Chapitre III. L’idéologie des Lumières en Allemagne et la philosophie de la religion de Hegel
p. 349-368
Texte intégral
1La réduction de la religion à la morale telle qu’elle est opérée dans la philosophie de Kant a pour effet d’amputer l’idéologie de la théologie dans laquelle elle trouve son point d’accrochage. Désormais, la théologie n’était plus seulement coupée de la philosophie, mais elle était bannie par elle et bannie de la conscience. La morale et le sentiment en tenaient lieu.
2Ce moralisme kantien renouvelait l’erreur de Luther et annonçait la réaction de Hegel.
3 1. - Karl Barth a dénoncé, dans la philosophie de la religion de l’Aufklärung depuis Lessing à Hegel en passant par Kant, Herder et Fichte, le comble de l’incompréhension moderne de la Bible1. C’est la distinction entre le contenu éternel et l’histoire (le « véhicule historique de la révélation ») qui est en cause. Ces philosophes n’écoutent plus l’histoire que la Bible raconte, celle de l’action de Dieu à l’égard de sa créature, l’histoire au cours de laquelle se réalisera et s’achèvera le dessein éternel de Dieu. Ils ne font plus de théologie au sens où celle-ci est, et doit rester, récit de cette histoire ; ils font de la philosophie de la religion, à partir du principe de la révélation d’un rapport qui existerait, ou s’effectuerait, partout et toujours, entre Dieu et l’homme2. Les articles de foi deviennent alors des vérités générales qui ne renvoient plus à l’événement historique unique de la révélation de Dieu aux hommes, mais à l’Esprit absolu s’incarnant dans l’histoire des hommes et s’y manifestant par là-même.
4Ce n’est plus l’Eglise qui prêche la révélation attestée par la seule Ecriture. C’est la philosophie. Elle s’empare des dogmes définis par l’Eglise pour expliciter un rapport entre Dieu et l’homme dans les limites de la pure raison. Elle a beau jeu d’opposer ainsi un rationalisme religieux à un pur biblisme ecclésiastique.
5Ce que Karl Barth désignait ainsi n’est autre que la réduction idéologique de la révélation chrétienne que nous venons d’étudier. La théologie protestante de la moitié du siècle (avec Schelling, Schleiermacher, Hegel) devait concevoir la révélation de Dieu comme le résultat suprême de la réflexion de l’homme sur lui-même. Leur idéalisme escaladait le Ciel. Ils prétendaient connaître Dieu par eux-mêmes, disposer de sa révélation comme d’une donnée de l’expérience3. En fait, leur philosophie projetait la propre essence de l’homme sur le plan de l’absolu. Quelle idéologie plus mystificatrice que celle-là ?
6 Plus que d’une philosophie religieuse, on peut parler chez eux d’une théologie réintroduite dans la philosophie, d’une réélaboration philosophique de la théologie. C’est ainsi que Mgr Grabmann caractérisait l’histoire de la théologie catholique en Allemagne au XVIIIe siècle dans son rapport à la philosophie allemande4. On peut appliquer l’expression à cette philosophie elle-même.
7En effet, et le paradoxe n’est qu’apparent, on assiste chez tous les philosophes post-kantiens à la remontée de l’éthique transcendantale, inaugurée par Kant, vers Dieu, Hegel n’étant pas seul à remonter ainsi de la philosophie vers la théologie. Cela prouve à quel point l’idéologie est ancrée dans la théologie, puisque lorsqu’elle a d’abord procédé à la sécularisation éthique de la transcendance chrétienne et installé le moi comme principe divin du tout, elle achève le processus par la remontée vers Dieu du moi divin conçu comme la totalité de l’homme.
8Cela est vrai des successeurs de Kant ; mais cela est également vrai finalement de Kant lui-même. On ne comprendrait pas autrement l’évolution du kantisme après Kant. C’est la logique de l’idéologie luthérienne qui le veut, là où le fidéisme anéantit toute tentative de la philosophie pour fonder une théologie naturelle spéculative. Dans la ligne de la philosophie de la religion naturelle de Rousseau, mais à l’intérieur de la problématique théologique de Luther, Kant avait procédé à la critique de l’aporie de la théorie naturelle qui aboutit à la renier, non plus comme sacrilège, mais comme utopique et paralogique. En un mot, il fondait la religion de Luther philosophiquement, en ôtant à la théologie du christianisme la base de la théologie naturelle.
9Pour éviter la ruine de l’édifice, Kant recourut à l’artifice du fidéisme de la raison pratique qui lui donne, pour ainsi dire, une base par le haut, la raison pratique opérant la conversion de la conscience éthique vers l’absolu d’une Loi interne. L’artifice cartésien fondateur de son idéologie était constitué par l’innéisme spéculatif. Celui-ci ne fonctionnant plus chez Kant, – du fait de la critique de l’idéalisme que lui imposait la prise en considération du scepticisme de Hume – c’est l’artifice pratique de l’innéisme de la loi morale inscrite dans les cœurs par le Législateur éternel qui permet à Kant de combler le vide que la problématique théologique surnaturaliste et le fidéisme de Luther avaient creusé dans la théologie des chrétiens. L’édifice reposait désormais sur ce Législateur qui trône dans l’empyrée de la Conscience, une conscience morale ouverte sur l’univers comme l’Oeil des géomètres qui en contemplait l’essence – mais non l’existence – dans le système de l’idéologie cartésienne jusque dans le syncrétisme de la maçonnerie spéculative.
10L’initiative de Kant créait une sorte de langage philosophique nouveau promis à une grande diffusion culturelle décisive. On ne dirait plus « Dieu » mais « la conscience ». Avec lui, s’ouvrait une ère nouvelle pour la philosophie des Lumières. Elle cessait d’être vaguement cartésienne et, en ruinant le « cartésianisme », elle liquidait toute la problématique cléricale qie le cartésianisme traînait derrière lui (ainsi que la problématique anti-cléricale des « cartésiens » français du XVIIIe siècle). Mais surtout, la doctrine de Kant devait jouer un rôle capital, du fait de sa problématique luthérienne comme de sa critique de la religion. Elle orienta le progrès de la philosophie allemande dans la direction de la récupération de la théologie, visible chez Hegel comme chez Fichte et Schelling.
