La jurisprudence des arrêts dans les Institutes coutumières d’Antoine Loisel (1536-1617) d’après le manuscrit 3182 de la Bibliothèque Mazarine
p. 225-243
Texte intégral
1Les Institutes coutumières font partie des rares ouvrages de l’époque moderne à être encore régulièrement cités dans les cours de droit privé positif ; pourtant leur étude a été largement délaissée depuis le début du xxe siècle1. Une multitude de facteurs explique la renommée des Institutes coutumières, parmi lesquels on peut citer la qualité formelle de l’ouvrage, le contexte de son élaboration et de sa publication et, évidemment, la réputation de son auteur. Antoine Loisel est en effet un jurisconsulte réputé bien avant la publication de son œuvre majeure2. Né à Beauvais en 1536, Loisel3 part à Paris en 1549 afin de suivre notamment les enseignements des philosophes Jean Amariton (1525-1590) et Petrus Ramus (1515-1572). Décidant alors de poursuivre des études juridiques, il se rend à Toulouse où il devient l’élève du jeune Jacques Cujas (1522-1590). Les deux hommes se lient d’amitié et Loisel suit son maître toulousain dans ses péripéties universitaires, jusqu’à l’obtention de son doctorat à Bourges en 15594. Loisel commence alors une longue carrière judiciaire, qui ne s’achève qu’à sa mort en 1617. D’abord avocat au parlement de Paris, il devient ensuite substitut du procureur général de la cour souveraine, tout en se voyant attribuer la charge d’avocat pensionnaire du duc d’Alençon. Proche du pouvoir royal, il participe aux Grands jours de Poitiers, puis contribue à la réformation de la coutume de Paris en tant qu’avocat de Catherine de Médicis et orateur du clergé. Plus tard, il est choisi comme avocat général au sein de la chambre de justice de Guyenne5 ; juridiction ad hoc, composée de commissaires issus du Parlement, destinée à juger des exactions commises dans la province lors des guerres civiles6. À la fin de sa vie, il occupe cette même charge au parlement de Paris. Toutes ces fonctions montrent à quel point, l’auteur des Institutes coutumières est un acteur important de la production jurisprudentielle – au sens de la jurisprudence des arrêts – durant la seconde moitié du XVIe siècle.
2Cette carrière s’inscrit dans le contexte social et institutionnel mouvementé du royaume de France7, qui voit en même temps le droit amorcer une profonde transformation. Pour se limiter à la thématique du présent ouvrage, la coutume et les décisions de justice jouent alors un rôle central dans l’élaboration d’un droit propre au royaume, que l’on commence à peine à qualifier de français8. Loisel apparaît comme l’une des figures majeures de cette transformation, à laquelle il contribue en particulier par la rédaction des Institutes coutumières. Reprenant la méthode humaniste pour l’étude des sources du royaume, Loisel cherche à travers cette œuvre à dégager des principes qui pourraient constituer la trame d’un droit commun coutumier, conçu lui-même comme l’élément central d’un potentiel droit français. Les Institutes coutumières participent ainsi de la volonté d’unification juridique de la France, qui se fait de plus en plus pressante à partir du XVIe siècle. La jurisprudence des arrêts contribue également à cette évolution, que ce soit par le travail des magistrats eux-mêmes mais surtout par l’intensification de la réflexion doctrinale produite à partir des décisions que rendent ces derniers. On pense évidemment à la multiplication des recueils d’arrêts9, mais les arrêtistes ne sont pas les seuls à se saisir alors de cette matière. Les auteurs de « droit français » font feu de tout bois et ne se limitent pas aux coutumes et aux ordonnances royales. Ils recourent aussi à la jurisprudence des arrêts et ne négligent pas des sources qu’ils qualifient parfois d’étrangères, à savoir le droit romain et le droit canonique.
3C’est le cas de Loisel dans ses Institutes coutumières. Le constat est établi de longue date et clairement démontré – au moins dans ses grandes lignes – par la thèse soutenue par Michel Reulos en 1935. Ce travail, qui couple une édition critique de l’ouvrage10 et l’étude de celui-ci, consacre l’une de ses parties aux « sources des Institutes coutumières »11. Reulos distingue sources extra-juridiques et sources juridiques, même si – de son propre aveu – il s’avère très délicat « d’indiquer d’une façon certaine les sources des règles de Loisel »12. Il note la grande diversité des sources juridiques, puisque Loisel fait non seulement appel aux anciens coutumiers et aux actuels recueils de coutumes, mais aussi à la législation royale, aux droits savants et aux décisions de justice. Concernant ces dernières, toutefois, Reulos est très succinct : une seule phrase leur est consacrée. Il indique simplement que Loisel se serait « beaucoup reporté à la jurisprudence du parlement de Paris, élément unificateur de première importance »13. Ce constat s’appuie sur un manuscrit de la Mazarine14 dans lequel, précise Reulos, « les citations d’arrêts sont fréquentes, et parmi les arrêts cités, beaucoup ont été rendus à la suite de plaidoiries de Loisel »15.
