La place des coutumes parmi les autres sources du droit dans les écrits provençaux des xviie et xviiie siècles : Jean-Baptiste Reboul (1640-1719) et Jean-Joseph Julien (1704-1789)1
p. 365-397
Texte intégral
1À l’entrée « Aix-en-Provence » du célèbre Dictionnaire du Lyonnais Prost de Royer, et après avoir reproduit in extenso le contenu d’un discours de Portalis, nous pouvons lire un éloge des jurisconsultes provençaux :
À côté de cet orateur, je vois Messieurs Julien, Pazery, Siméon, Pascalis, Pochet, Alphéran et combien d’autres. Ils ont rempli la même carrière et comme lui ont observé le précepte de Plutarque : savoir bien dire, encore mieux faire. Ainsi dans son barreau célèbre, la Provence trouve à la fois des jurisconsultes profonds, des orateurs éloquens et des administrateurs éclairés. Ils ne se sont bornés ni à l’étude mal digérée de la compilation justinienne, ou de quelque coutume barbare ; ni à la routine du droit privé et à la collection d’une jurisprudence obscure et versatile2.
2Même si l’emphase des propos ne doit pas faire oublier que Portalis a participé à la rédaction, force est de constater que les jurisconsultes provençaux ont produit de nombreux ouvrages et ont marqué l’histoire de la doctrine juridique de la fin de l’Ancien Régime. S’ils sont régulièrement cités en référence, leurs œuvres n’ont que trop rarement fait l’objet d’une étude systématique. Pourtant, les travaux des arrêtistes et plus généralement des jurisconsultes provençaux sont précieux pour comprendre la manière dont ils appréhendaient et articulaient à la fin de l’Ancien Régime les différentes sources du droit. Pour la plupart théoriciens et praticiens du droit, ils se sont interrogés sur la place du droit romain, de la législation royale mais aussi sur celle de la coutume parmi les sources du droit et, après l’édit de Saint-Germain-en-Laye, sur ce qui pouvait constituer l’essence du droit français. Dans ce sens, les écrits de deux professeurs de droit à l’université d’Aix apportent une réflexion nourrie, documentée et argumentée sur la place de la coutume parmi les autres sources du droit français aux XVIIe et XVIIIe siècles : Jean-Baptiste Reboul (1640-1719) et Jean-Joseph Julien (1704-1789) qui écrivent tous deux postérieurement à l’édit de 1679 mais à près d’un siècle d’intervalle.
3En effet, l’« Édit touchant l’étude du droit civil et canonique, et du droit français, et les matricules des avocats » d’avril 1679, dit édit de Saint-Germain-en-Laye, est la suite logique des importantes ordonnances des années précédentes qui ont touché tant aux sources et à la procédure qu’au fond du droit civil et pénal. Le monarque a eu pour ambition affichée de donner aux futurs juristes chargés de faire appliquer les ordonnances :
les moyens d’acquérir la doctrine et la capacité nécessaires, en leur imposant la nécessité de s’instruire des principes de la jurisprudence, tant des canons de l’Église et des lois romaines, que du droit françois3.
4Les deux premiers articles de l’édit sont consacrés à l’enseignement du droit romain à l’université de Paris, enseignement qui faisait jusqu’alors en principe défaut, et aux leçons publiques de droit canonique. L’un et l’autre droit seront désormais enseignés « dans toutes les universités de notre royaume et pays de notre obéissance où il y a faculté de droit »4. L’article 14 quant à lui comporte une innovation majeure. Il impose l’enseignement du droit français :
Et afin de ne rien omettre de ce qui peut servir à la parfaite instruction de ceux qui entreront dans les charges de judicature, nous voulons que le droit françois, contenu dans nos ordonnances et dans les coutumes, soit publiquement enseigné ; et à cet effet, nous nommerons des professeurs qui expliqueront les principes de la jurisprudence françoise, et qui en feront leçons publiques, après que nous aurons donné les ordres nécessaires pour le rétablissement des facultés de droit canonique et civil5.
5L’enseignement du droit français donnait lieu à un examen à la fin de l’année d’études afin que les étudiants, précise une déclaration royale du 19 janvier 1700, « soient encore plus obligés de s’appliquer à l’étude de la jurisprudence françoise »6. L’obligation d’assiduité inscrite dans l’article 15 de l’édit de 1679 ne semblait plus suffire quelques années plus tard.
6À la différence des autres enseignants désignés selon les statuts et usages traditionnels de chaque faculté, les professeurs de droit français ont donc été nommés par le roi sur avis du chancelier à qui, en fait, revenait la décision la plupart du temps. À Aix, c’est Jean-Baptiste Reboul qui a été nommé pour exercer cette charge par l’article 6 de la déclaration royale « portant règlement pour la faculté de droit d’Aix » du 31 décembre 1683 que l’on trouve reproduite dans le recueil de l’arrêtiste provençal Hyacinthe de Boniface :
Et désireux que, conformément à l’article 14 du dit Édit du mois d’avril 1679, le droit françois, contenu dans nos ordonnances et dans les coutumes, soit publiquement enseigné dans ladite Faculté d’Aix, voulons que M.J.-B. Reboul, substitut de notre procureur général au parlement d’Aix, et l’un des professeurs de ladite faculté, en fasse les leçons au lieu de celles du droit civil qu’il est tenu de faire à présent7.
7Le choix royal s’est porté de la sorte sur un juriste érudit qui s’est voué pleinement à sa tâche8. Les éléments relatifs à la vie de Jean-Baptiste Reboul sont connus grâce à une notice biographique manuscrite figurant avec ses traités9. Cette notice est pour partie reprise dans le dictionnaire des hommes illustres de la Provence10.
8Jean-Baptiste Reboul est né à Aix le 11 janvier 1640. Fils du professeur de droit à l’université d’Aix Pierre Reboul et de Claire de Marquin, il est devenu docteur in utroque jure de l’université d’Aix à 21 ans, le 22 septembre 1661. Il fait ses premiers pas dans l’enseignement à peine plus d’un an et demi plus tard, le 1er mai 1663. Il obtient alors une charge de « professeur du droit » laissée vacante, après sa mort, par le canoniste aixois Pasteur, auteur « d’excellens ouvrages sur le droit »11 et que Reboul avait annotés. Ce dernier avait une grande estime pour Pasteur et ses enseignements. L’attachement de Reboul aux institutions ecclésiastiques et au droit canonique peut d’ailleurs se vérifier tout au long de ses écrits et les éléments que nous avons sur le contenu de sa bibliothèque confirment cet attachement12.
9Le 2 juillet 1669, Jean-Baptiste Reboul se marie à Anne de Godard, « fille d’un gentilhomme de Paris résidant à Marseille nommé César de Godart », avec laquelle il n’a pas eu d’enfant, ce qui explique sans doute l’attachement qu’il a eu par la suite pour son neveu, Jean-Baptiste Benoît Reboul, fils unique de son frère François, et à qui il a légué sa succession. Après quelques années, la carrière de Reboul s’accélère. En effet, le 15 mai 1675 Jean-Baptiste Reboul, « ayant fait de grands progrès dans la science des loix »13, accède à la chaire de professeur royal des Institutes après le décès de Gaspard Tymon. Le 24 février 1677, Reboul a acquis l’office de « substitut de M. le Procureur général du roy au parlement de Provence », charge exercée jusqu’alors par Paul de Guerin. Enfin, après l’édit de Saint-Germain de 1679, Reboul, « s’étant acquis une grande réputation dans la science du droit et dans les autres connoissances »14, a été choisi en 1683 pour répondre au vœu royal de faire « enseigner publiquement le droit particulier de la nation françoise dans chaque université du royaume et de former un corps de cette jurisprudence »15. Sa notoriété et son activité de substitut du procureur général lui ont sans doute valu cette nomination. Nous rejoignons en cela les conclusions de Christian Chêne et de la plupart des auteurs qui se sont intéressés aux professeurs de droit français. Ainsi, le roi, qualifié de « grand Prince » n’ayant que des « idées magnifiques » par le biographe de Jean-Baptiste Reboul16 – sans doute son neveu Jean-Baptiste Benoît –, a érigé en faveur de celui-ci la charge de « professeur de droit françois dans l’université d’Aix » par une déclaration du 31 décembre 1683. De nombreux avantages semblent avoir été consentis à Jean-Baptiste Reboul par le monarque, notamment financiers17. Néanmoins, la possibilité d’être doyen ne lui a jamais été ouverte18.
10Reboul a cumulé son office de judicature, celui de substitut, et sa charge de professeur. Trois de ses successeurs à l’université d’Aix ont également cumulé ces deux fonctions, lui étant sans doute redevables de cette faveur (La Touloubre, Esmiol et Bovis)19.
11Reboul a donc enseigné pendant 34 ans environ le droit français puisqu’il meurt le 18 juillet 1719 dans sa quatre-vingtième année alors que son neveu le remplaçait depuis quelques années. Toutefois, Reboul est venu faire chaque jour des lectures à l’Université et il écrivait un ouvrage de « Science et de piété » – Meditationes de Religione Christiana – ouvrage dans lequel il montre toute l’étendue de sa connaissance des écritures saintes et des « anciens écrivains de l’Église », notamment les ouvrages des Pères de l’Église, maîtrise des textes que l’on a retrouvée régulièrement dans ses écrits juridiques.
