Chapitre II. Karl Marx et la mystification idéologique de la libération chrétienne
p. 419-427
Texte intégral
1On juge l’arbre à ses fruits. La pensée de Marx, devenue marxisme, a produit un système matérialiste-athée qui loin de mettre fin au règne de l’idéologie signifie l’instauration d’une nouvelle idéologie religieuse par excellence mystifiante. Elle a réalisé le comble de l’aliénation humaine par le moyen d’une pseudo-science de l’aliénation.
2Marx a créé une idéologie qu’il croyait vraie, tellement vraie et scientifique qu’elle marquait la fin de l’idéologie. Il ne pouvait pas en être autrement. Il recevait en effet l’idéologie chrétienne au terme d’une histoire dont lui-même allait marquer la dernière étape : l’aliénation du sur-naturalisme luthérien qui devait marquer profondément la pensée allemande, l’aliénation de l’idéalisme cartésien cumulée avec celle de l’idéalisme absolu de Hegel, l’aliénation matérialiste des Lumières françaises et enfin l’aliénation du scientisme du XIXe siècle.
3Karl Marx était acculé à une situation limite, comme tous ses contemporains, car les effets de ces aliénations cumulées avaient conduit la société issue de la révolution politique et industrielle du machinisme à l’aliénation économique non prévue, et non maîtrisée, par les "clercs". La bourgeoisie y trouvait son compte. Les révolutionnaires finissaient par s’en accommoder. Les aliénations successives de la philosophie et de la religion, sous toutes leurs formes, avaient créé un déséquilibre social qui semblait échapper au contrôle de l’homme. Marx est le seul des philosophes issus de l’idéologie allemande à avoir "découvert" le mystère caché d’un tel monde.
4La puissance mystique de la pensée hégélienne qui, d’instinct, lui répugnait est passée dans l’aspiration messianique à la libération universelle de l’homme dont Marx ne tarda pas à prendre conscience. Nous l’avons vue se développer entre 1843 et 1846, dans la période où Marx est engagé activement dans la lutte révolutionnaire au côté des socialistes allemands et français, à travers ses différents écrits qui vont de la Question Juive à l’Idéologie Allemande en passant par la Sainte Famille.
5 1. - Il apparaît ainsi que Marx s’est fait de la condition humaine une conception non libérée tributaire de cette même religion qu’il voulait supprimer comme la cause de l’état de misère de l’homme. Il a confondu cette religion aliénée avec la foi qui normalement la désaliène (dès qu’il s’agit de la foi diviniforme). Une telle foi ne renvoie pas au ciel par le mécanisme de l’idéologie. Au contraire, du ciel d’où elle nous vient, elle renvoie à la terre. Une telle foi seule est capable de mettre fin au dédoublement du monde en ces deux sphères religieuse et profane dont parlait Feuerbach. Elle seule est capable de réfuter Feuerbach sans tomber, comme le fait Marx (dans sa quatrième thèse Contre Feuerbach), dans le piège du monisme matérialiste1.
6La base matérialiste de la méthode de Marx critiquant à son tour la critique de la religion qu’avait faite Feuerbach, c’est que l’esprit religieux, donc la foi, est un produit social. La foi devient ainsi responsable des déterminations sociales que revêt la religion de son temps, et Marx pense qu’il faut supprimer la foi en même temps que les religions établies seront supprimées par la révolution qui transformera les "circonstances sociales".
7L’idéologie athée qui a ainsi raison de la foi a eu pour effet d’entraîner Karl Marx dans une autre illusion concernant sa méthode elle-même : le dualisme de l’être conscient et de l’être social, l’opposition systématique des "comportements et activités matériels" et des "représentations de la conscience". Face au "spiritualisme" dans lequel un Bruno Bauer "caricaturait la vision hégélienne de l’histoire"2, Marx a été conduit à opposer l’histoire empirique - exotérique - et l’histoire spéculative - ésotérique - mais en renversant l’ordre au profit de l’histoire de la "masse" face à la "fausse conscience" de l’idéologie qu’exaltaient Bauer et ses émules. L’illusion consiste dès lors à opposer dialectiquement l’empirique à la représentation, comme si celle-ci n’était pas réelle et comme si celui-là était isolable et seul réel, seul responsable du "processus réel de développement des hommes dans des conditions déterminées et empiriquement constatables"3.