4Les dépouillements effectués pour cette recherche confirment que, parmi les documents de travail de Loisel identifiés et encore conservés, seul ce manuscrit est réellement exploitable pour étudier l’influence de la jurisprudence des arrêts dans la rédaction des Institutes coutumières16. Il s’agit en réalité non d’un ouvrage entièrement manuscrit, mais d’une impression rémoise de 1557 des coutumes de Vermandois, Reims, Chalons, Noyon, Saint-Quentin, Ribemont et Coucy17 annotées par Loisel et reliées avec des feuillets manuscrits rédigés par l’humaniste beauvaisien. Les pages les plus annotées se trouvent au début de l’ouvrage et concernent la coutume générale de Vermandois. Les notes marginales se réduisent ensuite, tout comme le nombre de feuillets intercalés. C’est d’ailleurs pour ces feuillets que le manuscrit a surtout intéressé Reulos. Ils contiennent en effet une version de travail des Institutes coutumières qui, en raison de sa richesse, a fait l’objet d’une analyse assez détaillée dans la thèse de ce dernier18. La présente étude vise donc à compléter le travail de Reulos, qui, bien qu’ayant déjà scruté le manuscrit de la Mazarine, s’est avant tout concentré sur la version de travail des Institutes coutumières, sans s’attarder sur les notes relatives aux décisions de justice. Celles-ci font simplement l’objet d’une évocation lapidaire : une seule phrase sans véritable analyse de l’influence de la jurisprudence des arrêts sur l’œuvre19. Cette question n’a d’ailleurs elle-même jamais fait l’objet de recherches spécifiques, les articles sur Loisel se contentant de reprendre dans une formule générale la diversité des sources mobilisées par les Institutes coutumières, parmi lesquelles figurent les décisions des cours souveraines.
5Partant, l’analyse du manuscrit de la Mazarine permet de démontrer que si Loisel utilise bien la jurisprudence des arrêts pour l’élaboration des Institutes coutumières, ce recours reste circonscrit à la fois par sa pratique personnelle (I) et quant aux matières concernées (II).
I - Un recours aux arrêts pratiquement limité
6Les recueils de coutumes et, plus généralement, la diversité des ouvrages relatifs aux coutumes constituent logiquement la principale source des Institutes coutumières. Le manuscrit de la Mazarine en est un bon révélateur, puisque Loisel y annote les coutumes imprimées de plusieurs détroits du nord-est du royaume. Dans ses annotations, le jurisconsulte beauvaisien confronte ces coutumes à diverses autres sources, parmi lesquelles on compte vingt-et-une décisions de justice. Alors que pour la connaissance de la coutume, Loisel s’appuie massivement sur des ressources livresques, cela ne semble pas être le cas pour les décisions de justice. Certes, l’humaniste ne peut pas ignorer l’intense publication de recueils d’arrêts, qui mettent à sa disposition une matière sans cesse croissante20. Toutefois, on ne dispose pas de témoignage direct de leur utilisation pour la composition des Institutes coutumières, si ce n’est un exemplaire du Stilus Curie Parlamenti de Guillaume Du Breuil, dans lequel Loisel a apposé quelques rares notes. Les informations relatives à la bibliothèque de l’humaniste21 ne permettent pas de déterminer la place qu’y occupaient les recueils d’arrêts, mais le manuscrit de la Mazarine paraît indiquer qu’il semble s’agir d’une source résiduelle pour la composition des Institutes coutumières. L’essentiel des arrêts invoqués est en effet issu de l’expérience personnelle de l’homme de justice qu’est Loisel.
7Les données recueillies sont sur ce point très claires. Cet élément s’aperçoit tout d’abord grâce à la date des décisions reportées dans le manuscrit22. Si l’amplitude temporelle des arrêts cités est large, puisqu’elle s’étend sur près d’un siècle (1529-1616)23, la quasi-totalité des décisions est toutefois concentrée sur une période bien plus brève. Plus de 80 % des arrêts ont été rendus au cours de la vingtaine d’années qui court de 1567 à 1589. Plus encore, la plupart des arrêts cités datent de la décennie 1570. Sur vingt-et-un arrêts, quatorze ont été rendus entre 1570 et 1578. Alors que les décisions mobilisées par Loisel s’échelonnent sur près d’un siècle, les deux-tiers se concentrent sur une petite dizaine d’années.
