Statuts et justice
Une approche du problème de l’application pratique des normes municipales dans les villes du Sud-Ouest de la France
p. 211-223
Texte intégral
1Ainsi que le dit, dans la seconde moitié du XIIe siècle, la Summa Trecensis, « [...] la jurisdictio est le pouvoir de dire le droit...»1. Derrière ce qui paraît être une évidence, se cache une question bien plus complexe.
2« Dire le droit » revient évidemment à appliquer le droit, veiller à son respect, l’interpréter, le « rendre ». Mais « dire le droit » signifie également le créer, l’établir. À la fin du XIIe siècle, Étienne de Tournai rapprochait déjà jurisdictio et administratio2. Un siècle plus tard, Albert de Gand indique que les communautés qui ont la jurisdictio peuvent faire des statuts, ce que Bartole confirme très clairement : « quand le populus a une pleine jurisdictio, il peut faire des statuts sans avoir besoin d’une auctoritas supérieure »3.
3Le terme jurisdictio est au cœur des préoccupations de ce colloque : rendre la justice et créer de la norme sont un seul et même pouvoir. Comment donc ne pas imaginer que la coutume ou les statuts soient avant tout nourris des décisions de justice.
4En fait, la situation est bien évidemment moins simple, ainsi que nous allons essayer de le constater dans le cas des villes du Sud-Est de la France médiévale. Elle l’est d’abord parce que pendant l’âge d’or des autonomies municipales, ces autorités sont instables, institutionnellement tout autant que politiquement, même si on pourrait nuancer l’observation du fait de la stabilité sociale des élites qui les tiennent. Elle l’est aussi en raison du fait que la communauté municipale, ou en tout cas ses dirigeants, les décisionnaires, ne sont pas forcément exactement les mêmes en matière judiciaire et en matière normative.
5Malgré ces limites, le rapprochement entre décisions de justice et statuts municipaux doit être fait pour mieux comprendre le processus d’élaboration de la norme municipale. C’est à ce niveau que surgit la principale difficulté. Elle tient à la faiblesse du nombre de sources extra-statutaires traitant de la justice aux XIIe et début du XIIIe siècles4. Faiblesse qui empêche de parvenir à des conclusions satisfaisantes et qui contraint à ne pas se contenter du seul texte de ces décisions.
6Avant d’aller plus loin, il convient de s’interroger sur la justice de l’époque elle-même. Elle est marquée par la coexistence et la concurrence des tribunaux. Dans les limites urbaines, la justice seigneuriale est en recul, voire éliminée dans les grands consulats. Elle reste, néanmoins, présente et même forte dans les petits. La justice épiscopale tient également une place qui varie nettement d’une ville à une autre. La justice royale, quant à elle, progresse rapidement à l’ouest du Rhône. Ce n’est cependant pas l’activité de ces cours qui nous retiendra ici mais celle des tribunaux municipaux.
7En la matière, les grands consulats aiment à souligner régulièrement qu’ils détiennent la potestas judicandi, c’est-à-dire le pouvoir de rendre la justice de manière indépendante, le merum imperium5. Ils le font dans des cours où les consuls s’appuient sur des juristes, qui occupent les fonctions de juges municipaux. Ce sont donc, en principe, les autorités municipales qui rendent elles-mêmes la justice.
8Pour le siècle qui constitua l’âge d’or des autonomies municipales méridionales (1150-1250), l’examen des décisions de justice conservées est assez décevant. Peu nombreuses, elles sont également assez répétitives. Il s’agit principalement du règlement de litiges fonciers ou liés à la possession de droits et revenus, qui peuvent parfois ouvrir sur des questions plus complexes (tutelle, dot...). Sur ces bases assez faibles, il est néanmoins possible de poser la question des liens entre décisionnaires et norme (III) sous deux angles : celui de l’application de la norme (I) et celui de l’influence de la justice sur l’élaboration de la norme (II).