8L’historicisme matérialiste fait dire à Marx qu’il y a une science de l’histoire qui démystifie l’histoire, "tout ce qu’elle dit et s’imagine à son propre sujet", comme "action imaginaire de sujets imaginaires". L’illusion matérialiste conduit donc Marx vers un hyper-réalisme où l’histoire, dans son contenu concret et son dit, devient fantasmagorique, tandis que la praxis révolutionnaire est censée démystifier cette histoire vraie, ce que dit chaque époque dans le dit qu’elle prononce sur elle-même. L’histoire selon Marx devient ainsi une histoire doublement mystifiante, dans la mesure où elle mystifie l’histoire réelle présumée aliénée dans l’idéologie et prétend lui substituer une autre histoire "réelle", qui n’est autre que l’histoire réellement aliénée dans l’idéologie athée.
9L’histoire telle que Marx l’imagine est une méta-histoire censée surmonter l’histoire telle qu’elle existe empiriquement et telle qu’elle se dit spéculativement. Marx dénonce à juste titre la mystification jeune-hégélienne4 ; mais dans sa visée personnelle - celle de l’athéisme de l’homme "intégral" et "prométhéen"5 - il ne faisait qu’achever de mystifier philosophiquement l’histoire humaine, tragiquement réifiée sur le rocher du "matérialisme historique"6.
10 L’approche "scientifique" de la religion élimine donc tout ce qui concerne la foi considérée comme une "pure représentation", une auto-représentation de la réalité empirique et rien d’autre. On reconnaît dans ce processus celui de l’idéologie où la foi était considérée également comme une pure représentation d’une réalité céleste révélée. Marx a seulement renversé dialectiquement la seconde dans la première. Or la foi est essentiellement tout autre chose que représentation, elle est présence réelle exprimée dans l’union au mystère révélé et à la personne divine qui le révèle. Elle est union au Christ à travers l’institution qui en est le sacrement visible. Elle est, par essence, le contraire de l’idéologie, parce qu’elle propose comme distingués et unis un réel et un idéal que l’idéologie ne livre que séparés et opposés.
11Dans la mesure où la foi désaliène à l’égard de toute idéologie, elle assume par elle-même le dynamisme de la transformation de l’homme en l’homme réel. Ce que cherchent les idéologues et leurs contradicteurs, ce que cherchaient passionnément Hegel et Marx, le passage de l’homme fictif à l’homme réel, c’est elle et elle seule qui permet de le réaliser. C’est l’opération même de la foi dans son dynamisme de transformation de l’homme que définissait Marx lorsqu’il songeait au marxisme et à son matérialisme historique : "Exiger du peuple qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions"7.
12Le christianisme en effet n’est pas, comme le croyaient Marx et Engels, la religion de l’homme universel, comme universel abstrait. Le croire, c’est partager l’erreur des théologiens de l’idéologie chrétienne qui, à la fin du XVe siècle, ont imaginé une nature humaine abstraite distincte de la nature humaine historique. C’est le christianisme idéologisé qui a vécu du XVe au XVIIIe siècles qui devait aboutir à l’homme universel abstrait, dont la pensée des philosophes s’est emparée, mais dont la théologie chrétienne n’a jamais pu se contenter.
13L’incompréhension radicale de Karl Marx à l’égard de la foi chrétienne se marque dans la manière selon laquelle il "conçoit" l’engagement du chrétien dans le monde et ironise sur les deux Royaumes, celui de Dieu et celui des hommes. Il reproche aux chrétiens sociaux de son temps de s’évertuer à répondre à la question de "savoir comment on passe exactement du Royaume de Dieu au Royaume des hommes, comme si le Royaume de Dieu avait jamais existé ailleurs que dans l’imagination des hommes, et comme si ces doctes sires ne vivaient pas sans cesse, et sans s’en douter, dans le Royaume des hommes"8.