8Pour donner un sens à ces chiffres, il faut les mettre en regard de la carrière de Loisel, déjà brièvement évoquée en introduction. Le Beauvaisien devient avocat au parlement de Paris en 1560, puis accède à une charge de substitut du procureur général trois ans plus tard. Il mène alors une longue carrière parmi les gens du roi, durant laquelle il participe aux Grands jours de Poitiers en 1567 et 1579, mais aussi à la Chambre de justice de Guyenne entre 1582 et 1584. Après avoir quitté le parquet en 1584, il devient avocat du roi au parlement de Paris en 1605, fonction qu’il conserve jusqu’à sa mort en 1617. Durant les deux dernières décennies du XVIe siècle, Loisel ne se tient cependant pas éloigné de l’activité judiciaire, puisqu’il se consacre alors au barreau, tout en poursuivant ses travaux d’érudition juridique et historique. Ainsi, durant cette période, il travaille non seulement à l’élaboration des Institutes coutumières, mais il met à profit sa connaissance approfondie de la cour souveraine pour rédiger un ouvrage original relatif à l’histoire de la profession d’avocat, intitulé Pasquier ou le dialogue des avocats du parlement de Paris24.
9Ce n’est donc en rien un hasard si les arrêts cités sont presque tous compris entre 1567 et 1589 ; c’est parce qu’à ces dates Loisel a une connaissance de l’intérieur des décisions rendues par le parlement de Paris. Il n’y a pas là simplement une corrélation, mais une véritable causalité, comme le démontrent les autres données recueillies par l’étude du manuscrit de la Mazarine. En effet, Loisel indique expressément qu’une partie des arrêts qu’il invoque est tirée de son expérience personnelle. Par une sorte de mise en abyme, l’avocat se décrit en train de plaider dans l’affaire citée. Puisque ses fonctions de substitut du procureur ne lui interdisent pas de continuer à défendre des particuliers25, Loisel poursuit son activité d’avocat au Parlement comme l’indiquent six des vingt-et-un arrêts qui figurent dans le manuscrit. L’humaniste les rapporte avec une formule stéréotypée : « […] par arrest du […] plaidant Loisel »26. Ces six arrêts datent tous de la décennie 1570, ce qui démontre clairement que ces décisions sont issues de la pratique personnelle de Loisel et non de sa lecture des recueils d’arrêts. Cela explique également que pour un certain nombre de décisions l’humaniste se fasse assez précis sur les litiges qu’il reporte dans ses notes.
10Non seulement, il mentionne sa participation au procès, mais il évoque aussi parfois d’autres avocats et, éventuellement, le nom des parties défendues. C’est ainsi que pour quatre des six arrêts pour lesquels Loisel a plaidé, il cite également l’avocat de la partie adverse. Parmi ces derniers, on retrouve Barnabé Brisson27 (1531-1591) et René Choppin28 (1537-1606). Ces deux célèbres avocats au parlement de Paris sont en outre cités au sujet d’arrêts pour lesquels Loisel n’indique pas avoir plaidé. C’est par exemple le cas pour la décision rapportée au folio 17, où Loisel s’appuie sur un « arrest du mardi au matin 12. mars 1577 plaidant Choppin pour ledit Viche appelant » ; ou encore, au folio 39, un « arrest du 13. jour de may 1575. […] plaidant Brisson le jeune pour l’appelant ». La connaissance dont se nourrit l’auteur des Institutes coutumières est donc plus large que sa seule expérience strictement personnelle. Par expérience, il faut ici comprendre sa vie professionnelle au parlement de Paris lato sensu et pas seulement les litiges auxquels il a directement pris part.
11Ces éléments permettent d’ailleurs de penser que l’essentiel – si ce n’est la totalité – des arrêts cités a été rendu par le parlement de Paris. Par déduction, on peut néanmoins déjà affirmer qu’une majorité d’arrêts (douze sur vingt-et-un) provient effectivement de la cour souveraine parisienne. Un certain nombre d’indices permettent de l’affirmer, au premier rang desquels les avocats cités par Loisel. L’humaniste mentionne aussi « Monsieur le premier président De Thou » pour un arrêt prononcé à Noël 157629, ou encore le greffier civil Du Tillet au sujet d’un arrêt de 157030.
