Chapitre III. L’idéologie et la science contemporaine
p. 429-433
Texte intégral
1La sociologie contemporaine souligne que l’erreur de Marx provient de sa conception de la dialectique. Elle privilégie comme procédé opératoire celui de l’antinomie ou de la polarisation entre les contradictoires et, sur ce point, elle reste tributaire de l’hégélianisme qu’elle condamne. Contre Hegel, Proudhon avait dit : "L’antinomie ne résout pas". Elle est tension, condition de la vie1. Il avait déclaré : "La synthèse de Hegel est antérieure et supérieure aux termes qu’elle unit". Elle travaille "au rétablissement de l’autorité, à l’absolutisme gouvernemental de l’Etat, comme Hobbes"2. C’est pourquoi Proudhon a posé en principe que la dialectique antinomique niait la "synthèse" et a recherché, à l’inverse, la diversité dans tous ses détails, dans l’expérience toujours renouvelée, pluraliste et de plus en plus réaliste. "Elle est d’abord le mouvement de la réalité sociale elle-même et, ensuite seulement, méthode pour suivre les sinuosités de ce mouvement"3.
2L’idéologie se marque dans les trois caractères que revêt la dialectique de Marx : elle est ascendante, apologétique et eschatologique.
3Ascendante, comme toutes les dialectiques qui l’ont précédée, elle reste toujours la montée de l’Humanité, déchirée et douloureuse, vers le salut définitif, le rêve d’un paradis terrestre où toutes les difficultés et tensions propres à la vie sociale se trouveraient levées pour toujours..."Grâce à la dialectique historique, la dialectique ascendante de Marx est une marche triomphale, à travers les révolutions, vers une Humanité enfin désaliénée de toutes ses servitudes et réconciliée avec elle-même"4.
4Marx intègre ainsi dans la dialectique ascendante platonico-hégélienne la vision chrétienne d’un salut définitif. Il y ajoute l’apologie de la société sans classes de la deuxième phase du communisme, l’apologie de l’harmonie sur terre, et enfin l’apologie de la fin de l’Histoire, une eschatologie où se rejoignent l’annonce prophétique du salut et l’apocalypse de l’achèvement de l’Histoire. Mais cette vision héritée du christianisme devient mythique dans la dialectique matérialiste de Marx. Elle n’est réaliste que dans la mesure où elle échappe à l’idéologie, c’est-à-dire où elle demeure chrétienne et rectifiée par la tension de la transcendance et de l’incarnation. Seule cette "mystique" chrétienne réaliste est capable d’assumer la praxis sociale sans l’aliéner ni dans la révolution mythique, ni dans la pseudo-tradition conservatrice, parce qu’elle seule est en mesure de les vider de leurs idéologies respectives.
5De son côté la science contemporaine met en évidence le conflit de deux sortes de logique de la relation : la logique dialogale et la logique dialectique. Celle-ci s’est développée dans l’histoire de la pensée métaphysique et dialectique, comme l’a bien souligné Martin Heidegger, à partir de la première5.
6La première est la logique de l’analogie. Elle met en valeur la différence dans la ressemblance. La seconde est une logique conflictuelle qui oppose les termes qu’elle n’a pas su distinguer et unir. Elle oppose ce qu’elle a confondu. La première est une logique qui pénètre en profondeur le réel dans l’acte de l’intelligence qui distingue en les unissant les termes de la relation, c’est une logique spirituelle. La seconde est une logique matérialiste, qui n’atteint pas en profondeur la réalité, mais seulement les apparences prises pour la réalité elle-même. Cette logique dialectique est obtuse et subtile, sa subtilité est un raffinement de grossièreté spirituelle.
7De nos jours les savants sont conduits à réintroduire au cœur de la découverte scientifique la logique dialogale, plus respectueuse de l’intégralité du réel que la logique dialectique qui a été à l’œuvre dans l’histoire de la pensée occidentale des derniers siècles. L’élan de la recherche contemporaine vise un principe unificateur de la vie de l’esprit. Dans cette quête, se trouve dénoncée la disjonction dialectique des "modes complémentaires de l’esprit humain irréductibles les uns aux autres, mais constitutifs de l’existence éphémère et des immortels exploits" de l’homme, selon l’opinion d’Oppenheimer6. Simultanément se trouve valorisée une autre logique capable d’admettre les dualités fondamentales dans les domaines de la pensée et de l’action, sans tomber dans le dualisme qui les oppose et conduit à chercher à surmonter le conflit par résorption réciproque des termes en présence.