12Dans son dernier manuel d’Introduction au droit, le recteur Bernard Beignier affirmait, assumant l’anachronisme et l’anglicisme, que les professeurs de droit français ont été le « think tank » du droit français20. Comment le premier professeur de droit français aixois se situe-t-il par rapport à cette réflexion ? Une double lecture s’impose. Il convient en effet de distinguer les écrits figurant dans son traité manuscrit : « contenant une dissertation sur le droit observé en France » et la vingtaine d’autres traités qui respectivement représentent 2 % et 98 % de son œuvre. À l’instar d’Antoine de Martres, premier professeur de droit français à Toulouse, ou d’autres, Reboul s’attache à décrire une conception évolutive du droit français. Reboul y consacre un bref traité alors que de Martres place cette histoire du droit français en tête de son cours.
13L’œuvre laissée par Jean-Baptiste Reboul, contrairement à celle de son illustre successeur à l’université d’Aix, le romaniste Jean-Joseph Julien (1704-1789) n’est pas passée à la postérité faute d’avoir été publiée. Jean-Joseph Julien, quant à lui, né à Aix le 10 octobre 1704 est devenu avocat en 1725 après avoir obtenu sa licence en droit le 16 juin de la même année. Issu d’une famille de juristes – son grand oncle Antoine Julien avait été l’auteur du célèbre Code Julien – il devient docteur in utroque jure en 1726. Homme de lettres, fin connaisseur de la littérature antique, il est indiqué sur un livre de famille et de la main de Julien :
Le 29 décembre 1732 il a été expédié en ma faveur un billet du Roi d’une place de professeur de droit à l’université de cette ville que monseigneur l’archevêque a obtenu de moi à mon insu21.
14Julien a été le professeur d’éminents juristes que la Révolution et la codification ont fait entrer dans l’histoire : le canoniste Durand de Maillane, Joseph-Jérôme Siméon et surtout Jean-Étienne-Marie Portalis22. Dès le début de sa carrière de professeur, il a écrit un cours de droit romain appliqué à la Provence et composé sur le plan des Institutes de Serres et de Boutaric. C’est cet ouvrage longuement mûri qui a été publié en 1785 sous le titre Élémens de jurisprudence selon les loix romaines et celles du rouyaume et portait dans ses versions manuscrites le titre d’Institutes de l’Empereur Justinien. Cet ouvrage lui a valu d’être classé par Merlin parmi les juristes les plus talentueux du XVIIIe siècle.
15Assesseur de la ville d’Aix et procureur du pays de Provence de 1747 à 1753, Julien s’est également illustré par ses talents d’administrateur au moment de la crise de 1747 et de l’irruption des armées d’Autriche et de Savoie en Provence. Il a été, pour son rôle déterminant, anobli la même année. À l’initiative des États de Provence et alors que Julien est assesseur, il rédige un commentaire des statuts de Provence publié en 1778 sous le titre de Nouveau commentaire des statuts de Provence. Cet ouvrage dépasse largement la dimension locale dans la mesure où il contient une préface « Servant à l’étude du droit » reprise de son cours. Après avoir été nommé conseiller à la Cour des comptes, aides et finances en 1774, Julien a occupé sa fonction de professeur de droit romain jusqu’à sa mort le 30 mars 178923.
16La confrontation de la réflexion de ces professeurs et praticiens du droit des pays de droit écrit sur la place de la coutume – après que celle-ci ait été désignée comme une composante du droit français par la législation royale – parmi les sources du droit est intéressante à plus d’un titre : l’un est professeur de droit français l’autre de droit romain mais tous deux sont praticiens, l’œuvre de Reboul date du début de l’enseignement du droit français alors que celle de Julien se situe dans les dernières années de l’Ancien Régime, l’un a laissé une œuvre manuscrite colossale peu connue, l’autre des ouvrages de référence largement diffusés.
17Cette réflexion relative à la place de la coutume ne semble pouvoir être comprise qu’au prix d’une dissociation qui relève tout à la fois chez ces deux jurisconsultes d’une démarche analytique utile à l’appréhension des différentes sources du droit (I) et d’une démarche synthétique nécessaire à l’articulation des différentes sources du droit (II).
I - Une démarche analytique utile à l’appréhension des différentes sources du droit
18La lecture des manuscrits de Jean-Baptiste Reboul dévoile une véritable œuvre syncrétique. Tout en tentant de présenter de manière fidèle le pluralisme juridique de l’ancien droit, il essaie, à l’image des juristes du temps, de le dépasser voulant faire comme l’indique la notice biographique : « un corps entier et code universel de tout ce qui compose le droit de la nation »24. La méthode de Jean-Joseph Julien diffère sensiblement sur la forme et la présentation. Les jurisconsultes provençaux tentent de compiler les sources du droit, en privilégiant, à l’image de leurs contemporains, une approche comparée de ces sources.
La compilation des sources du droit
19Jean-Baptiste Reboul, auteur de méditations métaphysiques en latin avait, aux dires de son biographe, de véritables talents pour la poésie latine et les recherches philosophiques. Néanmoins, c’est bien dans le domaine juridique qu’il a laissé une œuvre manuscrite colossale jusqu’ici peu étudiée à l’exception de quelques passages dans les travaux de Jean-Louis Mestre et de Christian Chêne25.
20Reboul, en effet, a écrit « un grand nombre de savans ouvrages sur les matières du droit françois »26 qui apportent des éléments essentiels et permettent d’appréhender la façon dont le jurisconsulte provençal percevait la place de la législation royale, du droit romain, du droit canonique, l’influence des coutumes en pays de droit écrit et le sens qu’il donnait à la notion de droit français. Ces écrits, en l’absence d’archives reprenant son enseignement, renseignent tout de même de manière très sûre sur son contenu.
21Au demeurant, la Bibliothèque municipale à vocation régionale de Marseille conserve dans ses fonds rares et précieux vingt-deux traités de droit écrits par le professeur de droit français. Ces traités représentent plus de 6 700 pages manuscrites. Ils se décomposent de la manière suivante : 21 traités dits de droit français annotés et reliés en huit registres représentant environ 5 500 pages et un traité des matières criminelles de 1 220 pages27. Ce dernier traité, contrairement aux autres qui sont le reflet du pluralisme des sources de l’ancien droit, est un commentaire de l’ordonnance criminelle de 1670. Si le professeur se livre à l’exégèse des différents articles de la norme royale, son traité, à l’instar des travaux de Boutaric sur les ordonnances civile et du commerce, ne confine pas au simple commentaire de l’ordonnance : « On ne se contentera pas dans ce Traité de rapporter ce qui nous est marqué par l’ordonnance du mois d’aoust 1670 » écrit Reboul28. La promesse est tenue. D’ailleurs, le traité de Reboul semble avoir été présent dans le cabinet de plusieurs avocats Aixois.
22Dans les autres traités, l’analyse est tout aussi rigoureuse mais le défaut de norme structurante pour chacune des grandes questions juridiques abordées amène le professeur à l’accumulation des références. Reboul a rédigé de véritables traités particuliers de droit privé : des tutelles et des curatelles, du contrat de mariage, de ceux qui sont sous la puissance d’autrui, de la séparation entre mari et femme, des secondes noces, des enfants illégitimes, de la division des choses, de l’état et de la condition des personnes, des servitudes, des adoptions, des droits du conjoint survivant et des avantages nuptiaux, des étrangers ou aubains, des baux.
23Cette méthode reprise par la suite à Toulouse, Pau ou Cahors, comme les travaux de Christian Chêne le montrent, a été critiquée, au moins indirectement, par le professeur aixois Julien quelques années plus tard. En effet, ce dernier dont on peut supposer qu’il connaissait les écrits de Reboul a écrit dans la préface de ses Élémens de jurisprudence publiés en 1785 :
Je suivrai le plan des Institutes de l’Empereur Justinien et le même ordre des matières, sans pourtant m’y assujettir absolument. Cette méthode m’a paru préférable à celle de donner simplement des notes sur les paragraphes des Institutes. Il n’y a pas dans celle-ci cet ordre, cette suite, cet enchaînement de principes, qui, de toutes les manières d’instruire, est la plus claire, la plus sure et la plus utile29.
24Les thèmes abordés par Reboul dans ses traités dépassent le cadre du droit privé stricto sensu. En effet, outre un traité des fiefs, ce dernier marqué par les travaux du canoniste Pasteur a également composé plusieurs traités sur la juridiction ou les bénéfices ecclésiastiques, sur les biens et revenus de l’Église ou encore sur la puissance du Pape en ce qui concerne les choses spirituelles. Reboul répond enfin parfaitement aux prescriptions de l’Édit de 1679 en intitulant la cinquième partie de son traité sur le droit français : « Des libertés de l’Église Gallicane »30. Ainsi, l’article 4 de la norme royale imposait aux professeurs de
s’appliquer tout particulièrement à faire lire et faire entendre, par leurs écoliers, les textes du droit civil et les anciens canons qui servent de fondement aux libertés de l’église gallicane31.