12Le manuscrit de la Mazarine indique donc que l’influence de la jurisprudence des arrêts dans la constitution des Institutes coutumières reste circonscrite. Elle se concentre pour l’essentiel sur l’expérience de Loisel au parlement de Paris. Elle contraste très nettement avec la grande diversité des sources coutumières employées, ne serait-ce que celles figurant dans l’ouvrage étudié, qui regroupe les coutumes de Vermandois, de Chalons, de Reims, de Noyon, de Saint-Quentin, de Ribemont et de Coucy, sans même parler des annotations manuscrites de Loisel renvoyant à d’autres recueils de coutumes.
13Pour autant, les arrêts cités qui se situent aux bornes temporelles peuvent laisser penser que Loisel ne s’est pas limité à la seule connaissance tirée de son activité personnelle auprès de la cour souveraine parisienne. Il évoque en effet deux décisions antérieures à son accession à l’avocature, et même à sa naissance pour l’une d’entre elles. Il s’agit d’un arrêt de 1529 noté en marge du folio 13 et d’un arrêt de 1537 figurant au folio 11. On ne dispose pas d’indications permettant de déterminer la ou les sources employées par Loisel et il faut donc se contenter d’hypothèses. La connaissance de ces décisions par Loisel peut provenir de trois principales sources écrites : un recueil d’arrêts, un ouvrage juridique autre qu’un recueil d’arrêts, ou la consultation des registres de la juridiction31.
14Aucun indice ne permet de trancher en faveur de l’une de ces hypothèses. Le seul élément certain est qu’à la différence des arrêts précédents, Loisel n’a pas eu une connaissance directe de ces jugements au moment même où ils ont été prononcés. Il ne fait ici que reporter ce qu’il a trouvé ailleurs. Certes, il faut distinguer selon qu’il s’agit d’un ouvrage doctrinal ou d’un registre judiciaire ; néanmoins le recours à ces arrêts ne résulte pas directement de la pratique de Loisel.
15La décision de 1616, rapportée au folio 23, soulève, quant à elle, d’autres interrogations. Il s’agit en effet d’un arrêt rendu peu de temps avant la mort de Loisel, qui survient l’année suivante, et surtout plusieurs années après la première édition des Institutes coutumières en 1607. Même si Loisel a continué à travailler sur cet ouvrage, comme en témoigne l’édition révisée de 1611, l’arrêt de 1616 n’a logiquement pas pu avoir d’influence sur cette version des Institutes coutumières (la dernière publiée du vivant de l’humaniste), qui constitue la base de toutes les éditions ultérieures. En outre, ce jugement figure dans une annotation postérieure à celles qui l’entourent, comme le montre nettement la mise en page32. Afin de pouvoir insérer le texte dans l’espace disponible, on constate que le scripteur a à la fois réduit le corps des lettres et diminué la marge de gauche. La question se pose alors de savoir si Loisel est bien l’auteur de cette annotation. La comparaison du ductus montre en effet quelques différences sensibles33 : ligature entre p et l / absence de ligature entre p et l ; i non pointé / i pointé ; forme des jambages.
16Pour autant, ces différences ne paraissent pas telles qu’elles puissent garantir qu’il s’agisse d’une autre main. En effet, elles peuvent s’expliquer doublement. Tout d’abord, le scripteur a dû diminuer la taille des lettres pour insérer le texte dans l’espace disponible. Ensuite, il s’agit d’une annotation tardive, nettement postérieure au reste du manuscrit qui, compte tenu des autres arrêts cités, date certainement au plus tard du début de la décennie 1590, période durant laquelle Loisel travaille activement à la préparation des Institutes coutumières. En 1616, l’humaniste est âgé de 80 ans, ce qui pourrait aussi expliquer l’évolution du ductus, plus de vingt ans après les annotations qui entourent cette référence tardive. S’il est bien l’auteur de cette dernière, Loisel occupe encore à cette date la charge d’avocat du roi au parlement de Paris, ce qui peut laisser supposer qu’il tire directement cet arrêt de son activité judiciaire.
17Ces éléments permettent donc de constater que les arrêts figurant dans le manuscrit se limitent pour l’essentiel à l’expérience professionnelle de Loisel. L’analyse sur le fond montre qu’ils sont également circonscrits quant aux questions juridiques qu’ils tranchent.