I - L’application de la norme statutaire
9Il est difficile de savoir si un corpus statutaire ou des coutumes sont correctement appliqués. Si les décisions de justice peuvent y aider, elles sont insuffisantes. Il est en effet très rare à cette époque que ces dernières fassent explicitement référence aux normes municipales ou même s’appuient implicitement sur celles-ci. Pour Avignon, aucune décision parmi la vingtaine étudiée ne renvoie, directement ou non, aux statuts municipaux. Les décisions de justice peuvent néanmoins être complétées par d’autres sources, qui permettent d’aller plus loin que ce premier constat.
10C’est le cas des statuts « transitoires », c’est-à-dire ceux donnant une directive qui devait se traduire par une action ou réalisation et avaient de ce fait vocation à disparaître une fois leur objet satisfait. On peut observer, sur la base de ces statuts, que les corpus normatifs municipaux n’avaient pas une application parfaite.
11Les statuts avignonnais de 1247-1248 imposent ainsi qu’il soit procédé à un nouveau pavage des rues. Il est prévu que trois agents chargés de l’entretien des rues puissent demander que, dans les rues où c’est le plus nécessaire, les grosses dalles devenues dangereuses soient retirées et remplacées par des petits pavés. Il est même précisé que ce pavage devait être réalisé à la Pentecôte6. L’année n’étant pas précisée, il s’agit donc d’une question urgente, à régler sous quelques mois. Un second article, sans doute ajouté par une version ultérieure indique que cela devra notamment être fait dans la rue de la fusterie neuve7. Il précise que ce remplacement sera à la charge des riverains et que s’il n’est pas fait, ceux-ci pourront être sanctionnés par la cour municipale. Or, la version suivante des statuts municipaux avignonnais, qui ne date que de 1441, renouvelle l’obligation de poser la nouvelle calade de petits pavés « ainsi qu’il est habituel de le faire », et l’on sait par ailleurs que ce remplacement n’est intervenu, pour ce qui est de la rue de la fusterie neuve (devenue rue de la Grande fusterie) qu’en 14998. Le pavage de 1499 est-il venu remplacer un premier pavage de petites pierres, qui aurait pu être réalisé au milieu du XIIIe siècle, ou est-il venu réaliser bien tardivement la directive des statuts de 1247-1248 ? Il est difficile de le savoir. Toujours est-il que la nécessité de rappeler l’obligation de poser la nouvelle calade montre, a minima, que toute la ville n’avait pas été repavée, malgré l’urgence de l’exigence du corpus du XIIIe siècle.
12Bien qu’il souligne les limites de l’application de cette mesure, il est quoi qu’il en soit difficile de s’en tenir à ce seul exemple.
13Une seconde source d’information peut être trouvée dans les évènements contemporains des statuts. Comme dans de nombreuses autres villes, les statuts avignonnais prévoient que le corpus soit revu, corrigé ou refait annuellement9. Or, même si la date de la version conservée est incertaine, elle est, au vu des dispositions qu’elle contient, antérieure à 1248 au plus tard. La ville perdant ses autonomies en 1251, les statuts n’ont donc pas été révisés annuellement.
14De même, ces statuts interdisent que les fonctions de podestat soient occupées par une personne excommuniée10. Ils ajoutent que ces fonctions ne peuvent l’être plus d’un an par une même personne. Or, le dernier podestat d’Avignon, Barral des Baux, plusieurs fois excommunié11, resta en poste pendant quatre ou cinq ans, entre 1246 et 1250 ou 1251.
15Fut également allègrement violée l’obligation, jurée par les rectores de la ville, c’est-à-dire les consuls et podestats, de protéger l’Église et spécialement l’évêque, les personnes et les biens de l’Église d’Avignon12. Barral des Baux, à nouveau, son équipe et une foule d’Avignonnais se rendirent ainsi coupables de destruction et violences contre ces derniers. Les possessions de l’évêque furent occupées, celui-ci fut exilé de la ville, un diacre fut violenté par un juge municipal et un prêtre par le viguier du podestat. Ces actes valent d’ailleurs aux Avignonnais une excommunication générale prononcée par Innocent IV en 124913.
