominii iure civili –, ce qui justifie que le haut justicier puisse confisquer les biens au jour du jugement qui lui adjuge la confiscation85). L’introduction au titre xxii, Des cas possessoires, est organisée conformément aux problématiques soulevées par les juristes romains, des différentes espèces de possession (naturelle/civile86) ou de vices qu’il est possible de distinguer aux modes d’acquisition de la possession et à sa structure (distinction de l’animus et du corpus) et au régime de la possession (perte et maintien de la possession). En passant, Pothier prend soin de faire remarquer que la réintégrande « ressemble à l’interdictum unde vi », au point que son régime juridique est pour ainsi dire intégralement explicité à partir de D. 43.16 (De vi et de vi armata)87, tandis que la complainte « a rapport à l’interdictum uti possidetis »88. En revanche, il ne dit rien de l’art. 486 de la coutume et du délai d’an et jour à partir duquel la possession d’un héritage est acquise.
19Outre le droit romain, la tradition savante issue de ce dernier est également mobilisée pour fournir non seulement des arguments ponctuels pour la résolution de certaines questions laissées ouvertes par la coutume mais aussi et surtout, plus fondamentalement, le cadre même de la présentation générale des règles juridiques ainsi que le raisonnement conduit à partir d’elles. Par exemple, la présentation de la question du statut réel est ordonnée autour de la distinction ius in re / ius ad rem, dont le fait qu’elle ait depuis longtemps intégré la réflexion des juristes coutumiers ne doit faire oublier qu’elle a bien son origine dans les commentaires médiévaux du Corpus justinien. Cette distinction ouvre le chapitre ii, consacré aux choses89. Elle est ensuite rappelée dans la section ii, où sont analysés les « droits par rapport aux choses » et la possession90 et on en trouve encore une application dans l’introduction au titre Des fiefs, où il est rappelé que « le droit ad rem, ou l’action que quelqu’un a pour se faire délaisser le fief » n’est pas le fief lui-même91. Et c’est encore à la Glose qu’il emprunte la règle interprétative ubi lex non distinguit…92 . Il n’y a guère que lorsque les situations à qualifier ne correspondent à aucune situation connue du droit romain que ce dernier le cède à des qualifications coutumières. Ainsi, dans la mesure où les coutumes ont introduit pour les choses, spécialement les immeubles, des distinctions inconnues du droit romain, notamment celle des propres de succession et des acquêts, la présentation du monde des choses, dans le chapitre deux de l’Introduction générale, n’est-elle pas exclusivement fondée sur les catégories de res identifiées par le droit romain.
20Parmi les outils qui rendent les pratiques sociales intelligibles figurent aussi les principes. De ce droit coutumier, Pothier donne en effet une expression ordonnée, i.-e. à la fois organisée et hiérarchisée, en mettant en évidence les principes sur lesquels repose l’édifice. Certes, les « principes de notre Droit » s’opposent parfois « à ceux du droit romain » (à propos de la règle selon laquelle, en France, sont considérées comme faites par le grevé en fraude des droits de ses créanciers les délivrances de legs avant l’expiration du terme prévu par le testateur93) mais, inversement, la coutume elle-même ne fournit que très peu de « principes »94. Certes encore, le jurisconsulte peut choisir d’écarter un « principe » romain95 ou de le mobiliser conjointement avec d’autres principes, comme le montrent la question de l’acquisition de la possession confrontée à la règle le mort saisit le vif96 et l’annonce qui ouvre l’introduction au titre xi, De société : « Voyez sur ce contrat les trois premiers articles de ce titre, le titre du Digeste pro socio, et le titre des sociétés de l’Ordonnance de 1673 »97. Le plus souvent cependant, et en dehors de règles générales qui consistent en des énoncés doctrinaux empruntés par Pothier à d’autres juristes, notamment Du Moulin98, la part des règles générales du droit romain est en réalité, ici, essentielle. Elles passent dans le commentaire en conservant non seulement leur contenu mais leur statut de règles générales (de ce point de vue, la question est moins celle de l’influence du droit romain matériel sur Pothier que celle de comprendre pourquoi les textes romains sont cités par lui comme il le fait). Il s’agit évidemment des fameuses regulae iuris antiqui de D. 50.17. Par exemple, c’est parce que privatorum pactis iuri publico derogari non potest (on reconnaît là en substance D. 50.17.45.1) et privatorum cautionem legum autoritate non censeri que seuls les contrats de mariage peuvent renfermer des conventions de propre99 ; c’est parce que nemo plus iuris ad alium transferre potest, quam ipse haberet (D. 50.17.54) que, dans le cadre de l’édit des secondes noces, le second mari donataire qui aurait consenti un droit réel sur la chose n’a pu donner à quelqu’un sur lesdits biens un droit « plus durable que celui qu’il avait lui-même »100. Si les profits ne sont pas dus au seigneur lorsque, le contrat de vente conclu, les parties se rétractent d’un commun accord avant la tradition réelle ou après une tradition feinte (qui, ne consistant que dans le seul consentement, sans fait extérieur, peut être détruite par un consentement contraire), c’est par l’effet du contrarius dissensus identifié dans D. 50.17.35 et 100101. Il n’est pas nécessaire de multiplier les exemples, tant les cas dans lesquels une regula iuris antiqui est considérée comme le fondement obligatoire, contraignant (et pas seulement la raison logique) des solutions exposées par Pothier102. Le fait mérite cependant d’être souligné que même des matières qu’on pouvait a priori croire spécifiquement coutumières, comme les successions103 et plus précisément les propres de succession, n’échappent pas à cette emprise des regulae iuris. Ainsi Pothier précise-t-il qu’un héritier est censé détenir un immeuble comme propre de succession quand bien même il ne figurait pas dans la masse successorale, dès lors que celle-ci comportait le droit en vertu duquel il l’a finalement obtenu. La raison en est que le droit à la chose est réputé la chose même à laquelle il se rapporte, « suivant cette règle de droit, Is qui actionem habet, ipsam rem habere videtur ». Autrement dit, la qualification bien coutumière de propre de succession est ici assise sur D. 50.17.15104.
21Toutefois, si les énoncés extraits de D. 50.17 ont par hypothèse nature de principes généraux, d’autres énoncés acquièrent également cette nature, dès lors qu’ils sont identifiés comme tels par la tradition juridique ou en raison de la fonction qu’il s’agit de leur faire remplir. Tel est le cas de l’effet relatif des contrats105, que Pothier présente bien comme un principe contraignant pour le juriste et pas seulement comme un élément de l’argumentation sujet à discussion106. Il en est de même du principe res inter alios iudicata, alteri non prodest (C.J. 7.56.2), invoqué notamment pour affirmer que l’arrêt de condamnation obtenu contre la veuve par un créancier de la communauté qui l’a assignée afin qu’elle accepte ou renonce à la communauté, et par lequel la veuve, si elle n’a pas pris parti dans les délais prévus par l’ordonnance civile de 1667, est réputée avoir accepté la communauté, ne profite pas aux autres créanciers107. Ou encore cet « ancien axiome de Droit » selon lequel le possesseur ne saurait se changer à lui-même la cause de sa possession108. Le style très affirmatif employé par Pothier à leur égard indique très certainement que ces principes et règles relèvent au fond de l’évidence et s’imposent comme tel (« il nous suffira d’observer que les simples conventions ne peuvent que former des obligations […] », écrit Pothier en invoquant C.J. 2.3.20109).