II - Un recours aux arrêts matériellement limité
18Quelle utilisation Loisel fait-il des arrêts qu’il tire de sa pratique ? Le manuscrit de la Mazarine nous livre sur ce point quelques indices, dont on peut dégager d’intéressantes conclusions, qui restent cependant partielles et provisoires compte tenu de l’étroitesse du matériau disponible. Le premier indice se situe dans la méthode utilisée par Loisel. Le manuscrit de la Mazarine est – il faut le répéter – un recueil de coutumes imprimé au sein duquel Loisel a inséré des notes. Quant à la forme, on distingue deux grands types d’annotations : certaines sont inscrites dans la marge du texte imprimé, alors que d’autres figurent sur une page vierge d’impression par la suite reliée avec le texte imprimé. Les premières sont nécessairement brèves ; contrainte qui pèse moins sur les secondes. Ainsi, les notes sur feuillets libres sont découpées en paragraphes plus ou moins longs, qui couvrent le plus souvent la majorité voire la totalité de la page.
19Dans l’ensemble, les deux types de notes ont la même fonction, à savoir recueillir les réflexions de Loisel au regard du texte de la coutume de Vermandois. Plus particulièrement, l’humaniste confronte les dispositions de la coutume à d’autres sources. Il mobilise essentiellement d’autres coutumes et le droit romain et, de manière plus marginale, le droit canonique et, évidemment, la jurisprudence des arrêts. Si la fonction de ces différentes notes est similaire, le rapprochement entre les notes sur feuillets libres et l’imprimé est indirect, à la différence des notes marginales, qu’il est possible de rapprocher d’une disposition particulière du seul fait de leur forme. L’étude des arrêts cités semble néanmoins indiquer que les notes sur feuillets libres se rapportent aux coutumes imprimées sur la page qui leur fait face. Le rapprochement est certes moins précis, mais la comparaison de l’objet des arrêts cités avec les coutumes imprimées sur la page d’en face montre une correspondance presque parfaite. Seuls les arrêts évoqués dans les feuillets intercalés entre les coutumes de Vermandois et celles de Chalons et de Reims n’ont aucune correspondance, puisqu’ils n’ont pas de vis-à-vis imprimé, les feuillets étant placés entre deux recueils.
20Pour le reste, les décisions mobilisées par Loisel correspondent au moins aux thèmes des chapitres de la coutume de Vermandois dans lesquels elles sont rapportées. Ces thématiques sont très limitées, ce qui est surprenant au regard de la diversité des sujets abordés tant au sein des Institutes coutumières que des seules coutumes de Vermandois. Il est en effet possible de regrouper les vingt-et-un arrêts cités par Loisel en quatre grandes catégories34 : le droit patrimonial de la famille, le droit des biens, le système du retrait et la question du louage.
21Cette dernière ne concerne d’ailleurs qu’une seule décision, alors que le droit des biens et le retrait intéressent trois arrêts chacun. On constate donc que la grande majorité des jugements mobilisés par Loisel porte sur des questions de droit patrimonial de la famille. La catégorie est relativement vaste, et si l’on se penche plus en détail sur les quatorze arrêts concernés, on note que neuf traitent de successions, trois de régimes matrimoniaux et deux de donations35. Le fait que l’humaniste recourt à de nombreux arrêts en droit patrimonial de la famille n’est pas en soi surprenant, tant la matière est à la fois l’un des objets privilégiés de la coutume et une source inépuisable de litiges.
22La justice d’Ancien Régime croule sous les conflits patrimoniaux et contribue ainsi à forger une partie de ce droit. La typologie même des arrêts invoqués par Loisel en donne un aperçu. Deux décisions relatives au droit patrimonial de la famille sont des arrêts en robe rouge. L’avocat humaniste le précise expressément dans ses notes, ce qui montre l’importance de cette catégorie d’arrêt, qu’il convient de bien distinguer des autres. Les arrêts de règlement viennent combler un vide normatif : à la différence des autres décisions des parlements, ils sont obligatoires erga omnes, même s’ils restent supplétifs, provisoires et localisés. La valeur particulière accordée à ces arrêts retient logiquement l’attention de Loisel, qui essaie de dégager des règles dont la généralité soit la plus grande possible. En effet, compte tenu de l’autorité et de l’étendue du ressort du parlement de Paris, ces décisions supplétives, provisoires et localisées que sont les arrêts de règlement, atteignent néanmoins un grand degré de généralité. Il n’est donc pas étonnant de noter que 14 % des décisions citées par le jurisconsulte beauvaisien sont des arrêts en robe rouge. Évidemment, il n’en demeure pas moins que la majorité des arrêts rapportés par l’humaniste sont des décisions d’appel, qui constituent le quotidien de la cour souveraine parisienne. Si on peut identifier que dix des vingt-et-un arrêts sont rendus en appel, il est très probable qu’une grande partie – si ce n’est la totalité – des huit arrêts pour lesquels on ne dispose pas d’information, le soit également. Comme on l’a déjà supposé, il s’agit certainement de décision du parlement de Paris ; or, Loisel ne précisant pas qu’il s’agit d’arrêts de règlement, ce sont probablement de simples décisions d’appel.