14On voit par là à quel point le virus "transcendantaliste" de l’idéologie chrétienne9 - que Marx désignait à travers "l’énigme du mysticisme", "l’abstraction fantastique" de Hegel et de ses émules10 - avait pénétré la pensée des philosophes post-hégéliens de son dualisme réducteur. Mais le Royaume de Dieu est intérieur. Le monde des hommes y baigne. On ne saurait passer de l’un à l’autre transitivement, comme le dit ici bien médiocrement Karl Marx. Mais il est vrai que le philosophe qui sacrifiait ainsi le sens vrai du mystère du Royaume de Dieu n’avait pas hésité à abâtardir la noétique en considérant, en matérialiste convaincu, que les idées n’étaient pas "des réalités en soi" mais "seulement le reflet dans le cerveau des objets réels"11.
15 2. - Agir par des idées-forces capables de détruire la société d’aliénation, c’est créer une idéologie révolutionnaire. Nous avons vu comment Marx s’y était employé. Il a pu croire que parce que cette idéologie matérialiste et athée était vraie, elle allait supprimer l’idéologie, débarrasser une fois pour toutes les hommes des structures sociales et mentales qui les aliénaient.
16Cette illusion s’est révélée dans les méfaits qu’elle a produits dans l’histoire, partout où l’idéologie marxiste s’est incarnée politiquement. La preuve par les faits, cependant, est seulement venue confirmer une vérité d’évidence qui ressortit à la critique de la raison politique, à savoir qu’on ne supprime pas l’idéologie en évacuant sa base religieuse et en lui substituant une base athée, parce que c’est l’idéologie elle-même qui crée toujours la religion, que celle-ci soit "chrétienne ou athée".
17L’illusion dans laquelle Marx était tombé a été bien mise en lumière par la critique sociologique. Régis Debray12 a démontré que le positivisme de Marx l’avait entraîné à méconnaître "scientifiquement" la nature de l’idéologie. En abordant l’étude de l’économie politique sous la forme d’une christologie du médiateur, Marx a pris une idée-force, la Religion, pour une idée fausse, l’Evangile étant pour lui une fausse science de l’homme. Mais l’idéologie se situe dans la région de la non-science, pas de la science ni de l’anti-science, parce qu’elle ressortit à la raison politique pour laquelle la vérité objective n’existe pas, mais seulement la vérité que l’on fait (et que l’on fait passer pour telle dans le groupe social qui y trouve sa justification et sa cohésion). La science critique de l’idéologie tient compte de ce cynisme de la raison politique. Elle s’égare seulement lorsqu’elle voit dans les mythes et l’idéologie l’erreur de l’esprit humain, comme le faisait par exemple Fontenelle et comme le fait encore Karl Marx. Croire que l’astronomie aura jamais raison de l’astrologie est une légèreté scientiste de matérialiste ; "l’astrophysique n’est simplement pas concernée par la singularité des destins individuels" contrairement à "l’astrologie qui prétend calmer l’anxiété et apaiser l’angoisse des origines et des lendemains"13.
18La maîtrise de l’idéologie requiert donc en premier lieu, comme en toute science, le respect de sa nature pratico-sociale. On ne peut dissoudre celle-ci dans une "vérité" qui ne serait pas idéologique, ce serait là seulement errer gravement sur l’idéologie et sur la nature de la vérité objective. Une telle erreur ne pardonne pas : elle condamne celui qui la connaît à faire de la vérité objective un mythe, car la vérité n’est pas extraite des idéologies, mais des réalités. S’agissant de la foi chrétienne, que la science prétend démystifier, c’est prendre la vérité objective de la révélation pour une idéologie. Précisément, c’est une telle confusion sur le caractère scientifique de la théologie que Marx a commise, non seulement lorsqu’il critique l’Evangile, mais lorsqu’il s’imagine qu’en étudiant l’économie il allait "réduire" le capital à sa "vérité" et maîtriser les mystères de l’économie politique simplement en changeant les bases réelles d’une société qui produit l’idéologie de la monnaie.
