La coutume à travers les recueils de jurisprudence du second xviiie siècle
p. 399-411
Texte intégral
1En 1911, les éditions « Des cours de droit » proposaient, aux doctorants en politique et économie, Des répétitions écrites sur l’histoire du droit public ; il s’agissait d’étudier, à travers un cours préparé par le professeur Adhémar Esmein, « les principes généraux du droit public français relatifs à la souveraineté, au gouvernement, au pouvoir législatif et à la justice »1. Dans l’exercice consacré à la loi du roi, on pouvait comprendre la difficulté qui traversa l’Ancien Régime, celle de la conciliation des différentes sources du droit, en particulier de la coutume et de la législation royale défendue par les arrêts des parlements et la doctrine juridique. Le professeur Esmein remarquait l’embarras : « au point de vue de l’ancien droit public, écrivait-il, il y avait un problème véritable »2 ; et il interrogeait : « comment pouvait-on rendre compatible l’autorité des coutumes avec la jurisprudence et la souveraineté intégrale du roi dont le pouvoir législatif était l’expression par excellence »3. C’était ici montrer une complexité qui tracassa beaucoup, celle de la reconstruction du droit et de la confrontation de sources qui n’étaient pas assorties au même ordre politique4. Le cours permettait d’entrevoir les opinions des praticiens qui s’entrechoquaient depuis la Renaissance jusqu’à la Révolution, avec d’abord un extrait du Commentaire sur la coutume de Paris de Charles Du Moulin qui bousculait le jurisconsulte Pierre Rebuffe comme « petit savant et courtisan flatteur »5. Charles Du Moulin, fervent défenseur de la coutume, reprochait à son adversaire sa vision des ordonnances royales comme droit commun des Français. Du Moulin trouvait, au contraire, l’unité du droit et de la jurisprudence dans les coutumes. Pour instruire sur le XVIIe siècle, le cours mentionnait les Questions et réponses sur les articles des coutumes de Guy Coquille qui présentaient les coutumes comme étant de véritables lois faites par le peuple lui-même. À travers la suite chronologique donnée par les répétitions, venait le second XVIIIe siècle ; le professeur Adhémar Esmein citait surtout les pages de Guyot et de Merlin qui posaient alors une question différente. On y comprenait les nouvelles orientations de la doctrine du XVIIIe siècle et l’état de l’opinion qui se modifiait. Il fallait désormais savoir si la coutume obligeait le roi et ses juges comme elle s’imposait à ses sujets. Au-delà de ce questionnement qui constituait un fort renversement, on assistait aux effervescences littéraires qu’illustraient l’énorme vague des répertoires de jurisprudence6. Nous le savons, le siècle des Lumières est celui des vastes entreprises d’édition juridique7. Dans le Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, Joseph-Nicolas Guyot signifiait cette part du savoir pour débrouiller les désordres des sources du droit et surtout assurer la justice8. On songe aussi à la Collection des décisions relatives à la jurisprudence ; le lecteur retrouvait, chez Jean-Baptiste Denisart, ce même double souci d’un ouvrage fait pour servir les jurisconsultes et empêcher les procès9. Également le Dictionnaire de droit et de pratique de Claude-Joseph de Ferrière était présenté à la fois comme la clef du droit et de la pratique10. Le lien était fait, par l’esprit du siècle, entre le droit et la jurisprudence. Il était alors expliqué qu’« il fallut des lois pour prévenir les troubles, pour arrêter les abus, pour punir les crimes »11, avec des juges souverains et gardiens de la loi. D’où la nécessité de ces répertoires qui étaient là pour tout éclairer et tout contenir, qui se voulaient des bibliothèques portatives ou d’après l’expression de François Bourjon « des portefaix de jurisprudence »12. Guyot en précise leur formation, il convenait de proposer « des sortes de bibliothèques de jurisprudence pour faire triompher la justice et l’innocence »13. Ces grands dictionnaires publiés durant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, servaient tout en même temps la science et la vulgarisation, ils furent