16On le constate, les statuts n’eurent donc qu’une application mesurée. Mais il faut évidemment aussitôt nuancer ce constat. Ces exemples sont liés à un contexte particulier de tensions et d’incertitude qui caractérise les dernières années des autonomies des communes provençales d’Arles, Avignon et Marseille. Les violences et troubles y furent nombreux provoquant d’inévitables dérèglements institutionnels, que l’on retrouve d’ailleurs en Italie à la même époque14.
17Une dernière observation peut permettre de dépasser le niveau des constats ponctuels. Elle naît de la constatation de la faiblesse du nombre d’agents municipaux chargés d’appliquer les dispositions statutaires, que ce soit à Arles ou à Avignon. Ce nombre est impossible à déterminer à partir des documents autres que les statuts eux-mêmes. Mais, alors que ces derniers sont généralement assez précis sur les fonctions des officiers et magistrats, il n’y est fait mention que d’un seul agent chargé de maintenir l’ordre dans la ville15.
18Il y en avait sans doute beaucoup d’autres que ni les statuts, ni aucun autre texte ne permet de connaître. Pourtant, certaines dispositions remettant en cause des mauvaises habitudes des habitants étaient de nature à poser de réels problèmes d’application. C’est le cas de l’interdiction de déposer des excréments humains dans les rues (seule disposition à devoir être lue quatre fois par an, dans plusieurs lieux de la ville, preuve de son importance), qui vient compléter l’interdiction de faire du fumier dans les rues, d’y jeter les eaux usées ou d’y abandonner les cadavres d’animaux16. Malgré toutes ces mesures, le poète François Pétrarque présente Avignon, au milieu du XIVe siècle comme « l’enfer des vivants, l’égout de la terre, la plus puante des villes »17. Si sa haine d’Avignon, qui avait enlevé le siège pontifical à Rome, lui fait sans doute noircir le tableau, celui-ci n’était certainement pas merveilleux. En témoignent les statuts de 1441, qui reprennent à l’identique la disposition interdisant de faire du fumier dans la ville de 1247 et renouvellent celle de jeter les eaux usées dans les rues.
19Difficile de parvenir à des conclusions certaines, mais il y a dans ces différents éléments des indices qui permettent de considérer, a minima, que les statuts étaient mal appliqués.
II - L’influence de la justice municipale sur l’élaboration de la norme statutaire
20Face à ces difficultés d’application, on attendrait de la justice qu’elle soit particulièrement attachée à l’application des statuts. Pourtant les quelques décisions conservées révèlent que ce n’est pas le cas. La raison peut en être l’incomplétude des statuts. Propriété, dot, tutelle sont autant de questions pour lesquelles ils ne proposent que très peu de développements, laissant ces domaines relever des corpus de règles complétant le droit élaboré par l’organisation municipale, notamment du droit romain.
21Les juges des consulats provençaux et languedociens sont en effet des juristes familiers du droit des compilations. Le notaire avignonnais Bertrand du Pont, qui a laissé un des plus anciens formulaires notariaux connus, soulignait, pour sa ville, leurs qualités juridiques, qui l’interdisaient, sans doute en partie par fausse modestie, d’avoir la « folle prétention » de se comparer à eux18.
22Cette familiarité se retrouve naturellement à la lecture des statuts qui ne définissent jamais les notions ou mécanismes juridiques complexes reprenant des termes de droit romain (la tutelle, la dot, la patria potestas, mais aussi, d’un point de vue procédural, le libelle, ou encore la litis contestatio). On peut y voir la preuve d’une maîtrise suffisante du droit antique par les juristes provençaux qui rend ces définitions inutiles. Ces absences de définition rejoignent la brièveté des corpus réglementaires municipaux, qui rend évidente la coexistence, dans le droit municipal, du droit statutaire et d’autres sources, telles que le droit romain ou la coutume non écrite19. Les dispositions statutaires y font d’ailleurs référence, explicitement ou non20.
23Sans reprendre la question complexe des rapports entre jus commune et jura propria, il paraît évident que dans les grands consulats, droit romain, statuts et coutume non écrite coexistaient dans l’esprit des juristes, donc des juges municipaux et que si application du droit il y avait, c’était une application constituée par ces trois éléments de manière concomitante.