19Le propos de Marx consistait à libérer l’homme de son aliénation idéologique. Mais il s’est trompé sur ce dont il fallait qu’il le libère et qui, en tout état de cause, n’est pas un mal, l’idéologie à laquelle l’homme et dans laquelle l’homme peut être aliéné. L’homme doit être libéré non pas de l’idéologie mais de l’aliénation que l’idéologie peut induire. Il faut donc repérer les causes de l’aliénation elle-même. Or, ces causes ne sont pas seulement matérielles, mais avant tout mentales parce que ce sont ces causes-là qui produisent les situations historiques des conditions matérielles aliénantes. Le mal aliénant c’est donc l’idéologie mentale, l’idéologie au niveau même de l’intelligence où elle se produit. Et c’est pourquoi la critique de l’idéologie ne peut être ni purement scientifique comme l’imaginait Marx ni purement sociologique comme l’imagine de son côté Régis Debray : elle doit être objective et relever de l’approche spécifique à la théologie naturelle.
20La démonstration de Régis Debray rappelant à l’ordre de la critique de la raison politique Marx qui y portait atteinte était sur ce point d’une pertinence cinglante. En revanche, son insolence est prise en défaut lorsqu’il confond à son tour l’essence du christianisme avec l’idéologie chrétienne, et confond l’approche de la religion naturelle avec celle de la religion politique qu’il pratique sous le nom de raison politique. En effet, l’idéologie est justiciable d’une autre critique que celle de la raison politique dont le cynisme est inhérent à la nature de la religion politique (le religieux considéré comme un instrument du politique). S’agissant de la religion naturelle, il faut observer qu’elle n’est pas par essence réductible à la religion politique, c’est-à-dire à l’idéologie, pour la bonne raison qu’au-delà des mythes particuliers aux différentes religions naturelles, elle se définit par l’aspiration du désir naturel du divin et du retour de la créature à sa source. La religion naturelle prise ainsi dans son essence définit l’être humain en deçà de ses déterminations sociales seules considérées par le sociologue. Loin de réduire l’homme à son être social, l’approche de la religion naturelle permet d’entrevoir qu’il est un être social dans la mesure où il est destiné à une socialité plus haute que la seule socialité humaine. La médiation vivante entre l’homme social et son essence apparaît donc et c’est Dieu qui la constitue, n’en déplaise à Marx (et à Luther), comme un facteur d’ouverture, de réalisation humaine et de désaliénation, le Christ seul étant capable d’un tel achèvement, puisqu’il est seul médiateur de la socialité des hommes avec Dieu et des hommes entre eux, dans la participation qu’il leur ouvre à la socialité trinitaire elle-même.
21Comme on le voit, la critique de l’idéologie, dûment désaliénée de toute prétention scientiste et évolutionniste (c’est l’apport de Régis Debray), ne s’achève que dans la critique que la théologie naturelle rend possible. Une telle critique parvient aux résultats inverses du processus aliénateur auquel la sociologie politique soumet la religion : la médiologie luthéro-marxiste est dénoncée comme idéologie.
22 On voit le malentendu que l’approche purement sociologique fait peser sur la libération humaine. Régis Debray abaisse l’homme en le condamnant à l’idéologie pratico-sociale, alors que Marx voulait l’élever en le libérant de l’idéologie religieuse. Chez l’un comme chez l’autre, c’est la même erreur : Marx pensait restituer l’homme à l’homme dans la ligne de l’être générique de l’homme social ; Régis Debray lui rappelle que dans cette ligne l’homme est toujours créateur d’une idéologie politico-religieuse qui l’aliène définitivement.
23S’il est ainsi prouvé que le système de la libération marxiste constitue pour l’homme une nouvelle et définitive aliénation politique et religieuse, il est également démontré que seule la voie de l’Evangile révèle à l’homme sa vraie dimension personnelle et sociale, qu’elle seule permet de dégager, à la fois, la vérité de l’erreur de l’anarchisme (qui nie l’homme social) et la vérité de l’erreur du collectivisme (qui nie l’homme personnel).