élaborés pour l’instruction et contre l’ignorance14. Ils devenaient ainsi des encyclopédies d’érudition à l’usage des praticiens, et des œuvres pédagogiques pour des plaideurs souvent chicaniers, car ignorant les risques des procès. Dans ces volumineux répertoires de jurisprudence, plusieurs entrées étaient réservées au droit coutumier, avec les articles Coutumes, Coutumiers, Usages, Statut, Turbes et Enquêtes par turbes. Mais à partir de ces articles consacrés spécialement à la coutume, se nouait tout un jeu de renvois à des notices plus éloignées et présentées même comme contraires, celles sur le Droit écrit, les Lois, les Ordonnances, la Notoriété, la Jurisprudence. Selon l’esprit des Lumières, ces correspondances posées entre ces matières différentes devaient permettre de tout rassembler, d’atténuer les diversités et d’éduquer l’opinion à une vision d’uniformité favorable à la loi du roi ou plutôt à l’État dans un enjeu de hiérarchisation. C’est à travers ce dessein d’unification que l’histoire des coutumes était parcourue dans les dictionnaires, elle y apparaissait réformée par la jurisprudence que les recueils définissaient favorablement, comme bénéfique pour l’édification d’un système général. Mais la définition de la jurisprudence était aussi très large ; Guyot la déclarait comme ayant deux objets : la connaissance du droit et de son application, c’est-à-dire la doctrine et les arrêts. Il s’agissait d’englober la matière même des recueils et de l’exalter :
Les rois ont honorés de la pourpre – continuait le Répertoire universel – tous ceux qui se sont consacrés à la jurisprudence, tels que les plus savants jurisconsultes, les magistrats et les avocats15.
2Après cet exercice d’admiration, les contributeurs aux répertoires qui étaient surtout des gens de la pratique, justifiaient l’empreinte jurisprudentielle par les défauts qui encombraient le droit coutumier et qu’il fallait restreindre. C’était – pour les rédacteurs – l’occasion de contribuer aux grands débats du siècle. Avec tumulte, ils promouvaient une opposition aux coutumes, contre leur diversité dont jamais le XVIIIe siècle nia la réalité, surtout contre la concurrence des coutumes à la loi du prince redevenue dans une reprise de la formule de Plutarque par Montesquieu : « la reine de tous, les mortels et les immortels »16. Face aux confusions et en suivant les participants à cet encyclopédisme, seule la jurisprudence semblait pouvoir livrer des solutions qui apparaissaient surtout favorables à une étatisation de la règle juridique. On y distinguait un double mouvement allant de l’histoire vers la réforme des coutumes.
I - Une histoire de la coutume marquée par la pratique
3Comme l’air du siècle se vouait à la connaissance, les définitions juridiques données sur la coutume s’entourèrent d’une écriture savante qui compilait les informations dans un ordre à respecter. D’abord, il importait d’entrevoir les origines les plus lointaines ; puis les publications amassaient les définitions, les faits passés et présents, les citations des plus célèbres jurisconsultes. Toutefois à partir des articles Coutume des encyclopédies juridiques, on pouvait noter combien l’histoire était délivrée sans véritable application, en dépit des annonces ambitieuses contenues dans les discours préliminaires17. La Collection de Denisart avait averti que les racines des termes ne devaient jamais être négligées : « pour bien traiter une matière de droit, était-il écrit, il faut commencer par la signification primitive du mot »18. Or ce premier exercice vers les origines, considéré comme primordial, ne fut pas accompli pour le terme de Coutume. Les répertoires de jurisprudence ne donnèrent aucun renseignement. Seulement par l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné, ce mouvement vers la formation des mots fut réalisé « à peu de frais, brièvement, sans vraie peine »19. L’article rappelait que le mot venait du latin consuetudo. Ensuite, le rédacteur passait très vite à une approche laissée floue :
la coutume, c’est un droit non écrit dans son origine, introduit seulement par l’usage. La coutume est donc une sorte de loi20.