25Sans contestation possible, Reboul est un juriste gallican non par obligation mais par conviction. Il affirme ainsi :
Il n’appartient donc en France qu’au Roy très chrestien d’exercer son autorité sur le temporel. En quoy il ne reconnoit point de supérieur, comme il a esté avoué par le pape Innocent III32.
26Nonobstant les critiques qui ont pu porter sur sa méthode, Reboul a regroupé l’ensemble de ses traités sous le titre général « Traités du droit françois » comme l’organisation de l’importante table des matières de 166 pages le prouve. En effet, celle-ci présente par ordre alphabétique les mots et les notions-clés du droit français et indique pour chaque entrée, le numéro de volume, celui du traité, la partie – lorsque le traité est en plusieurs parties – et la ou les pages de référence.
27La consultation des manuscrits de Reboul atteste une grande érudition, la maîtrise des sources et un raisonnement juridique rigoureux. Outre les écritures saintes et les écrits des Pères de l’Église, Reboul cite régulièrement les auteurs antiques, avec une précision sans faille, s’attachant toujours à donner des références exactes, à la différence de plusieurs auteurs de la même époque. Ainsi, Denis d’Halicarnasse, Plutarque, Tacite, Tite-Live, Cicéron, Aulu-Gelle ou encore Lactance viennent éclairer les démonstrations du professeur de droit français. Il utilise ces références à deux fins bien précises : d’une part, pour faire des rappels sur l’histoire romaine, même la plus légendaire et, d’autre part, à l’appui de démonstrations juridiques. Reboul laissait, la plupart du temps, à l’écart de ses écrits le substrat politique de ces auteurs antiques.
28Si Reboul connaît bien la littérature antique, il maîtrise également les opinions des grands jurisconsultes de la période du droit romain classique mentionnés dans la compilation de Justinien ainsi que les textes du Digeste, du Code, des Institutes et des Novelles, toujours cités avec une égale précision. Il maîtrise encore les écrits des docteurs du Moyen Âge, Bartole et Balde notamment, et cite régulièrement la Grande Glose d’Accurse. Enfin, nombre d’auteurs des XVIe et XVIIe siècles sont cités dans les traités parmi lesquels Grotius, Hobbes, Cujas, Hotman, Le Bret…
29De plus, Reboul connaît une grande partie de la littérature relative au droit français. Du Moulin et Coquille sont les deux juristes auxquels il fait appel le plus régulièrement. Il a lu Argou, comme Christian Chêne l’a bien montré, et il semble évident qu’il connaît les écrits d’un auteur, alors anonyme, l’abbé Fleury, dont l’Histoire du droit françois a été publiée plus tard en tête de l’ouvrage d’Argou. Enfin, l’œuvre de Charondas Le Caron revient régulièrement dans les écrits du jurisconsulte provençal. Reboul cite enfin la jurisprudence de plusieurs parlements, outre celle du parlement d’Aix, essentiellement celles de Paris, Toulouse et Grenoble d’après Boniface, Le Preste, Brodeau sur Louët, Mornac ou encore Gui Pape.
30Les références de Jean-Joseph Julien aux auteurs de la période contemporaine sont encore plus larges. Si Du Moulin, Charondas et surtout Coquille restent des auteurs fréquemment cités, on retrouve également, et avec une grande précision, des références à d’Argentré sur la coutume de Bretagne, Le Grand sur la coutume de Troyes ou encore Choppin, Tiraqueau, Augeard, Furgole, Chorier, Ferrière, Phitou… Outre les statuts de Provence, les coutumes de Paris, Nevers, Bretagne, Troyes sont régulièrement citées. Évidemment, les travaux des arrêtistes de l’ensemble des pays de droit écrit sont fréquemment cités tout comme les arrêts du parlement de Paris, de Toulouse et d’autres parlements de Province comme Rennes, Dole et Metz. C’est la base même de ses Élémens de jurisprudence. Toutefois, si les références aux auteurs antiques, aux docteurs médiévaux et aux canonistes sont largement moins présentes dans les ouvrages de Julien, en revanche de longs développements sont consacrés au droit naturel et la place réservée aux écrits de Grotius est très importante. Plus de deux cents auteurs sont cités par Julien : un record !
31Reboul avait sans doute destiné cette œuvre immense de compilation à la postérité. Aux dires de son biographe, « il y a réduit en science jusqu’alors inconnuë tout ce qui appartient à cette jurisprudence »33. Mais perfectionniste à l’excès, il a plusieurs fois différé la publication « se proposant d’y ajouter et d’y corriger quelque chose, son excellent goût lui faisant apercevoir des défauts en ce qui faisoit l’admiration des autres »34.
32Or, les défauts essentiels à relever sont, d’une part, l’accumulation trop importante de références qui fait parfois perdre de vue la position du professeur sur un problème juridique donné et, d’autre part, l’absence parfois de solution juridique clairement exprimée. Il n’y a guère que dans le traité des matières criminelles que l’analyse de Reboul est claire de bout en bout. Il étaye ses positions quasiment exclusivement avec les œuvres de Charondas, de Bourdin et surtout de Bornier et l’ensemble de ses analyses sur le titre 19 de l’ordonnance criminelle ont un même objectif : réduire l’utilisation de la torture à la portion congrue et garantir les droits de l’accusé. Au total, le chapitre du traité de Reboul consacré à la torture judiciaire n’est que rarement original par son contenu sur tel ou tel point de procédure mais est globalement annonciateur des écrits abolitionnistes du XVIIe siècle, de la suppression de la question par l’autorité royale – en 1780 pour la question préparatoire et en 1788 pour la question préalable – et d’un passage progressif à un système de liberté des preuves35.
33Les défauts relevés dans les travaux de Reboul, sont largement atténués dans l’œuvre de Julien qui part à chaque fois d’un droit de référence, les statuts de Provence ou le droit romain, pour le confronter à d’autres sources, en marquer l’évolution, donner la position de différents auteurs et en donner une solution juridique. L’exposé devient dès lors beaucoup plus limpide.
34Si Reboul a été capable de compiler, il est rarement parvenu à uniformiser encore moins à unifier malgré l’utilisation de la méthode comparatiste. Julien parvient beaucoup mieux à assurer une forme d’uniformisation en utilisant lui aussi la méthode comparatiste.
L’approche comparée des sources du droit
35Reboul ne reste pas à l’écart du mouvement de comparatisme doctrinal et coutumier qui apparaît au XVIe siècle et qui se retrouve chez certains arrêtistes et jurisconsultes. Pour ce faire, il entreprend d’énumérer les éléments constitutifs du droit français. La faveur accordée à la législation royale lui vaut d’être régulièrement citée par le professeur de droit français même si celle-ci n’est que parcellaire en droit privé. L’importance du droit coutumier est également fortement soulignée car, d’une part, ce droit régit une bonne partie des relations de droit privé dans la région septentrionale du Royaume et, d’autre part, la rédaction et l’impression des coutumes ont permis un comparatisme inter-coutumier depuis le XVIe siècle. Si Reboul a tenté sur diverses questions d’isoler les points de convergence formant une coutume générale du Royaume, il a surtout mis en avant les différences persistantes entre pays de coutume et pays de droit écrit. Son traité « De ceux qui sont en la puissance d’autruy » en porte la marque36. Reboul s’efforce, en sa qualité de professeur de droit français, de faire connaître pour chaque matière les règles du droit coutumier donnant avec exactitude les articles de nombreuses coutumes, sans se contenter de la référence aux règles romaines. Ces ouvrages traduisent ainsi la très grande diversité juridique de la France d’Ancien Régime et sa méthode consiste, par la sédimentation de références et de solutions juridiques, à rechercher les véritables fondements du droit français. Après une fine analyse des coutumes de Bourgogne, de Paris, du Poitou, du Nivernais, d’Auxerre et du Berry notamment, il montre que sur bien des points « les coutumes ne sont pas uniformes » et il précise encore qu’
on vient de remarquer que la puissance maritale a plus de vigueur dans les pays coutumiers, qu’elle n’en a dans les pays de droit écrit […]. Il n’en est pas de même de la puissance paternelle37.
36Julien consacre quant à lui de longs développements à la puissance maritale s’appuyant sur les coutumes et les distinguant du droit romain.
37Dans un même mouvement comparatiste, Reboul explique clairement dans son traité du contrat de mariage les différences qui peuvent exister entre régime matrimonial des pays de droit écrit et régime matrimonial des pays coutumiers38. S’il donne des éléments sur le régime de communauté de biens, il traite tout de même, de manière très pragmatique, principalement du régime dotal qui était alors le seul appliqué en Provence.
38De même sur le délicat sujet de la présomption de dotalité ou de paraphernalité des biens de l’épouse en l’absence de constitution expresse de dot dans un contrat de mariage, Reboul met en évidence la différence entre pays de coutumes et pays de droit écrit s’appuyant tout à la fois sur le droit romain, les coutumes et les décisions des parlements :
La question qu’on veut traiter ne peut tomber que dans les pays de droit écrit car il est constant que dans les provinces qui sont régies par les coustumes, quand il n’y a point de dot certaine, tous les biens de la femme sont censez être baillez en dot39.
