Chapitre II. La préhistoire du marxisme : de l’idéologie hégélienne à l’idéologie athée
p. 389-399
Texte intégral
1La philosophie, l’idéologie surtout, ne doivent pas nous condamner à faire de Marx et du marxisme des mythes intemporels. Karl Marx est bien de son temps. Il l’est parce qu’il est tributaire de l’aliénation idéologique de la culture héritée de l’idéologie chrétienne. Il l’est aussi parce qu’il est confronté aux conflits provoqués par la rencontre de cette idéologie et des bouleversements politiques et sociaux de son époque troublée.
2 1. - Entre 1835 et 1841, le jeune Marx a traversé une crise "mystique" profonde dont on peut se faire une idée d’après les témoignages écrits qui nous restent de cette période. La lettre qu’il adressait à son père en 18371 (à un père qui se demandait si, chez son fils, le démon qui anime le cœur de certains êtres était de nature "céleste ou faustienne", et s’il n’allait pas se détourner de sa vocation humanitaire pour une vie "de savant dissolu") exprime le désarroi d’un état d’esprit romantique en proie aux chimères de la poésie "purement idéaliste", d’un art "qui fût mon ciel" et "qui était devenu un au-delà tout aussi lointain que mon amour". Karl avait tenté de "se plonger dans la science et l’art". "Tout était fiction lunaire, parfait contraste avec tout ce qui est et tout ce qui doit être". Il lui fallait étudier le droit, mais il ressentait avant tout le désir "de se mesurer avec la philosophie". "L’opposition du réel et de l’idéal qui caractérise l’idéalisme" le troublait profondément et bientôt la lecture de Kant et de Fichte l’amenait à "chercher l’idée dans le réel même". "Si les dieux avaient autrefois habité au-dessus de la terre, ils en étaient maintenant devenus le centre".
3Le piège que devait lui tendre la dialectique hégélienne apparut bientôt : "J’avais lu des fragments de la philosophie de Hegel, dont la grotesque et rocailleuse mélodie m’indisposait. Je voulus, une fois encore, plonger dans l’Océan, mais avec l’intention bien arrêtée de trouver la nature spirituelle aussi nécessaire, concrète et harmonieuse que la nature corporelle, de ne plus m’exercer à des tours d’escrime, mais de ramener au grand jour la perle des perles".
4Lorsque Marx remonte du fond de l’Océan, il n’a pas encore ramené au grand jour la "perle des perles", il s’est essayé à faire se rejoindre l’art et la science dans un dialogue de près de vingt-quatre feuilles : Cléanthe ou le point de départ et l’avancement nécessaire de la philosophie2. Marx choisissait parmi les écoles de la philosophie grecque celle qui était allée le plus loin possible dans la recherche de cette dialectique objective qui obsédait l’esprit et le cœur du philosophe-poète, passionnément épris d’action, qu’il était. Le maître de Cléanthe, Zénon, avait su identifier le mouvement dialectique au mouvement même du réel, préparant ainsi la voie au matérialisme de Leucitte, de Démocrite et finalement d’Epicure3. Marx devait retrouver cette voie du matérialisme comme solution à l’aporie de la philosophie hégélienne qui "dit Tout, puisqu’elle dit un Rien"4. Mais pour l’heure, le piège se referme sur lui.
5"Je m’attaquais à l’œuvre même (de Hegel), une analyse philosophico-dialectique de la divinité, telle qu’elle se manifeste comme concept en soi, comme religion, comme nature, comme histoire". Ce travail lui a causé d’interminables casse-tête ; il s’est malheureusement conclu en revenant au point de départ du système hégélien, et Karl Marx de noter : "Cet enfant de mon cœur, choyé au clair de lune, me porte, fourbe sirène, dans les bras de l’ennemi".
6La divinité que le maître avait soumise à l’analyse philosophico-dialectique, le jeune Marx l’avait, semble-t-il, rencontrée vers 1835, si l’on en croit la composition religieuse de baccalauréat dont on a conservé le texte5. Quatre pages pour commenter : "L’union des croyants avec le Christ, selon saint Jean (XV, 1-4), présentée dans son fondement et son essence, dans sa nécessité et dans ses effets". Il n’est pas sûr que l’on puisse prendre une telle composition pour une confession religieuse personnelle dans laquelle le jeune Marx exposerait le fond de sa pensée et de son cœur. Néanmoins, elle constitue un document capital pour la connaissance de Marx et l’interprétation de son prophétisme matérialiste et athée. Il est sûr qu’au point de départ du processus de la réflexion philosophique de Marx il faille tenir compte d’une certaine ouverture à la mystique chrétienne de l’union à Dieu en Jésus-Christ. Non moins certain que le contenu de la composition religieuse de 1835 révèle la présence de l’aliénation chrétienne de la mystique telle qu’elle se manifestait dans le piétisme luthérien lucidement exposé par Marx6.