11Peu importe que chez Kant le Dieu mort de la théologie naturelle (comme théodicée spéculative) ressuscite comme Loi vivante de la religion naturelle entendue comme expérience morale supérieure. En naturalisant le Dieu chrétien – ou ce qui en restait dans l’idéologie chrétienne – Kant préparait la résorption de ce divin par l’idéalisme critique. Avec Hegel, le phénomène remontait au ciel de l’Idée. La philosophie kantienne de la religion redevenait une théologie : la théologie de la phénoménologie de l’Esprit. Avec Fichte, le Moi (divin) face au non-Moi, est producteur du non-Moi qu’il pose en se posant lui-même. Chez Schelling, la conscience absorbe Dieu résorbé en termes de notions non plus abstraites, comme chez Kant, mais dynamisées par l’élan d’une conscience auto-créatrice qui les crée en se créant elle-même.
12Le processus historique et dynamique de la révélation chrétienne est ainsi naturalisé en dehors de toute transcendance et de toute relation de l’histoire à la transcendance. C’est l’histoire qui est absorbée par le Moi et qui n’est pas transcendante à elle-même. Une telle déification de l’histoire par le Moi divinisé aboutit à diviniser le philosophe et le peuple dont il est le porte-parole, nouveau peuple élu. Elle s’exprime dans cette culture romantique allemande et bientôt pangermanique que devaient illustrer Wagner et tous ceux qui lui succédèrent, ou pour ou contre lui, jamais sans lui.
13Du point de vue de l’histoire de l’idéologie moderne, Hegel est en continuité avec Kant, et en fondant l’idéalisme absolu il ne sort pas réellement de la ligne que Kant avait tracée. Simplement, il a réinjecté la théologie dans la spéculation philosophique et religieuse de la conscience inaugurée par Kant sous la forme de l’Esprit manifesté dans l’histoire.
14 2. - Et il y était porté, pour ainsi dire, par le mouvement de l’histoire. En 1789, Hegel a dix-neuf ans. Il avait entrepris ses études de théologie en rêvant d’une religion « éclairée », capable de faire bouger « le vieux système ». Lorsque la révolution française s’était produite, il avait salué le superbe « lever de soleil », bientôt ensanglanté par la Terreur. Il comprend le formidable changement politique engagé avec l’Empire, et qu’une réforme religieuse s’impose pour le couronner. Lui qui songeait à se faire pasteur luthérien s’exprime en théologien. A ses amis, il confesse que la religion est une des grandes affaires de notre époque, qu’il lui faut une pure religion de la raison, « que le Royaume de Dieu doit advenir et que nos mains ne doivent pas rester inactives ».
15Mais le jeune Hegel partageait les espoirs des jeunes philosophes de Tübingen critiquant l’orthodoxie protestante, attaquant les pasteurs qui simulaient la rationalité de la religion au lieu de la dégager dans sa pureté de telle sorte que, loin de permettre de rendre au christianisme son efficacité dans l’histoire, ils le sclérosaient dans une administration spirituelle5. Hegel critique également, à l’inverse, la vision de la religion par les philosophes de l’Aufklärung qui ont vidé le monde de sa « spiritualité » et l’ont réduit à un utilitarisme sans horizon, bannissant tout le « spéculatif des choses humaines et divines »6. Hegel se propose de retrouver dans les thèmes de la Foi leur vérité philosophique qui est pour lui la rationalité foncière de l’homme. La foi dans les limites de la raison, c’est pour lui la réconciliation du ciel et de la terre, de la transcendance avec la raison. Tel est le projet de Hegel : démontrer que la foi est rationnelle et que la raison se dépasse elle-même dans la transcendance de la foi. C’est le sens de la formule : « Sauver la positivité de la religion », transposer l’Eglise au domaine de la philosophie, afin de faire de la religion une force réelle de la raison à l’oeuvre dans le changement du monde.
16C’est parce que le monde, dans le vertigineux tourbillon des guerres napoléoniennes, a changé sous le signe de la raison des Lumières, c’est parce que ce monde nouveau doit être maîtrisé par la pensée qu’un retour à la théologie s’impose. Seule la raison théologienne est capable, par un retour à l’ordre suprême, d’apporter aux hommes la maîtrise du cours de l’histoire. Le Saint-Esprit se fait Esprit. L’Eglise s’efface devant l’Etat. Le temps de l’idéologie allemande, de l’Allemagne selon la Prusse, est arrivé.
17De 1801 à 1805, la pensée de notre philosophe-théologien se précise. Il a trouvé la voie de la réconciliation de la morale abstraite du devoir strict de Kant avec la réalité historique et sociale. Lui qui s’en était pris à l’esprit utilitaire de l’Encyclopédie et qui lui opposait la vision de la religion naturelle chère à Rousseau, comprend que la grande vérité des temps nouveaux sera que l’homme est volonté libre, capable de découvrir la profondeur du monde de l’utilité sociale dans une religion rénovée, une foi dans l’absolu de la conscience de soi universelle. Pour cela, la religion est nécessaire afin de surmonter la profonde scission introduite entre la pensée théologique et la réalité historique et sociale, entre religion et philosophie. A quoi servira la religion ? Elle fournira à la pensée philosophique ses propres concepts religieux pour que la philosophie, cessant d’être ancilla theologiae, s’achève en se dépassant elle-même7. Hegel appelle cette opération spéculation. « Toute la forme historique sous laquelle on s’imaginait la théologie est niée et mise au service du processus d’avancement autonome de la pensée ». Pour Hegel, cette différence substantielle de la théologie er de la philosophie n’est plus justifiée dans l’état historique actuel où la scission entre la foi et la pensée a fait place à leur unification. Cet état c’est l’historicité, l’histoire se comprenant elle-même comme histoire. Elle rend possible le processus spéculatif par lequel on intègre l’histoire prise dans son état historique dans la philosophie. Ce que Hegel empruntait à la religion, à savoir la révélation historique, passe à l’histoire comme révélation de l’esprit « absolu », « conscience de soi de l’Esprit ».