24 3. - On saura gré à Marx d’avoir paradoxalement ramené notre attention à l’essentiel en soulignant le rôle déterminant de la christologie dans l’idéologie chrétienne (et dans la genèse de sa propre idéologie révolutionnaire). C’est bien le mystère de la Sainte Humanité du Christ qui est en jeu, c’est bien lorsque le Dieu-homme médiateur voit s’estomper son mystère et se dialectiser la relation de ses deux natures que l’idéologie chrétienne apparaît. Elle réifie la médiation en médiologie et oppose en Christ le Dieu et l’homme.
25Cela, Luther l’avait fait le premier. La théologie catholique, telle du moins qu’elle s’exprimait dans l’Ecole, avait suivi mais autrement, en faisant sienne la même problématique dualiste. Marx, quant à lui, avait suivi le courant et poursuivi l’aliénation idéologique de la religion chrétienne de l’Occident en s’attaquant à la transformation des bases réelles de l’économie.
26On nous dit14 : "Le ’mystère’, comme révélation, a mis fin à l’ancienne mystification", comme si le mystère de la plus-value avait mis fin à l’ancienne mystification de l’Evangile. C’est trop d’honneur et trop d’infamie. Il faut dire au contraire : la mystification de l’ancien mystère -opérée dans la théologie luthérienne-n’a pas pris fin avec la révélation du mystère de la plus-value -selon Marx- mais s’est prolongée au contraire dans la mystification marxiste. Soulignons donc comment le processus de l’idéologie s’est mis en branle dans la théologie chrétienne et la pensée politique moderne : la force de la révélation du dessein du Père à travers l’histoire s’est coulée dans les structures sociales et politiques, au point que "l’outillage conceptuel de la théologie chrétienne" est passé dans notre pensée politique15 ; mais les chrétiens ont mission de veiller à ce que la vérité de la foi ne se coule pas dans une idéologie spéculative, faute de quoi ils laisseront le sel d’affadir et se retrouveront bientôt incapables de maîtriser l’idéologie pratico-sociale que la religion chrétienne engendre au sein des groupes sociaux.
27 Il n’est pas question d’évacuer l’idéologie pour rendre à l’homme sa liberté, mis d’en maîtriser les effets. Pour ce faire, il faut certes dépasser l’idéalisme, réellement, sans se contenter d’en prendre simplement le contre-pied dans un anti-idéalisme matérialiste. Mais maîtriser les effets de l’idéologie n’est possible, dans ces conditions, qu’en retrouvant la foi dans son essence et l’intelligence de l’homme dans sa véritable structure.
28S’il en est ainsi, loin de partir de l’affirmation selon laquelle la réalité se réduit à l’homme seul comme "activité objective et objectivante", nous partirons de l’affirmation selon laquelle la réalité humaine telle qu’elle est créée par Dieu subsiste dans sa relation vivante à Dieu. L’activité objectivante de l’homme ne représente qu’un aspect de son activité, une activité seconde par rapport à l’activité de relation qui est une activité réflexe par laquelle l’homme accueille et réagit à l’action créatrice, ainsi qu’à l’action transformante de Dieu.
29Réduire l’esprit humain à l’activité discursive, en annulant l’activité réceptive à l’égard du divin est une mutilation dont les conséquences, nous le voyons, ont été immenses dans l’histoire de la pensée occidentale. Une telle réduction s’est opérée depuis la fin du Moyen Âge ; elle a abouti à l’éviction de la mystique chrétienne comme principe animateur de la vie de l’homme et de maîtrise de l’idéologie religieuse et sociale.
30La dernière expression de cette réduction est constituée par la théologie dite de la Libération. Faute de dénoncer dans l’impasse sur la mystique chrétienne la cause profonde des aliénations, des théologiens catholiques ont été conduits à réinventer du dedans le "marxisme" comme une nécessité interne de l’évangélisation - le chemin de la charité active dans la transformation des structures socio-économiques. Ils pensent travailler ainsi à une libération humaine qui serait encore chrétienne16.
31L’intérêt de cette convergence entre théologiens et marxistes est qu’elle rend manifeste leur commune erreur qui est de croire que la visée libératrice de l’Evangile et la réalisation du Royaume passent par la suppression définitive de la médiation. Telle est bien l’illusion de l’idéologie, qu’elle soit théologique ou qu’elle soit marxiste.