7 On peut signaler deux traits caractéristiques. Le premier relatif au rayon de lumière que les mystiques chrétiens identifient au don de l’Esprit dans la foi, au rayon de ténèbre mystique défini par Denys l’Aréopagite et que Marx réfère à la lumière "qui vient des univers supérieurs". La gnose d’une mystique des Lumières a pris la place d’une mystique de la foi obscure. Le deuxième trait concerne la charité fraternelle, effet normal du don sublime de l’amour reçu dans la foi. Cet amour du prochain s’enracine au plus profond de la tendresse humaine, du sentiment naturel d’amour de l’homme pour l’homme bien qu’elle ait son origine dans le cœur de Dieu et soit, comme on le dit sans doute à juste titre, surnaturelle. Dans la composition du jeune Marx, il n’en est plus ainsi, un sur-naturalisme piétiste et moralisant a fait son apparition : "Ainsi, l’union avec Christ consiste dans la communion la plus intime avec lui, en ce qu’il est toujours devant nos yeux et dans nos cœurs ; pénétrés du plus grand amour pour lui, nous offrons en même temps notre cœur à nos frères avec qui il nous a réunis plus étroitement et pour qui il s’est sacrifié. Mais cet amour pour Christ n’et pas stérile, il ne nous remplit pas seulement de l’adoration et du respect le plus pur envers lui, il fait aussi en sorte que nous respections ses commandements en nous sacrifiant les uns pour les autres, en restant vertueux, mais seulement par amour pour lui (Jn. XV, 9, 10, 12, 13, 14). C’est là l’insondable abîme qui sépare la vertu chrétienne de toute autre, l’élève au-dessus de toute autre, et c’est là un des plus grands effets que l’union avec Christ produit dans l’homme. La vertu n’est plus cette sombre caricature offerte par la philosophie stoïcienne (...) ; jaillie de la source pure de l’amour, elle semble délivrée de tout ce qui est terrestre ; là, elle paraît vraiment divine".
8La vertu chrétienne qui verrait dans la philosophie stoïcienne une "sombre caricature" de la vertu humaine ne serait plus une vertu chrétienne, car il lui manquerait la base même sur laquelle elle s’édifie, à savoir la vertu naturelle elle-même. Lorsque la vertu qui prend sa source dans l’union à Dieu cesse d’être une vertu terrestre pour devenir une vertu divine, elle a cessé d’être divine, car c’est bien le terrestre que le divin achève et perfectionne, loin d’y mettre fin et de le supplanter.
9On peut donc conclure que la dissertation religieuse que le jeune Marx rédigeait lorsqu’il avait dix-sept ans révèle une conception sur-naturaliste de la vie chrétienne et de la mystique de l’union au Christ, plus rationaliste que biblique, et dont le moralisme est aliénant7. Le christianisme avec lequel il s’était familiarisé n’est pur que parce qu’il n’est plus terrestre. Un tel christianisme ne pouvait pas être réellement humain. Telle est l’aporie qui bientôt tourmentera l’esprit du jeune Marx voué à la recherche de la "perle des perles". Que faire d’un christianisme qui est divin sans être terrestre ? Est-il encore humain ? La réponse hélas venait à Marx de la misère de la société chrétienne de son temps en marche vers l’aliénation de l’homme par l’homme. La question tombait d’elle-même dans l’esprit : n’était-ce pas le Dieu de cette religion chrétienne qui était inhumain ?
10Lorsque Marx sort de la crise profonde de ses années de jeunesse, tout semble prêt pour sa conversion et sa révolte. Derrière lui, un univers religieux et philosophique aliéné à la nature et à l’histoire. Devant lui, l’univers nouveau en gestation douloureuse au sein de la société que la science et les techniques sont en train de produire. Un abîme les sépare que Marx s’apprête à franchir. Un chant sauvage s’élève dans son cœur de poète, celui du ménestrel qu’il a mis en scène dans un poème daté de 1841 : Der Spielmann8. Marx brûle de s’élancer sans trêve. Il écrit, dans un autre poème :
"Jamais je ne puis vivre en paix
Quand l’âme me tenaille,
Jamais je ne resterai tranquille, bien à l’aise,
Et je m’élancerai sans trêve...