23Au regard de ces éléments, la présence de nombreuses décisions relatives au droit patrimonial de la famille s’explique assez aisément. Il est en revanche plus étonnant de relever une si faible diversité des matières dans lesquelles Loisel fait appel à la jurisprudence des arrêts. Certes l’échantillon est réduit, mais les proportions restent significatives. Cette concentration contraste avec la variété des champs parcourus dans les Institutes coutumières. Celles-ci comprennent bien cinq titres relatifs au droit patrimonial de la famille : le titre 3 du livre I consacré aux douaires, les titres 4, 5 et 6 du livre II qui traitent respectivement des testaments et de leur exécution, des successions et hoiries, puis des partages et rapports, sans oublier le titre 4 du livre IV relatif aux donations. Toutefois, il ne s’agit que de cinq titres sur trente-cinq. Parmi les trente autres, un titre est spécialement consacré au retrait (III, 5), qu’il soit lignager ou féodal, un autre au louage (III, 6), et trois peuvent être regroupés sous la bannière « droit des biens ». Les autres titres abordent des matières aussi variées que le droit extrapatrimonial de la famille, l’état des personnes, le droit féodal, le droit des contrats, le droit pénal, la procédure ou bien encore les sûretés – pour n’en citer que quelques-uns – ; autant de domaines pour lesquels Loisel ne fait pas appel à la jurisprudence des arrêts, à tout le moins pas dans le manuscrit de la Mazarine, qui constitue pratiquement notre seul témoignage sur ce point.
24D’ailleurs, la restriction du recours à la jurisprudence des arrêts n’est pas seulement importante au regard des Institutes coutumières, mais aussi au regard du manuscrit de la Mazarine lui-même, ou plutôt de l’imprimé qui sert de support matériel et intellectuel aux notes de Loisel. Si l’on confronte les annotations de l’humaniste avec le contenu même des coutumes de Vermandois, on remarque qu’il ne mobilise des décisions judiciaires que sur quelques matières du recueil. Même si les questions successorales lato sensu y occupent une place très importante, les coutumes rédigées de Vermandois ne se limitent pas au droit patrimonial de la famille, au droit des biens, au retrait et au louage. Elles traitent aussi de la procédure, du statut des personnes, du droit extrapatrimonial de la famille, des rentes ou encore de questions seigneuriales et féodales. Certes, trois des arrêts invoqués par Loisel se rattachent secondairement à des problèmes de droit des fiefs, telle la décision du 21 juin 1570 relative à un retrait féodal36, mais le constat reste celui de l’étroitesse matérielle du recours à la jurisprudence des arrêts par l’humaniste beauvaisien.
25Finalement, l’étude du manuscrit 3182 de la Mazarine conduit à relativiser l’affirmation de Reulos selon laquelle Loisel se serait « beaucoup reporté à la jurisprudence du parlement de Paris, élément unificateur de première importance »37. Les sources à notre disposition n’autorisent pas une telle conclusion, compte tenu de la faiblesse des mentions à la jurisprudence des arrêts. Si le recours reste limité, Loisel puise, il est vrai, essentiellement dans les décisions de la cour souveraine parisienne. Un tel choix s’explique évidemment par le fait que « la jurisprudence du parlement de Paris, [est un] élément unificateur de première importance », mais les données recueillies montrent que ce choix découle certainement tout autant des circonstances pratiques, à savoir la longue carrière de Loisel dans cette institution, qui lui offre une connaissance directe et détaillée des décisions rendues par cette dernière.
26Fruit du travail de toute une vie, les Institutes coutumières, ce chef d’œuvre à l’immense influence dans la construction du droit français, résultent certes d’un patient travail de collation des sources par Loisel, mais aussi – et ce n’est pas à négliger – de l’expérience personnelle d’un praticien du droit et des circonstances qui l’ont conduit à pratiquer au sein du parlement de Paris.