18Ce tournant était décisif. La rationalité allait permettre de rendre au christianisme son efficacité historique, mais il ne s’agirait plus du christianisme pris dans son esprit surnaturel, au plan du mystère de la révélation de Dieu dans l’histoire, mais au plan du mystère de la raison promue à la condition d’Esprit absolu. L’éviction du christianisme, de sa mystique, de sa théologie, bref de son énergie spirituelle transformante, était totale. Hegel en versait l’acquis, de la théologie (aliénée dans l’idéologie en train de se dissoudre) à la philosophie qui profitait ainsi de l’historisation de la pensée. Mais c’est la transcendance, le caractère transhistorique de la révélation, son mystère même, qui se voyaient sécularisés. C’était la suite normale de l’entreprise kantienne de réduction de la religion chrétienne dans les limites de la raison. A partir du moment où la philosophie (critique) écartait par définition toute « métaphysique » de la raison, réduire la religion dans les limites de la raison revenait à réduire la transcendance, mais aussi à condamner la philosophie à tenter de ressaisir celle-ci à travers l’historicité. C’est ce que font les disciples de Kant et de Fichte (Tübingen, Hölderlin, Schelling et Hegel) en vue de réconcilier la philosophie morale de Kant et la réalité historique. Hegel, en 1807, dans la Phénoménologie de l’Esprit, montrait que la religion avait précédé la philosophie sur la voie qui conduisait au savoir absolu de la philosophie.
19Désormais, Hegel introduisait l’idéologie chrétienne de la « critique » inaugurée par Kant à la « dialectique » dont il ouvrait la voie. C’était tout ensemble achever le passé et l’assumer dans une vision du futur audacieuse8. A nouveau, grâce à la dialectique, le dualisme de l’idéologie chrétienne paraissait devoir être surmonté. En fait elle ne l’était pas, mais elle cessait d’être réifiée, de maintenir en présence la foi et l’histoire dans un équilibre propice à tous les conservatismes et à toutes les scléroses. L’idéologie chrétienne se fluidifiait cependant dans l’idéologie militante, philosophique et nationaliste de la phénoménologie de l’Esprit.
20Emportée par le mouvement de l’histoire, la religion poétique du romantisme allemand, l’exaltation du sentiment et de l’esprit national, la nouvelle culture s’animait. Plus tard, en 1823, dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, Hegel remontera à la crise luthérienne du début du XVIe siècle pour trouver son origine à la rupture historique où le concept de culture est apparu dans sa relativité à l’égard des esprits nationaux. Lorsque Luther fonde la souveraineté de la grâce sur le désaveu des œuvres, c’est aussi pour mettre fin à la sacralisation du paradigme romain, latin, d’une Eglise étrangère à l’esprit des Germains. Hegel ne remarque pas (s’il l’avait fait il n’aurait pas prolongé l’idéologie chrétienne, il l’aurait désavouée et réellement surmontée) que la réforme de Luther et la libération de l’esprit reposant sur lui-même dans le sentiment autonome absolu de sa subjectivité, sont la rançon de la rupture avec la transcendance elle-même. Pour lui, l’idéologie de la réforme est seulement libération : « Sachant maintenant qu’il est plein de l’Esprit divin, toute condition de l’extériorité disparaît pour l’homme ». Ce n’est plus l’Eglise qui détient le contenu de la vérité, « mais c’est le cœur, la spiritualité sensible de l’homme, la subjectivité de tous les hommes ».
21Dans cette « œuvre de la réconciliation » de l’esprit avec le monde, la subjectivité s’approprie désormais le contenu objectif de la révélation et l’introduit dans le monde conformément au concept qui s’objective dans la culture : le droit, la propriété, la moralité, le gouvernement, la Constitution. C’est la forme de la présence de l’objet de la révélation (l’absolu en tant qu’absolu) qui a changé : « Dans la religion, l’absolu est présent sous le mode immédiat de la représentation (Vorstellung), traité comme objet révélé par la grâce dans l’expérience anonyme et collective de la foi ». Dans la philosophie, l’absolu monte du niveau de la représentation au niveau de la vérité qui est le niveau authentique du mode de présence qui convient à l’absolu en tant qu’absolu. « La substance spirituelle détermine alors son propre mode de présence : l’Esprit est là en tant qu’Esprit, et sa façon d’être là est elle-même spirituelle ». La pensée domine la situation de la conscience religieuse : elle transforme l’expérience de la sagesse de la foi en possession réflexive, spéculative, de l’absolu pur.
22Comme on le voit, Hegel a demandé à la philosophie ce que la religion avait cessé de rechercher moyennant son ancrage dans la transformation active du monde que rend possible une authentique mystique : le mode de présence spirituel au contenu de la révélation divine dans l’Esprit. La philosophie de Hegel est à la fois une théologie sécularisée, par son contenu objectif, mais elle est avant tout une mystique sécularisée. Elle ne traduit le contenu de la révélation en un langage profane que parce qu’elle se perfectionne dans sa ligne, en récupérant à son profit le mode mystique de la présence spirituelle à (de) l’absolu9.
23La phénoménologie de l’Esprit intègre la religion et l’Esprit dans une vision philosophique. Pour Hegel les diverses religions parlant le langage de la raison manifestent l’éternelle dialectique de l’esprit. La phénoménologie de l’esprit décrit la genèse du savoir, montre comment il n’est d’abord, comme esprit immédiat, qu’absence d’esprit, conscience sensible, puis progresse de plus en plus jusqu’à l’esprit absolu. Ce qui se montre n’est plus seulement, comme chez Kant, un mode humain de représentation, mais une manifestation de l’esprit absolu. L’idéologie semble se résorber dans le monisme de l’esprit et de la chose propre au concept objectif sur lequel Hegel fait reposer toute sa pensée. La philosophie hégélienne s’est donnée pour mission de montrer que le phénomène est le mouvement dialectique éternel de l’esprit se montrant en un temps et en un lieu donné. Au contraire, la religion ne fait qu’introduire en dernier lieu ce savoir absolu toujours sous la forme de représentation où le rapport de l’esprit fini à l’esprit absolu demeure sans effectivité.