8Une telle logique restitue la primauté au subjectif sur l’objectif. C’est à un tel principe que se référait Nils Bohr pour fonder sa théorie de la complémentarité en se référant à Kierkegaard. Fidèle au principe pascalien des trois ordres, le philosophe danois avait fait observer que l’on ne passe pas dialectiquement, comme on passe des prémisses aux conclusions, du point de vue esthétique au point de vue scientifique, du point de vue scientifique au point de vue éthique et finalement de l’éthique au religieux. "A chaque fois, disait Kierkegaard, il s’agit d’un saut à une vision absolument neuve"7.
9Dans cette quête d’un principe unificateur de la vie de l’esprit, c’est bien la disjonction dialectique des termes de la relation qui est répudiée comme constituant l’obstacle thématique au progrès de la connaissance et à son unification. Qu’il s’agisse de Bohr ou d’Einstein, le principe de la complémentarité permet d’associer la causalité rationaliste et l’indéterminisme. Bohr exposait le propos grandiose de la recherche contemporaine qui consistera à unifier la connaissance en accordant les deux points de vue qui divisaient les savants : en biologie, le déterminisme physicochimique et la causalité téléologique du finalisme ; en physique classique, la théorie de l’objectivité de l’état de système face à celle de la physique quantique8.
10Les manifestations du système quantique donnent lieu à deux descriptions dont l’une exclut l’autre, mais dont il faut accorder qu’elles sont toutes deux également vraies et pertinentes, même si elles ne sauraient être mise en évidence simultanément. La théorie moderne de la lumière, ondulatoire et corpusculaire, est venue illustrer cette discordance profonde entre la représentation classique des phénomènes physiques et leur représentation quantique. Il n’est plus question de réduire l’écart entre ces deux théories de la lumière, toutes deux indispensables, à la manière dont Galilée et Newton avaient pu établir que la physique céleste n’était autre que la physique terrestre, c’est-à-dire en résorbant l’un des termes de l’antithèse dans l’autre. Il faut s’aviser du fait que la tradition de la science classique relevait de cette logique de la réduction au simple, qui privilégie dans la relation la simplification unitaire face à la diversification complémentaire, comme le soulignait Nils Bohr dans sa fameuse communication au Congrès International de Physique en 19279. Elle privilégiait l’objectivation sur le subjectif, la définition foncièrement dialectique de la vérité sur le qualitatif, elle reposait sur l’exclusion mutuelle des termes de la relation et sur l’absorption de l’un par l’autre, y compris dans le domaine de la relation de la justice et de l’amour10.
11L’évolution des sciences biologiques a pareillement fait apparaître de nos jours que les modèles de la science classique ou du matérialisme philosophique n’étaient plus capables de rendre compte du mouvement d’évolution complexifiante qui caractérise l’apparition et le développement du vivant. Elles ont introduit une logique, seule applicable aux systèmes, qui a eu raison des deux visions mythiques de l’ordre du monde de la science classique et de la science matérialiste.
12Le modèle newtonien d’un temps réversible, éternellement recommencé, non créateur et extérieur aux hommes, était celui d’un ordre du monde étranger à l’homme. L’univers était conçu comme identique à son expression mathématique, abstraite. Il expliquait tout, mais en évacuant les particularités du concret. Monde identique à lui-même, déterministe, où il n’y a pas de place pour l’émergence du vivant, ni pour l’homme à partir d’un mouvement de complexification né au niveau de la matière. En fait, cette science était impuissante à appréhender plus que les mécanismes qui gouvernent le monde matériel.