Les flots d’un éternel désir m’agitent,
D’une éternelle tourmente, d’une éternelle ardeur
Qui ne peut se plier aux contraintes de la vie,
Qui ne veut pas avancer en eau calme.
Les cieux, je cherche à les saisir,
Et le monde, à l’attirer en moi,
Et dans l’amour et dans la haine,
Je voudrais, tremblant, briller, briller encore."
11Le Ménestrel joue du violon. Aucun des violonistes possédés qui illustrent dans la galerie des musiciens le mythe du pacte diabolique de Faust n’est plus poignant que celui du Ménestrel de Marx. Il porte un glaive à son côté, il porte un ample vêtement plissé. Pourquoi joue-t-il avec cette fureur de jouer ? Pourquoi ce regard sauvage alentour ? Pourquoi son cœur bat-il si fort, pourquoi ces tourbillons de son sang ? Il va briser son archet ! :
"Pourquoi je joue ? Pourquoi les vagues bouillonnent-elles ?
Qu’elles se brisent en tonnerre sur le roc,
Que les yeux soient aveuglés, qu’éclate la poitrine
Et que l’âme aille clamer jusque dans les enfers ! "
12Mais n’a-t-il pas reçu d’un Dieu de lumière son art ? Ne doit-il pas partir, fuser sur des flots d’harmonie ? s’élever jusqu’à la danse des étoiles ? Non. Il plonge dans notre âme, d’une main sûre, une épée noire de sang. Dieu ignore l’art, Dieu n’en fait point d’estime, il est monté dans la tête du Ménestrel depuis les fumées de l’enfer :
"Jusqu’à me mettre la cervelle en folie, jusqu’à bouleverser mon cœur.
Je l’ai acheté vivant au Prince des Ténèbres.
C’est lui qui bat la mesure, c’est lui qui tient les comptes,
A moi de jouer plus fort, plus fou la marche des morts".
13A Berlin, en 1837, Marx avait découvert Hegel, fréquenté les jeunes disciples du Maître, les Freien, libres-penseurs, libéraux athées provocateurs, et découvert peu à peu les réalités sociales et politiques de son temps. Son romantisme des débuts fait place à une vision révolutionnaire, face au conservatisme prussien de Hegel et aux premiers signes de la réaction du milieu du siècle venus de la Russie autocratique de Nicolas 1er en 1843. Il abandonne l’attitude purement philosophique qu’il avait adoptée jusqu’alors et pense que la philosophie doit parvenir aux masses : "Nous, autres, Allemands, nous sommes les contemporains du présent de la philosophie, sans être les contemporains de l’Histoire".
14A Paris, où il vit, le journalisme l’introduit dans l’action. Il dirige les Annales Franco-Allemandes dont la création répondait au désir de rapprocher la pensée théorique des Allemands du mouvement socialiste français : "C’est notre rôle de mettre complètement à nu l’ancien monde et de donner un sens positif au Monde Nouveau. Plus les événements laisseront à l’humanité pensante le temps de se recueillir et à l’humanité souffrante le temps de s’unir, et plus parfait naîtra le produit que le présent porte en son sein"9.
15C’est dans cette visée, critique et militante à la fois, que Marx s’apprêtait à surmonter une situation troublée où la pensée philosophique et l’action révolutionnaire ne parvenaient pas réellement à se rejoindre. Marx allait, sur l’acquis des penseurs et des hommes d’action, se livrer à une critique décisive où son originalité extrême devait se manifester face aux uns comme aux autres. "Si la construction de l’avenir et l’achèvement pour tous les temps n’est pas notre affaire, nous sommes d’autant plus certains de ce que nous avons à réaliser dans le présent : la critique impitoyable de tout l’ordre existant, impitoyable également dans le sens d’une critique qui ne craint ni ses résultats, ni les conflits avec les puissances existantes"10. "Je ne voudrais pas que nous arborions un drapeau dogmatique, bien au contraire. Nous devons tâcher d’aider les dogmatistes pour qu’ils comprennent leurs propres thèses. C’est ainsi, notamment, que le communisme est une abstraction dogmatique".
16Karl Marx devait réaliser ce programme à la lettre, du moins de son vivant, car le marxisme est loin de lui avoir été fidèle. C’est d’abord l’impitoyable critique de l’idéalisme absolu de Hegel.