4Après les origines des mots et une proximité établie avec la loi, venait l’histoire de la coutume qui était cette fois racontée en termes de divergence avec la loi et les juges royaux21. Dans les recueils, on rencontrait couramment l’expression : « les coutumes sont opposées aux lois proprement dites »22. Ici le lecteur était transporté vers la Grèce et la Rome antiques où il y avait des lois écrites et des lois non écrites. Athènes avait pris soin de rédiger ses lois, alors qu’à Lacédémone, il n’y avait pour loi que des coutumes non écrites23. Là encore, la comparaison évoquait la dissonance. À l’occasion de cette remontée de l’histoire, les répertoires indiquaient les racines gauloises et germaniques. En voici le résumé :
elles ont été formées en partie des usages des anciens Gaulois, en partie du droit romain, des usages des Germains, des anciennes lois des Francs et autres qui ont été recueillies24.
5Puis il y avait la souche féodale, Ferrière chahutait les lois contraires des seigneurs justiciers qui avaient des intérêts si opposés et qui étaient presque toujours en guerre les uns contre les autres25. La leçon retenue, c’était de rejeter ou de soumettre ces usages trop particuliers. En revanche, on ne lisait plus rien sur les origines populaires, celles qu’auparavant le XVIIe siècle regardait avec faveur, dans le souvenir de Guy Coquille qui voyait la coutume comme « le vray droit civil de chaque province »26. Ainsi se dissipait cette image traditionnelle de la coutume « seule vraie source, règle de la vie en commun et de la vie privée des sujets »27. À l’article Coutume de l’Encyclopédie, on pouvait lire désormais,
il n’en est pas ici comme anciennement chez les Romains, où le peuple avait le pouvoir de faire les lois28.
6Étaient ensuite rappelées les principales matières réglées par les coutumes, avec des énumérations parfois incertaines et plutôt données en vrac. On y regroupait la communauté de biens, le douaire, les fiefs, les successions, en particulier la légitime et les propres. À travers ces listes gênées par les éparpillements, l’opinion apprenait que la coutume venait d’un passé révolu et des petits pays, à la différence de la loi du roi et de la jurisprudence des parlements auréolées par l’éclat du présent et de la verticalité étatique. Certains dictionnaires allaient plus loin, ils firent même du droit coutumier, un simple droit municipal, ce qui empêchait de revendiquer un droit commun issu de la coutume. Claude-Joseph de Ferrière de développer la coutume comme droit local, c’est-à-dire « un droit municipal de quelque lieu, de quelque ville, de quelques contrées et de quelques pays »29.
7Au milieu des récits historiques, les lecteurs se souvenaient que les coutumes avaient longtemps été un droit non écrit, difficile à connaître pour les praticiens et que leur rédaction avait débuté à partir du XVe siècle. Les auteurs affirmaient combien l’écriture des coutumes avait influencé la jurisprudence et vice versa. François Bourjon affichait nettement « les révolutions introduites dans la jurisprudence depuis la mise par écrit de nos usages »30. Mais le contraire paraissait plus évident : les lecteurs étudiaient qu’au moment de la rédaction, les commissaires avaient plutôt donné « une pratique judiciaire que les usages de leur temps »31.
8L’influence semblait réciproque mais à l’avantage de la jurisprudence. Des changements furent introduits ; Guyot les notait, on procédait
soit en ôtant tout ce qui ne pouvait compatir avec la jurisprudence actuelle, soit en ajoutant plusieurs choses tirées de cette jurisprudence32.
9Sur les résultats des rédactions, les avis se partageaient. Certains répertoires célébrèrent la bonté des travaux, ils saluèrent les commissaires et leur génie imprimé dans la coutume. Et l’on voyait défilait les grandes figures parlementaires, celle du premier président Lizet, qui assista à la rédaction de la coutume de Berry en 153933, celle du président le Maître qui ne souffrait pas que – était-il écrit – les principes du droit romain fussent insérés dans les coutumes34. Ailleurs, l’appréciation des rédactions était plus pessimiste, François Bourjon regrettait que « ces rédactions produisirent plus de doutes que de décisions »35. Ferrière en déplorait l’inutilité :
quelques soins qu’aient pris ceux qui ont rédigé nos coutumes, comme ces lois avaient été établies sur un mauvais principe, il n’a pas été possible d’en faire un corps de jurisprudence entier et parfait36.