24Or, la coutume non écrite était appliquée, au moins par des juridictions de métier, que certaines villes mettent en place dans le domaine commercial et artisanal21. En revanche, il semble bien que ce ne soit pas, ou très mal, le cas de la source statutaire. Ainsi, les liens entre les décisions de justice et les statuts sont très faibles, voire inexistants. Le rapprochement de la terminologie procédurale utilisée dans les statuts et les jugements ne permettent pas davantage de tirer de conclusions quant à ces liens. Elle est en effet, dans un cas comme dans l’autre, tirée directement du droit romain.
25Même s’il faut tenir compte du faible nombre de décisions judiciaires conservées pour cette époque, à leur lecture, il apparaît que les statuts sont quasiment absents, ignorés. Faut-il donc considérer avec Laurent Mayali que les statuts urbains « sont avant tout une déclaration d’intentions moins à l’usage des habitants qu’à celui des étrangers »22 ?
26Les difficultés d’application, pour ne pas dire l’ignorance des règles statutaires, et l’indifférence des juristes et des tribunaux à leur égard semblent aller dans ce sens. La source juridique principale dans le contexte municipal méridional au XIIIe siècle paraît être le droit romain. Pour autant, les statuts n’ont-ils vraiment qu’un intérêt de communication ? Poser cette question revient à retourner le problème et à s’interroger non sur l’influence des statuts sur les décisionnaires mais sur l’influence des décisionnaires sur les statuts.
III - Aux origines des statuts
27Poser la question des influences subies par les statuts revient à poser celle des auteurs ou tout au moins des personnes et autorités intervenant dans l’élaboration du corpus statutaire.
28Les réglementations municipales ne s’arrêtent pas toujours sur cette question. On ne trouve ainsi rien de précis à Montpellier ou de manière plus générale dans l’ancienne Septimanie23. À Arles, comme à Avignon, sont mentionnés des statutores. Ceux-ci composent une commission qui a des obligations de travail assez strictes, puisqu’elle reste enfermée le temps de corriger, amender ou refaire les statuts. Sa fréquence de réunion est incertaine et des contraintes de temps assez rigoureuses pèsent sur elle. L’origine sociale de ces statutores est connue pour Avignon. Il s’agit de chevaliers urbains (milites), de bourgeois (probi homines) et de juristes (jurisperiti) en nombre déterminé par les rectores de la cité (consuls ou podestat), qui les choisissent. Ce choix est fait « en conseil général », le conseil de la ville, sans qu’il soit possible de savoir s’il est fait parmi les conseillers ou simplement s’il est approuvé par ces derniers24.
29À Marseille, où, ainsi que l’avait remarqué Régine Pernoud, l’élaboration des statuts fait intervenir « chacun des éléments de la vie municipale ». Ce sont les chefs de métiers qui ont l’initiative des réglementations. Les six semainiers, nommés par ces derniers, transmettent le projet aux recteurs qui préparent le texte. Celui-ci est ensuite soumis au conseil (lui-même contrôlé par les chefs de métiers) pour approbation avant publication en assemblée générale des citoyens25. Dans sa précision, la procédure marseillaise a le mérite de révéler l’influence politique qui pèse sur le processus d’élaboration de la norme.
30Cette influence, si elle est moins explicitement affirmée ailleurs est pourtant incontestable. À Avignon, la composition de la commission des statutores est le reflet de celle de la société municipale, dominée par deux groupes sociaux, les chevaliers urbains et les bourgeois. Leur est apporté le soutien technique des juristes. Cette composition rejoint d’ailleurs celle de la cour de justice municipale, constituée, à l’époque consulaire, des consuls et des juges. On retrouvait encore une composition proche de celle de la commission statutaire au niveau du collège consulaire où les places étaient également réparties entre chevaliers et bourgeois.
31On peut donc formuler pour hypothèse, à partir du cas d’Avignon, qui se retrouve à Arles et vraisemblablement à Montpellier, que les juristes tiennent dans l’élaboration des statuts un rôle prépondérant au niveau technique qui vient compléter le rôle politique des représentants des catégories sociales dominantes dans la cité.