17 2.- Au vu des effets de l’hégélianisme, Marx a compris que le système de son maître était radicalement aliénant, que l’homme jouait son va-tout face à la dernière des grandes philosophies allemandes. Dans sa critique, il fait preuve d’une grande pénétration, car il y apporte la profondeur du regard du théologien parfaitement conscient que la doctrine de l’Esprit absolu est un défi lancé à Dieu, au Dieu de la tradition de la révélation judéo-chrétienne. Dans son élan profond, la critique marxienne est animée par l’intention de désaliéner une philosophie en mal d’absolu. Malheureusement, la théologie, chez Karl Marx, n’était pas la théologie de la révélation du Dieu de Jésus-Christ, mais encore du Dieu des philosophes retournée contre elle-même, dans la négation athée de Dieu.
18C’est en 1844 qu’il conçoit sa méthode propre de dépassement de l’hégélianisme. Il ne s’agira pas de concilier le réel et le rationnel autrement que ne l’avait fait Hegel lui-même, dans une philosophie critique rénovée, mais de réaliser l’unité effective de la pensée et de l’action. La critique atteint chez lui le fond des choses, le point d’insertion de la pensée dans la vie. Elle récuse spontanément le dualisme de la pensée et de l’action et, par là aussi, se révèle la nature prophétique de sa critique. Karl Marx n’est pas un penseur de cabinet. Il y a en lui de l’apôtre, du prophète. Un philosophe de cabinet se contente de penser le monde. Lui veut le transformer, agir sur lui un peu à la manière des contemplatifs du judaïsme et du christianisme, chez qui la contemplation devient action, parce qu’elle déborde en action. Très précisément, le regard perçant de Marx atteint le point où, dans la pensée de Hegel, se produit la scission de la pensée et du réel, le lieu où s’origine le dualisme idéologique, et où l’Idée s’évade dans l’Idéel, comme nous l’avons vu, dans le mythe de l’idéal concret où se rejoignent miraculeusement l’Esprit absolu et ses déterminations historiques. Seul, un regard de théologien enraciné dans la foi judéo-chrétienne attestant que le réel créé est transparent au Dieu créateur, est capable de prendre ainsi en défaut l’idéologie dans son essence.
19Mais Marx n’est pas croyant. Depuis 1841, il s’est approché du théologien de l’athéisme qu’était Bruno Bauer. Celui-ci entreprend de critiquer la religion comme aliénation11, à l’époque où Feuerbach, de son côté, montrait dans l’idéologie chrétienne et son Dieu l’essence mystifiée de l’homme12. Face à ces deux théoriciens de l’aliénation religieuse, Marx se montre original. S’il partage leur conception de l’aliénation idéologique, son approche personnelle est beaucoup plus concrète et politique. L’originalité de la critique marxiste de l’aliénation religieuse réside précisément dans le rapport étroit qu’elle établit entre l’idéologie et sa détermination historique dans les formes politiques qu’elle revêt : autocratie théocratique dans la Russie des Tsars, monarchie parlementaire ou démocratie libérale dans les nations européennes. Pour lui, la religion est incarnée dans la réalité politique et vise très concrètement l’Etat prussien de la théocratie luthérienne de Julius von Stahl, l’Etat chrétien-germanique de Frédéric-Guillaume III13. L’aliénation religieuse qu’il dénonce ne concerne pas l’aliénation de la liberté du croyant, mais la liberté de l’homme. Marx n’est pas un croyant critiquant l’aliénation de la religion pour restaurer une foi religieuse dans sa vérité ; il est un juif émancipé qui aspire à rejoindre l’Humanité désaliénée de tous les Dieux et qui, bientôt, prophétisera la libération, non seulement des juifs, mais de l’Humanité entière, à travers un nouveau Peuple Élu. En 1843, dans la Question Juive, il a fait de la libération des juifs à l’égard de leur religion et de la politique de la démocratie libérale qui les tentait la condition de l’émancipation de l’homme réel14.
20C’est ainsi que Marx a réalisé l’identification du rationnel et du réel, du mythe et du naturel. Dans la démocratie libérale émancipée de la religion d’Etat (du christianisme) l’homme réel est encore aliéné à la religion de la démocratie, au laïcisme philosophique et politique. C’est ainsi qu’il élimine le caractère naturel et constitutif du phénomène religieux dans l’homme. Sous cet aspect, sa critique de l’aliénation religieuse est donc entièrement déterminée par sa conception juive de la religion. Les dogmes ne sont pas des vérités transcendantes proportionnées à l’homme en vue de son salut et de l’édification du Royaume de Dieu, ce sont des dogmes d’Etat, des "questions d’Etat".