22Si l’on met de côté la question de l’origine de ces principes (romaine ou non ? Si oui, de quelle partie du corpus justinien proviennent-ils ?), plusieurs leçons méritent, ici, d’être tirées. Premièrement, ces principes font partie intégrante de ce droit coutumier. Ils ne sont pas des méta-concepts provenant d’autres ordres normatifs. Chez Pothier, tout est fondé sur du droit et les articles de la coutume intègrent cet ordre en tant qu’ils sont reliés à ces principes. Comme le veut la loi de Hume, les règles juridiques ne sont pas déduites de normes descriptives, et il y a bien une solution de continuité entre la pratique sociale et la norme juridique. Deuxièmement, l’usage du droit romain (y compris tel qu’il a été interprété par les Médiévaux110) dépasse ici la simple fonction argumentative, lorsqu’il exprime des règles générales reconnues comme principes dans la composition de ce droit coutumier. Ces principes ne viennent pas en appui à un exposé ou une démonstration, ils la fondent. La question des obligations que forment les rapports de voisinage en est sans doute l’illustration la plus instructive. Elle donne lieu à plusieurs « règles », dont la première est tirée de D. 50.17.61 (« domum suam unicuique reficere licet ut non officiat invito alteri in quo ius non habet »). Or de cette règle, écrit Pothier, « dérivent les articles 243. 246. 247. 248.259. dont l’art. 254 est un accessoire ». La coutume n’est pas ici expliquée à la lumière de la règle romaine, laquelle ne servirait au raisonnement qu’en tant que de raison : elle est présentée comme une conséquence de cette règle et placée dans sa mouvance111. Il faut donc remonter aux principes pour dire quel est, dans toute son ampleur, le droit coutumier (par exemple, l’application de l’édit des secondes noces au cas de remariage du mari et pas seulement de la femme, contrairement à ce qu’indiquerait une lecture littérale de l’édit et de l’art. 203 de la coutume d’Orléans, s’explique par le fait que la disposition du Code justinien qui l’a inspiré comprenait également les hommes112).
23On le voit, le droit coutumier que Pothier dessine à travers son commentaire n’est pas le miroir d’un substrat socio-économico-culturel préexistant et qu’il considérerait comme prescriptif per se. Nulle part chez Pothier n’affleure la tension induite par le caractère mouvant des mœurs ou de la réalité socio-économique sur la règle de droit. C’est même plutôt le sentiment d’une permanence, d’une a-historicité qui domine. Pas plus n’apparaît l’idée de déduire le droit du social. Le droit, qui n’est pas un constat, s’en trouve d’une certaine manière désincarné (il est rarement question ici d’un droit coutumier véritablement enraciné dans un terroir113). Il est en réalité un produit de la science du droit114, entendue comme art d’identifier les principes, art complexe puisque le jurisconsulte ne travaille pas à partir de rien115. Il a donc un auteur116 (contrairement à ce que paraît impliquer le découplage opéré en son temps par Savigny entre un substrat coutumier et l’action des professionnels du droit) et n’est pas à l’écart des enjeux de pouvoir. On comprend alors que Pothier ne s’attarde pas trop sur les règles de reconnaissance (au sens que Hart donne à cette expression), spécialement celles qui concernent les sources : il n’est pas question de brider la liberté du jurisconsulte. Et si les principes de ce droit coutumier ne sont pas arbitraires, au sens trivial du terme, puisqu’ils sont décantés par la doctrine à partir de règles générales prêtes à l’emploi, l’essentiel demeure que, aux yeux de Pothier, ce droit est un composé de normes dans la formulation desquelles les pratiques coutumières entrent seulement pour partie en ligne de compte.
24En conclusion, l’ouvrage de Pothier, par son introduction générale et ses introductions spéciales, se démarque des commentaires plus anciens (ceux des XVIe et XVIIe siècles117) mais dénote aussi une véritable originalité au sein de la littérature juridique contemporaine consacrée aux coutumes. Il a, notamment, une toute autre ampleur que le commentaire réédité en 1770 de Cl. de Ferrière sur la coutume de Paris118, et tranche avec les commentaires qui, encore en ce XVIIIe siècle, conservent une facture plus classique (par exemple, celui de Fr. Patou119). Plus généralement, tout cela distingue encore Pothier de la masse des commentaires rédigés par et à destination de la pratique, qui, le plus souvent, cultivaient volontiers les particularismes120. L’un des rares ouvrages contemporains susceptible d’être rapproché de celui de Pothier est l’Abrégé de P. Jacquet, avocat au parlement de Paris121, qui expose en trente-six titres l’ensemble de ce que l’on pourrait appeler la coutume générale de France122. Comme chez Pothier, il y est question non pas seulement de coutumes, mais de principes pris pour droit commun dans les pays de coutumes (et – ce dont Pothier ne parle pas – dans les pays de droit écrit).
25Chez Pothier, cette description passe par une double mise à distance du fait coutumier qui rend possible la montée en généralité. Double mise à distance parce que, d’abord, la coutume, telle qu’elle apparaît dans sa version officielle rédigée s’éloigne du fait coutumier et que, ensuite, les introductions composées par Pothier s’éloignent du texte de la coutume. Mais cette démarche recèle une faiblesse, au point qu’on pourrait dire qu’elle n’accouche pas d’un véritable ordre juridique. Car si certains des principes évoqués plus haut appartiennent à la catégorie des règles de fonctionnement de l’ordre juridique (tels, spécialement, ceux qui orientent le raisonnement de celui qui est chargé d’appliquer le droit, par exemple : ubi lex non distinguit…), Pothier n’est pas très disert quant aux règles dont la fonction particulière est de permettre l’identification et l’application des autres règles123. Pour toute règle de reconnaissance par exemple, Pothier se contente de dire qu’il faut conférer les articles de la nouvelle coutume avec ceux de l’ancienne124, ce que, d’ailleurs, il ne fait jamais. Mais il n’indique aucune autre méthode. Faut-il en déduire qu’il adopte, implicitement, celle de la plupart des commentateurs de coutumes de son temps ? Il lui arrive souvent en effet de se fonder sur la doctrine (Delande, Guyot, Pocquet de Livonnière, avec sans doute une préférence pour Du Moulin, spécialement dans l’introduction au titre Des fiefs125), parce que le travail doctrinal n’est pas un simple travail descriptif (même lorsqu’il finit par s’avouer vaincu par un usage contraire, l’interprète n’hésite pas à poser sur les règles qu’il expose un regard critique126) et, parfois, d’interpréter ou compléter le texte de la coutume par d’autres coutumes127, spécialement celle de Paris (les dispositions de cette dernière, surtout si elles sont corroborées par la jurisprudence des arrêts et se fondent sur la « nature même » des techniques ou institutions en cause, sont parfois transposées128). Quant à la supériorité de la jurisprudence des arrêts (du moins une jurisprudence constante, car un arrêt, s’il n’est pas de règlement, ne vaut que pour le cas d’espèce et est toujours justiciable d’une critique129) sur les opinions doctrinales (y compris celles de Du Moulin130), il est difficile de dire si Pothier en fait une règle de reconnaissance absolue, dans la mesure où il prend parfois la peine de la corroborer par d’autres éléments, comme si elle ne se suffisait pas vraiment. Après avoir indiqué que le second chef de l’édit des secondes noces est tiré de C.J. 5.9.3 et 5, il souligne ainsi que la jurisprudence des arrêts qui étend cette prohibition à tous les choses que la veuve a reçues de la libéralité de son époux prédécédé, quelle que soit la forme de l’instrumentum, y compris donc s’il s’agit d’un avantage résultat du contrat de mariage et non d’une donation proprement dite, est conforme à C.J. 5.9.3131, mais sans dire explicitement si cette conformité fonde, renforce ou remplit une autre fonction132.
26Reste la question du droit romain. On serait tenté de soutenir, à la lecture de ce commentaire, que Pothier est loin de lui conférer une simple fonction supplétive, y compris lorsqu’il s’agit d’identifier des règles d’un niveau inférieur à celui des règles-principes. Même à ce niveau là, le plus souvent, le recours au droit romain est en effet pleinement décisoire, qu’il s’agisse du droit des obligations133, de l’état des personnes134 ou même dans de matières dites coutumières comme les fiefs135, les propres136, le retrait137 ou la communauté138. Il est beaucoup plus rare que, plus modestement, les références au corpus de Justinien s’insèrent dans une discussion sans la trancher139. Quand on sait que, quelques années plus tard, le même écrira très classiquement dans son Traité des donations testamentaires que les lois romaines ne « sont qu’adoptives »140 tout en identifiant le droit naturel « aux grands principes extraits du droit romain »141, on est en droit de se demander s’il n’y a pas deux Pothier, comme il y a deux Marx…
Notes de bas de page
1 Pothier avait été nommé conseiller du roi, juge magistrat au bailliage et siège présidial d’Orléans par lettres de provision du 31 mai 1720. Il est nommé professeur de droit français en 1750. Cf. la notice que J.-L. Thireau lui consacre dans le Dictionnaire historique des juristes français, P. Arabeyre, J.-L. Halpérin et J. Krynen éd., Paris, PUF, 2015.