39Le professeur de droit français tente de dégager une règle uniforme malgré les divergences constatées :
Par la coustume du Royaume, la constitution générale est toujours présumée, s’il n’est autrement convenu dans le contract de mariage40.
40Il n’en demeure pas moins que quelques lignes avant il affirmait que la constitution de dot devait être expresse :
lorsqu’il n’y a point de preuve que la femme en se mariant se soit constituée une dot particulière ou générale ; elle n’est point censée s’être constituée tous ses biens41.
41La volonté de rechercher par le comparatisme des éléments d’uniformité l’amène parfois à quelques contradictions. Contradictions qui sont en réalité le reflet de ses sources dans la mesure où si l’attachement à la présomption de paraphernalité ne faisait en Provence aucun doute à partir du XVIIe siècle, le Parlement a rendu quelques décisions de circonstances favorables à la présomption de dotalité reprises par Boniface ou Dupérier. Le jurisconsulte provençal Scipion Dupérier était d’ailleurs favorable au XVIIe siècle à cette présomption de dotalité, comme Coquille d’ailleurs que Reboul cite abondamment42.
42Julien aborde lui aussi les différentes questions juridiques par le biais d’une méthode comparatiste près d’un siècle plus tard dans ses Élémens de jurisprudence. Il rappelle, contrairement à son utilisation largement répandue en pays de droit écrit, que « le contrat n’est pas de l’essence du mariage » et que dès lors la communauté de biens entre mariés et le douaire en faveur de la femme « sont établis par la seule force de la coutume et sans stipulation ». Julien cite alors en référence les articles 220 et 227 de la coutume de Paris. Pour le jurisconsulte, « la coutume fait le contrat ». Il précise cependant qu’
il en est autrement dans cette province qui est régie par le droit écrit. S’il n’y a point de contrat, la femme conserve la libre disposition de ses biens et nulle charge, nulle obligation n’est imposée sur ceux du mari43.
43Julien, à la différence de Reboul, ne cherche pas systématiquement par le comparatisme à donner le contenu du droit français mais il cherche une solution juridique de manière très pragmatique en se référant aux règles applicables en pays de coutume et aux règles applicables en pays de droit écrit. Ainsi, s’il reconnaît qu’en vertu du droit romain, il peut être stipulé en contrat de mariage tout ce qui n’est pas contraire au droit et aux bonnes mœurs, il explique aussi qu’une loi ou une coutume peut restreindre cette liberté. Citant l’autorité de Tiraqueau, Le Prestre ou Furgole, il mentionne également la coutume de Troyes commentée par Le Grand pour expliquer qu’en cas de secondes noces, il n’est pas permis de donner plus à son nouveau conjoint que la part du moins prenant des enfants du premier lit.
44Julien reconnaît parfois les limites de la méthode comparatiste pour trouver une règle nationale car sur des questions juridiques complexes comme celle qui consiste à savoir si l’estimation de la dot dans le contrat de mariage en rend le mari acheteur, se référent à Dumoulin, il relève l’existence de dissertations « peut être trop subtiles »44. D’une manière générale, Julien relève plus nettement et directement les différences entre le droit écrit et le droit coutumier. C’est le cas lorsqu’il évoque l’acquisition des servitudes par prescription en pays de droit écrit. Il note sans détour que « dans bien des pays de coutume, on tient qu’il n’y a point de servitude sans titre » et à l’appui de sa démonstration donne la référence de l’article 186 de la coutume de Paris45. Il sait aussi affirmer sans détour les ressemblances. Concernant la différence entre le régime juridique de la délégation et de la cession, Julien rapproche les développements de Despeisses et une décision du parlement de Provence rendue le 15 juin 1768 et affirme sans ambages « la coutume de Paris est conforme au droit romain sur ce point »46. Dans le même sens et relativement aux obligations qui naissent des quasi-délits, Julien rapporte qu’en droit romain le juge qui, par inadvertance, avait rendu une décision expressément contraire à une loi « était obligé par un quasi-délit et condamné à la peine qu’il paraitra juste au juge de lui imposer ». Alors que ce principe constituait pour le jurisconsulte provençal « une coutume générale », désormais et conformément à l’ordonnance civile de 1667,
nous tenons pour maxime que les juges ne peuvent être intimés et pris à partie pour le mal jugé si ce n’est qu’ils eussent mal jugé par dol, concussion ou fraude47.
45La plus grande clarté de Julien est vraisemblablement la conséquence d’une absence de volonté systématique de transcender le pluralisme juridique de l’ancien droit.
46Reboul et Julien appliquent encore la méthode comparée à la jurisprudence des parlements. Comme pour la coutume, Paris et son parlement inspirent les principaux éléments de comparaison et à un niveau comparable les décisions du parlement de Toulouse. En ce sens, Reboul expose que le parlement de Provence a abandonné les principes du droit romain concernant la restitution éventuelle d’une constitution de dot trop importante faite par une mineure de vingt-cinq ans. Il donne la raison de cette position : en Provence, le mari ne gagne pas la dot par le décès de son épouse. Il marque bien la différence avec la solution admise par le parlement de Toulouse qui est resté fidèle sur ce point au droit romain et restitue à l’épouse une dot jugée trop excessive dans la mesure où le mari la gagne par le décès de cette dernière48.
47Si la juxtaposition l’emporte parfois sur la véritable comparaison, le mérite de Reboul réside ailleurs. En effet, il tente d’analyser toute l’étendue d’une question juridique donnée et ne se limite pas au seul examen du droit romain et de la jurisprudence du parlement de Provence. D’ailleurs Reboul rapporte les arrêts de divers parlements, comparant la jurisprudence provençale avec celle d’autres pays de droit écrit ou celle du parlement de Paris et en soulignant les différences.
48Documentation de base dans nombre des traités de Reboul et des ouvrages de Julien, les recueils d’arrêts ont constitué un apport majeur à la notion de droit français dans l’ancien droit, comme Anne Lefebvre-Teillard l’a bien montré. Les travaux de Reboul permettent de le vérifier une nouvelle fois. Ceux de Julien également. Au-delà de la véracité des décisions publiées, c’est bien la solution telle qu’elle est rapportée par l’auteur du recueil qui est analysée par les professeurs de droit et c’est celle qui est transmise, notamment à ses étudiants. Les recueils ne se bornent pas à reproduire les décisions, ils les intègrent à des raisonnements doctrinaux dans un but de synthèse de la jurisprudence et plus généralement du droit français. Par le biais de la méthode comparatiste, Reboul et Julien se révèlent être des vecteurs de cette littérature juridique qui éclaire les décisions par différentes sources du droit dont les coutumes et ils mettent à profit la contribution des arrêtistes pour essayer de démontrer l’existence du droit français.
49Au demeurant, Jean-Baptiste Reboul et Jean-Joseph Julien associent tout de même à leur démarche analytique une démarche plus synthétique.
II - Une démarche synthétique nécessaire à l’articulation des différentes sources du droit
50Théoricien et praticien du droit, Reboul et Julien font preuve d’une grande érudition et de réelles qualités de juristes. Si Reboul mène une véritable réflexion sur la notion de droit français, Julien n’évoque que rarement la notion. Tous deux partisans de l’indépendance politique et juridique du royaume de France, ils prennent acte de l’existence d’un droit national sans jamais vraiment pouvoir se défaire de l’influence du droit romain.
Les coutumes et la réflexion sur l’existence d’un droit national
51Le professeur Reboul, en quête de la justification de l’existence d’un droit national, intitule un de ses manuscrits – il s’agit du neuvième traité contenant cinq parties – : « Traité contenant une dissertation sur le droit observé en France ». Ce traité comprend cinq parties : 1. Du droit ancien de la France, 2. Du droit nouveau de la France 3. De la division du droit français 4. Du droit ecclésiastique de France 5. Des libertés de l’Église gallicane. Reboul assoit la défense du droit français sur un gallicanisme juridique sans faille pendant de son gallicanisme politique :
Quand on parle de la liberté de l’Église gallicane on entend le droit que nous avons de nous défendre contre toutes les nouveautez qu’on voudroit introduire pour affaiblir ou abolir le droit commun et établir en son lieu un droit nouveau49.
52Mais cette position de principe ne suffit pas à démonter l’existence d’un droit national et le jurisconsulte en est bien conscient. Dès lors, Reboul n’est pas resté à l’écart du débat théorique qui animait la doctrine depuis le XVIe siècle autour de l’existence d’un droit français autonome et de la question corrélative de la place du droit romain. Sa charge de professeur en cette matière l’a sans doute incité à livrer une réflexion synthétique sur l’existence de ce droit.
53En effet, la notion de droit français est apparue au milieu du XVIe siècle, dans le contexte de rédaction et de réformation des coutumes et concomitamment à l’essor de la législation royale. Le droit français est devenu à cette époque l’objet d’ouvrages spécialisés qui exaltaient le sentiment national et l’indépendance du droit français par rapport au droit romain. Dès lors, le droit romain a été contesté. Il ne pouvait plus former, pour nombre d’auteurs, le droit commun notamment en pays coutumiers. L’idée apparaît alors d’un droit français propre, ni purement local, ni subordonné à un droit commun supérieur : un droit pleinement indépendant.