21 Concernant la formation de la doctrine marxiste, il faut donc tenir compte également du fait que dans la "théologie" de Marx la conception théocratique juive de l’Etat est venue renforcer le préjugé anti-religieux. Si Marx retourne si aisément toute la dialectique philosophique de Hegel et la dépouille de sa "mystique", c’est qu’il y voyait la "sirène" trompeuse qui relie la transcendance de l’Idée hégélienne à l’aliénation de l’homme dans la conscience de soi.
22Marx a très bien vu que la religion ainsi définie, comme la philosophie critique, étaient intoxiquées d’idéologie essentialiste. L’essence humaine n’ayant pas de réalité véritable, "religion et philosophie de l’esprit" ne pouvaient que s’enchanter dans l’aliénation ultime d’une "réalisation fantastique de l’essence humaine". Hegel avait bien dénoncé dans la religion, la nature, l’histoire, des aliénations ; mais il se contentait d’en prendre conscience abstraitement et, par là, observe Karl Marx, il s’aliénait encore lui-même. Hegel ne parvenait pas à se réaliser comme sujet, ni à réaliser l’histoire comme histoire. Il restait prisonnier des chimères des essences. La réalité restait mystifiée et, même, la critique dialectique de cette mystification. Hegel n’avait pas compris que c’était la situation même du philosophe allemand, les conditions réelles du monde dans lequel il vivait, qui l’expliquaient. La philosophie hégélienne ne faisait que refléter dans la spéculation une aliénation de fait.
23C’est ainsi que Marx comprend sa voie. Sa tâche sera de revenir à la réalité politique et sociale, ultime réalité aliénée par la philosophie, à l’homme "réel" conditionné par les contradictions réelles de son existence. Il pouvait dire que sa méthode dialectique à lui était fondamentalement contraire à celle de Hegel : "Pour Hegel, le processus de la pensée - dont il fait sous le nom d’Idée un sujet autonome - est le créateur de la réalité, qui n’est plus que le phénomène extérieur. Pour moi, le monde des idées n’est que le monde matériel transposé et traduit dans l’esprit humain"15. Il est encore plus explicite lorsqu’il déclare : "Ma méthode d’analyse n’est pas celle de Hegel, puisque je suis matérialiste et Hegel idéaliste. La dialectique de Hegel est la forme fondamentale de toute dialectique, mais seulement après s’être dépouillée de sa forme mystique, et c’est précisément cela qui distingue ma méthode"16.
24 3. - En 1845, à Bruxelles, de concert avec Engels, Marx a définitivement posé les bases matérialistes de sa critique de l’idéologie. Il s’agit pour eux de régler leurs comptes avec leur conscience philosophique de jeunes hégéliens. Ils renversent une mystique de l’Idée absolue et libèrent une logique de l’idée comme mystification absolue. C’est là l’idéologie, qui se voit renversée, l’ancien sujet devenant le nouvel objet, la cause (l’idée) se retrouvant effet du mouvement autonome de l’histoire. La méthode dialectique hégélienne fait la culbute. "Chez Hegel, disait Engels, la dialectique est l’idée se développant elle-même". Les idéologues, écrivait Marx, "religieux, juristes, politiciens, moralistes, mettent tout la tête en bas". Ils font de l’Idée le démiurge de la réalité, alors qu’elle n’est que "la réflexion du mouvement réel transporté et transposé dans le cerveau de l’homme"17.
25Le vieux matérialisme de l’Antiquité païenne dont Marx avait fait le thème de sa thèse de doctorat18 ressuscitait. Engels en donne la meilleure formule lorsqu’il écrit : "Nous conçûmes les idées de notre cerveau du point de vue matérialiste, comme étant le reflet des objets, au lieu de considérer les objets réels comme des reflets de tel ou tel degré de l’Idée absolue"19.
26La révolution philosophique entreprise par Karl Marx aboutissait là au fiasco. La spéculation transcendante de Hegel rejoignait le nominalisme primaire du "vulgaire". Telle était la rançon de la critique marxiste de l’idéologie. Cette critique, entreprise à l’intérieur de la même problématique idéologique, ne pouvait éviter de demeurer elle-même idéologique. Or, la négation de la thèse hégélienne de l’Esprit absolu ne pouvait s’exprimer que dans le matérialisme absolu. La "science" nouvelle introduite par Engels et Marx est née sans aucun apport scientifique, à l’intérieur de la démarche spéculative de philosophes hégéliens aliénés dans le spiritualisme du système de l’Esprit absolu. Le vieux problème de l’adéquation de la chose et de l’intellect, tarte à la crème de l’idéologie, se voyait expédié sans ménagement par des philosophes retournant naïvement, mais non innocemment, l’idée négativement face au "réel" comme pur reflet.