32Cette composition aurait pu permettre aux juristes de contrebalancer les aspirations politiques des non-juristes. Elle est néanmoins faussée par le fait que ces juristes sont eux-mêmes issus des deux groupes sociaux en question26. L’ensemble que forment chevaliers, bourgeois et juristes à Arles, Avignon et Nîmes notamment constitue ce qui peut être considéré comme un patriciat, groupe assez fermé de quelques dizaines de familles27. Chevaliers urbains et bourgeois sont en effet étroitement liés entre eux par des intérêts économiques et des alliances politiques et matrimoniales, qui nuancent fortement l’opposition théorique que soulignent les statuts. On pourrait faire le même constat à Marseille ou à Montpellier, avec une composition sociale sensiblement différente du patriciat, beaucoup plus marqué par l’importance commerciale de ces villes.
33C’est donc ce patriciat qui contrôle le processus normatif, la justice et, plus largement, le gouvernement politique et économique de la cité. Comment n’aurait-il donc pas pu avoir d’influence sur le contenu du droit municipal ? Il faut vraisemblablement y voir les décisionnaires dans les principales cités consulaires méridionales.
34La lecture des statuts confirme cette observation. La composition sociologique originale du consulat marseillais et de son oligarchie est ainsi pour beaucoup dans la forme de ses statuts. Ceux-ci, les plus longs et complets que nous ayons conservés pour cette époque de ce côté des Alpes, contiennent un remarquable livre 4 consacré à des dispositions maritimes et commerciales, correspondant aux besoins et aspirations des maîtres de la cité.
35À Avignon et, dans une moindre mesure à Arles, villes beaucoup plus tournées vers les activités agricoles que Marseille ou Montpellier, les statuts reflètent également les intérêts du patriciat. Si le droit privé y tient une place réduite, les dispositions commerciales et rurales y ont une importance remarquable. Elles révèlent les sources de puissance politique et économique des familles qui dominent la ville : le commerce et les propriétés foncières, notamment à vocation agricole28.
36L’influence de ces décisionnaires politiques et judicaires sur le processus normatif peut même parfois devenir caricaturale. Ainsi bourgeois et chevaliers avignonnais ne sont pas soumis au couvre-feu imposé aux autres habitants, les laissant libre de leurs mouvements et leur réservant la fréquentation des lieux de jeux et de boissons29. Dans le même état d’esprit, la réglementation pénale de cette cité offre à plusieurs reprises la possibilité de racheter et d’éviter ainsi des peines corporelles, ce dont seuls les membres du patriciat sont susceptibles de bénéficier, au vu des sommes nécessaires.
37En conclusion, si l’influence des décisions judiciaires sur les statuts est, a minima, difficile à mesurer à cette époque et si l’application des statuts eux-mêmes paraît bien incertaine ou très imparfaite, les liens entre les décisionnaires et les statuts sont incontestables dans les grands consulats de Provence et du Languedoc oriental. Les premiers pèsent de tout leur poids politique et social sur l’élaboration de la norme municipale. Mais alors, si ce poids est certain, quel est son intérêt dès lors que les statuts apparaissent si mal ou peu appliqués ?
38Appuyés sur le droit romain et la coutume non écrite, qui organisent l’essentiel des rapports juridiques au sein de la communauté municipale, les statuts viennent donner des orientations. Celles-ci sont incontestablement surtout juridiques dans les statuts les plus développés, à Marseille ou à Montpellier. Dans les statuts moins denses (à Arles ou Avignon par exemple), les orientations apparaissent plus politiques que juridiques. Luigi Provero a souligné pour l’Italie communale que les statuts étaient des actes politiques30. On ne peut que le rejoindre pour les régions qui nous ont retenues. Les statuts y apparaissent également comme des actes politiques qui visaient à assurer ou conforter les assises économiques et institutionnelles du patriciat, dans des constructions institutionnelles souvent assez modestes et fragiles.