2 Cf. A.-F.-M. Fremont, Recherches historiques et biographiques sur Pothier, Orléans et Tours, Gatineau, 1859, p. 151. Les lettres échangées par Pothier, Prévost de la Janès et Jousse, éditées dans ses Recherches, montrent bien que le premier a travaillé sous le contrôle des deux autres.
3 Les deux volumes in-12° paraissent chez Fr. Rouzeau sous le titre : Coutumes des duché, bailliage et prévosté d’Orléans, avec les notes de M. Henry Fornier, [...] les notes de Dumoulin [...], et des observations nouvelles [...]. On y a joint un Discours préliminaire sur la coutume d’Orléans, un traité des profits et droits seigneuriaux, l’éloge de M. Delalande et des observations sur son commentaire.
4 Pour la liste des éditions du XVIe s., voir : Cl. Berroyer et E. de Laurière, Bibliothèque des coutumes, Paris, N. Gosselin, 1699, p. 156. Aux siècles suivants, cf. notamment : J. Duret, Les coutumes des duché, bailliages et prévôtés d’Orléans [...], Paris, 1609 ; J. Delalande, Coutumes des duché, bailliage et prévôté d’Orléans, Orléans, Fr. Hotot, 1673 (nouvelles éditions par Ph.-A. Perreaux à Orléans chez J. Borde en 1704 et 1705) ; Coutumes des duché, bailliage, et prévôté d’Orléans [...] avec les notes de M. H. Fornier [...] et les notes de M. Ch. Dumoulin [...] nouvelle édition, Orléans, Veuve F. Boyer, 1711 (l’ouvrage ne contient pas d’introduction générale).
5 Coutumes des duché, bailliage, et prévôté d’Orléans [...] avec les notes de M. H. Fornier [...], op. cit., p. 1.
6 A. de la Mothe, Coutumes du ressort du parlement de Guienne, avec un commentaire pour l’intelligence du texte, Bordeaux, frères Labottière, 1758, discours préliminaire, p. v : « sans prétendre atteinte à leur mérite, nous avons cru pouvoir marcher sur leurs traces, et nous les avons pris pour modèles ».
7 Le fait mérite d’être signalé (tout comme les rééditions du commentaire de Pothier jusqu’en 1780) dans un contexte général de diminution des éditions de textes coutumiers (cf. A. Zink, « Les éditions de coutumes en France à l’époque moderne », Ius Fugit, 15, 2007-2008, p. 467-492). Sur le développement du marché des éditions coutumières, cf. Y.-B. Brissaud, « Pistes pour une histoire de l’édition juridique française sous l’Ancien Régime », Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, I, 2005, p. 33-136.
8 P.-G. Le Trosne, Éloge historique de Pothier, Orléans, Veuve Rouzeau, 1773, p. xciv. On a la preuve dans une lettre éditée par A.-F.-M. Fremont, Recherches historiques et biographiques sur Pothier, op. cit., p. 155 que Pothier a soumis les épreuves de cette nouvelle édition à Jousse avant publication et qu’il a tenu compte de certaines des remarques que ce dernier lui a faites à l’occasion.
9 On s’est ici servi des éditions de 1760, 1772 et 1780, qui sont pour l’essentiel de ce qui nous intéresse similaires.
10 RLJ, 11ème année, 1845, t. i, p. 563.
11 Id.
12 Pour la coutume d’Orléans, cf. A. Masson, Coutume d’Orléans mise en son ordre naturel, contenant une méthode aisée pour mettre les autres coutumes en leur ordre naturel, Orléans, Veuve F. Boyer, 1702.
13 Cf. A. Zink, « Les éditions de coutumes », art. cit., p. 490.
14 L’ouvrage de Pothier ne comporte pas, contrairement par exemple à J. Delalande, Coutumes des duché, op. cit., de développements historiques expliquant la formation de la coutume. Il ne se donne pas non plus, contrairement à l’avertissement aux Coutumes des duché, bailliage, et prévôté d’Orléans [...] avec les notes de M. H. Fornier [...] et les notes de M. Ch. Dumoulin [...], nouvelle édition, Orléans, Veuve F. Boyer, 1711, pour finalité de « découvrir l’esprit de l’ancienne coutume » ou de « pénétrer les motifs » de sa réformation. Il est toutefois fait mention de l’« esprit » de la coutume d’Orléans (opposé en l’espèce à celui de la coutume de Paris) à propos de la continuation de la communauté (Intr. au tit. xi, n° 2).
15 Les Coutumes des duché, bailliage, et prévôté d’Orléans, ibid., comportent par exemple une table de correspondance des articles des coutumes d’Orléans et de Paris, ce qui n’est pas le cas de l’ouvrage de Pothier.
16 Par exemple : Intr. gén., n° 54.
17 Pour une vue générale des attitudes des juristes face à la coutume, cf. A. Astaing et F. Lormant (dir.), Le juriste et la coutume du Moyen Âge au Code civil, Nancy, PUN, 2014.
18 L’Introduction générale, du moins dans l’édition de 1776, invite souvent le lecteur à s’informer davantage par la lecture de ses différents traités lorsque Pothier ne souhaite pas dépasser les bornes qu’il a assignées à cette introduction.
19 Évoquant cette introduction, Pothier écrit : « dans le cours de ce petit traité » (Intr. au tit. xi, n° 2).
20 Cf. A. Gouron, « La coutume en France au Moyen Âge », La coutume, 2e partie, RSJB, 52, 1990, Bruxelles, De Boeck université, p. 196.
21 Gaius, Inst. 1.8 et Inst. Just. 1.2.
22 R.-J. Pothier, Coutumes des duché, bailliage et prévôté d’Orléans, Orléans, J. Rouzeau-Montaut, 1760, t. i, p. ii (n° 3 et 4 du t. i de l’éd. de 1776).
23 G.-Fr. Le Trosne (Éloge historique de M. Pothier, op. cit., p. cxj) semble avoir vu juste lorsqu’il affirme que Pothier a travaillé en jurisconsulte « qui sait s’élever au-dessus de cette Législation », mais un peu moins quand il poursuit : « mais qui se sert de l’esprit de décision et des vues que lui fournit la science du Droit pour démêler et interpréter les Loix positives », dans la mesure où ces Introductions ne fournissent pas des interprétations mais les règles juridiques elles-mêmes.
24 Par exemple pour la saisie féodale (Intr. au tit. i, n° 45), le désaveu (Intr. au tit. i, n° 69), le droit d’aînesse (Intr. au tit. i, n° 307)…
25 Intr. au tit. i, n° 360. La définition du fief est empruntée au commentaire de Du Moulin sur la coutume de Paris (Intr. au tit. i, n° 1).
26 Par exemple : « BANNALITE est un mot qui vient de Bannum, lequel, selon Ducange, se prend pour Edictum publicum, Interdictum », Intr. au tit. i, n° 348.
27 Intr. au tit. i, n° 275 et 276. C’est après avoir exposé la différence entre ces deux espèces qu’il précise : 1) que la coutume d’Orléans, contrairement à celle de Paris, ne limite pas le jeu de fief à un certain montant ; 2) que « cette matière du jeu de fief est traitée par notre Coutume, dans les articles 7, 8, 9, 10 et 11. Voyez ces articles », citant, d’une manière qui n’est pas fréquente dans le commentaire, les articles de la coutume.
28 Intr. gén., n° 1.
29 Intr. gén., n° 8.
30 Intr. gén., n° 109.
31 Intr. au tit. xxii, n° 17.
32 Intr. au tit. xiv, n° 1.
33 Cf. D. Deroussin, « Le De verborum significatione dans les Pandectae Iustinianae de Pothier », Actes du colloque de Toulouse (mars 2016), à paraître.
34 Pour un exemple, cf. la définition des biens comme actif du patrimoine, conformément à D. 50.16.39 (Intr. au tit. xv, n° 143).
35 Cf. Intr. au tit. ii, n° 1, où Pothier explique en quoi consiste le cens et les héritages roturiers puis ajoute : « C’est aussi sur cela qu’est fondé l’article 122 ».