27Une telle liquidation de la philosophie réputée désormais "misérable" a de quoi surprendre, s’agissant d’un génie philosophique aussi puissamment spéculatif qu’était celui de Marx. Pour expliquer ce fait, il faut nécessairement faire intervenir une passion dominante seule capable de surmonter l’attrait de la spéculation sur l’esprit de l’homme. Cette passion n’est autre que la passion de l’homme elle-même, comme passion absolue, à proprement parler prophétique et inspirée. "C’est vrai, écrivait-il, le vieux monde appartient au Philistin. Mais il ne faut pas faire de lui un épouvantail effrayant. Il nous faut plutôt le regarder bien en face. Ce maître du monde, il vaut la peine qu’on l’étudie". Et Marx l’étudie. Il constate que le monde tel qu’il existe "a été engendré et façonné par des siècles de barbarie, de telle sorte qu’aujourd’hui il forme un système cohérent dont le principe est le monde déshumanisé".
28Quand le maître du monde commande à l’idéologie aliénante et déshumanisante, et que cette idéologie est celle de la religion du Dieu chrétien, rien ne va plus, puisque l’Evangile a perdu son sens. La foi chrétienne enseigne à distinguer Dieu créateur et rédempteur de Satan "maître du monde" ; absolutiser le monde produit par l’idéologie historique, c’était se condamner à en faire l’antithèse du paradis, dans un manichéisme sommaire.
29Là encore, l’opposition du vieux monde et du nouveau monde renvoie à la vision de la foi elle-même sans qu’il soit possible de faire l’impasse sur la question de savoir jusqu’où l’indifférence religieuse de Marx était purement sociologique. Lui-même se référait à Luther non sans profondeur révélatrice, lorsqu’il précisait : "Comme jadis dans le cerveau du moine, c’est maintenant dans celui du philosophe que commence la révolution". Si Dieu nous "impute" sa justice (Luther), le temps viendra où le Christ deviendra le pseudo-Médiateur "auquel l’homme impute toute sa dignité, toute sa perplexité religieuse"20. Pour Marx, la religion est la reconnaissance de l’homme par le détour d’un Médiateur. Il y a là une survivance déclarée de la problématique de l’idéologie luthérienne dans laquelle l’imputation de la justice laisse l’homme misérable sous la grâce. Le Dieu luthérien "abstrait" de l’homme dans la personne du Christ projette son abstraction idéologique sur le réel humain en lui imputant quelque chose de lui-même. L’homme nouveau dans l’idéologie luthérienne n’est qu’un reflet de la nouveauté du Christ. La misère de l’homme selon la foi luthérienne devait engendrer un christianisme historique qui correspond à la Religion connue et combattue par Marx de son temps. La théologie luthérienne est ainsi à l’origine du malentendu religieux dans la genèse du système de Marx. L’homme est bien la réalité suprême pour l’homme, mais seulement par le détour de la révélation chrétienne de l’homme-Dieu, et au sein d’une religion où la grâce ajoutée à la nature révèle réellement l’homme à lui-même, et change le vieil homme en l’homme nouveau. En dehors de cette réalité de la foi, l’aspiration naturelle de l’homme à être par lui-même das höchste Wesen tourne mal : elle est le péché même, le dévoiement de l’aspiration normale de l’homme à coïncider avec l’Être dont il est l’image, dès qu’elle est détournée de la médiation divine. Eritis sicut Dei.
30Ce qui donne à la critique de la religion chez Marx son pathétisme c’est qu’elle met à nu les aliénations de la foi idéologisée. Il s’agit d’une critique inspirée par la lucidité d’une contre-foi aliénant elle-même la foi.
31Son analyse met en relief les différents aspects de l’aliénation de la nature par la grâce sur-naturalisée. Elle les met à nu dans son analyse de la résignation qu’il prête à la religion chrétienne comme sa caractéristique fondamentale, alors qu’elle n’est que le ressort intime de l’idéologie : "Puisque je ne suis pas moi-même nature, mais désir naturel, mon être naturel tout entier ne m’appartient pas - c’est tout ce que le christianisme nous enseigne".