54La compilation de Reboul est bien regroupée sous le titre « Traités du droit françois ». Le professeur défend donc l’idée de l’existence d’un droit national et l’appuie sur l’absolutisme. Professeur nourri des lectures des plus ardents défenseurs de l’idée d’un droit national, il refuse au droit romain le caractère de droit commun de la France. Le droit romain n’est pas « le droit civil de toute la France, mais seulement de quelques provinces »50. Le jurisconsulte a alors tenté de se situer par rapport à l’ambivalence des écrits de Charondas Le Caron dont il perçoit bien les points faibles mais dont il a du mal à résoudre les contradictions. En effet, Charondas, au-delà de la position de principe que l’on retrouve chez Reboul en vertu de laquelle le droit romain n’est que la ratio scripta, affirme à propos de l’édit des secondes noces de juillet 1560 et d’un arrêt du parlement de Paris du 15 mai 1578 relatif à ce sujet que :
Nous tenons pour coustume generalle que le droict des Romains nous est un droit commun, auquel nous avons recours quand l’ordonnance de nostre roy, ou la coustume municipale nous fait défaut.
55Reboul rejetait cette position :
Cet arrêt est remarquable mais on n’en doit pas tirer cette conséquence générale que le droit romain est le droit commun de la France51.
56Il expose les raisons qui l’amènent à cette conclusion. D’une part, le droit romain pouvait être interprété par les juges alors que la législation royale ne pouvait pas l’être en vertu des articles 6, 7, et 8 de l’ordonnance de 1667. D’autre part, le droit romain pouvait être écarté lorsqu’il était contraire à « l’équité naturelle », lorsque les maximes romaines n’étaient « plus en usage parmi nous », lorsque le droit canon « qui est en vigueur aussy bien que le droit civil » était employé ou enfin lorsque le droit coutumier d’autres provinces « avec lesquelles on avoit quelque commerce » était contraire au droit romain52.
57Évoquant les pays de coutumes, Julien quant à lui affirmait qu’il fallait recourir au droit romain pour toutes les questions juridiques ignorées par la coutume. Il allait même jusqu’à faire primer le droit romain sur la coutume de Paris lorsque celle-ci se prononçait sur une question juridique ignorée par une autre coutume. Toutefois, en juriste positiviste, Julien faisait état d’un revirement de jurisprudence du parlement de Paris dans ses deux ouvrages et citait deux arrêts du 5 avril 1672 et 31 janvier 1702. En vertu de ces décisions, et conformément au principe selon lequel les impubères ne peuvent pas tester car leur jugement n’est pas formé, il n’est plus possible de se référer au droit romain, lorsque les coutumes sont restées silencieuses, pour déterminer l’âge pubère, à savoir douze ans accomplis pour les filles et quatorze ans pour les garçons, mais il convient de se conformer aux dispositions de la coutume de Paris53. Plus généralement, et même si le droit romain est pour Julien « le droit commun » en Provence,
il cesse d’y avoir lieu dans tous les cas où il a été dérogé par nos statuts, ou par les ordonnances, ou par la coutume et la jurisprudence des arrêts54.
58D’ailleurs, l’autorité qu’il reconnaît à la coutume est incontestable et il la place finalement au même niveau que la loi et ce conformément au droit romain :
Les loix romaines nous apprennent que la coutume est un droit qui a la même autorité que la loi écrite55,
59position que Julien retrouve dans ses Élémens de jurisprudence. Ainsi, s’il affirme qu’en pays de droit écrit toutes sortes d’avantages sont permis entre conjoints en contrat de mariage, il reconnaît que dans certaines provinces du royaume, ces avantages peuvent être acquis en vertu de la coutume et sans stipulation et l’augment de dot peut alors s’élever au tiers ou à la moitié de celle-ci. En revanche, il estime qu’une loi postérieure met un terme à une coutume notamment lorsque celle-ci est considérée comme une « mauvaise coutume ». Ainsi, dans la mesure où les secondes noces sont autorisées par les lois, les charivaris sont défendus « comme injurieux et contraires aux bonnes mœurs, à l’honnêteté et à la tranquillité publique »56. Et Julien de conclure de manière lapidaire : « La prétendue coutume ne peut excuser l’injure qui en résulte »57.
60Sur quelques points de droit, Reboul se démarquait nettement du droit romain au profit de la législation royale, des règles canoniques ou encore du droit naturel. Reboul insistait tout particulièrement sur l’importance du droit canonique dans la composition du droit français même s’il reconnaissait que le pouvoir monarchique avait, à juste titre, lutté grâce à l’appel comme d’abus contre une compétence juridictionnelle trop étendue. D’ailleurs, le professeur adhère à la position de la monarchie française adoptée à l’occasion de l’ordonnance de Blois de 1579 relative au nécessaire consentement des parents au mariage de leurs enfants mineurs, point sur lequel le concile de Trente n’avait pas fait droit aux revendications françaises, préférant la position favorable au consentement des seuls époux pour former le mariage. Retrouvant le point de vue exprimé dans le préambule de la déclaration royale de 1639, Reboul fait du mariage « l’acte le plus important de la société civile », celui qui structure la société. Donc, conclut-il,
il est de l’intérêt de l’État qu’il ne soit pas permis aux mineurs de s’engager sans le consentement des leurs pères, mères, tuteurs et curateurs.
61Parfois, la règle canonique l’emporte face au droit romain. Reboul rappelle que si le droit romain autorisait le divorce,
Il y a longtemps que cette jurisprudence n’est plus observée parmi nous car il est certain que suivant les règles de l’Évangile et des constitutions ecclésiastiques qui sont les seules que nous suivons en cette matière, le mariage légitimement contracté ne peut être dissous58.
62De même, examinant la puissance paternelle et en appelant à l’autorité de Grotius, Reboul se montrait défavorable à une puissance paternelle perpétuelle alors qu’en Provence la puissance paternelle avait, sur les fondements romains, une pleine vigueur au tournant du grand siècle
il est évident que selon l’ordre naturel, du moment que les enfants sont mariez, qu’ils ne demeurent plus dans la maison de leurs pères et qu’ils font leur ménage à part, ils ne sont plus soumis à la puissance paternelle59.
63Au fond, Reboul opère une double division dans le droit français. Premièrement, il estime que le droit français se divise en droit commun et en droit particulier. Le droit commun consiste avant toute chose pour le juriste absolutiste, en la législation royale. À la suite de Du Moulin et Coquille, Reboul ajoute au droit commun les coutumes générales adoptées par toutes les coutumes particulières de chaque province et démontre que ces coutumes générales ont été reçues dans les pays de droit écrit. À titre d’illustration, il cite le retrait lignager et l’adage « le mort saisit le vif ». Le droit particulier quant à lui se divise entre droit écrit et droit coutumier :
car le droit écrit est le droit particulier de cette province et des provinces voisines et le droit coutumier est le droit particulier des autres provinces60.
64La seconde distinction opérée en droit français est celle existant entre droit public et droit privé, avec une vision autonome relativement moderne de la notion de droit public.
65Les développements de Julien sont beaucoup moins fournis sur ces différents points. En juriste absolutiste, il reconnaît que les lois du Roi constituent le droit commun dans la mesure où elles « sont les premières loix que nous devons suivre »61. Par ailleurs, Julien reprend la distinction droit privé-droit public de manière tout à fait classique avant de consacrer de longs développements, à l’inverse de Reboul, à la distinction droit civil-droit naturel-droit des gens, précisant que le droit civil est le droit propre à l’État qui est composé du droit écrit, à savoir les lois romaines et du droit non écrit, à savoir la Coutume à laquelle il reconnaît la même valeur que la loi écrite.
66Pour parachever sa démonstration et à l’instar de la pensée humaniste, Reboul met l’histoire au service du droit français. À la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, le professeur Reboul se muait en historien du droit national s’inscrivant dans la lignée des juristes historiens du XVIe siècle qui, en quête d’arguments permettant d’invoquer une spécificité nationale, recherchaient dans le passé les fondements de l’indépendance du droit français. Reboul adhérait à un certain nombre de lieux communs en la matière mais il liait l’existence du droit national à l’existence d’une histoire du droit français. L’étude historique de Reboul tend à démontrer que le droit français n’est pas qu’un dérivé du droit romain mais qu’il constitue un droit original, singulier, avec des origines propres et au moins aussi lointaines que celles du droit savant. Les développements historiques paraissent néanmoins être une figure imposée sous la plume de Reboul qui, à l’instar des défenseurs du droit national depuis de XVIe siècle, tend à justifier le fait que la notion de droit français n’est pas qu’une simple construction intellectuelle imaginée par quelques jurisconsultes en quête d’une identité juridique nationale mais bel et bien le produit d’une tradition pluriséculaire inséparable de celle de la France. Reboul ne consacre en effet que peu de pages à l’histoire du droit français. Mais, en développant la question des origines du droit français, Reboul s’inscrit dans la tradition des juristes de son temps et tout particulièrement dans celle des autres professeurs de droit français en pays de droit écrit de la nuance du premier d’entre eux, à Toulouse, Antoine de Martres nommé le 1er juillet 1681.