Annexe
Annexes
Annexe 2 : À propos de la référence à l’arrêt de 1616
Annexe 3 : L’objet des décisions citées
Notes de bas de page
1Concernant les Institutes coutumières, la thèse de Michel Reulos constitue toujours la référence : M. Reulos, Étude sur l’esprit, les sources et la méthode des Institutes coutumières d’Antoine Loisel, Paris, Sirey, 1935 ; pour une présentation synthétique, v. X. Prévost, « Institutes coutumières », The Formation and Transmission of Western Legal Culture, 150 Books that Made the Law in the Age of Printing, dir. S. Dauchy, G. Martyn, A. Musson, H. Pihlajamäki et A. Wijjfels, Cham, Springer, 2016, p. 162-164.
2C’est ce que relève déjà son petit-fils, Claude Joly, dans la préface à l’édition de 1679 des Institutes coutumières : « Antoine L’Oisel, avocat au Parlement, mon aïeul maternel, qui l’aiant composé, le donna pour la première fois au public, vers le commencement de ce siècle, fut en son temps un des plus célèbres parmi ceux de sa profession […]. Ses ouvrages ne lui ont pas acquis moins de réputation, que ses emplois », Les Institutes coustumieres de Loisel, éd. M. Reulos, Paris, Sirey, 1935, p. 12.
3Pour la biographie de Loisel, outre l’indispensable thèse de Michel Reulos (Étude sur l’esprit, op. cit., p. 11-36), il faut, en dernier lieu, se référer à la notice de J.- L. Thireau, « Loisel Antoine », Dictionnaire historique des juristes français (xiie-xxe siècle), dir. P. Arabeyre, J.-L. Halpérin et J. Krynen, Paris, PUF, 2015, p. 672-673.
4Sur les rapports entre Loisel et son maître, voir X. Prévost, Jacques Cujas (1522- 1590), jurisconsulte humaniste, Genève, Droz, 2015, passim, spécialement p. 226- 227.
5Concernant le rôle de Loisel à la chambre de justice de Guyenne, voir dernièrement Id., « L’obéissance aux lois royales selon Antoine Loisel à travers ses Huict remonstrances faictes en la chambre de justice de Guyenne sur le subject des edicts de pacification », Mélanges en l’honneur de Jean-Louis Thireau, dir. A. Dobigny-Reverso, X. Prévost et N. Warembourg, à paraître ; plus généralement, il faut se reporter aux études de Michel Reulos, en particulier le résumé d’une de ses communications : M. Reulos, « Loisel avocat du roi en Guienne (1581-1584) », RHDFE, 14, 1935, p. 190-191 ; et Id., Étude sur l’esprit, op. cit., p. 23-33.
6R. Doucet, Les institutions de la France au XVIe siècle, Paris, A. et J. Picard et Cie, 1948, t. 1, p. 216.
7Pour une présentation générale, voir par exemple A. Jouanna et alii, Histoire et dictionnaire des guerres de religion, Paris, Robert Laffont, 1998.
8Voir en particulier J.-L. Thireau, « Le comparatisme et la naissance du droit français », RHFD, 10-11, 1990, p. 153-193 ; Id., Introduction historique au droit, Paris, Flammarion, 2009, p. 213-269.
9Sur le rôle des arrêtistes pour la mise en ordre et la rationalisation du droit, voir G. Cazals, « Les arrêts notables et la pensée juridique de la Renaissance », Des « arrests parlans ». Les arrêts notables à la Renaissance entre droit et littérature, dir. G. Cazals et S. Geonget, Genève, Droz, 2014, p. 203-224.
10L’édition de Michel Reulos semble devoir être utilisée de manière préférentielle, en ce qu’il s’agit d’une édition critique, dotée d’un riche apparat et d’annexes, qui harmonise la numérotation des neuf cent huit adages compilés par Loisel : A. Loisel, Institutes coustumieres ou manuel de plusieurs et diverses reigles, sentences et proverbes, tant anciens que modernes, du droict coustumier et plus ordinaire de la France, Paris, A. L’Angelier, 1611 (Les Institutes coustumieres de Loisel, éd. M. Reulos, op. cit.).
11M. Reulos, Étude sur l’esprit, op. cit., p. 49-75.
12Ibid., p. 65. L’auteur précise également p. 49 : « Loisel en publiant ses Institutes coutumières avait bien eu soin de rédiger ses règles de telle façon qu’on ne puisse les rattacher à aucune coutume ou à aucun auteur déterminés. […] Toutes les règles sont, pourrions-nous dire, dépersonnalisées, c’est-à-dire que l’auteur a supprimé de son texte tous les éléments, toutes les allusions qui auraient pu permettre une attribution à une source déterminée ».