32Dans cette perspective, "l’homme naturel est étranger à lui-même, comme lui sont étrangers sa chair et ses désirs"21. Il y a là une vue profonde de l’effet du dualisme tel qu’il s’était exprimé dans l’idéologie luthérienne où la grâce, c’est vrai, creusait un abîme entre elle-même (considérée comme la vraie nature de l’homme, sa nature "divine") et la nature de l’homme, de telle sorte que c’est le naturalisme de la théologie luthérienne lui-même qui venait aliéner l’homme à sa nature.
33Sa critique mettait pareillement à nu le caractère aliénant et inefficace de la morale luthérienne, le christianisme s’arrêtant au simple impératif moral qui reste pratiquement sans effet. En dissociant l’homme d’avec lui-même, la morale hypostasiait le dualisme dans une morale de résignation qui paralysait l’épanouissement humain.
34La justification imputée du chrétien avait également pour effet de centrer la conscience religieuse sur la condition misérable de l’homme sur terre. Le luthéranisme justifiait idéologiquement la misère, l’injustice, l’inhumanité sociale, le servage, l’oppression du prolétariat "bien qu’avec un air quelque peu contrit". De là, la fameuse déclaration de Marx selon laquelle la religion est conscience de l’état misérable de l’homme aliéné : "La misère religieuse est, pour une part, l’expression de la misère réelle et, pour une autre part, protestation contre cette misère réelle"22.
35Envisagée de la sorte, dans ses effets négatifs, la foi idéologisée ne pouvait qu’apparaître comme une superstructure aliénante à l’égard de la nature, faisant de la religion une transposition dans le ciel de la compensation de toutes les misères et de toutes les injustices. "Les principes sociaux du christianisme, écrit-il, prêchent la lâcheté, le mépris de soi, l’abaissement, la soumission, l’humilité, bref toutes les qualités de la canaille. Ils déclarent que toutes les infamies commises par les oppresseurs contre les opprimés sont le juste châtiment du péché originel ou d’autres péchés, soit des épreuves imposées par le Seigneur aux âmes sauvées, selon le décret de son infinie sagesse" (Marx pense aux élus de Luther).
36Et, poursuivant son réquisitoire23, il ajoute : "Le prolétariat qui refuse de se laisser traiter en canaille a besoin beaucoup plus de son courage, de son respect de soi, de sa fierté et de son goût de l’indépendance que de son pain. Les principes sociaux du christianisme sont hypocrites ; le prolétariat est révolutionnaire".
37Il voulait dire : athée. Il voulait faire du prolétariat le peuple élu porteur du dynamisme de sa propre dialectique à lui, une dialectique anti-hégélienne et anti-luthérienne. Marx a ainsi découvert le concept objectif, ou l’Idée concrète, capable d’incarner l’athéisme, sa vision prophétique de l’identification du rationnel et du réel. La révélation chez Hegel était celle de l’Esprit absolu reflété dans ses déterminations historiques. Chez Marx, elle aliénait davantage encore la notion chrétienne de révélation de Dieu dans l’Histoire ; elle était la révélation du mythe du prolétariat. Celui-ci devenait le peuple élu du prophétisme post-hégélien de Karl Marx. A travers cette nouvelle concrétion de l’idéologie (athée), la passion pour la justice de l’homme révolté est mise au service de l’idéologie. Le Christ avait dit : "L’homme a besoin de pain et de toute parole qui sort de la bouche de Dieu", faisant allusion à ses propres paroles et à sa propre Personne, Verbe incarné. Marx s’en était-il souvenu dans son fameux article de Bruxelles ?
38Plus que le liquidateur de la religion chrétienne discréditée par l’athéisme pratique des masses, Marx fait figure, dans son prophétisme athée, de théologien de l’athéisme. On ne saurait mieux expliquer l’impitoyable lutte et l’aspect de théomachie que revête la doctrine révolutionnaire de Karl Marx. D’autres que lui, de Strauss (1836) à Feuerbach, en passant par Bauer, avaient dit que la religion n’était que la réalisation fantastique de l’essence humaine ; que la religion, comme superstructure, n’était que l’expression idéologique (au plan d’un idéal transcendant) des contradictions du réel. Mais lui seul avait déclaré qu’il en était ainsi parce qu’il n’y avait pas de transcendance, parce que l’essence humaine n’avait pas de réalité véritable24 et parce que l’humanité générique, dans la figure du prolétariat, prenait désormais la place que le Dieu de l’idéologie chrétienne avait tenue dans l’Histoire.