24 3. - L’ouvrage qu’il publie en 180710 retrace « l’odyssée de l’esprit » en marche, pour surmonter la brisure entre l’infini et le fini qui s’achève, selon Hegel, dans le savoir absolu d’une conscience qui réussit à se comprendre elle-même. Hegel pense avoir saisi dans sa pure rationalité la logique immanente de l’expérience humaine. Si Hegel a pu penser qu’il était parvenu à rendre la religion transparente à la raison tout en ressuscitant son Esprit, ce n’est pas parce qu’il serait parvenu à surmonter l’idéologie chrétienne du passé. Loin de l’avoir fait, Hegel l’a prolongée en achevant d’une manière géniale la réduction de la mystique chrétienne dont le processus avait été engagé à la fin du XIIIe siècle. C’est tout le passé de la pensée et de l’histoire de ces cinq siècles qui le séparent de saint Thomas d’Aquin qui se voit récapitulé dans la vision hégélienne. Il n’est comparable qu’aux scolastiques qui ont inauguré au XIVe siècle l’ère de la philosophie dialectique. Entre lui et Henri de Gand ou Duns Scot, la dialectique avait déployé la richesse inépuisable des systèmes et des conceptions se succédant selon son rythme conflictuel jusqu’à lui. Tous récapitulés, ils seront par lui tous dépassés, niés, récupérés de telle sorte qu’il n’est aucun de ses prédécesseurs qui ne soit en un sens un de ses précurseurs. Il a devant lui le passé des théologiens, le présent – déjà passé – des philosophes. Il rêve d’opérer la synthèse, de résoudre leurs conflits : nature face à surnature, religion révélée face à religion naturelle, raison face à foi ; il est contre l’irréligion des Lumières et contre leur pauvre et plate raison. Et voici qu’en réalisant la synthèse de l’acquis de l’idéologie des théologiens dans la nouvelle idéologie des philosophes, selon sa propre Philosophie de l’Esprit, Hegel s’apprêtait à ouvrir un nouvel âge de l’idéologie parce que sa Sagesse était elle-même, comme celle de Duns Scot et des augustiniens adversaires de saint Thomas, une idéologie : la forme de la dernière des idéologies chrétiennes. Marx n’aura pas de peine à le montrer.
25La figure de Hegel occupe dans l’histoire de la pensée de l’Occident cette place absolument unique du fait que Hegel s’est situé au confluent de l’exister religieux et de l’essentialisme métaphysique, et qu’il a tenté de les assimiler l’un à l’autre. Etienne Gilson l’a très remarquablement souligné : « Animée d’intérêts religieux et théologiques passionnés, tout se passe comme si l’essence de la pensée consistait pour lui en un dialogue perpétuel entre l’intensité de son expérience intérieure et le déploiement en notions abstraites de ses richesses intérieures ». La force de l’esprit, disait-il, est proportionnelle à son extériorisation, et sa profondeur n’est profonde que dans la mesure où « elle ose s’épancher et se perdre en se déployant »11.
26C’est volontairement que Hegel a donc tenté d’inverser le mouvement des mystiques chrétiens qui vont de la spéculation au mystère, du Verbe au silence. Mais ce n’est pas là une pensée qui dégénère en dialectique, car ce qu’elle tente de sauver c’est « la totalité de son expérience intérieure en lui conférant la nécessité d’une dialectique de l’esprit ». Sous cet aspect, Hegel ne peut être comparé qu’à Maître Eckhart.
27La doctrine hégélienne de l’être fait de l’être un devenir, un être en devenir, un processus dialectique en genèse de l’esprit absolu se développant dans la nature et dans l’histoire, au lieu que l’être et le non-être n’étaient que des abstractions. Le devenir, comme notion, est le premier concept qui marque le mouvement, comme l’acte de ce qui est en puissance unissait chez Aristote les deux pôles opposés de l’être - premier concept et premier réel concret. "Celui-ci surgit donc de l’implication mutuelle et du passage de l’un dans l’autre des deux premières abstractions"12.
28Il apparaît que chez Hegel le concret est déduit à partir de l’abstrait. Etienne Gilson l’a bien montré, "il rejoint une nature à partir d’une logique". Pour lui, "le concret est le contraire de l’abstrait. Et comme l’abstrait est le non-contradictoire, le concret ne peut être que le contradictoire. Saisissant les contradictoires simultanément dans l’agitation interne de leur détermination mutuelle et progressive, il en fait l’essence même de la réalité". L’œuvre de la raison n’est plus contrariée par le donné empirique au point de départ, elle est rendue plus aisée, au contraire, dans son fonctionnement par l’irrationnel des contradictoires que Hegel y introduit comme un donné, ce devenir qui est le premier des contradictoires. "Le réel se situe dans l’acte même de se contredire, par lequel l’être et le non-être se nient mutuellement et qu’on nomme devenir"13.
29Ce premier objet concret de la pensée n’est donc pas l’existence, mais l’être-là (Dasein), le devenu qui résulte du devenir conçu comme fini, arrêté. Le Dasein est l’unité fixée de l’inquiétude du devenir déterminé. Il est le résultat du devenir qui s’abîme dans l’unité où l’être et le rien sont surmontés. Dans le concret, pour Hegel, la contradiction est l’étoffe du réel. Il n’y a donc rien où l’on ne puisse et ne doive déceler des déterminations internes contradictoires14.
30C’est ainsi que la dialectique de Hegel est parvenue à dépasser la philosophie critique de Kant, là où celui-ci avait buté sur l’existence avec Hume. Il y parvient tout simplement parce que la dialectique de l’être atteint la dialectique de l’être-là, mais en se passant de l’existence. L’en-soi de Hegel n’est plus abstrait comme celui de Kant, il est concret ; c’est l’être-là15. L’existant devenant chose (das Ding), c’est la "chose en soi" de Hegel. Jamais la raison d’être, l’existence et la chose n’ont été plus intégralement logicisés. Hegel est resté le disciple de Wolff plus profondément peut-être que lui-même ne le pensait16. Faire du concret avec de l’abstrait, c’est faire du réel "rien de plus qu’une concrétion d’abstractions"17. La permanence de l’idéologie invétérée est signalée par Etienne Gilson, qui souligne que l’être hégélien est constitué à titre d’objet déterminé d’une pensée qui, au lieu de vivre des richesses de l’existence déployée dans la floraison des essences, se nourrit de ses propres contradictions... et se contente, en fait de concret, de contradictions surmontées dans l’unité des notions. L’univers est une dialectique et la dialectique est l’univers. Proclus et Scot Erigène avaient déjà pensé cela. Le concept, pour Hegel, se développe en nature et en esprit à travers les contradictions. La logique est le concret en attente des déterminations ultérieures de la nature et de l’esprit ; elle est donc leur principe commun. L’idée, se posant en sortant de soi-même sous forme d’ "être-autre" est "nature" - dont le sommet est l’individu. Revenant à soi pour se poser elle-même, pour elle-même dans sa subjectivité concrète, l’idée est "esprit". L’idéalisme absolu de Hegel réduisait donc complètement le réel à son explication par la pensée, au connu par la pensée.
31Face à cette dissolution de l’existence en pure notion, l’on peut dire que Hegel bouclait le processus qui va de Duns Scot à l’ultime état de l’idéologie essentialiste. "Si profondes que soient leurs différences, écrivait Gilson, l’hégélianisme et le scotisme ont au moins ceci en commun qu’ils posent l’existence comme l’un des moments de l’auto-détermination de l’être, et que ni dans l’une ni dans l’autre de ces doctrines ce moment n’est le premier"18.