10Cependant les répertoires s’accordaient à reconnaître l’efficacité juridique de ces mises par écrit. Elles étaient la première condition de la validité des coutumes qu’il fallait soumettre à l’autorité du prince réalisée par la présence des commissaires royaux et par l’enregistrement fait en cour souveraine. Sous ces conditions, la coutume pouvait tenir lieu de loi, c’est-à-dire expliquait Ferrière, qu’elle imitait la loi. On ne pouvait y déroger, les juges ne pouvaient aller contre elle, ils en devenaient les gardiens. Toutefois surgissait l’ambiguïté de la garde des coutumes. Les recueils le répétaient, ce fut l’occasion pour les juges de simplifier la coutume et d’en corriger les incertitudes.
II - Des défauts à réformer par la jurisprudence
11Au XVIIIe siècle, on aimait à décrire et à « apprendre sans peine »37. Mais cet emballement vers un savoir simple, parfois superficiel s’inscrivait contre la diversité juridique plutôt regardée comme mauvaise, car trop compliquée et remplie de difficultés insurmontables que la période ne supportait plus. Dès les pages introductives des recueils, le lecteur trouvait un fort emportement contre la diversité. On entendait Ferrière déclamer :
l’oracle du droit coutumier est obligé de s’écrier à chaque pas qu’il fait : Ô l’injuste coutume, ô l’extravagante coutume, ô l’impertinente coutume38.
12Les rédacteurs des répertoires de jurisprudence le signalèrent, la France souffrait d’un défaut souvent répété qui affectait juges et plaideurs, celui de la bigarrure juridique, particulièrement marquée en Auvergne, partout pointée comme mauvais exemple39. On percevait dans tous les répertoires du second XVIIIe siècle, cette même plainte qui s’élevait : « de tous les États, la France est celui où l’on remarque le plus de variété dans les lois »40. Cette pluralité fut déplorée, « rien n’est plus équivoque que le droit ancien »41, était-il noté dans le Répertoire Guyot. Le Dictionnaire philosophique de Voltaire relatait également la dispersion ; sa phrase est devenue célèbre :
Il y a, dit-on, cent quarante-quatre coutumes en France qui ont force de loi ; ces lois sont presque toutes différentes. Un homme qui voyage dans ce pays change de loi presque autant de fois qu’il change de chevaux de poste42.
13Dans les recueils, les litanies d’attaques contre les coutumes s’allongeaient, on y trouvait employés – par les praticiens et contre les usages – les termes de bizarres, d’abjects, de ridicules, de malhonnêtes, d’odieux, d’injustes, de lois de barbarie ou de servitude. Les scènes les plus cruelles étaient retracées dans les dictionnaires qui se copiaient entre eux et multipliaient les emprunts réciproques sans les avouer43. Avec exagération, les auteurs exposaient les peines cruelles : « il était ordinaire de crever les yeux, de couper un pied ou une main »44. Ailleurs dans ces répertoires, le vocabulaire utilisé pour dire les défauts appartenait au registre du très mauvais temps et de la souffrance ; et les lamentations s’entassèrent sur les obscurités, les nuages, les flots torrentiels, les ténèbres épaisses qui enserraient le champ de la coutume et dont souffraient à la fois les juges qui ne savaient décider45, le pauvre peuple dans cette vision des cours souveraines devenues le lacrymatoire des sujets.
14Puis était évoquée la confusion qu’entraînait la preuve des anciens usages, avec les enquêtes par turbes que la jurisprudence bousculait par des expressions lapidaires. Jusqu’au rappel de leur abrogation par l’ordonnance de 1667, le lecteur pouvait comprendre le détail de leurs inconvénients :
ces enquêtes occasionnaient de grands frais, elles étaient inutiles à cause de la divergence des opinions, toujours dangereuses à cause des factions qui s’y formaient46.
15Selon le Répertoire Guyot, il y avait des risques qui troublaient la justice
dans toutes les contestations, on ordonnait des enquêtes par turbes, qui induisaient le juge en erreur ou le laissait dans l’incertitude47.