39Appuyés sur les compétences juridiques de ceux d’entre eux qui avaient étudié le droit, ses membres ont essayé de poser des normes cristallisant et donc protégeant leur domination, contre le reste de la société urbaine, mais également contre les pouvoirs seigneuriaux. Si les éléments manquent donc pour apprécier l’influence juridique des décisionnaires sur les statuts, celle de leur esprit, de leurs aspirations politiques est tout à fait incontestable.
Notes de bas de page
1 Summa trecensis, III. 6 : « [...] iurisdictio vero est potestas iuris dicendi [...] » (éd. H. Fitting, Summa Codicis des Irnerius, Berlin, Guttentag, 1894, p. 51).
2 Stephanus Tornacensis, Summa Decretorum, C. XVI, q. 1 : « Si dominus imperator concedat alicui iurisdictionem vel iudicandi potestatem et non assignet ei provinciam seu populum, quem iudicet, habet quidem titulum, id est nomen, sed non administrationem [...] » (éd. J.-F. Von Schulte, Die Summa des Stephanus Tornacensis über das Decretum Gratiani, Giessen, Roth, 1891, p. 222).
3 Bartolus a Saxoferrato, In primam digesti veteris partem, Dig. 1. 1. 9 : « [...] quando populus habet omnem iurisdictionem potest facere statutum non expectata superioris autoritate [...] » (Id., Commentaria ad libros Digestorum Codicis atque Institutionum, Turin, Guinta, 1577).
4 Pour Avignon, nous n’avons conservé pour cette période qu’une vingtaine de documents traitant de la justice, hors statuts, qui ne sont malheureusement pas toujours très développés.
5 À Arles, vers 1156, les consuls sont présentés comme « [...] habebunt potestatem judicandi, et quod judicatum fuerit exequendi, tam de honoribus quam de injuriis, et de omnibus aliis maleficiis » (Ch. Giraud, Essai sur l’histoire du droit français au Moyen Âge, Paris, Videcoq, 1846, I, p. 3). La formule est reprise presque à l’identique à Avignon en 1158, où les consuls « habebunt potestatem judicandi, et quod judicaverint exequendi » (Arch. dép. de Vaucluse, Pintat, boîte 8, n° 293). En 1251, les comtes de Toulouse et de Provence reconnaissent que la commune d’Avignon possédait le « merum et mixtum imperium et omnem jurisdictionem » (A.N., J 311, n° 65). Dans ce dernier cas, même si les comtes avaient intérêt à amplifier les pouvoirs détenus pas l’organisation avignonnaise, l’expression paraît assez révélatrice de l’étendue de la juridiction municipale exercée par cette dernière. Sur la compétence judicaire des consulats méridionaux, voir J.-M. Carbasse, Consulats méridionaux et justice criminelle au Moyen Âge, Thèse, dactyl., Montpellier, 1974, p. 6 sq. et G. Testaud, Des juridictions municipales en France, des origines jusqu’à l’ordonnance de Moulins, 1566, Paris, Larose, 1901, p. 14 sq.
6 Art. 81 des statuts, R. de Maulde, Coutumes et règlements de la République d’Avignon au treizième siècle, Paris, Larose, 1879, p. 169.
7 Art. 152, ibid., p. 205.
8 Art. 73 des statuts de 1441 : « [...] quod callate nove fiant ubi non sunt, et que facte fuerint reparentur per totam civitatem de minutis lapidibus sicut est consuetum [...] » (J. Girard et P. Pansier, « Les statuts d’Avignon de 1441 », Annales d’Avignon et du Comtat Venaissin, III, 1914-1915, p. 180) et J. Girard, Évocation du vieil Avignon, Paris, Éditions de minuit, 1958, p. 53.
9 Art. 1er : « [...] statuimus et ordinamus ut a rectore seu rectoribus civitatis, quocunque nomine censeatur vel censeantur, cum consilio officialium curie, eligantur singulis annis usque ad festum sancti Andree ad statuta civitatis emendenda vel de novo componenda, viri legales. et ad hoc peragendum ydonei milites et probi homines et juris periti, in eo numero qui rectori vel rectoribus civitatis videbitur expedire ; et illi statim cum electi fuerint et in generali consilio recitati, jurabunt quod statuta emendabunt, vel ordinabunt, vel de novo facient [...] » (R. de Maulde, Coutumes et règlements de la République d’Avignon, op. cit., p. 115).