36 Intr. au tit. x, n° 5.
37 Intr. au tit. i, n° 44.
38 Notamment, le seigneur est réputé propriétaire du fief saisi, mais il ne s’agit là que d’une fiction temporaire, pendant laquelle il doit au vassal « certains égards », Intr. au tit. i, n° 62. L’article i du chapitre v de l’Intr. au tit. i, Des fiefs, n° 120 et sv., énonce les « principes généraux sur ce qui donne ouverture au Profit de Vente », déclinés sous forme de maximes et de conséquences déduites de ces maximes.
39 Intr. au tit. i, n° 83 et sv. De même, plutôt que de commenter les art. 7, 8, 9, 10 et 11 de la coutume (Pothier se contente d’un : « Voyez ces articles »), notre auteur indique sous la forme de « maximes » (sept au total) les effets du jeu de fief.
40 Pour un exemple, cf. Intr. au tit. xvi, n° 46 : la règle (« tous ceux à qui le testateur a laissé par sa mort ses biens […] peuvent être par lui grevés de legs ») est suivie de ses corollaires : « corol. i. L’enfant qui se tient à sa légitime […]. corol. ii. Lorsque […]. corol. iii. Je ne peux grever […] ».
41 Intr. au tit. i, n° 6 : « on ne peut concevoir de fief, qu’il n’oblige celui à qui il appartient, en tant qu’il lui appartient, aux devoirs de fidélités et de gratitude […] ».
42 En vertu de l’effet rétroactif des lettres de rescision de l’aliénation, il n’y a pas mutation (le vassal est « censé être toujours demeuré propriétaire »), de sorte que la foi n’est pas due à nouveau (Intr. au tit. i, n° 15).
43 À propos de la clause d’apport qui a pour objet les fruits produits par un immeuble pendant un certain temps (tit. x, n° 43), Pothier enseigne que ces derniers doivent être considérés comme le capital de la dot, argument tiré de D. 23.4.4. Il continue en évoquant l’apport en dot de l’usufruit d’un immeuble (et D. 23.3.7.1), alors qu’une telle opération n’est pas envisagée par le texte de la coutume. Les difficultés d’interprétation soulevées par la clause de reprise d’apport en cas de renonciation à la communauté sont réglées par argument tiré du De verborum significatione (D. 50.16. 220 : si la clause mentionne la future et ses enfants, il faut comprendre les enfants en quelque degré qu’ils soient).
44 Art. 202 : « en traicté de mariage, et avant la foy baillée, et bénédiction nuptiale, homme et femme peuvent faire et apposer telles conditions, douaires, donations, et autres conventions que bon leur semblera ».
45 À cette occasion, Pothier présente ce qu’il désigne sous l’appellation « principes généraux sur les Récompenses » (Intr. au tit. x, n° 119).
46 Pothier consacre le chapitre ix de l’introduction au titre x à une étude complète de l’édit de 1560 pour préciser les conditions d’application de la règle (quels sont les avantages réductibles ? Quand y a-t-il lieu à réduction – c’est l’occasion de préciser qu’il n’est pas nécessaire que l’enfant d’un lit précédent se porte héritier – ?), ses effets (comment la réduction s’opère-t-elle ?), tout en apportant des éléments relatifs à des questions que ne vise pas expressément l’art. 203 de la coutume (qui ne reprend que partiellement les dispositions de l’édit), relativement par exemple au sort à réserver aux donations de part d’enfant (à propos desquelles Pothier souligne qu’elles ne sont pas des institutions contractuelles, donc qu’elles ne sont pas une manière de succéder à cause de mort, quoiqu’elles leur ressemblent beaucoup, Intr. au tit. x, n° 173).
47 G.-Fr. Le Trosne, Éloge historique de M. Pothier, op. cit., p. cvij.
48 Intr. au tit. i, ch. vii.
49 Évidemment, ce cheminement est parfois tributaire de la nature particulière de la technique ou de l’institution dont il s’agit, mais il commence toujours par l’élucidation de la nature de celle-ci. Par exemple, pour les testaments : nature, forme, capacité, objet, ouverture, exécution testamentaire, extinction des legs, concours, interprétation (Intr. au tit. xvi, art. prélim.). Pour les donations entre époux, cf. Intr. au tit. xv : définition, capacité, objet, caractères, formes et formalités, effets, etc.
50 Cf. encore l’Intr. au tit. xiii qui s’ouvre sur un article premier intitulé : « Principes généraux sur la nature des servitudes, et de leurs différentes espèces ».
51 Id.
52 Intr. gén., n° 26. Sur cette différence entre l’esse naturale et l’esse civile, cf. A. Lefebvre-Teillard, v° personne, Dictionnaire de la culture juridique, dir. D. Alland, S. Rials, Paris, PUF, 2003 et D. Deroussin, « Éléments pour une histoire de l’identité individuelle », L’identité, un singulier au pluriel, Paris, Dalloz, 2015, p. 7-23. On ajoutera que, de la femme mariée qui passe sous la « puissance de son mari », Pothier (Intr. gén., n° 10) dit qu’elle « cesse en quelque façon d’avoir propriam personam, et elle ne fait plus qu’une seule et même personne avec son mari ». Ici, personne ne saurait être compris comme synonyme d’individu.
53 Œuvres posthumes de M. Pothier, Paris, de Bure, 1778, t. ii, Traité des personnes et des choses, tit. iii, p. 587.
54 Intr. gén., n° 29.
55 Dans l’introduction au titre Des fiefs, Pothier aborde ainsi la question des princes apanagistes (Intr. au tit. i, n° 22), que la coutume ignore. À propos du « droit de domaine ou propriété » (on remarquera que, ordinairement, Pothier emploie l’expression domaine de propriété alors que, ici, la disjonctive ou permet de déceler l’expression droit de propriété), Pothier signale qu’il existe différentes manières d’acquérir la propriété selon le droit naturel ou le droit civil et que s’il ne les traite pas toutes dans cette Introduction générale, c’est par souci de concision (les « bornes » entre lesquelles il souhaite maintenir cette introduction l’exigent), ce qui ne l’empêche pas de prendre malgré tout le temps d’insister (sans doute parce que la question est controversée, cf. D. Deroussin, Histoire du droit des obligations, 2e éd., Paris, Economica, 2012, p. 234) sur le fait que les modes constitutifs des droits réels ne doivent pas être confondus avec les modes constitutifs des droits personnels, les obligations n’ayant « pas la vertu de transférer le domaine d’une personne à une autre, si elles ne sont accompagnées ou suivies de tradition réelle ou feinte » (Intr. gén., n° 102, avec renvoi à C.J. 2.3.20). Puisque la technique de la démission de biens peut être considérée comme un appendice au droit successoral, Pothier l’évoque en détail à la fin de son Intr. au tit. xvii, alors pourtant qu’elle n’est pas envisagée par la coutume. Dans l’introduction au titre xvi, Des testaments, le premier article de la coutume cité n’apparaît qu’au n° 12.
56 La fonction des articles de la coutume n’est qu’une fonction d’exemplification.
57 Voici par exemple comment Pothier évoque, dans le paragraphe consacré aux obligations de l’acquéreur sur lequel le seigneur exerce le retrait féodal, l’art. 373 de la coutume (qui concerne d’ailleurs le retrait lignager mais dont Pothier étend le champ d’application au retrait féodal) : « il doit le (le fief) laisser en l’état qu’il l’a reçu, et il ne lui est pas permis de le détériorer, ni d’en changer la forme, à peine des dommages et intérêts du retrayant. Art. 373. » (Intr. au tit. i, n° 264). Un peu plus loin, dans le chapitre viii consacré au démembrement, jeu et réunion de fief, Pothier commence par définir le démembrement de fief en empruntant à Dumoulin les distinctions qu’il avait établies entre les démembrements a capite, a capite et corpore simul et a corpore tantum, avant de préciser, pour les deux premiers types, que « la prescription qui opère ces démembrements, est établie par notre article 86 » (Intr. au tit. i, n° 272). Cf. aussi l’Intr. au tit. xvi, n° 12. La présence des articles de la coutume s’impose en revanche davantage dans certaines introductions, spécialement les introductions aux titres xix et xx (Des criées).