16Ce mode de preuve fut remplacé par les actes de notoriété laissés aux seuls juges supérieurs. Là encore, on apercevait la soumission des coutumes à la jurisprudence. Les turbiers – souvent des habitants des lieux – furent alors écartés pour faire place à la justice souveraine qui seule désormais interprétait la coutume même si elle ignorait le petit pays. C’était ici une étape gagnée par la jurisprudence contre ce qui était local, également contre le juge subalterne, pour renforcer la prééminence de l’État.
17Ces batailles engagées contre la coutume et menées par les dictionnaires ouvraient la voie à la nouveauté. On espérait éliminer les origines immémoriales, le trop local mal conservé. On se plaisait souvent à rapporter comment devant le bailli d’Amiens, il fallut recourir à la coutume générale, car le cahier des usages locaux de Vimeu avait été mangé par des chiens48. Avec tapage, la négligence était dénoncée. Dès lors, on espérait tout à la fois théoriser et hiérarchiser le droit dans un ordre nouveau en dépit des aspirations locales qui souhaitaient toujours la diversité liée aux réalités, dans une autonomie à l’égard du pouvoir. Les recueils s’inscrivaient dans des projets déjà anciens, ceux de l’État qui se renforçait depuis le Moyen Âge finissant. Et l’on retrouvait les rêves de la modernité qui rendaient synonymes les termes d’unité et d’uniformité. Dans son discours préliminaire, Joseph-Nicolas Guyot enseignait ses lecteurs sur l’unification juridique qui se préparait ; il s’étonnait d’ailleurs que face à la variété de tant d’objet divers, « on n’ait pas encore essayé d’en réunir l’explication dans un même livre »49. La mode du siècle voulait spiritualiser le droit, et par la jurisprudence rechercher la quintessence des coutumes50. L’esprit de la coutume devait ainsi absorber les réalités coutumières, « le singulier devait absorber le pluriel », « le général épuiser le local »51. Dans ses Dissertations, Louis Boullenois conseillait aux juges de recourir à la méthode de Descartes ou de suivre celle de Montesquieu que l’époque admirait tellement, car il avait découvert « l’esprit des lois »52. La tentation de la synthèse et de l’universel s’installait. Ces mots se retrouvaient partout, dans presque tous les titres et toutes les préfaces des répertoires. Selon le siècle, cette volonté de l’universel ou « du général contre le local » finirait sûrement par plaire53 ; et l’opinion se laisserait séduire par une simplicité parfois factice, issue des souhaits d’uniformité et de la soustraction des multiplicités coutumières qui échappaient toujours aux principes posés. Pour convaincre en faveur de l’universel, Claude-Joseph de Ferrière redisait le douzième plaidoyer du président Le Maître :
dans le silence de nos coutumes, nous écoutions la voix de ces grands génies de la jurisprudence, nous reprenions la règle générale, nous allions puiser dans l’océan et nous avions recours à cette providence universelle qui embrasse toute les parties de la société civile54.
18Mais au-delà des changements qui s’opéraient pour réduire la coutume à un simple concept, une question revenait sans cesse : comment parvenir à une telle synthèse du droit, comment extraire cet esprit de la coutume, comment pouvoir abréger avec ces répertoires de jurisprudence soumis aux dissertations immenses et à l’ordre alphabétique ? Un constat se faisait, il disait les limites du portatif et de l’universel. L’ordre des lettres – malgré ses commodités – ne pouvait servir une œuvre d’unification ; il convenait – commentait François Bourjon – à la grammaire et à l’histoire, mais jamais à la jurisprudence55. Il y avait donc paradoxe entre la méthode et la finalité, même si l’ordre alphabétique se mêlait à l’ordonnance encyclopédique, avec en arrière-plan l’image tant recherchée et significative du cercle.
19Ici et pour conclure, on peut reprendre l’article Coutumes donné dans le Dictionnaire philosophique, Voltaire y montrait les résultats des liens établis entre les coutumes et la jurisprudence, il en moquait surtout les embarras. Voici son avis qui ironisait pareillement contre les tendances à la synthèse, vers la recherche de l’esprit de la coutume :
aujourd’hui, la jurisprudence s’est tellement perfectionnée qu’il n’y a guère de coutume qui n’ait plusieurs commentateurs et tous, comme on croit bien, d’un avis différent. Il y en a déjà vingt-six sur la coutume de Paris. Les juges ne savent auquel entendre ; mais pour les mettre à leur aise, on vient de faire la coutume de Paris en vers. C’est ainsi qu’autrefois la prêtresse de Delphes rendait ses oracles56.