32 4. - On comprend dans ces conditions ce que peut être le Dieu de Hegel et comment il est Pensée avant d’être existence. Il est "ce dont le concept inclut en soi l’être", somme toute le Dieu de l’argument ontologique de saint Anselme naguère critiqué par Kant. Un tel Dieu permettait à Hegel de poser l’être comme l’abstraction totalement pure, comme la plus abstraite des déterminations, il était le fondement de toute sa doctrine. Lorsqu’il pense l’absolu divin, ce n’est pas à la lumière du dogme trinitaire, mais à partir du procès dialectique de l’absolu qui se pose, s’oppose et se repose en lui-même, qui se divise et se déchire pour être absolu. Pareillement, l’existence et la conscience de soi sont toujours division à l’intérieur de soi, conscience de l’être-là de la vie comme malheur de la vie. L’homme est essentiellement l’être qui est désir de soi dans la mesure où il ne peut être pour soi que par la médiation d’un monde extérieur. La conscience de soi s’atteint dans cette altérité où elle s’apparaît à elle-même sous la forme d’une autre conscience de soi vivante, d’un autre Moi, d’un Autrui. Et réciproquement.
33Selon Hegel, le désir de la vie devient le désir d’un autre désir, et donc il est désir du désir d’un autre. "Dans l’amour humain, écrit-il, le désir m’apparaît comme le désir du désir de l’autre. J’ai besoin de me contempler dans l’autre (...) Ce que je dois donc trouver dans cet autre, c’est le désir de mon désir (...) Mon désir se perpétue en se réfléchissant comme désir, ce désir-objet étant le désir de l’autre à la fois identique au mien et pourtant étranger. Ainsi, je m’apparais dans l’autre et l’autre m’apparaît comme moi-même. Nous n’existons que dans cette reconnaissance réciproque".
34La description de la dialectique de l’amour selon Hegel révèle ici, à travers son narcissisme profond, l’abstraction pure qu’il a introduite dans la connaissance de soi. Il en est ainsi parce que Hegel considère que la conscience de soi surgirait lorsque, se voyant dans l’autre, elle s’y voit en même temps comme un être extérieur et déterminé, un être-pour-autrui ; et inversement, car c’est ainsi qu’elle apparaît aussi à l’autre. La conscience de soi tend ainsi à la suppression de l’autre, à la négation de cette forme d’existence étrangère dans laquelle elle s’apparaît à elle-même comme autre. La psychologie hégélienne de la relation amoureuse inverse donc le dynamisme de l’amour oblatif, du don de soi à l’autre, et lui substitue l’affrontement de l’être-pour-soi, qui n’est que le reflet de la dialectique de la négativité qu’il a introduite dans la conscience de soi. La relation entre les consciences (de soi) est conçue sur le modèle de la lutte à mort, chaque conscience ne pouvant être reconnue par l’autre comme pur être-pour-soi qu’à condition de disparaître avec son apparence limitée par elle. La condition de l’histoire est donc cette lutte à mort, de même que la condition de l’existence de l’être-pour-soi s’actualise dans cette lutte comme absolue négativité. L’homme n’existe que par cette négativité.
35On voit le subterfuge de cet idéalisme absolu qui sépare et oppose l’existence et l’essence, pose l’existence comme de l’abstrait dans l’abstrait et prétend alors être parvenu à déduire l’existant du rationnel pur : un tel idéalisme se piège finalement lui-même, parce qu’il se condamne à croire qu’il "comprend" le mouvement de l’histoire dans ses déterminations, qu’il est dans le secret de l’Esprit qui les pose, alors qu’il ne fait que les conserver comme sa propre représentation. Peu importe qu’il prétende ainsi être passé du domaine de la représentation au domaine du concept objectif ; les deux notions sont strictement équivalentes et la seconde n’est qu’un mirage où la première semble être spirituelle sans être illusoire. Il n’est pire mystification noétique de l’acte de l’intelligence et de l’esprit dans son effectivité historique. Hegel a tranquillement réduit l’Esprit-Saint à l’esprit absolu, l’Agapé à l’Eros, et finalement, dans la perspective ouverte par la phénoménologie de l’esprit, l’Eglise à l’Etat. Qu’il s’agisse de Dieu ou de la conscience de soi, voire de la socialité, la relation inter-personnelle - celle des Personnes divines au sein de la Déité, celle des personnes humaines au sein de la collectivité - a fait place à l’affrontement dialectique le plus brutal. Le télescopage du fini et de l’infini, censé surmonter leur cassure, supprime tout le processus historique qui préside à leur relation historique, par exemple dans le rapport de la nature au social tel que l’avait imaginé, à travers leur mythe du Contrat social, Hobbes et Jean-Jacques Rousseau. Hegel a supprimé le contrat qui devait aboutir à l’Etat démocratique représentatif de la souveraineté du peuple. Son Etat est celui d’un Frédéric-Guillaume III conforme à la providence absolue de l’Esprit dans sa manifestation historique définitive : la Prusse19.
36L’illusion entrait dans l’Histoire par la porte de la pure rationalité philosophique. Avec Hegel, le philosophe se flatte de comprendre le processus d’un devenir auquel il commande, alors qu’il se borne à l’enregistrer en bénisseur de l’ordre établi. Il s’agit d’un devenir historique dont la maîtrise a échappé depuis près de deux siècles à la pensée des théologiens et de philosophes de l’Idéologie chrétienne, incapables de pressentir le rôle décisif qui allait revenir, dans le devenir des sociétés occidentales, au dynamisme d’un savoir scientifique destiné à bouleverser de fond en comble la "vision chrétienne du monde". Hegel n’a pas pris conscience, malgré l’Encyclopédie et son brutal rappel à l’ordre des choses et à la condition de l’Homo faber, de cette scientificité de la culture de son époque révolutionnaire aliénée dans l’idéologie héritée du passé. Un seul exemple illustre cette cécité de ses contemporains et la sienne : c’est Lavoisier et c’est Dupont de Nemours (avec sa poudre noire) qui ont assuré l’issue de la révolution américaine contemporaine de la naissance et des premières années de Hegel, ce n’est pas la pensée des philosophes de l’idéologie chrétienne.