67Les propos de Reboul sur l’histoire du droit français semblent être l’exacte reprise, sous une forme abrégée, de l’ouvrage de Claude Fleury Histoire du droit françois, juriste contemporain de Reboul62. Il expose donc une histoire du droit français basée sur la proposition de Fleury suivant laquelle il existe un « droit ancien de la France » antérieur à l’avènement d’Hugues Capet et « un droit nouveau de la France » postérieur à l’an 1000. Retrouvant Guy Coquille, défenseur de l’idée que le droit coutumier est le droit civil des français et que le recours au droit romain n’est possible qu’en cas de lacune persistante du droit coutumier et de la législation royale, Reboul estime :
Le droit qui est aujourdhuy en usage en France est extrêmement différent de cet ancien droit. La plus grande partie du royaume est gouvernée par des coutumes et ce droit […] est venu du mélange de la loy romaine et des loys françoises qui fut causé par le mélange des François et des Romains63.
68D’ailleurs, de manière tout à fait classique pour renforcer sa démonstration, Reboul établit une filiation entre la loi salique et les règles de dévolution de la Couronne de France dégagées en 1316 et 1328 rappelant qu’elles ont donné lieu à « cette loy fondamentale de l’Etat suivant laquelle la couronne se défère par droits successifs et les femmes en sont exclues ». D’ailleurs, dans son traité de la « Juridiction temporelle » en France, Reboul procède de la même manière et retrace l’histoire des juridictions depuis le droit romain. Julien a des développements moins fournis sur la genèse du droit français même s’il s’intéresse aux diverses sources de ce droit. Il précise tout de même, retraçant tout le processus de rédaction puis de réformation des coutumes, que celles-ci n’ont pas acquis le « caractère de droit écrit », faisant ainsi primer leur prétendu processus d’élaboration.
69Julien ne se livre évidemment pas au même exercice que Reboul. Même s’il utilise l’histoire sur tel ou tel point de droit pour justifier l’enracinement historique d’une solution juridique, il ne s’attache pas à démontrer la profondeur historique d’un droit national. Il utilise en revanche l’histoire pour affirmer la longue reconnaissance de la coutume comme source du droit civil.
70Malgré une défense sincère, réelle et argumentée de l’existence d’un droit français, Reboul reste tout de même profondément attaché au moule juridique romain. Julien quant à lui n’a pas la même démarche. Certes, dans son Nouveau commentaire sur les statuts de Provence, il nous livre une préface « servant d’introduction à l’étude du droit » et reprenant pour partie ses cours. S’il donne les différentes sources du droit français, sa quête de l’existence d’un droit national s’arrête là et est beaucoup moins systématique que celle à laquelle se livre Reboul. D’ailleurs, dans ses Élémens de jurisprudence selon les loix romaines et celles du Royaume publiés en 1785 et qui résultent d’une réflexion a priori débutée en 1733, la quête d’un droit français est quasiment inexistante. Les références au droit national ne sont pas totalement absentes de l’œuvre de Julien notamment lorsqu’il traite de la législation royale relative au mariage. Cependant, la notion est prise comme une évidence sans réel approfondissement. Elle renvoie surtout aux ouvrages de Coquille, de Charondas, de Pocquet de Livonnière ou de Delormeau. Julien relevait même dans son Nouveau commentaire sur les statuts de Provence de 1778 que certaines questions relatives au droit des successions font l’objet d’une « espèce de confusion qu’on y a faite de l’esprit du droit françois avec celui du droit romain ». Cette difficulté d’accorder l’un et l’autre droit est source de contestations et d’une « incertitude perpétuelle de la jurisprudence »64.
Les coutumes et l’attachement à la matrice romaine du droit
71Reboul nie, en principe, tout caractère contraignant au droit romain mais il n’en critique que rarement les solutions et rappelle que le pouvoir royal en autorise l’utilisation, notamment en Provence. Le professeur de droit français montre, à l’occasion de ses développements historiques que le droit coutumier, issu des lois et des coutumes des Gaulois et des Francs, a beaucoup emprunté au droit romain et par voie de conséquence le droit français est redevable à celui-ci :
Quant aux païs coutumiers, le droit françois y a établi plusieurs maximes fort différentes de celles, dont on vient de parler [pour les pays de droit écrit]. Il est vray que ce droit a emprunté beaucoup de choses de la loy romaine65.
72D’ailleurs, il assure que le droit de Justinien a été « d’une grande utilité » en pays de coutume et que la connaissance de ce droit « fut trouvée si nécessaire » que dans nombre de domaines les coutumes subirent un « changement notable » par l’adhésion aux règles savantes.
73Au demeurant, le droit romain reste la base de la culture juridique de Reboul et de Julien ainsi que la base de leurs développements. Julien a d’ailleurs utilisé le plan des Institutes dans son ouvrage de référence publié en 1785. Ce droit est amendé, corrigé ou rejeté en fonction de la législation royale, des coutumes, de la doctrine et de la jurisprudence des cours souveraines.
74À la défense bien réelle d’un droit national français, Reboul ne sacrifie pas le droit romain. D’ailleurs, si Reboul en appelle au « Droit françois » ou à la « Jurisprudence françoise » dans l’ensemble de ses traités, la plus grande partie des développements sont consacrés au droit romain. Le même constat peut être dressé pour les ouvrages de Jean-Joseph Julien. Les contradictions ne sont pas rares chez Reboul. Il nie explicitement le caractère de droit commun parfois attaché par certains auteurs au droit romain, même s’il semble parfois l’admettre au moins implicitement, et son automatique subsidiarité, même s’il l’utilise systématiquement. C’est ainsi que Reboul définit la dot « selon les principes du droit romain » même s’il rappelle les éléments de législation royale en la matière.
75De même, Reboul expose, dans ses développements consacrés au droit nouveau de la France et reprenant la position de Guy Coquille, les deux raisons avancées pour justifier la décrétale Super Speculam de 1219, interdisant l’enseignement du droit romain à Paris :
L’une parce que les François ne reconnoissant point le droit romain pour loy on ne doit point le lire dans la ville capitale de France ; l’autre, afin que l’étude de théologie y eut plus grand cours66.
76Mais en réalité, Reboul ne donne pas une grande portée à cette prohibition. D’abord, en juriste gallican, il rejette toute possibilité pour le pape d’avoir pu prohiber l’étude du droit romain en France, ni aux laïques, ni aux ecclésiastiques, « parce que ce Royaume ne dépend pas du Pape ». Ensuite, retrouvant Charles Du Moulin, Reboul estime que cette décrétale n’a pas empêché les rois de France de permettre l’enseignement du droit romain dans les autres universités du Royaume se contentant seulement de déclarer « qu’ils ne vouloient pas qu’on donna aucune force à ces loix, et aux constitutions des Empereurs »67.
77Enfin, la prohibition de l’enseignement du droit romain rappelée par l’ordonnance de Blois de 1579 n’a pourtant pas empêché, pour Reboul, son abolition par l’édit de Saint-Germain de 1679. Et Reboul de recopier intégralement le préambule de ce texte qui précise notamment que l’incertitude des jugements
provient principalement de ce que l’étude du droit civil a été presqu’entièrement négligée depuis plus d’un siècle, dans toute la France, et que la profession publique a été discontinuée dans l’université de Paris68.
78Il conclut :
Ces paroles nous apprennent de quelle autorité est le droit de Justinien non seulement dans les païs de droit écrit mais également dans les païs coutumiers69.
79Finalement, comment pouvait-il en être autrement pour ce professeur des pays de droit écrit formé au droit romain, enseignant le droit romain avant de devenir professeur de droit français et appliquant au quotidien, devant le parlement de Provence, les règles romanisantes ? D’ailleurs, Reboul établit que le droit romain constitue le droit commun des pays de droit écrit, ajoutant que
cette différence consiste en ce que dans les pays de droit écrit on observe le droit de Justinien comme le vrai droit civil du pays et cy-bien on y a reçu quelques coutumes différentes de ce droit elles n’y sont pas fort opposées et en peu d’étendue. Au lieu que les coutumes sont le vray droit civil des autres provinces70.