Notes de bas de page
1 A. Esmein, Les principes généraux de l’ancien droit public français relatifs à la souveraineté, au gouvernement, au pouvoir législatif et à la justice, Paris, Les cours de droit, 1911-1912.
2 Ibid., leçon « La loi du roi ».
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 S. Dauchy, V. Demars-Sion éd., Les recueils d’arrêts et dictionnaires de jurisprudence (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, La mémoire du droit, 2005.
7 P. Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle, Paris, Boivin et Cie, 1948 ; Id., La crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Boivin, 1934 ; M. Antoine, Louis XV, Paris, Fayard, 1989 ; L. Brunel, Les philosophes et l’Académie française au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1884 ; P. Chaunu, La civilisation de l’Europe des Lumières, Paris, Arthaud, 1982 ; G. Chaussinand-Nogaret, La noblesse au XVIIIe siècle. De la féodalité aux Lumières, Paris, Hachette, 1984 ; P. Gaxotte, Le siècle de Louis XV, Paris, Fayard, 1933 ; P. Goubert, D. Roche, Les Français et l’Ancien Régime, Paris, Colin, 1991 ; B. Plongeron, Théologie et politique au siècle des Lumières, Genève, Droz, 1973 ; D. Roche, Les républicains des lettres. Gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1988 ; Le siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris, Mouton, 1978 ; R. Villers, Les magistrats d’Ancien Régime, Aix-en-Provence, Collection d’histoire des idées politiques, AFHIP, 1984.
8 J.-N. GUYOT, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale, Paris, J. Dorez, 1775-1783, volume 1, discours préliminaire.
9 J.-B. Denisart, Collection des décisions et des notions relatives à la jurisprudence, Paris, Desaint, 1766, tome 1.
10 C.-J. de Ferriѐre, Dictionnaire de droit et de pratique, Paris, Veuve Brunet, 1749, tome 1er, p. 3.
11 J.-N. Guyot, Répertoire universel, op. cit., volume 1, discours préliminaire, p. IV.
12 F. BOURJON, Le droit commun de la France et la coutume de Paris réduite en principes tirés des ordonnances, des arrêts, des lois civiles et des auteurs et mises dans l’ordre d’un commentaire complet et méthodique sur cette coutume, Paris, Mouchet, 1747, volume 1, Discours préliminaire.
13 C. Mengѐs-Le Pape, « Vers l’encyclopédisme : les répertoires juridiques de la fin de l’Ancien Régime français », Krakowskie Studia z Historii Państwa i Prawa, 7, 2014, p. 447-453.
14 Ibid.
15 J.-N. Guyot, Répertoire universel, op. cit., éd. Panckoucke, volume 33, p. 431, article Jurisprudence.
16 L’encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, dirigée par Diderot et D’Alembert, éd. Samuel Faulche, Neufchastel, t. 9, article Loi. Cette article sera cité par R. Ollivier, J. De Laporte, L’esprit de l’Encyclopédie ou choix des articles les plus agréables et les plus piquans de ce grand dictionnaire, Paris, Le Breton, 1768, volume 4, article Loi. J. de Viguerie, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, 1715-1789, Paris, Robert Laffont, 2007, article Loi.
17 P. Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 148.
18 J.-B. Denisart, Collection des décisions, op. cit., tome 1 ; C. Mengѐs-Le Pape, « Vers l’encyclopédisme », art. cit., p. 449.
19 L’encyclopédie ou Dictionnaire raisonné, op. cit., tome 4, article Coutume.
20 Ibid.
21 Ibid., article Coutume : « cependant la coutume diffère de la loi proprement dite ».
22 Ibid., article Coutume : « en ce que celle-ci est ordinairement émanée de l’autorité publique, et rédigée par écrit dans le tems qu’on la publie, au lieu que la plûpart des coûtumes n’ont été formées que par le consentement des peuples et par l’usage, et n’ont été rédigées par écrit que long tems après ».