37L’ivresse du savoir absolu qui s’empare de l’esprit de Hegel, lorsqu’il considère le mouvement historique de la conscience dans son effort pour se comprendre elle-même en comprenant le monde, le conduit à définir une logique immanente de l’expérience humaine. Le philosophe pur est à l’aise dans le maniement de ses concepts lorsqu’il compose sa Logique. La logique est le poème rigoureux de l’être se dévoilant par et à travers l’homme et la conscience de soi singulière du philosophe, dans l’idée qui y fait son apparition et qui n’est pas son pur produit. Elle est le dit de l’Être, la pensée qui se dépasse elle-même en révélant l’être même immédiatement, de telle sorte que ce n’est pas tant l’homme qui dit l’être dans son langage humain que l’Être qui se dit et s’exprime en l’homme dans la conscience du philosophe. On a reconnu dans cette analyse le passage de la langue à la Parole qui constitue l’essentiel de l’expérience de la Parole de Dieu propre à la mystique chrétienne. Mais pour Hegel, le moment de la philosophie est présenté comme le moment d’une révélation du sens de la conscience naïve et du savoir absolu de l’Être qui n’est que la réduction de la parole prophétique de la foi. La logique immanente à l’activité de la pensée dévoile donc dans l’expérience humaine les "essences" parce que les "existants" historiques apparaissent comme habités par l’Être. La transcendance supposée de l’esprit absolu, posée par la conscience critique, apparaît comme immanente à l’identité originaire de la conscience naïve, seulement visée alors, et désormais réfléchie comme sens de l’Être. L’absolu a cessé d’être substance, il est (devenu) sujet. La connaissance de l’homme a cessé d’être relative (à une substance ineffable - ou à un Dieu transcendant), elle est immanente à l’Être et "absolue".
38La logique dévoile les "essences". Artistes et philosophes en composent leurs œuvres, les "représentent" et c’est l’œuvre de la culture. Mais dans la mesure où la logique fonde ces essences dans l’Être, elle permet de dépasser ce qui serait l’interprétation de l’Être par l’homme à partir d’une simple culture, renvoyant toujours celle-ci à la foi en une chose en soi rémanente. Hegel par sa Logique prétend avoir dépassé l’alternative Humanisme ou Foi, et fondé une philosophie de l’Être, de l’Être-même qui se pense, une logique ontologique. Ce que la Phénoménologie dévoile à travers l’expérience comme des essences, et illustre à travers l’Esthétique, la Logique le présente comme des manifestations de la pensée de l’Être-même "se pensant absolument à travers la conscience humaine".
39La logique a donc déduit Dieu ! Impossible d’imaginer plus radicale réduction de la révélation chrétienne et du Dieu de la révélation. L’idéologie semblait surmontée, mais au prix d’une stupéfiante confirmation. Loin de libérer la pensée de l’obsession tyrannique du dualisme, la logique hégélienne en obsédait l’esprit au point de lui faire prendre son esclavage pour sa libération.
40La vérité vivante est l’œuvre de l’homme posée au cœur de l’existence, mais qui dépasse aussi bien cette existence. C’est l’homme qui confère à la nature, esprit caché, un sens en tant que vie universelle, que totalité possible. La vie renvoie à quelque chose d’autre que ce qu’elle est dans la multiplicité indéfinie des vivants : en tant que "vie" elle renvoie à la consciente qui la réfléchit. La conscience de soi est l’âme du monde.
41L’homme cherche à la dominer par le désir et le travail, "patience du négatif", par sa propre conscience de soi. Celle-ci se voit elle-même en dehors de soi dans l’univers vivant auquel elle participe comme figure vivante déterminée : elle est cette contradiction d’être à la fois le genre universel qui n’existe pas ailleurs qu’en elle-même, et un être-là déterminé. Selon Hegel, c’est là la contradiction qui constitue la douleur de la conscience de soi, son malheur, et dont la résolution ne sera pas magique mais sera la vérité de l’histoire de l’homme, une authentique création.
42La nature est identique à la pensée de la nature : elle n’est plus, comme autrefois chez Kant, une chose en soi. Du coup, pour Hegel, les catégories ne sont plus conception des phénomènes, mais expression de l’Absolu, comme chose et comme pensée tout ensemble. Elles sont l’Être comme éternel avenir qui se fait toujours présent, la temporalité étant l’éternité même du concept, le sens, la subjectivité de l’Être, son immédiateté.
435. - Selon Hegel, la religion chrétienne est toujours tentée par le retour aux origines, par un "faux infini dans le passé" qui confond la simplicité du concept avec ce retour en arrière. Telle est l’espérance. La conscience profane cherche le sens dans un avenir lointain, un devoir-être, un "faux infini de l’avenir". Tel est l’espoir humain.
44Hegel pense surmonter cette contradiction en montrant que la religion n’est pas une aliénation qui fait violence à la raison. Elle est révélation de l’homme à l’homme. Entendons bien, elle n’est plus révélation de l’Homme-Dieu de la foi chrétienne, parce que cette révélation n’est elle-même que la forme accomplie de la transparence de la raison à elle-même. Lorsque la religion parvient à sa forme historique accomplie, elle pose dans le Christ, nous dit Hegel, l’unité de l’homme et de Dieu : elle devient pleine manifestation de l’homme et révélation de l’homme à lui-même. Le Christ incarne, dans ces conditions, le concept fondamental de l’idéologie hégélienne, celui de l’universel humain idéel et subjectif. Il est par excellence l’objectivation de cette notion. On lit dans l’Esthétique20que l’existence absolue de Dieu n’est pas seulement celle de telle individualité donnée, qui au cours de son histoire avait réalisé la conciliation des subjectivités humaine et divine (sic de Jésus), mais s’élargit et s’étend pour devenir celle de la conscience humaine conciliée avec Dieu, celle de l’humanité en général qui se compose d’innombrables individualités. C’est ce que vient signifier chez Hegel la notion qu’il applique (et qu’il déduit) à l’existence absolue de ce Dieu-là, la notion d’universalité idéelle et subjective à la fois. On peut souligner que cette notion de l’idéel traduit l’essence de l’idéologie chrétienne telle qu’elle se voit dissoute dans l’idéalisme absolu de Hegel. L’idéel est à la fois l’idéal et son contraire, parce qu’il est idéal tout en étant réel. Telle est la notion-clef, et la clef de voûte de tout le système où "tout le logique est réel et tout le réel est logique". Soulignons-le bien, pareille notion qui fonde pour ainsi dire l’Idéologie Absolue de l’hégélianisme est une notion théologique puisée non seulement dans la religion chrétienne, mais au cœur même du mystère révélé.