10 Art. 2 : « [...] illi IIIIor electi eligant potestatem vel potestates, catholicum vel catholicos non excommunicatum vel excommunicatos [...] » (Ibid., p. 118).
11 C’est ce qui peut être déduit de la bulle de 1249 (Arc. dép. du Vaucluse, 1 G 7, f° 5). L.-H. Labande, Avignon au XIIIe siècle, l’évêque Zoen Tencarari et les Avignonnais, réimpr., Marseille, Laffitte, 1975, p. 118 estime que cette excommunication intervint dès 1246. Elle est, en tout cas, confirmée par les abbés de Saint-Gilles et de Franquevaux (en 1248 ?) puis par le pape en 1249, dans la bulle précitée.
12 Art. 9 : les recteurs « [...] jurabunt quod sanctam [matrem] ecclesiam, et specialiter episcopum et ecclesiam Avinionis et personas et res eorum et jura omnia defensabunt » (R. de Maulde, Coutumes et règlements de la République d’Avignon, op. cit., p. 123). L’une des copie des statuts, conservée dans le manuscrit BNF, ms. lat. 4657, f° 6 remplace la dernière partie de la phrase, depuis « specialiter » par « et fidem catholicam servabunt », ce qui nuance le constat de violation des statuts, en l’espèce.
13 Arch. dép. du Vaucluse, 1 G 7, f° 5.
14 Voir par exemple la synthèse de M. Ascheri, Le città-Stato, Bologne, Il Mulino, 2006, p. 110-114.
15 Pour Avignon, le lecteur voudra bien nous excuser de renvoyer à Une ville et son droit, Avignon du début du XIIe siècle à 1251, Paris, de Boccard, 2008, p. 433-437 et notamment p. 436. Le même constat semble pouvoir être fait à la lecture des statuts d’Arles.
16 Art. 40, 79 et 80 (R. de Maulde, Coutumes et règlements de la République d’Avignon, op. cit., p. 146 et 162-163).
17 J. Girard, Évocation du vieil Avignon, op. cit., p. 54.
18 BM de Valence, ms. 19, fol. 119 : « […] in hoc opusculo tali quali sequor doctrinam jurisperitorum Avinionensium non ut eorum aliquibus equipare in aliquo me presumam, quia non me nominibus furiosus confero tantis » (préambule du formulaire notarial de Bertran du Pont).
19 C’est notamment le cas à Alès (Coutumes de 1200, Arch. mun. d’Alès, I S 1, ms. 1 et de 1217, Id., ms. 2, éd. M. d’Hombres, Alais, ses origines, sa langue, ses chartes, sa commune et son consulat. Esquisses historiques et linguistiques, Alais, Société scientifique et littéraire, 1871, p. 120), Arles (Charte de l’évêque Raimon du XIIe siècle et statuts du XIIIe siècle, éd. Ch. Giraud, Essai sur l’histoire du droit français, op. cit., I, p. 2 et II, p. 185), Avignon (Charte de l’évêque Jouffré du XIIe siècle – Arch. dép. Vaucluse, Pintat, boîte 8, n° 293 et 293 bis, éd. N. Leroy, Une ville et son droit, op. cit., p. 625 – et statuts du XIIIe siècle – R. de Maulde, Coutumes et règlements de la République d’Avignon, op. cit., p. 115), Carcassonne (coutumes du début du XIIIe siècle, éd. A. Teulet, Layettes du Trésor des chartes, 1, Paris, Plon, 1863, n° 743, p. 272), Montpellier (coutumes de 1204 et 1205, ibid., n° 721, p. 255 et n° 760, p. 289), Saint-Gilles (statuts du XIIIe siècle, É. Bligny-Bondurand, Les coutumes de Saint-Gilles, XIIe-XIVe siècles, Paris, Picard, 1915, p. 51).