80Julien, quant à lui, affirme que le droit romain est un élément du droit français et en fait pleinement partie. Il en veut pour preuve l’ordonnance d’avril 1679 qui en impose l’enseignement dans les universités du Royaume71. Le droit romain n’a pas disparu du droit français. À l’instar de Reboul, il est pour Julien le droit commun « des provinces qu’on appelle pays de droit écrit, telles que la Provence, le Languedoc, le Dauphiné, la Guyenne, le Lyonnois, etc… »72. Toutefois, s’appuyant sur l’argumentation étayée de Guy Coquille, Julien observe que les Français ont toujours eu des coutumes différentes des lois romaines notamment en droit patrimonial de la famille. Il réfute l’idée soutenue par Reboul que les coutumes ont largement été puisées dans le droit romain. Certes, il ne nie pas le fait que certaines coutumes aient pu se former conformément à des prescriptions romaines. Ainsi, il démontre que si les femmes peuvent témoigner dans des procédures civiles et criminelles, elles ne peuvent pas être témoins dans un testament : « Cette jurisprudence a pris sa source dans l’ancien droit romain » écrit Julien73. La coutume de Paris dans son article 289 et l’ordonnance de 1735 dans son article 40 s’y conforment expressément. Mais il rejette le caractère systématique estimant que les coutumes « ont une origine plus ancienne que les conquêtes des Romains dans les Gaules »74. Il en veut pour preuve la communauté de biens entre époux, totalement inconnue du droit romain et qui existait pourtant chez les Gaulois comme cela est mentionné dans les commentaires de César sur la guerre des Gaules ; Julien précisant « il en est de même de beaucoup d’autres coutumes » et citant à ce propos l’origine coutumière des lois saliques, notamment celles par lesquelles tout le champ paternel devait être donné à un enfant mâle75.
81Malgré un réel effort de synthèse, Reboul a du mal à transcender la réalité juridique de son temps. Toutefois, les ambigüités relevées et le manque d’originalité dans certains développements n’enlèvent rien à l’excellence de la combinaison. Reboul s’inscrit dans une démarche qui caractérise les jurisconsultes de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle. Il se retrouve par ses lectures et les influences subies dans une logique particulière à l’égard du droit romain, à savoir une négation de principe de son autorité en tant que droit commun de la France et l’utilisation systématique de ses concepts et de ses règles. Au total Reboul, à l’instar de Charondas, recherche une synthèse des éléments du droit français et en bon juriste absolutiste résout l’ensemble des contradictions en affirmant qu’
Il s’ensuit de tout ce que nous venons de dire, que le droit qui est observé en France soit dans le pais coutumier soit dans le pais de droit écrit, prend toute sa force, toute sa vigueur dans l’autorité des Princes qui en ont permis l’observation76.
82Julien partage au fond le même avis mais part du postulat que toute étude du droit doit commencer par les Institutes de Justinien. Étude indispensable mais insuffisante car ces textes ont évalué du fait des usages, des statuts particuliers et des ordonnances royales.
83Reboul se doit, en sa qualité de professeur de droit français, de dispenser un enseignement juridique conforme aux prescriptions royales, ce qu’il s’efforce de faire. Il recherche dans l’histoire de quoi légitimer la revendication d’un droit national et, retrouvant l’autorité de Charondas Le Caron, reconnaît également que le droit romain n’est reçu « que par forme de coutume et d’usage commun et non par forme de loy ». Nier le caractère de droit commun au droit romain revient, au moins a contrario, à faire la part belle au droit français. La volonté constante d’amalgamer les multiples composantes du droit français pour en donner autant que possible une vision homogène a sans doute préparé, malgré les difficultés, les étudiants provençaux à penser le droit dans un cadre national qui s’est voulu, un siècle plus tard, unique. Ceci étant, malgré l’influence des auteurs défenseurs du droit français et des auteurs coutumiers, Reboul reste attaché au droit romain et aux règles romanisantes qui représentent l’essentiel de ses développements et qui sont celles qui, au quotidien, sont le plus souvent appliquées par le parlement de Provence dont il est membre. D’autant que Reboul, et la manière dont ses traités sont composés le prouve, éclaire en réalité le droit français par le droit romain. Reboul avait tracé la voie à Aix d’un enseignement prenant en compte l’interpénétration du droit français et du droit romain. Enfin, comme le relevait déjà son biographe, la réunion de la théorie et de la pratique « si rare et si précieuse dans tous les ouvrages » fait également l’originalité des écrits du premier professeur de droit français à l’université d’Aix. Cette interpénétration, on la retrouve également dans les écrits de Jean-Joseph Julien. Alors que l’objectif assigné à ses écrits ne semble pas être la recherche de l’existence d’un droit national et que sa méthode est différente et au fond plus épurée, Julien, en partant du droit romain, en retraçant son évolution et en établissant la manière dont il s’applique en Provence, parvient à une œuvre d’uniformisation du droit, à tout le moins du droit écrit bien plus réussie et qui, présentée selon le plan des Institutes, a fortement influencé son élève Portalis. Quoiqu’il en soit, pour Reboul comme pour Julien, les combinaisons de l’esprit et les spéculations du raisonnement sont « sans cesse éclairées par le flambeau de l’expérience »77 et la jurisprudence des arrêts.
Notes de bas de page
1 Les sources manuscrites utilisées pour le présent article sont les suivantes : Bibliothèque municipale à vocation régionale (BMVR), Bibliothèque de l’Alcazar, Marseille, Fonds rares et précieux, Manuscrits (Ms) 621 à 628, 632 et 633. Ces manuscrits contiennent une notice biographique manuscrite qui nous a servi pour reconstituer les éléments de la vie personnelle et professionnelle de Jean-Baptiste Reboul. – Musée Arbaud, Aix-en-Provence, MQ 518.
La bibliographie non exhaustive utilisée pour le présent article est la suivante. F. Belin, Histoire de l’ancienne université de Provence ou histoire d’une université provinciale sous l’Ancien Régime d’après les manuscrits et les documents originaux, Paris, Librairie A. Picard et fils, 1905. J.-L. Mestre, Un droit administratif à la fin de l’Ancien Régime : le contentieux des communautés de Provence, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, 1976. C. Chêne, L’enseignement du droit français en pays de droit écrit (1679-1793), Genève, Librairie Droz, 1982. Les méthodes d’enseignement du droit, RHFD, 2, 1985, notamment : J.-L. Thireau, « L’enseignement du droit et ses méthodes au XVIe siècle, Continuité ou rupture ? », p. 27-36 ; G. Antonetti, « Traditionalistes et novateurs à la Faculté des droits de Paris au XVIIIe siècle », p. 37-50 ; C. Chêne, « La place des professionnels dans la formation des juristes aux XVIIe et XVIIIe siècles », p. 51-62. Naissance du droit français I, Droits, 38, 2003-2, notamment : J. Krynen, « Le droit romain ‘droit commun de la France’ », p. 21-36 ; J.-L. Thireau, « Droit national et histoire nationale : les recherches érudites sur les fondateurs du droit français », p. 37-52 ; G. Leyte, « ‘Le droit commun de la France’, observations sur l’apport des arrêtistes », p. 53-68 ; A. Lefebvre-Teillard, « Naissance du droit français. L’apport de la jurisprudence », p. 69-82. Dans Naissance du droit français II, Droits, 39, 2004-1 notamment, G. Leyte, « Charondas et le droit français », p. 17-34. Histoire de l’enseignement du droit à Toulouse, Toulouse, PUSST, EHDIP, n° 11, 2007, notamment : P. Ferté, « La réorganisation des études de droit par Louis XIV (1679) : une réforme universitaire dénaturée et ses effets pervers », p. 55-94 ; P. Bonin, « Construire un cours de droit français : le manuscrit de Louis Astruc, Toulouse, C. 1737-1738 », p. 217-310 ; H. Richard, « Deux cours de professeurs de droit français du XVIIIe siècle conservés à Nancy : le Traité des peines de secondes noces de Laviguerie et le Traité concernant […] les substitutions de Delort », p. 327-369.
2 Prost de Royer, Riolz, verbo « Aix-en-Provence » dans Dictionnaire de jurisprudence et des arrêts ou Nouvelle édition du dictionnaire de Brillon, t. VII, Lyon, Imprimerie Aimé de la Roche, 1783, p. 768.
3 Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises depuis l’an 420 jusqu’à la Révolution de 1789, t. XIX, janvier 1672-mai 1686, Paris, Belin-Leprieur, 1829, p. 196.
4 Ibid., p. 197.
5 Ibid., p. 199.
6 Isambert, Recueil, op. cit., t. XIX, juin 1687-septembre 1715, Belin-Leprieur, Paris, 1830, p. 350.
7 H. de Boniface, Arrests notables de la Cour de parlement de Provence, Cour des comptes, aydes et finances du même païs, Tome troisième, Lyon, Pierre Bailly, 1689, p. 345.
8 Voir sur Reboul nos études : « Jean-Baptiste Reboul (1649-1719) : premier professeur de droit français à l’université d’Aix », Six siècles de droit à Aix 1409- 2009, Aix-en-Provence, PUAM, 2009, p. 137-146 ; « La question dans le Traité des matières criminelles de Jean-Baptiste Reboul, premier professeur de droit français à l’université d’Aix », Doctrine et pratiques pénales en Europe, Actes des journées internationales de la Société d’Histoire du Droit (26-29 mai 2011), dir. J.- M. Carbasse et M. Ferret-Lesné, Montpellier, Faculté de droit et de science politique, 2013, p. 389-406 ; V° Reboul (Jean-Baptiste) dans Dictionnaire historique des juristes français XIIe-XXe siècle, éd. P. Arabeyre, J.-L. Halpérin et J. Krynen, Paris, PUF, 2e éd., 2015, p. 857-858 ; « ‘Le droit observé en France’ dans les traités manuscrits du premier professeur de droit français à l’université d’Aix Jean-Baptiste Reboul (1640-1719) », Mélanges en l’honneur du professeur Michel Ganzin, Paris, Éditions La Mémoire du Droit, 2016, p. 205-226.