45Dans la Philosophie de la Religion, Hegel réalise l’illusion suprême du spiritualisme chrétien capté par la philosophie. Il écrit que l’objet de la philosophie "est la vie éternelle, rien d’autre que Dieu et son explication". Il constatait que le christianisme n’avait pu formuler la révélation du don à l’homme de la vie même de Dieu qu’à travers les figures irréelles et les mythes propres à la religion - en élevant au-dessus du monde l’idée d’un Dieu transcendant qui, dans le ciel où il habite, "reconnaît" chaque homme et sa dignité et appelle chacun à entrer, après la mort du corps, dans sa propre vie et da propre liberté divine21.
46Ce texte montre à l’évidence que la vision chrétienne de Hegel relaie la vision propre à l’idéologie chrétienne dans laquelle la mystique est évincée et la vision de l’existence chrétienne réduite à celle d’une religion moralisante tournée vers une éternité aliénante. Hegel a beau jeu de revendiquer pour la philosophie l’accès à une éternité hic et nunc retrouvée de l’amitié avec Dieu, que la mystique des modernes déniait à tort à l’homme. Mais ce n’est pas à la philosophie qu’il est donné de parvenir à l’union de l’esprit subjectif et de l’esprit objectif, c’est à l’expérience secrète de la sainteté du Dieu transcendant communiquée par pure grâce à la créature. Cela est si vrai que jamais philosophe n’aurait conçu quelque système que ce soit, comme celui de l’idéalisme absolu de Hegel, sans la révélation de Jésus-Christ elle-même.
47Ce n’est pas seulement l’union mystique qui est ainsi résorbée et contrefaite au niveau de la logique immanente de l’expérience humaine, c’est tout l’Evangile. Pour Hegel, l’Evangile est révélation par et pour la pensée de ce qui est d’abord révélé comme mystère. L’incarnation du Verbe devient la loi fondamentale de la dialectique. Elle signifie que la pensée "doit entrer dans l’abîme de sa propre négation pour trouver sa plénitude par le retour en soi et chez soi". Lorsque Maître Eckhart et Nicolas de Cues spéculaient de la sorte, ce n’était pas pour résorber l’expérience mystique de l’esprit dans la spéculation philosophique, mais seulement pour en figurer une sorte de représentation conceptuelle. L’originalité et l’erreur de Hegel est d’avoir réifié ce qui n’était chez eux que représentation. Mais s’il l’a fait, c’est parce qu’il ne savait plus ce qu’était l’expérience mystique surnaturelle dont il ne cessait pourtant pas d’être obsédé.
48La Croix du Christ devient pur symbole de la fin de la séparation de la conscience humaine d’avec l’universel, du fini et de l’infini, préparée par toute la vie du Christ qui réintègre le fini dans l’unité.
49La Rédemption est pour Hegel "la substance universelle sortie de son abstraction et se réalisant dans la conscience de soi individuelle (le Christ historique) identique au Fils de l’éternelle sphère (le Verbe) transporté dans le temps". Elle nous montre le mal comme supprimé : le concret absolu agonisant dans la douleur de la négativité devient l’Idée de l’esprit absolu, vivante et présente dans le monde.
50Enfin, le Médiateur se confond avec l’Humanité (non plus sainte, mais l’Humanité historique) et l’histoire du salut est l’histoire elle-même au cours de laquelle Dieu se réalise en se manifestant, en se faisant Dieu et homme à la fois par l’homme, cependant que l’homme achève de se faire homme en se faisant Dieu.
51Et pour finir, le Dieu chrétien transcendant est le Dieu mort qui règne dans la philosophie où il est totalement immanentisé.
52Rien ne montre mieux à quel point Hegel est tributaire de la révélation chrétienne dans la vision que lui en fournissait l’idéologie passée puisque, dans sa pseudo-synthèse, il affirmait et niait à la fois la révélation dans son mystère même. Tout le mystique est capté par la philosophie. De même, tout ce qui est dû à Dieu, tout le spirituel est capté par ce qui est à César, le temporel et l’Etat.
53 6. - En fait, la réduction philosophique de la théologie chrétienne que réalisait Hegel était la forme définitive que prenait la théologie esthétique dans l’idéologie chrétienne. Celle-ci se dissout dans l’esthétisme absolu et c’est pourquoi la vision du philosophe de l’idéalisme absolu n’est jamais plus accessible ni mieux illustrée que dans l’Esthétique.
54C’est lorsqu’il aborde ce qu’il appelle l’Art Romantique (englobant sous cette appellation les diverses formes historiques qu’a revêtues l’art chrétien) que Hegel affine l’analyse de sa propre vision du monde. L’âme romantique désigne chez lui l’âme chrétienne (par opposition à l’âme antique dont l’art est "classique") portée à la subjectivité, à son salut personnel "subjectif", à sa félicité à elle. "Cette âme est indigne de nous servir d’exemple, dit-il, parce que, ne se sentant chez elle que dans un monde intelligible et non dans le monde réel avec les devoirs, les obligations et les fins qu’il comporte et dont la légitimité nous apparaît comme évidente", elle est une âme aliénée, "égarée, dévoyée, incapable de nous inspirer pitié et indigne de nous servir d’exemple"22. Cette âme contient donc en soi le principe de la dissolution de l’art classique : "la réalité, pour elle, ne se présente plus dans ce qui, au point de vue de l’idéal, constitue son objectivité et son côté substantiel qui implique le divin et le moral, mais comme sujette à toutes sortes de variations (par exemple, comme dans l’univers de Shakespeare où sont accueillies toutes sortes de vulgarités du monde : gargotes, charretiers, vases de nuit, puces) et comme indépendante de son "objectivité".
55On voit par là que pour Hegel le classique réalisait l’objectivité du monde par l’accord de "l’intériorité subjective et de l’extériorité", de telle sorte que l’extérieur représente la forme propre de l’intérieur et est dépourvu comme tel de toute indépendance23. Il était donc, en un sens, hégélien contrairement à l’Art Romantique, replié sur son intériorité de telle sorte que le contenu du monde extérieur devient libre de se comporter à sa guise et qu’inversement l’intériorité devient "le moment essentiel de la représentation". Dans un tel art, observe Hegel, "la question de savoir quel est exactement le contenu de la réalité extérieure et du monde spirituel à travers lequel l’âme pourra se manifester ne présente aucune importance"24. L’Art romantique "ne saurait donc contenter les personnes douées d’un sentiment artistique profond et qui recherchent dans une œuvre d’art un contenu de vérité quelque peu transcendante (...) satisfaisante pour l’âme et l’esprit"25.