20 Explicitement à Alès, par exemple à l’article 11 des coutumes de 1200 (Arch. mun. d’Alès, I S 1, ms. 1) : « Dotata a patre judicium patris non inpugnet, neque ei ab intestato succedat ; matri tamen et fratribus suis et aliis omnibus secundum leges succedat », ou à Arles, avec des citations tirées directement des compilations de Justinien, ainsi, l’art. 19 : « Ne judiciorum vigor juris que publici tutela frustra videatur in medio introducta », tiré de C. 1. 9. 13 (voir encore l’art. 15, Ch. Giraud, Essai sur l’histoire du droit français, op. cit., II, p. 191-193), Avignon (N. Leroy, Une ville et son droit, op. cit., p. 423-429) et Montpellier, art. 122 des coutumes de 1204, mais surtout le serment de Pierre d’Aragon de les appliquer : « […] Et volo et statuo quod curia Montispessulani judicet secundum predictas consuetudines, et eis in perpetuum inviolabiliter utatur, et, eis deficientibus, secundum jus scriptum […] » (Layettes, op. cit., I, n° 721, p. 265a).
21 C’est le cas à Avignon, où sont en place des juridictions spéciales, compétentes pour trancher les litiges intervenant entre professionnels pour plusieurs métiers, art. 149 (R. de Maulde, Coutumes et règlements de la République d’Avignon, op. cit., p. 204). Vu le contenu des statuts municipaux, ces juridictions ne pouvaient appliquer que la coutume interne au métier concerné, les dispositions commerciales statutaires étant trop peu nombreuses pour faire des statuts l’unique source applicable.
22 L. Mayali, Droit savant et coutumes. L’exclusion des filles dotées XIIe-XVe siècles, Frankfurt-am-Main, Klostermann, 1987, p. 77.
23 H. de Tarde, « La rédaction des coutumes de Narbonne », AM, 85, 1973, p. 378.
24 Art. 110 des statuts du XIIIe siècle d’Arles, Ch. Giraud, Essai sur l’histoire du droit français, op. cit., II, p. 225 et art. 1er des statuts d’Avignon du XIIIe siècle, R. de Maulde, Coutumes et règlements de la République d’Avignon, op. cit., p. 115- 116.
25 R. Pernoud, Les Statuts municipaux de Marseille, Monaco-Paris, Archives du Palais-Picard, 1949, p. xx-xxi.
26 Pour une synthèse sur cette question, voir M. Berthe, « Les élites urbaines méridionales au Moyen Âge (XIe-XVe siècles) », in M. Scelles (éd.), La maison au Moyen Âge dans le Midi de la France, Journées d’études organisées par l’Université de Toulouse-Le Mirail et la Société archéologique du Midi de la France, Toulouse, Société archéologique du Midi de la France, 2002, p. 28 sq., sur le cas plus particulier d’Avignon, N. Leroy, Une ville et son droit, op. cit., p. 272- 274.
27 Pour Arles, voir notamment M. Aurell, « La chevalerie urbaine en Occitanie (fin Xe-début XIIIe siècle) », Les élites urbaines au Moyen Âge, XXVIIe congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur Public, Paris-Rome, PS-EFR, 1997, p. 71-118. Pour Nîmes, voir A. Angelras, Le consulat nîmois. Histoire de son organisation, Nîmes, La Laborieuse, 1912, notamment p. 62 et A. Dupont, « L’évolution du Consulat nîmois du milieu du XIIIe au milieu du XIVe siècle », AM, 72, 1960, p. 287-308.
28 Dans les statuts avignonnais du XIIIe siècle, les statuts touchant au commerce ou aux propriétés foncières représentent 25 % du corpus statutaire, ils représentent environ 20 % du corpus arlésien.
29 Art. 77 des statuts du XIIIe siècle, R. de Maulde, Coutumes et règlements de la République d’Avignon, op. cit., p. 166.
30 Luigi Provero, Le Parole dei sudditi. Azioni e scritture della politica contadina nel Duecento, Spolète, Fondazione Centro italiano di studi sull’Alto Medioevo, 2012.
Auteur
Professeur à l’Université de Nîmes
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