58 L’édition de 1776 (Paris, Debure) porte : « Coutumes des duchés […] d’Orléans, avec une Introduction générale auxdites Coutumes ». Même mention dans l’édition de 1780 (Paris, Debure).
59 Telle est également la présentation faite par L. Thesard : « en tête de son ouvrage, il plaça une Introduction générale au droit coutumier, contenant les définitions et l’origine de ce droit » (« De l’influence des travaux de Pothier et du chancelier d’Aguesseau sur le droit civil moderne (Suite et fin) », RHDFE, xii, 1866, p. 233).
60 Par exemple les pratiques nées de la vie au champ (cf. J. Hilaire, « Comprendre le fait coutumier », Penser l’ordre juridique médiéval et moderne, N. Laurent-Bonne et X. Prévost (dir.), Paris, LGDJ, 2016, p. 147 et sv.).
61 Cf. J.-L. Halpérin, selon qui « la démarche historique, qui suppose une réflexion sur les origines ou la généalogie des phénomènes, ne peut se dispenser d’une prise de position sur la différenciation entre les règles juridiques et les autres règles sociales de comportement », et qui précise que l’essor de la science du droit « est étroitement lié aux processus de développement des ordres juridiques » (« Le droit et ses histoires », Droit et société, 75, 2010, p. 302).
62 Par exemple : Intr. gén., n° 26.
63 N° 5 des éd. de 1760 et 1776.
64 Intr. gén., n° 23. Cf. encore n° 24, à propos des choses qui n’ont pas de situation : « toutes ces choses […] sont par conséquent régies par la Loi ou Coutume qui régit cette personne ».
65 Intr. gén., n° 54.
66 Intr. gén., n° 102.
67 Dans le commentaire de Pothier, le droit romain est partout. Seule l’introduction au titre Du douaire s’y montre réfractaire, quoique Pothier justifie par C.J. 4.65.9 la règle selon laquelle la veuve n’est pas tenue d’entretenir les baux conclus par son mari sur les propres qui constituent désormais son douaire (Intr. au tit. xii, n° 37). Également, il recourt aux règles du Digeste relatives à l’usufruit (Intr. au tit. xii, n° 38-39) et donne à l’action de la douairière pour réclamer l’usufruit qu’elle a dans les biens sujets à son douaire la qualification romaine : confessoria servitutis usufructus (Intr. au tit. xii, n° 50).
68 Pour le Moyen Âge, cette question du lien entre la rédaction des coutumes et le développement de l’enseignement du droit romain a été soulevée par : A. Gouron, « Aux origines de l’émergence du droit : glossateurs et coutumes méridionales (XIIe-milieu du XIIIe siècles) », Religion, société et politique. Mélanges en hommage à Jacques Ellul, Paris, PUF, 1983, p. 255-270 et « La coutume en France au Moyen Âge », art. cit. Comme l’auteur le fait remarquer, l’expression ius consuetudinarium, qui n’est pas romaine, n’est apparue qu’avec l’enseignement des glossateurs (« Sur les origines de l’expression ‘droit coutumier’ », Glossae. Revista de historia del derecho europeo, 1988-1, p. 179). Cf. aussi R. Jacob, « Les coutumiers du XIIIe siècle ont-ils connu la coutume ? », M. Mousnier et J. Poumarède, La coutume au village dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, PUM, 2001, p. 103-119 ; J. Krynen, « Voluntas domini regis in suo regno facit ius. Le roi de France et la coutume », A. Iglesia Ferreiros, El Dret Comú i Catalunya, Barcelone, Associació Catalana d’História del Dret Jaume de Montjuic, 1998, p. 58- 80 ; L. Assier-Andrieu, « Coutume savante et droit rustique », Études rurales, 103, n° 1, 1986, p. 121 not. Le même, dans « Penser le temps culturel du droit. Le destin anthropologique du concept de coutume », L’Homme, 2001/4 (n° 160), p. 68, voit dans le droit coutumier un « montage intellectuel ». La formule rend bien compte de l’allure plutôt abstraite, objective et pour tout dire désincarnée (absence de références historiques) du droit coutumier dont parle Pothier et qui entre parfaitement en résonnance avec la remarque que formule J.-L. Halpérin pour le Moyen Âge : « la cristallisation de la coutume n’a rien de populaire et passe par une écriture contrôlée par des juristes savants » (« La détermination du champ juridique à la lumière de travaux récents d’histoire du droit », Droits et société, 2012/2 (n° 81), p. 14). Tout cela a suscité, pour le Moyen Âge, un vif débat (contra : A. Castaldo, « Pouvoir royal, droit savant et droit commun coutumier dans la France du Moyen Âge », Droits, 46, 2007, p. 117-158 et Droits, 47, 2008, p. 173- 247), qu’il ne nous appartient pas de trancher.
69 Intr. au tit. i, n° 365.
70 C’est par un argument tiré de D. 38.1.20.1 que Pothier affirme que le temps nécessaire pour se rendre sur le lieu où le service doit être accompli est compté dans les journées qui sont dues (Intr. au tit. i, n° 366), et par un argument tiré de D. 38.1.18 (suo victu vestituque operas praestare debet libertus) qu’il précise que les redevables doivent s’équiper à leurs frais des outils nécessaires. Du même titre du Digeste est déduite la règle selon laquelle le seigneur ne peut exiger une estimation en argent que lorsque le redevable à qui la corvée est demandée ne l’a pas faite (Intr. au tit. i, n° 364).
71 Intr. au tit. xvi, n° 6.
72 Intr. gén., n° 14. Cf. Paul : « domicilium re et facto transfertur, non nuda contestatione : sicut in his exigitur, qui negant se posse ad munera ut incolas vocari ».
73 Intr. gén., n° 11 : « placet etiam filios familias domicilium habere posse » ; « non utique ibi, ubi pater habuit, sed ubicumque ipse domicilium constituit ». Quant à la question de savoir si la tutelle qui s’ouvre au décès du père donne au pupille le domicile de son tuteur, Pothier règle la controverse agitée entre Mornac (pour qui le pupille ne prend pas le domicile de son tuteur) et Bretonnier (qui soutient la solution inverse) au profit du premier parce que son avis s’appuie sur C.J. 3.20, ajoutant simplement que les mineurs ne « composent pas la famille de leur tuteur » de la même manière que « les enfants composent la famille de leur père » (Intr. gén., n° 17). Néanmoins, le régime juridique qui découle de la qualification s’écarte parfois de ce qu’il était dans le droit romain, dans la mesure où la question du domicile soulève celle de la puissance paternelle et que la puissance paternelle, en pays coutumier, n’est plus conçue exactement comme elle l’était dans le droit romain (elle est dévolue à la mère en cas de décès du mari, de sorte que le domicile établi sans fraude par la mère constitue également, tant qu’elle demeure en viduité, le domicile de ses enfants (Intr. gén., n° 18).
74 Intr. au tit. x, n° 167. On rappellera pour mémoire (cf. supra) que Pothier donne à l’action de la douairière pour réclamer l’usufruit qu’elle a dans les biens sujets à son douaire une qualification romaine : confessoria servitutis usufructus (Intr. au tit. xii, n° 50).
75 Dans son Intr. au tit. xviii, n° 3, Pothier qualifie à nouveau de condictio ex lege l’action du retrait lignager parce qu’elle est donnée par la « loi municipale ».
76 Intr. au tit. i, n° 248.
77 Intr. gén., n° 118.
78 Cf. par exemple l’Intr. au tit. i, n° 306.
79 Intr. au tit. i, n° 94.
80 Intr. au tit. xvi, n° 120.
81 Intr. au tit. xvi, n° 75.
82 Intr. au tit. i, n° 148. Au début du IIIe siècle de notre ère, Ulpien expliquait déjà que la datio était une solutio (D. 46.3.52) et qu’elle pouvait être assimilée à une vente. Pour l’assimilation de la datio in solutum à un paiement de l’obligation, cf. Inst. de Justinien, 3, 29, et à une vente, cf. C.J. 8, 44, 4.