13Ibid., p. 73.
14Paris, Bibliothèque Mazarine, ms 3182 : Coustumes générales et particulières du bailliage de Vermandois […].
15M. Reulos, Étude sur l’esprit, op. cit., p. 73.
16Dans les autres instruments de travail dépouillés qui auraient pu présenter un intérêt pour le sujet (Paris, BNF, fr. 13358 ; Paris, BNF, fr. 24061 ; Paris, BNF, lat. 18348), Loisel ne fait pas de mention directe de sources jurisprudentielles.
17Coustusmes générales et particulières du bailliage de Vermandois, tant de la ville, cité, baillievé et prevosté foraine de Laon, que des prevostés et anciens ressorts d’icelui, comme Rheims, Chaalons, Noyon, Saint Quentin, Ribemont, Coucy et autres. Mises et rédigées par escrit, arrestées et emologuées par ordonnance du Roy, en presence des gens des trois estats dudit Bailliage, Prevostés et anciens ressorts d’icelui au mois de Novembre 1556 […], Reims, N. Bocquenois, 1557.
18M. Reulos, Étude sur l’esprit, op. cit., p. 79-83.
19L’analyse n’est guère plus poussée dans un article exclusivement consacré à ce manuscrit et cosigné par R. Filhol et M. Reulos, « Un coutumier de Vermandois annoté par Loisel », RHDFE, 14, 1935, p. 111-116.
20G. Cazals et S. Geonget, « Introduction », Des « arrests parlans », op. cit., p. 7- 16.
21M. Reulos, Étude sur l’esprit, op. cit., p. 53-56 ; C. Joly, Vie de M. Antoine Loisel, advocat en Parlement, tirée en partie de ses escrits (Divers opuscules tirez des mémoires de Me Antoine Loisel advocat en Parlement), Paris, Jean Guignard le père, 1656), p. LV-LVI.
22Cf. annexe 1 : Nombre de décisions citées selon l’année du jugement.
23Il faut donc corriger ici l’affirmation de René Filhol – pourtant le chercheur à avoir le plus étudié ces citations – qui pensait que « la date de ces arrêts montrait que les annotations étaient de beaucoup postérieures à 1557 : les plus anciens remontaient à 1573 et 1576, et les plus récents aux premières années du XVIIe siècle », R. Filhol et M. Reulos, « Un coutumier de Vermandois annoté par Loisel », art. cit., p. 112.
24A. Loisel, Pasquier ou le dialogue des avocats du parlement de Paris, Paris, Videcoq père et fils, 1844.
25Avant l’édit de 1586 qui érige en titre d’office les charges de substituts du procureur général dans les parlements de France, ces derniers « étaient traditionnellement recrutés parmi les avocats, peut-être parfois parmi les procureurs, et ils étaient autorisés à poursuivre, en leur nom propre, leur activité professionnelle d’origine. L’inconvénient majeur qui résultait de ce système est qu’à cheval sur service public et service privé les substituts risquaient d’être placés en position de juge et partie », I. Storez-Brancourt, « Dans l’ombre de Messieurs les Gens du Roi : le monde des substituts », Histoire du parquet, dir. J.-M. Carbasse, Paris, PUF, 2000, p. 157-158.
26Cette formule ou une formulation similaire se retrouve aux folios 14, 15, 18, 35, 41 et 42 (Paris, Bibliothèque Mazarine, ms 3182).
27Ibid., fol. 15.
28Ibid., fol. 41.
29Ibid., fol. 13.
30Ibid., fol. 36.
31Outre les sources écrites, Loisel a pu avoir connaissance de ces décisions par des discussions avec d’autres juristes, plus spécialement au palais, éventuellement avec des personnes ayant eu part à la résolution desdits litiges.
32Cf. annexe 2a : Note relative à l’arrêt de 1616 (Paris, Bibliothèque Mazarine, ms 3182, fol. 23).
33Cf. annexe 2b : Comparaison du ductus de « plaidant » (Paris, Bibliothèque Mazarine, ms 3182, fol. 18 et 23).
34Cf. annexe 3a : Objet des vingt-et-une décisions citées.
35Cf. annexe 3b : Objet précis des quatorze décisions relatives au droit patrimonial de la famille.
36Paris, Bibliothèque Mazarine, ms 3182, fol. 36.
37M. Reulos, Étude sur l’esprit, op. cit., p. 73.
Auteur
Professeur à l’Université de Bordeaux, directeur de l’Institut de recherche Montesquieu (E.A. 7434)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017