Notes de bas de page
1 Coll. La Pléiade, III, pp. 1370-1379.
2 Ib., p. 1376. Voir la note de Maximilien Rubel, p. 1808.
3 Ib., p. 1808.
4 Ib., Appendices, Poésie, Hegel. Epigrammes, pp. 1384-1386 (Alles sag’ich euch ja, weil ich ein Nichts euch gesagt !).
5 coll. La Pléiade, III, pp. 1365-1369.
6 L’union mystique au Christ est-elle nécessaire ? Marx répondra oui. Aucun peuple n’a réussi à se libérer des chaînes de la superstition ; à se faire de lui-même ou de la divinité des idées dignes et vraies (p. 1366). Notons que le jeune Marx a l’air de connaître le fameux passage de la Somme contre les Gentils de saint Thomas lorsqu’il rappelle que Platon lui-même était nostalgique "d’un être supérieur dont la manifestation comblerait le désir insatisfait de vérité et de lumière". L’union mystique au Christ est-elle déterminée par la nature de l’homme ? A la redoutable interrogation, Marx répond sans autres précisions : "Non, la nature de l’homme n’accomplit pas sa fin du fait du péché". C’est pourquoi, "dans sa bonté, le créateur ne pouvant haïr son œuvre, a voulu élever l’homme jusqu’à lui et il a envoyé son fils. Il nous dit "Demeurez en moi et moi, je demeurerai en vous" (Jn. XV, 4). Enfin, l’homme ne peut-il atteindre par ses propres moyens le but pour lequel Dieu l’a tiré du néant ? Marx répond : "La parole même du Christ (Jn. XV, 4, 5, 6) constitue l’ultime et la plus difficile des preuves". Marx notait dans la parabole du cep et des sarments que le sarment ne peut par sa seule force porter des fruits. "Vous ne pouvez rien faire sans moi. Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors. Sans Lui, notre but reste inaccessible. Notre cœur, la raison, l’histoire, la Parole enfin du Christ nous crient d’une voix puissante et persuasive que l’union avec Lui est absolument nécessaire (...), que lui seul peut nous sauver". "Ainsi pénétrés de la conviction de cette nécessité, nous brûlons de savoir en quoi consiste ce don sublime, ce rayon de lumière qui vient des univers supérieurs pour animer notre cœur, et nous élève, purifiés, vers le ciel".
7 "Tout aspect repoussant s’évanouit, tout ce qui est terrestre s’efface, toute vulgarité se dissipe et la vertu est plus illuminée, étant devenue plus clémente et plus humaine".
8 Coll. La Pléiade, III, pp. 1381-1382.
9 Annales, 1844, Lettre à Ruge, M.E.G.A., I, I, p. 565.
10 Lettre à Ruge, septembre 1843. Coll. La Pléiade II, p. XLIII.
11 La Pléiade, t. III, p. LXII et LXXI-LXXVII.
12 Feuerbach publie successivement L’Essence du christianisme (1844) et L’Essence de la religion (1845).
13 En 1842, Marx publie ses articles dans la Gazette rhénane.
14 Marx y critique l’ouvrage du théologien athée Bruno Bauer qui enseigne à Bonn.
15 Deuxième Préface au Capital (1872).
16 Lettre du 30 mars 1883 à Kigelman. Jean-Yves Calvez, La pensée de Karl Marx, Paris - 1956, pp. 121-122.
17 Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach, Editions sociales, 1966, p. 44. Cité par Régis Debray, o.c., p. 131.
18 En 1841 : Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Epicure, avec un appendice, La Pléiade, III, pp. 11-77.
19 Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach, Editions sociales, 1966, p. 44. Cité par Régis Debray, o.c., p. 132.
20 Sur la Question juive, Marx-Engels Gesamtausgabe (MEGA), Berlin, Dietz - 1982, I, 1, p. 583.
21 Deutsche Ideologie, M.E.G.A., I, 5, p. 284. Calvez, o.c., pp. 80-81. Voir également M.E.G.A., I, 6, p. 271.
22 Introduction à la critique de la Philosophie hégélienne du Droit (1844), La Pléiade, III, p. 383 (et pp. 382-398).
23 Article du Deutsche Brüsseler Zeitung, 12 septembre 1847. Calvez, o.c., p. 81-82. La justification religieuse culmine dans la théorie du Dieu justicier et rémunérateur, et dans le thème de l’espérance d’une justice plus totale dans l’au-delà (Sainte Famille, 1845, tome II, p. 300).
24 Contribution à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel, 1844, Paris, Annales Franco-Allemandes, trad. Molitor, I, p. 84. La Pléiade III, p. 383.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017