32De l’illuminisme -et de Luther- au Quiétisme, les théologiens ont fait comme si l’intériorisation de la Loi17 passait par la suppression définitive, acquise une fois pour toutes, des médiations de l’existence profane et de la pratique chrétienne (ou, au contraire -dans l’ascétisme anti-mystique- par leur réification dans l’attente future du Royaume). De Kant à Hegel, du côté des "philosophes", l’intériorisation de la Loi et la réalisation effective du Royaume sont devenus la visée d’un rationalisme immanent à la philosophie, voire à la science de l’esprit. Et, de Hegel à Marx elle est devenue la visée d’une "science de l’histoire" capable de faire coïncider l’éthique et la science empirique en faisant disparaître les contradictions de l’histoire, en mettant un terme à l’Histoire elle-même.
33Une telle visée "scientifique" est en réalité "mystique" : elle relie en sous-main les deux "périodes" du discours marxien d’avant et d’après les fameux manuscrits de 1844. La "rupture" mise en évidence par Althusser et son école entre les deux Marx n’exclut pas, au contraire elle implique, la persistance de cette visée réductrice où la Loi évangélique s’intérioriserait par la suppression violente - mais qui ne survient qu’à son heure - de l’histoire et de ses médiations18.
34Marx en chargeait l’histoire elle-même du capitalisme à travers le déploiement de la puissance interne du prolétariat et de la "ruse" de la Raison hégélienne. Mais l’intériorisation de la Loi surpasse les forces humaines, même les forces collectives. Elle est le fruit du don de Dieu accueilli par les hommes. Elle implique leur coopération personnelle et institutionnelle. Elle est à reprendre sans cesse à travers l’usage réglé et l’appropriation consciente des médiations de la société ecclésiale et de la société civile. La disparition violente de celles-ci ne livre pas providentiellement passage à la transparence historique de l’être générique : elle grippe le mouvement de l’histoire et signe l’arrêt de mort sociale des individus.
35L’Histoire -la Providence- jouent des médiations. A notre tour, apprenons à en bien user. Dans le domaine spirituel de la mystique, nous avons développé dans cet ouvrage l’essentiel de ce que doit être la médiologie de la réalisation spirituelle. Reste à inventer la médiologie propre à la transformation sociale des hommes dans le domaine de la production matérielle et des rapports de production. Ce n’est pas en allant dans la direction indiquée par Marx que la voie sera ouverte vers la "solution". Il faut au contraire que soit systématiquement répudiée -et pas seulement "remise sur ses pieds"- la problématique de l’idéologie hégélienne, ultime héritière -tellement prestigieuse !- de l’idéologie chrétienne.
36Nous aboutissons ainsi à cette évidence : la révolution marxienne renouvelle -à travers l’apocalypse de la société industrielle et capitaliste- le rêve spiritualiste du Quiétisme, parvenir à surpasser la condition ordinaire des hommes et leur procurer une fois pour toutes, à titre définitif, l’état de quiétude, chez Marx l’état de transparence de l’homme réel en possession de sa nature vraie d’être générique, universel concret, dans le Royaume de la liberté : la société communiste future.
37C’est à quoi a donc abouti l’éviction de la mystique dans l’histoire de la culture occidentale. Lorsqu’il s’est agi de surmonter les contradictions introduites au niveau de la vie chrétienne entre l’action et la contemplation, puis les contradictions vécues au niveau de la vie sociale entre la spéculation philosophique et scientifique et la religion, on a tenté d’en chercher l’issue non pas du côté de l’approfondissement de la noétique de la contemplation, mais du côté d’une réforme de l’entendement privilégiant son activité opérative sur sa vocation contemplative. Le dommage a été double : car la contemplation a été répudiée et l’aliénation a été aggravée, faute d’être réellement surmontée19.
38 C’est ainsi que, depuis la crise ouverte à la fin du XIIIe siècle dans l’Ecole, s’est posée la question capitale de savoir ce qu’est l’intelligence humaine, ce qu’elle peut connaître, ce qu’elle est capable de réaliser. Sur ce point, on a fait depuis saint Thomas de fantastiques progrès et depuis Karl Marx des progrès plus fantastiques encore qui, paradoxalement, viennent confirmer ces vues et prouver par là leur bien-fondé.