83 Intr. au tit. i, n° 141.
84 Intr. au tit. xiii, n° 2. Les servitudes réelles sont appelées prédiales, explique Pothier, parce que le Digeste nous apprend qu’elles sont dues au fonds plutôt qu’à la personne (D. 50.16.86).
85 Intr. au tit. i, n° 206.
86 Intr. au tit. xxii, n° 2. Ce titre xxii est dans sa quasi totalité dominé par le droit romain, comme le sera d’ailleurs le Traité de la possession et de la prescription rédigé par Pothier (publié en 1772).
87 Intr. au tit. xxii, n° 41.
88 Intr. au tit. xxii, n° 47, « quoiqu’elle en diffère en certaines choses », précise tout de même Pothier.
89 Intr. gén., n° 23.
90 Intr. gén., n° 99 et sv.
91 Intr. au tit. i, n° 162.
92 Cf. not. Intr. au tit. xviii, n° 67. On pourrait ajouter la définition d’inspiration romaine de la servitude comme ius faciendi aut prohibendi aliquid in alieno (Intr. au tit. xiii, n° 1).
93 Intr. au tit. xvi, n° 84.
94 Les développements dans lesquels Pothier fait référence à un « principe de notre Coutume » sont en effet excessivement rares. Pour un exemple : Intr. au tit. xvii, n° 76.
95 Par exemple : Intr. au tit. xvi, n° 90 : « De ce principe […] Je penserais que cette décision ne doit pas parmi nous être suivie ».
96 Pothier souligne en effet que la « règle de notre Droit français » selon laquelle le mort saisit le vif paraît s’opposer à l’exigence formulée par le « principe » (romain) de l’acquisition animo et corpore, mais que cette opposition n’est qu’apparente puisque l’héritier saisi étant censé continuer la personne du défunt, il n’acquiert pas une possession nouvelle mais continue celle du défunt (Intr. au tit. xxii, n° 21).
97 Intr. au tit. xi, n° 1.
98 Par exemple, la première des « règles générales » relative au droit de rachat, selon laquelle le rachat est dû à toutes mutations du fief servant, est de Du Moulin (« Quoties & quomodocumque feudum mutat manum, hoc est contingit mutatio vassali, debitur relevium », Intr. au tit. i, n° 177).
99 Intr. gén., n° 94.
100 Intr. au tit. x, n° 167. Pour un autre usage de nemo plus iuris […], cf. Intr. au tit. xv, n° 107.
101 Intr. au tit. i, n° 129 et 131.
102 Cf. Intr. au tit. i, n° 157 : « suivant cette règle de Droit, Quod iussu alterius solvitur, pro eo est quasi ipsi solvatur, L. 180, ff. de Reg. Jur. », le contrat par lequel je donne un fief à X à la charge qu’il donne en mon nom et pour mon compte telle somme à Y est une aliénation à prix d’argent « des deux côtés », donc soumis au profit de quint, car celui qui paie sur mon ordre est censé m’avoir payé. Dans l’Intr. au tit. i, n° 93, Pothier recourt à la « règle de Droit, Qui actionem habet, multo magis debet habere exceptionem », dans l’Intr. au tit. i, n° 139 (D. 50.17.15 explique aussi, dans l’Intr. au tit. xviii, n° 9, que héritages s’entend, en matière de retrait lignager, du ius ad rem parce que qui actionem habet ipsam rem habere videtur et la règle est aussi mobilisée dans la même introduction, n° 85) et aux deux règles Nemo auditur propriam turpitudines allegans et In pari causa doli, melior est causa possidentis. Dans l’Intr. au tit. i, n° 39, les art. 68 et 88 de la coutume, qui considèrent le fief couvert et non plus ouvert lorsque le vassal a offert de faire la loi à son seigneur qui a refusé de le recevoir en foi ou qui, étant absent, n’a dépêché personne pour le représenter, sont présentés comme l’effet « naturel » de la demeure dans laquelle le seigneur s’est trouvé en raison des offres ainsi faites par le vassal, « conformément à cette règle de droit, In omnibus causis pro facto id accipitur id in quo per alium mora fit, quominus fiat » (il s’agit de D. 50.17.39, aussi invoqué dans l’Intr. au tit. xv, n° 116). L’Intr. au tit. xvi, n° 14 mobilise D. 50.17.2 pour fonder certaines incapacités à l’encontre des femmes et, au n° 100, pour justifier qu’un légataire puisse sommer en garantie l’héritier chargé de lui délivrer deux choses léguées de manière alternative lorsqu’il a été évincé de celle qui a été livrée par ce dernier, D. 50.17.190 (quod evincitur, in bonis non est). Pour justifier le remboursement des réparations effectuées par le preneur à bail, l’Intr. au tit. xix, n° 14 se fonde sur D. 50.17.206. Cf. aussi D. 50.17.23 (Intr. au tit. xix, n° 25), D. 50.17.132 (Intr. au tit. xx, n° 151), D. 50.17.152 (Intr. au tit. xxii, n° 43), D. 50.17.47 (Intr. au tit. xi, n° 36).
103 Les principes qui gouvernent l’interprétation des testaments, comme ceux qui gouvernent l’interprétation des actes juridiques en général, sont largement empruntés au droit romain, notamment D. 50.17.9 ; 12 ; 80 ; 96 ; 187. Dans l’introduction au titre Des successions, il est fait appel à quod quis (D. 50.17.174.1, Intr. au tit. xvii, n° 66).
104 Intr. gén., n° 73.
105 D. 2.14.27.4.
106 Intr. gén., n° 97 : « Observez, 3°. que les conventions n’ayant d’effet qu’entre les parties contractantes, suivant cette règle, Animadvertendum ne conventio in alia re facta… ».
107 Intr. au tit. x, n° 93. Cette même « règle de droit » est invoquée pour justifier que le jugement par lequel un héritier a perdu la possibilité de renoncer à la succession ne peut être opposé à ce dernier qu’au créancier successoral qui l’a obtenu (Intr. au tit. xvii, n° 70).
108 Intr. au tit. xxii, n° 10.
109 Intr. gén., n° 102. Parmi d’autres exemples, cf. aussi D. 12.6.65.8, visé dans l’Intr. au tit. i, n° 125 : la vente du fief par celui qui n’en est pas le propriétaire ne donne pas lieu au quint, parce que, si elle est valable quant à l’obligation de garantie due par le vendeur, elle n’est pas apte à « opérer une mutation de main, qui est ce qu’on considère en matière de profits ». L’acheteur qui a délaissé le fief et qui avait payé le quint a droit à la répétition mais, « suivant les principes de Droit, en la Loi 65, § 8, ff. de cond. indeb. », le seigneur qui a reçu paiement de bonne foi n’est tenu qu’à concurrence de ce qu’il a profité de la somme payée. Ou encore : ubi est evidens voluntas improbandi, non est praesumtioni locus (Intr. au tit. i, n° 114) ; ratihabitio mandato comparatur (« suivant la regle, Ratihabitio […] », Intr. au tit. i, n° 306) ; qui mandat, ipse fecisse videtur (« suivant la règle […] et celle-ci, Qui mandat, ipse fecisse videtur », Intr. au tit. i, n° 306) ; qui in utero est […] (Intr. au tit. xvii, n° 6 où D. 50.16.231 est qualifié de « maxime » et Intr. au tit. xviii, n° 17 : « règle de droit »).
110 Comme les fragments du corpus justinien dotés de la généralité nécessaire à les faire regarder comme des principes, certaines des règles générales élaborées par la doctrine savante médiévale à partir des solutions de ce corpus sont présentées comme des règles, et pas seulement comme des arguments dont le poids ou la pertinence doit être apprécié par le juriste. Par exemple : inaedificatum solo cedit ou accessorium sequitur ius et dominium rei principalis (Intr. au tit. x, n° 110 : « suivant cette règle-ci, Inaedificatum […] ; et celle-ci, Accessorium […] »). La « règle accessorium sequitur naturam rei principalis » justifie ainsi que le vassal qui a construit ses bâtiments avant le désaveu ou la félonie qui a donné lieu à la commise du fief ne peut pas les enlever (Intr. au tit. i, n° 85). Cf. aussi l’Intr. au tit. i, n° 301 : « les augmentations faites sur l’héritage en faisant partie, suivant la règle, Inaedificatum solo cedit […] ». Autres exemples : la « règle : quem de evictione tenet actio, eum agentem repellit exceptio » (Intr. au tit. x, n° 189 et Intr. au tit. xii, n° 51) ; la « maxime : incumbit onus probandi ei qui dicit » (Intr. au tit. xii, n° 11) ; la « maxime contra non valentem […] » (également qualifiée de « principe » et de « règle », Intr. au tit. xiv, n° 10, 11, 14 et 37) ; « melius est non habere titulum […] » (Intr. au tit. xiv, n° 18) ; « quo nullum est, nullum producit effectum » (Intr. au tit. xiv, n° 26).