9 BMVR, Ms 632.
10 C.-F. Achard, Histoire des hommes illustres de la Provence ancienne et moderne ; V° Reboul (Jean-Baptiste), Seconde partie, Marseille, Jean Mossy, 1787.
11 BMVR, Ms 632, f° 163 r.
12 Reboul a consacré plusieurs traités relatifs aux questions ecclésiastiques : « De la puissance du Pape en ce qui concerne les choses spirituelles et la puissance de l’Église », « De la jurisdiction ecclésiastique » en cinq parties, « Des biens et revenus de l’Église » et enfin « Des bénéfices ecclésiastiques ». Pour des éléments sur la constitution de sa bibliothèque : BMVR, Ms 633.
13 BMVR, Ms 632, f° 163 r.
14 BMVR, Ms 632, f° 163 r.
15 BMVR, Ms 632, f° 163 v. et 164 r.
16 BMVR, Ms 632, f° 164 r.
17 La nomination de Reboul s’est faite par un article particulier « d’un règlement qu’il fit pour la discipline de cette université », « des gages considérables » et « un droit particulier et personnel, dont luy seul pourroit jouir sans qu’il put etre transmis a son successeur, et qui deviendroit commun et divisible entre les autres professeurs après son décès ». De plus, la déclaration royale du 31 décembre 1683 précisait : « Voulons que ledit Reboul soit payé de tous les droits et gages qui lui appartiennent ou appartiendront, comme remplissant une chaire de droit civil […] » ; H. de Boniface, Arrests notables, op. cit.
18 « Sans aussi que ledit Reboul, ni les autres qui lui succèderont en la dite place de professeur en droit français, puisse jamais parvenir à être Doyen » ; Ibid.
19 « Car étant défendu par les ordonnances royaux à ceux qui exercent des offices de judicature de remplir des charges de professeur, il fut fait une exception particulière au siège d’Aix et des substituts de M. le procureur général au Parlement à cause que M. Reboul étant pourvu de l’une de ces charges et par les autres considérations de l’équité à quoi il donna lieu » est-il précisé dans sa notice biographique.
20 B. Beignier, C. Bléry et A.-L. Thomas-Raynaud, Introduction au droit, Paris, LGDJ, Collection Cours, 2014.
21 C. Giraud, « Étude sur les jurisconsultes anciens et modernes. II. Jean-Joseph Julien. Discours prononcé par Charles Giraud à la rentrée solennelle de la faculté de droit d’Aix le 17 novembre 1838 », RLJ, t. IX, octobre 1838-mars 1839, 1839, p. 204.
22 J-B. D’Onprio, « Portalis : une vie pour le droit », Portalis le juste, Aix-en-Provence, PUAM, 2004, p. 13-42.
23 Voir notamment sur Jean-Joseph Julien : – C. Giraud, « Étude sur les jurisconsultes anciens et modernes. II. Jean-Joseph Julien. Discours prononcé par Charles Giraud à la rentrée solennelle de le Faculté de Droit d’Aix le 17 novembre 1838 », RLJ, t. IX, octobre 1838-mars 1839, 1839, p. 201 et s ; – L. Reverso, « Un éminent professeur de la faculté de droit d’Aix : Jean-Joseph Julien (1704-1789) », Six siècles de droit à Aix, op. cit., p. 147-150, – L. Reverso, V° Julien (Jean-Joseph), Dictionnaire historique des juristes français, op. cit., p. 566-567.
24 BMVR, Ms 632, f° 165 r.
25 J.-L. Mestre, Un droit administratif à la fin de l’Ancien Régime : le contentieux des communautés de Provence, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, 1976. C. Chêne, L’enseignement du droit français, op. cit.
26 BMVR, Ms 632, f° 164 v.
27 Trois exemplaires comparables sont consultables : un au musée Arbaud à Aix, un à la BM d’Arles et une « Suite du traité des matières criminelles » à la BMVR. Voir notre étude sur : « La question dans le Traité des matières criminelles de Jean-Baptiste Reboul », art. cit., p. 389-406.
28 Musée Arbaud, MQ 518, f° 1.
29 J.-J. Julien, Élémens de jurisprudence selon les loix romaines et celles du Royaume, Aix, Chez Antoine David, 1785, préface.
30 BMVR, Ms 624.
31 Isambert, Recueil, op. cit., t. XIX, janvier 1672-mai 1686, p. 197.
32 BMVR, Ms 624, Traité de la souveraineté du roy Très Chrestien et de son pouvoir tant sur la police et la juridiction ecclésiastique, que sur les personnes des Evêques et ecclésiastiques de France, f° 56.
33 BMVR, Ms 632, f° 164 v.
34 BMVR, Ms 632, f° 165 r.
35 J.-P. Agresti, « La question dans le Traité des matières criminelles », art. cit., p. 389-406.
36 BMVR, Ms 622.
37 BMVR, Ms 622, f° 165.
38 BMVR, Ms 622, Traité du contract de mariage et des constitutions de dot, des conventions matrimoniales et de tout ce qui regarde le droit des mariez.
39 BMVR, Ms 622, f° 123.
40 BMVR, Ms 622, f° 123.
41 BMVR, Ms 622, f° 97.
42 Voir la version publiée de notre thèse : Les régimes matrimoniaux en Provence à la veille de la Révolution. Contribution à l’étude du droit et de la pratique notariale en pays de droit écrit, Aix-en-Provence, PUAM, Collection d’Histoire du Droit, Série « Thèses et Travaux », n° 16, 2009, p. 107 et s.
43 J.-J. Julien, Élémens de jurisprudence, op. cit., p. 45.
44 Ibid., p. 54.
45 Ibid., p. 155.
46 Ibid., p. 397.
47 Ibid., p. 387.
48 BMVR, Ms 622, f° 84 et 85.
49 BMVR, Ms 624, f° 45.
50 BMVR, Ms 624, Du droit nouveau de la France, f° 26.
51 BMVR, Ms 624, Du droit nouveau de la France, f° 25.
52 BMVR, Ms 624, Du droit nouveau de la France, f° 27-28.
53 J.-J. Julien, Élémens de jurisprudence, op. cit., p. 212.
54 J.-J. Julien, Nouveau commentaire sur les statuts de Provence, Tome premier, Aix, Chez Esprit David, 1778, p. xv. On peut lire dans le même sens, Ibid., p. xx : « Le droit écrit cesse d’être observé en Provence, non seulement dans les cas où il a été dérogé par nos anciens statuts ou par des ordonnances publiées et enregistrées, mais encore lorsqu’il y a une coutume ou une jurisprudence contraire ».
55 Ibid., p. xx.
56 Ibid., p. 601.
57 Ibid., p. 601.
58 BMVR, Ms 622, Traité de la séparation entre mary et femme, de la répétition de la dot et de la collocation faite par la femme marito vergente ad inopiam, f° 2.
59 BMVR, Ms 622, f° 119.
60 BMVR, Ms 624, Traité de la division du droit françois, f° 37.
61 J.-J. Julien, Nouveau commentaire, op. cit., p. XV.
62 Cet ouvrage de l’abbé Fleury paru pour la première fois en 1674 sans nom d’auteur a été imprimé en tête de l’ouvrage de Gabriel Argou (1640-1703) – lui aussi juriste contemporain de Reboul – Institutions du droit françois paru pour la première fois en 1692. Reboul a lu Argou et utilise abondamment ses développements comme au moins deux de ses traités portant sur « la division des choses » le prouvent. Voir sur l’abbé Fleury : X. Godin, « L’Histoire du droit françois de l’abbé Claude Fleury (1674) », Histoire de l’histoire du droit, Toulouse, PUSST, EHDIP, 10, 2006, p. 61- 76.
63 BMVR, Ms 624, Du droit nouveau de la France, f° 1.
64 J.-J. Julien, Nouveau commentaire, op. cit., p. 462.
65 BMVR, Ms 622, Traité de ceux qui sont en la puissance d’autruy, f° 125.
66 BMVR, Ms 624, Du droit nouveau de la France, f° 20-21.
67 Ibid., f° 19.
68 Isambert, Recueil, op. cit., t. XIX, janvier 1672-mai 1686, p. 196.
69 BMVR, Ms 624, Du droit nouveau de la France, f° 21.
70 BMVR, Ms 624, Du droit nouveau de la France, f° 22.
71 J.-J. Julien, Nouveau commentaire, op. cit., p. xj.
72 Ibid., p. xj.
73 Id., Élémens de jurisprudence, op. cit., p. 199.
74 Id., Nouveau commentaire, op. cit., p. xij.
75 Ibid., p. xiij.
76 BMVR, Ms 624, Du droit nouveau de la France, f° 32.
77 C.-F. Achard, Histoire des hommes illustres de la Provence, op. cit., p. 458.
Auteur
Professeur à Aix-Marseille Université, doyen de la Faculté de Droit et de Science Politique
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