Notes de bas de page
1 La Pléiade, III, p. 1031.
2 La Sainte Famille, chapitre Sixième, I, pp. 510-517.
3 Critique de la Philosophie politique, o.c. III, p. 913 ; Idéologie allemande, La Pléiade, III, pp. 1056-1057. Voir Régis Debray, o.c., pp. 143-165 : l’Anatomie d’une illusion.
4 Idéologie allemande, La Pléiade, III, pp. 1052-1053.
5 Différence de la Philosophie naturelle, o.c., La Pléiade, III, pp. 14-15 : "La philosophie fait sienne la profession de foi de Prométhée : ’En un mot je hais tous les dieux’ (...) Pour les saints et les martyrs du calendrier philosophique, Prométhée est le plus noble".
6 Le "matérialisme historique" ne lit pas l’histoire dans l’expérience mais il la conçoit "scientifiquement". Voir J. Hyppolite, Figures de la pensée philosophique, P.U.F. - 1971, p. 365.
7 La Pléiade, III, p. 383.
8 L’Idéologie allemande, éd. cit., p. 80. La Pléiade, III, p. 1074.
9 Critique de la Philosophie politique, o.c., p. 937.
10 Ib., p. 965.
11 Voir plus haut p. 284. La manière selon laquelle Karl Marx interprétait les concepts bibliques est des plus caractéristiques. On en a un bon exemple dans ce passage de la Sainte Famille dans lequel il ironise sur le spiritualisme idéologique des jeunes hégéliens : (Bauer) "enseigne avec l’Evangéliste : ’C’est l’Esprit qui fait vivre, la chair ne sert de rien’. Il va de soi que cet Esprit sans chair n’est que dans son imagination". Pour Marx, ce que l’on trouve chez le théologien Bauer, c’est "la spéculation rééditée en caricature". Fort bien. Mais Marx caricaturait lui-même la distinction de l’apôtre (qu’il prend pour l’évangéliste) : saint Paul ne distingue pas l’Esprit et la chair comme Hegel le sujet et l’homme réel.
12 Régis Debray, o.c., La Logique de l’organisation et la religion naturelle, pp. 305 et suiv.
13 Régis Debray, o.c., p. 119.
14 Régis Debray, o.c., p. 308.
15 Régis Debray (o.c., p. 309) analysant l’homme et la fonction représentative croit devoir faire comme Marx et remonte à son tour à l’incarnation du Verbe. Ce n’est pas ainsi que s’est constitué l’outillage conceptuel de notre pensée politique moderne. E. H. Kantorowicz (dans The King’s two Bodies. A study in Medieval Political Theology, Princeton, 1957) l’a bien montré : ce n’est pas la théologie de l’incarnation qui est en cause, mais l’ecclésiologie purement et simplement ; ce sont les canonistes qui ont instruit les légistes.
16 Voir infra, p. 462, note 1.
17 Jérémie 31, 33 : "Voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël : Je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple". Sur cette importante question, voir notre Première Partie, pp. 68-69 & 74.
18 Cette persistance est signalée dans l’ouvrage de Guy Haarscher, L’Ontologie de Marx, Le problème de l’action, des textes de jeunesse à l’œuvre de maturité, Université Libre de Bruxelles - 1980, comme relevant d’une ontologie de l’activité. A notre avis, il faut la rattacher à la réduction de la mystique chrétienne.
19 D’où le paradoxe de la théologie occidentale : la dernière en date de ces réductions mutilantes est chrétienne, elle est constituée par la théologie dite de la Libération (Gustavo Gutiérrez, Paris, Lumen Vitæ - 1974) ou de Jésus-Christ Libérateur (Leonardo Boff, Paris, Cerf - 1974) v. infra, p. 462, note 1. Faute de dénoncer dans l’impasse sur la mystique la cause de l’aliénation religieuse et sociale du christianisme occidental, ces théologiens latino-américains ont été conduits à réinventer un certain "marxisme" comme une nécessité interne de l’évangélisation (v. infra, p. 479).
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