111 Intr. au tit. xiii, n° 24.
112 Intr. au tit. x, n° 162 (C.J. 5.9.6).
113 Il faut cependant signaler une limite, qui vient rappeler que le droit coutumier dont il s’agit ici n’est pas toujours le droit commun : Pothier signale toujours les cas (mais ils sont rares) dans lesquels le droit municipal d’Orléans n’est pas conforme à d’autres droits municipaux et il donne la préférence au droit local (pour un exemple avec la coutume de Paris, cf. la question de la continuation de la communauté entre l’époux survivant et ses enfants, Intr. gén. n° 62).
114 Cf. J.-L. Thireau, « Pothier et la doctrine », art. cit., p. 38, pour la période précédente (jusqu’à l’édit de Saint-Germain) : « le droit français, entendu comme l’expression d’un droit commun à toute la France coutumière […] a été, et est largement resté tout au long de son existence, une construction doctrinale ». À propos des traités de Pothier sur les matières coutumières, le même fait remarquer que, souvent, la diversité coutumière s’y fait plutôt discrète au profit de ce que Pothier appelle le droit général.
115 Dernière illustration de cette complexité : les conséquences à tirer de l’arrêt précité du parlement de Paris du 5 avril 1713 doivent, écrit Pothier, se conformer au principe selon lequel le changement de domicile se déduit du fait de la résidence « pendant un temps considérable » dans le même lieu à partir du moment où cette cause passagère a cessé. Ce principe est construit à partir de la généralisation de C.J. 10.40 (où l’Empereur visait le cas particulier de celui qui, étant parti faire ses études dans une autre ville – cause passagère qui n’entraîne pas un changement de domicile –, y est demeuré dix au moins), mais C.J. 10.40, après avoir servi à cette fin, est présenté non pas comme l’origine de ce principe mais comme une application de ce principe.
116 Pour reprendre la formule de R. Jacob, « Les coutumiers du XIIIe siècle ont-ils connu la coutume ? », art. cit., p. 105, qui critique l’idée selon laquelle « contrairement à la loi, la coutume est une règle sans auteur ». À titre personnel, on préfère ici parler de droit coutumier plutôt que de coutume.
117 Pour la coutume de Paris, on pense évidemment à Ch. Du Moulin et J. Brodeau. Ce dernier, après avoir distingué la coutume de l’usage et du style et expliqué le processus historique de rédaction officielle des coutumes et de formation de la prévôté et vicomté de Paris, livre en introduction du titre i quelques classifications (héritages nobles/héritages roturiers par exemple) et digressions sur l’étymologie et l’origine des fiefs puis passe en revue les articles. Sous chacun d’eux, il donne des explications en plusieurs points numérotés mais sans plan général.
118 Nouveau commentaire sur la coutume de la prévôté et vicomté de Paris, par J.- Ph. Sauvan d’Aramon, Paris, Libraires associés, 1770. S’agissant par exemple du titre i consacré au fief, Ferrière donne des indications générales (divisions ou classifications) qui peuvent être regardées comme une introduction à la matière traitée dans le titre. Ensuite, il ramasse en quelques points (cinq au total) les « choses principales traitées dans les articles de ce titre » et développe ces points dans un ordre dont la logique n’est pas explicitée (droits que le seigneur dominant a sur le fief mouvant de lui/devoirs du vassal envers son seigneur/franc alleu/préciput et droit d’aînesse sur les fiefs et francs alleux nobles/certains droits appartenant aux seigneurs « qui ont justice » (colombier, corvées, etc.…). Autrement dit, il ne s’agit pas d’exposer complètement une matière, quitte à déborder le cadre déterminé par le contenu même des articles de la coutume, mais de s’en tenir à ce qu’indique ce contenu.
119 Commentaire sur les coutumes de la ville de Lille […] et conférences de ces coutumes avec celles voisines et le droit commun, Lille, Dumortier, 1790 : l’auteur suit le plan de la coutume et, sous chacun des articles, livre ses commentaires, parmi lesquels, parfois, des définitions. Ces commentaires sont précédés d’un sommaire, qui annonce, tantôt dans la forme d’énonces affirmatifs ou descriptifs, tantôt dans la forme d’énoncés interrogatifs (ouverts), le contenu des analyses auxquelles les articles donnent lieu sans chercher à ces dernières de manière systématique.
120 Cf. J. Vendrand-Voyer, « Le commentaire de coutumes : rôle et portée (l’exemple de l’Auvergne, XVIe-XVIIIe siècles) », La Revue (Centre M. de l’Hospital), 2013-2, p. 100.
121 Abrégé général du commentaire général de toutes les coutumes et des autres loix municipales en usage, Paris, Samson, 1764. L’auteur a publié en 1761 un commentaire de la coutume de Touraine dont il a tiré des traités particuliers (Traité des fiefs en 1763 et Traité des justices de seigneurs en 1764).
122 L’expression est employée par Jacquet dans l’avertissement de son Traité des fiefs, Paris, Samson, 1763.
123 Les règles secondaires de Hart et Bobbio.
124 Intr. gén., n° 3.
125 La place particulière qu’occupe Du Moulin dans le panthéon des juristes cités par Pothier est mise en exergue par J.-L. Thireau, « Pothier et la doctrine française des XVIe et XVIIe siècles », Robert-Joseph Pothier, d’hier à aujourd’hui, Paris, Economica, 2001, p. 47, qui parle d’« omniprésence ».
126 Par exemple, Pothier expose volontiers les « assez grandes raisons » qui militent selon lui contre la règle du nominalisme monétaire appliquée au retrait seigneurial (Intr. au tit. i, n° 262).
127 Les dispositions des autres coutumes ne sont pas toujours invoquées en premier lieu. Par exemple, pour savoir si, après la dissolution de la communauté, le mari est débiteur pour le tout des dettes de la communauté qui procèdent du seul chef de la femme, Pothier rappelle d’abord que « il y en a qui pensent […] » ainsi. Puis il livre son propre avis : « Je pense au contraire » que le mari n’en a été débiteur, durant la communauté, qu’en qualité de seigneur et maître de la communauté et non pas proprio nomine, de sorte que, à sa dissolution, il n’en est plus débiteur que pour moitié, puisqu’il n’obtient que la moitié de la communauté, « Arg. L. 51, ff. de procur. ». Or cet argument précède deux autres arguments en même sens tirés, pour le premier, de l’art. 216 de la coutume de Melun et, pour le second, d’un ouvrage de doctrine (Lebrun). Faut-il voir dans cet ordre des citations une hiérarchie des autorités ?
128 Par exemple : Intr. au tit. i, n° 105, à propos de l’expédition du dénombrement de fief en la forme authentique. Mais qui est en charge d’expliciter cette nature, sinon le jurisconsulte ?
129 Alors qu’il a été jugé que la femme ne perd pas le bénéfice de l’hypothèque qu’elle a sur tous les biens de son mari lorsqu’elle a payé pour le total une dette commune même s’il s’agit d’une dette née après le jugement de séparation, Pothier estime au contraire que l’obligation dotem salvam fore sur laquelle se fonde cette hypothèque s’est éteinte du fait de ce jugement et indique qu’il a « de la peine à croire que l’Arrêt dût être suivi », parce que sa solution est « contre les principes de Droit. L. i, §. i, & l. ii, ff. qui potior » (Intr. au tit. x, n° 142. D. 20.4.1.1 et 2).