13Le modèle thermodynamique d’un temps irréversible, désorganisateur et orienté vers l’entropie, auquel correspond la vision du matérialisme philosophique, ne parvient pas non plus à rendre compte de la spécificité du vivant qui découle de l’entropie. Le paradoxe du matérialisme était qu’il faisait découler de l’entropie, elle-même, la réduction du vivant aux lois d’un univers matériel dont il ne relève pas11.
14 La biologie contemporaine a métamorphosé notre vision de la science et du monde. Les systèmes ouverts vivent de leur ouverture sur le milieu et prélèvent sur lui, de la cellule, de la ville à l’univers, l’énergie qui entretient un phénomène de structuration. Ils s’effondrent dès que cette relation est rompue. La biologie met en œuvre dans l’émergence des structures le concept d’organisation, elle dicte aux savants une nouvelle démarche systématique, elle met l’accent sur la relation des parties au tout et sur la prise en compte des niveaux d’organisation et des fonctions du tout qui les finalise.
15La nature a cessé d’être, pour nous, abstraite. La foi et la science contemporaine nous aident ensemble à approcher la Vérité de l’homme. Que l’homme soit, biologiquement et spirituellement, programmé en vue de sa réalisation en l’Homme nouveau rendu manifeste et accessible dans le Christ, c’est dans cette perspective que le progrès de la connaissance prend son sens. Une telle réalisation, personnelle et collective, est commencée selon la condition humaine sur terre. Elle doit s’achever après la mort au-delà des limitations de cette humaine condition.
16Que le monde soit une pensée de Dieu, un dessein d’amour de Dieu, une telle certitude de foi ne heurte plus notre vision du monde telle que la science contemporaine l’édifie. L’intelligence humaine est connaturalisée à la structure intime de l’univers créé. Elle n’est pas seulement capable de recevoir de Dieu une connaissance infuse qui la connaturalise au mystère divin ; elle dispose d’un pouvoir qui la rend capable de se rendre transparent l’univers créé lui-même.
17La science de la matière n’est plus pour nous matérialiste. Nous ne dirons pas qu’elle fait rencontrer Dieu, mais seulement qu’elle n’y fait plus obstacle. Le matérialisme dialectique était une théologie inversée dans la matière qui lui attribuait les privilèges de l’essence divine auto-dynamique. La science moderne a tué ce Dieu-là. Avec lui a disparu l’idéologie scientiste.
18De nos jours, la science des idées, l’idéologie telle que celle-ci était définie par les premiers sociologues au début du XIXe siècle a pris corps dans la machine elle-même. Il semble qu’en réifiant l’intelligence dans l’informatique, l’homme non seulement soit en mesure d’étendre immensément les prises de son intelligence, mais devienne capable de mieux analyser l’originalité du processus mental de l’intelligence réflexive. Par là même, le prestige de l’idéologie qui réifie les idées cesse de lui en imposer. Il peut se libérer spirituellement et valoriser les activités mentales non transitives qui lui appartiennent en propre et qui constituent réellement son statut de créature spirituelle. Nul doute que sous cet aspect, le monde actuel soit à la veille d’une réforme profonde de l’intelligence rendue, grâce à la science elle-même, capable de surmonter le mécanisme mental de l’idéologie.
19Dans cette mesure, il est permis de dire que la science et la foi sont aujourd’hui rapprochées en vue de la définition du statut spirituel de la sécularité moderne. Le monde que la science a construit parmi les hommes constitue le facteur déterminant des bouleversements qu’ils connaissent dans leur mode de vie et dans leurs structures sociales, depuis l’apparition de la machine et de la société industrielle. Marx a pu croire que la maîtrise de ce phénomène de civilisation passait par l’instauration d’une société nouvelle fondée sur une conception matérialiste de l’histoire. En fait, le développement de la science moderne n’a pas confirmé son scientisme. Pareillement, l’histoire des sociétés occidentales qui se sont édifiées conformément à cette idéologie pseudo-scientifique a démontré que la libération humaine pour laquelle il avait tant lutté et tant souffert n’était pas au rendez-vous marxiste de l’histoire. L’idéologie et sa logique dialectique avaient réduit et clos sur eux-mêmes tous les systèmes ouverts et le premier d’entre eux, celui que l’homme constitue dans sa structure intime par sa relation à Dieu. La problématique scientifique contemporaine permet de surmonter cette logique de l’idéologie et les fausses contradictions des humanismes qu’elle a fait naître, de la Renaissance jusqu’à nos jours.