23 Ibid.
24 Ibid.
25 C.-J. de Ferriѐre, Dictionnaire de droit, op. cit., tome 1er, article Coutume, p. 395.
26 « Les coustumes des Provinces de France qu’on appelle coustumières, sont leur vray droit civil et commun », Les coustumes et du pays et comté de Nivernois, Les œuvres de Me Guy Coquille, sr de Romenay, impr. Antoine de Cay, 1646, cité par M. Boulet-Sautel, Vivre au royaume de France, Paris, PUF, 2010, p. 814.
27 Ibid.
28 L’encyclopédie ou Dictionnaire raisonné, op. cit., t. 4, article Coutume.
29 C.-J. de Ferrière, Dictionnaire de droit, op. cit., tome 1er, article Coutume, p. 393.
30 F. Bourjon, « Avertissement », Le droit commun de la France et la coutume de Paris réduite en principes, op. cit.
31 C.-J. de Ferriѐre, Dictionnaire de droit, op. cit., tome 1er, article Coutume, p. 388.
32 J.-N. Guyot, Répertoire universel, op. cit., volume 16, article Coutume, p. 389.
33 C.-J. de Ferriѐre, Dictionnaire de droit, op. cit., tome 1er, article Coutume, p. 424.
34 Ibid.
35 F. Bourjon, Dissertation sur l’union du droit commun de la France avec la coutume de Paris, Le droit commun de la France et la coutume de Paris réduite en principes, op. cit.
36 C.-J. de Ferriѐre, Dictionnaire de droit, op. cit., tome 1er, article Coutume, p. 423.
37 P. Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 148.
38 Ibid.
39 J.-N. Guyot, Répertoire universel, op. cit., volume 16, article Coutume, p. 390 : « Il n’y a point de province où il y ait tant de bigarure à cet égard que dans la province d’Auvergne : chaque ville, bourg, village y a, pour ainsi dire, sa coutume particulière ».
40 Ibid., volume 1, Discours préliminaire, p. IV.
41 Ibid., volume 1, Discours préliminaire, p. X.
42 Voltaire, Dictionnaire philosophique, [s. l.], éd de Kehl, Imprimerie de la Société littéraire-typographique, 1785, tome 39, article Coutumes.
43 P. Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 156.
44 J.-N. Guyot, Répertoire universel, op. cit., volume 1, Discours préliminaire, p. IX.
45 F. BOURJON, Dissertation sur l’union du droit commun de la France avec la coutume de Paris, Le droit commun de la France et la coutume de Paris réduite en principes, op. cit.
46 J.-N. Guyot, Répertoire universel, op. cit., volume 23, p. 75.
47 Ibid., volume 1, Discours préliminaire, p. X.
48 Ces faits sont rapportés dans R. Choppin, Commentaires sur la coutume d’Anjou, cité par M. Grinberg, « La rédaction des coutumes et les droits seigneuriaux. Nommer, Classer, Exclure », Annales HSS, septembre-octobre 1997, n° 5, p. 1023.
49 J.-N. Guyot, Répertoire universel, op. cit., volume 1, Discours préliminaire, p. XIII.
50 P. Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 148.
51 M. Grinberg, « La rédaction des coutumes et les droits seigneuriaux », art. cit., p. 1017-1038.
52 L. Boullenois, Dissertation sur des questions qui naissent de la contrariété des loix et des coutumes, Paris, impr. Mesnier, 1732, p. XIV.
53 M. GRINBERG, « La rédaction des coutumes et les droits seigneuriaux », art. cit., p. 1034.
54 C.-J. de Ferriѐre, Dictionnaire de droit, op. cit., tome 1er, article Coutume, p. 423.
55 F. Bourjon, Dissertation sur l’union du droit commun de la France avec la coutume de Paris, Le droit commun de la France et la coutume de Paris réduite en principes, op. cit.
56 Voltaire, Dictionnaire philosophique, op. cit., article Coutumes.
Auteur
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole
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