130 Le « principe de Dumoulin » selon lequel le retrait féodal n’est pas un fruit du fief dominant et n’est pas cessible « n’a pas été suivi, et la Jurisprudence est aujourd’hui constante que, dans les Coutumes qui n’ont pas de disposition contraire, le retrait féodal peut être exercé pour une autre fin que la réunion », par exemple seulement pour en retirer de l’émolument « puisqu’on juge constamment que le retrait est cessible ». En conséquence de cette jurisprudence constante, Pothier modifie la définition du retrait féodal élaborée par Du Moulin (qui insistait sur la finalité du retrait, i.-e. la réunion au fief dominant pour ne plus mentionner que la faculté, pour le seigneur, de prendre la place de l’acheteur dans le contrat (Intr. au tit. i, n° 229 et 230).
131 Intr. au tit. x, n° 178.
132 Autre exemple, relatif au changement de domicile : l’arrêt du parlement de Paris (5 avril 1713 mentionné au t. vi du Journal des audiences) selon lequel celui qui s’est établi pour une « cause passagère » dans un nouvel endroit ne change pas pour autant de domicile est immédiatement complété et borné par Pothier qui affirme le principe selon lequel le changement de domicile se déduit du fait de la résidence « pendant un temps considérable » dans le même lieu à partir du moment où cette cause passagère a cessé (Intr. gén., n° 15).
133 La possibilité pour l’acheteur de suppléer le juste prix dans le cadre de l’action en rescision fondée sur la lésion intentée contre lui par le vendeur (de sorte que, lorsqu’il s’agit de la vente d’un fief, les profits sont dus au seigneur) est fondée sur C.J. 4.44.2 (Intr. au tit. i, n° 141). La plupart des règles qui régissent le contrat de bail (Intr. au tit. xix) sont empruntées au Digeste, la loi aede étant tout simplement qualifiée de loi (« La Loi, comme nous l’avons vu […] », Intr. au tit. xix, n° 67). Les traditions symboliques effectuées en exécution du contrat sont toutes référées au droit romain : la remise des clés à D. 41.1.9.6, la montrée à D. 41.2.1.21, l’apposition de marques à D. 18.6.1.2 et D. 18.6.14.1 (Intr. gén., n° 102).
134 En matière d’absence, le laps de cent ans depuis la naissance de l’absent, nécessaire pour qu’il soit tenu pour mort, est référé à D. 7.1.56 (quia is finis vitae longaevi hominis est), ce fragment du Digeste étant d’ailleurs cité avant les opinions concordantes de Du Moulin et Pocquet de Livonnière (Intr. au tit. i, n° 204). Parmi de nombreux exemples : la capacité apparente (d’un témoin) tient lieu d’état civil, suivant la loi Barbarius Philippus (Intr. au tit. xvi, n° 14 et D. 1.14.3 ; cf. D. Deroussin, Le juste sujet de croire dans l’Ancien Droit françois, Paris, de Boccard, 2001, p. 33 et sv.), et la démence du mari ne lui fait pas perdre la puissance maritale, « Arg. L. 8, ff. de his qui sui vel alien. » (Intr. au tit. x, n° 149. D. 1.6.8 : le pater, même furiosus, continue d’exercer sur ses enfants sa potestas).
135 Une constitution de Dioclétien (C.J.2.29.1) est invoquée à l’appui de la règle selon laquelle le seigneur mineur qui a consenti une remise d’une partie de ses profits n’est pas restituable, car il s’agit d’un « devoir de bienséance » (qui découle du fait que le seigneur doit « amitié et protection au vassal », de sorte qu’il est dans l’usage de ne pas « exiger à la rigueur les profits » qui lui sont dus) et parce que ce mineur n’a consenti que ce qu’un « majeur sage aurait pu faire ». Et c’est cette fois le Digeste qui justifie que le tuteur puisse, lui aussi, consentir de telles remises, dès lors qu’elles ne sont pas excessives (Intr. au tit. i, n° 225).
136 En recourant à la condictio ob rem dati Pothier justifie le fait que l’immeuble vendu par le de cuius est un bien propre entre les mains de son héritier lorsque l’acheteur qui n’a pas payé le prix s’est désisté en faveur de l’héritier (en vertu dit Pothier d’une « convention » entre lui et l’héritier), car c’est bien dans la succession que l’héritier a trouvé le droit en vertu duquel l’immeuble lui revient.
137 L’obligation pour le retrayant féodal de rembourser à l’acquéreur non pas le prix qui a été convenu dans le contrat de vente mais celui (plus ou moins cher) qui a été payé après la conclusion du contrat mais avant la tradition réelle du fief est fondée sur D. 18.1.72, dont Pothier tire que les parties sont censées avoir « fait un nouveau contrat de vente pour ce nouveau prix » (Intr. au tit. i, n° 255).
138 Pour justifier que la communauté est, à l’égard de l’époux créancier-héritier de la succession de son débiteur contre lequel il avait, avant le mariage, une créance, dans la situation d’un cessionnaire de droits successifs à l’égard d’un héritier, et qu’elle doit donc lui payer tout ce qui était dû par le défunt, Pothier se fonde sur D. 18.4.2.18 (Intr. au tit. x, n° 29). Pour justifier la règle selon laquelle la femme qui renonce à la communauté en faveur indistinctement des héritiers du mari n’est pas censée avoir préalablement accepté la communauté (alors qu’il faut présumer cette acceptation dans le cas où elle aurait renoncé en faveur de l’un des héritiers du mari ou cédé à un tiers ses droits dans la communauté), Pothier convoque ainsi D. 29.2.24, qui traite une hypothèse dans laquelle on se demande si l’acquisition de l’hérédité a lieu, mais une hypothèse très particulière puisqu’il s’agit de celui qui a reçu de l’argent pour renoncer à une succession et auquel Ulpien refuse la qualité d’héritier (Intr. au tit. x, n° 91). L’inventaire nécessaire au partage de la communauté doit comprendre les bijoux dont la femme avait « coutume de se parer », au motif tiré par Pothier de D. 34.2.25.10 (Intr. au tit. x, n° 96). Autre exemple relatif à la communauté, dans lequel le fragment du corpus fonde une règle et n’intervient pas seulement comme argument tendant à faire pencher le raisonnement dans un sens ou un autre : Intr. au tit. x, n° 122 (aucune récompense n’est due à la communauté pour les dépenses voluptuaires faites sur les biens de l’un des époux, puisque ces dépenses sont précisément celles qui n’augmentent pas la valeur de la chose, si bien que l’époux n’en est pas devenu plus riche, cf. D. 24.1.5.8).
139 Intr. au tit. i, n° 295. Autre exemple : quels sont, par exemple, les effets du désistement lorsqu’il est accompli par le vassal avant le jugement de l’instance en désaveu qu’il intente contre son seigneur ? Excuse-t-il du désaveu et évite-t-il au vassal la peine de la commise ? Il est possible, écrit Pothier, de « tirer argument, à simili, pour ce sentiment, des L. 14, § 8, & L. 16, § 3, ff. de bon. libert. L. 8, § 24, ff. de inoff. Testam. & L. 8, Cod. de his quib. ut ind. », mais, sans donner son opinion, il fait remarquer que Dumoulin est d’avis contraire (Intr. au tit. i, n° 72). Il faut distinguer ces cas de ceux dans lesquels un argument qui pouvait être tiré d’un passage du Corpus est écarté, non pas parce que le droit romain est déclaré a priori inopérant mais parce que ceux qui l’invoquent se méprennent sur le sens de ce fragment. Par exemple, à ceux qui pensent pouvoir s’autoriser de D. 18.1.72 pour affirmer que la ratification avec supplément de prix payé par l’acheteur d’une vente faite en minorité par un vendeur devenu depuis majeur donne lieu au paiement des profits calculés au jour de la ratification (parce que les parties, en convenant d’un nouveau prix, sont censées avoir conclu une nouvelle vente), Pothier oppose que ce fragment vise une vente qui n’a pas encore donné lieu à la tradition de la chose (Intr. au tit. i, n° 142).
140 À moins qu’il ne faille comprendre cette formule comme indiquant seulement que, d’origine romaine, ces règles ne peuvent pas être considérées en France comme natives.
141 J.-L. Thireau, « Pothier, le droit romain et le droit naturel », Les grands juristes, Aix, PUAM, 2006, p. 127.
Auteur
Professeur à l’Université Jean-Moulin Lyon 3
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