20Le temps est devenu, pour nous, invention de l’absolument nouveau, temps des systèmes ouverts sur l’énergie qui conditionne leur aptitude à s’auto-organiser, temps de l’Histoire, temps réel. Dans cette perspective d’une vision rigoureusement scientifique, où les sciences de la vie et les sciences physiques se rencontrent, la théologie trouve son compte. Non que la science moderne implique ou exclut aucune théologie - précisément parce qu’entre elles deux la relation d’implication a fait place à la relation dialogale de la distinction dans l’union. L’une et l’autre voient en l’homme un être ouvert sur son tout, sur l’énergie spirituelle qui constitue son aptitude à s’auto-organiser. Nous sommes loin du système clos de la théologie et de la science du passé de l’idéologie chrétienne, de la théologie humaniste et de son dualisme de la nature et de la grâce, du mécanisme cartésien qui réduit le tout en le décomposant en ses parties et matérialise le vivant dont il méconnaît la spécificité.
21Il en va de la biologie comme de la théologie et de l’économie : la relation d’inclusion et l’approche systémique nous gardent des réductionnismes du passé. Elles nous ouvrent sur le vivant, sur le tout, qu’il s’agisse de la biosphère pour le système économique, ou du "milieu divin" pour la créature humaine.
22Le temps viendra où l’on saisira que, dans son histoire, l’esprit de l’homme se perfectionne à travers la tension entre ces deux pôles : Dieu et la nature ; la sagesse révélée à la foi et la science construite par l’intelligence des hommes.
23Pour l’heure, la connaissance de notre passé doit contribuer efficacement à lever la contrainte mentale que l’idéologie chrétienne et le vieil "esprit cartésien" font encore peser sur les sociétés européennes en pleine croissance de l’information. La critique de cette idéologie peut favoriser l’émergence d’un esprit nouveau qui permettrait à ces sociétés d’affronter la mutation fondamentale dans laquelle elles se trouvent désormais engagées.
Notes de bas de page
1 Georges Gurvitch, Proudhon et Marx : une confrontation, o.c., p. 116 et pp. 132-133.
2 Proudhon, Guerre et Paix (1861).
3 Georges Gurvitch, o.c., p. 117. "Il se rend compte que les complémentarités, les implications mutuelles et les réciprocités de perspectives sont aussi réelles que les polarisations et aussi indispensables comme procédés dialectiques que l’établissement des antinomies".
4 Ib., pp. 132-133.
5 Martin Heidegger, Der Satz vom Grund, Le principe de raison, Paris, Gallimard - 1962, p. 192. Décrire l’étant dans son être, dans l’ouverture créée par le pro-jet de l’Être, c’est discourir (διαλέγεσθαι) sur l’étant dans son être à la lumière de l’Être. La vérité de cet étant n’est pas la vérité de l’Être qui toujours se cèle dans cette vérité. L’erreur de la dialectique consiste à réifier la vérité de l’être dans ce qu’elle "donne à voir" dans l’idée (εỉδος) de l’étant.
6 J. Oppenheimer, La Science et le bon sens, Paris, Gallimard - 1963, p. 122. Géralt Holton, L’imagination scientifique, N.R.F., Paris - 1981, p. 129.
7 G. Holton, o.c., ch. III, pp. 74-129.
8 G. Holton, o.c., p. 75. En physique classique le mouvement visible peut être décrit sans qu’intervienne le comportement de l’observateur ; en physique quantique, l’observation au niveau atomique perturbe le système et le résultat ne peut être obtenu que ponctuellement de façon discontinue sur des valeurs discrètes.
9 Ib., pp. 76-77.
10 Ib., p. 120.
11 René Passet, L’évolution actuelle des sciences physiques et biologiques et son implication par la science économique, Problèmes économiques, n° 1723, 1981, p. 11.
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