56L’Art Romantique se dissout donc dans la subjectivité prise comme fin et dans l’humour subjectif. L’artiste s’y introduit dans l’objet et y décompose tout ce qui tend à s’objectiver et à revêtir une forme concrète et stable. Il enlève ainsi à un contenu objectif toute son indépendance et abolit du même coup la stable cohérence de la forme découlant de la chose elle-même. L’Art Romantique entre en décadence avec la prédominance d’un tel humour.
57"Le véritable humour, au contraire, n’est compatible qu’avec une grande profondeur et richesse de l’esprit, qui seules peuvent permettre de présenter comme une expression du réel ce qui n’a qu’une apparence subjective et faire ressortir ce qu’il y a de substantiel dans l’accidentalité de ces apparences, dans les simples traits d’esprit"26. Ainsi comprise, l’opposition entre l’Art Romantique et l’Art Classique dans la phénoménologie de l’esprit illustre le dualisme idéologique de la problématique dont Hegel hérite dans la ligne de Kant et plus généralement de l’idéologie chrétienne. L’art comme la philosophie (esthétique) doivent faire apparaître dans les phénomènes l’objectivité du divin et du moral propre au noumène. L’art que vise pour le post-romantisme Hegel est l’art qui réalisera, à l’instar de l’idéalisme absolu, l’adéquation du monde extérieur avec l’âme et l’Esprit. C’est pourquoi "le critère substantiel dont doit s’inspirer notre jugement sur les œuvres d’art, c’est l’union de la signification et de la forme, aussi bien que celle de la subjectivité de l’artiste avec son contenu et son œuvre"27. C’est le degré de cette union du contenu et du mode de représentation, le degré de cette adéquation de la forme et du contenu.
58On retrouve donc là le vieux problème de la noétique scolastique, celui de l’adequatio rei et intellectus. C’est qu’il est fondamental y compris et surtout dans l’idéologie qui réifie et oppose la chose connue et le sujet connaissant.
59Dans l’histoire, Hegel considère donc le dynamisme de la libération de l’esprit en soi28. Après l’art oriental qui absolutise la nature comme divine et l’art classique qui fabrique des Dieux, c’est l’Art Romantique qui conçoit l’esprit comme une pure et profonde intériorité, mais après avoir refusé toute valeur à la chair, à la réalité extérieure et au monde concret qui constituent pourtant le milieu indispensable à la manifestation de l’Esprit et de l’Absolu29. Nous constatons donc que l’Art Romantique est surtout appréhendé par Hegel sous la forme qu’il revêt dans le protestantisme luthérien. On trouvera difficilement dans l’art baroque un exemple de cet art qui méprise la chair et la réalité concrète30. Et encore que l’art classique du XVIIe siècle (que Hegel expédie sans ménagement dans l’art "romantique" ainsi défini) répond à sa manière au "critère substantiel", défini par lui, du jugement esthétique sur l’art moderne. Il en va de même du "naturel" dans l’art du XVIIIe siècle.
60Aujourd’hui, s’interroge Hegel, quelle est notre foi intime dont l’artiste a besoin pour être réellement "inspiré", pour ne plus avoir qu’à "objectiver cette essence", "ce contenu immanent" constitué par "la conception du monde et la religion de son peuple et de son époque auxquelles il croit fermement ?"31. C’est à la condition d’avoir répondu à cette interrogation que les créations d’aujourd’hui, "loin d’être arbitraires", auront "leur source dans ce contenu immanent", jailliront "de ce terrain substantiel, de ce fond dont le contenu ne connaît pas de repos, tant que l’artiste ne lui a pas donné une forme individuelle, adéquate à son concept"32.
61L’idéologie, une fois encore, conduit donc la spéculation philosophique à l’art, comme illustration de son concept de l’idéel. En réalité, c’est toute la réflexion de Hegel qui accusait l’esthétisation de la philosophie. Elle en marquait le terme historique dans une évolution amorcée au cœur de la théologie médiévale au début du XIVe siècle33.
62 C’est à coup sûr l’un des aspects les plus visibles de l’histoire de l’idéologie chrétienne qui est mis en évidence avec sa dissolution esthétique chez Hegel. Mais il n’est qu’un des représentants, sans doute le plus signalé, de cette théologie esthétique qui est l’autre face de l’idéologie chrétienne. Sous cet aspect, peut-être comprend-on mieux l’unité profonde, la parenté d’âme de la Renaissance et du Romantisme. Au XVIe siècle comme au XIXe, chacun de ces mouvements marquait la fin d’un monde et l’émergence d’un monde nouveau : fin d’un monde médiéval parvenu au stade de la dissolution de sa propre idéologie (esthétisation déjà amorcée avec Dante, en même temps que politisation) et avènement d’un monde moderne dont nous savons apprécier depuis Lucien Febvre la modernité ; fin d’un monde classique et absolutiste, parvenu au stade de la dissolution quiétiste de la révélation chrétienne et monde nouveau annoncé par Jean-Jacques Rousseau, Kant et généralement tous les philosophes post-kantiens et tous les poètes du romantisme allemand de Goethe et Fichte à Novalis et Schelling.
63Pour ce qui concerne l’histoire de l’idéologie à proprement parler, c’est Hegel qui marque la transition entre les deux époques, le passage de l’idéologie chrétienne spiritualiste à l’idéologie athée, scientiste. Il est dialectiquement situé au cœur de la synthèse des contradictoires de la religion réduite dans les limites de la raison (Rousseau et Kant) et de la raison excluant de ses limites toute espèce de religion. La synthèse selon Hegel met en ouvre le concept de religion que Kant avait isolé dans son analyse critique. Il va au-delà et tente de réaliser à l’intérieur de la problématique de Kant, avec son dualisme idéologique du phénomène et du noumène34, une synthèse supérieure intégrant le premier dans le second. Telle est la philosophie de l’Esprit dans sa réalisation historique.
64 7. - Mais il faut aborder le fond du problème posé par la démarche hégélienne, celui du rapport de la phénoménologie et de la logique qui la couronne, dans leur rapport à la religion chrétienne et à sa mystique surnaturelle.
65Pour cela, il convient de souligner que Hegel a une vive conscience de l’aliénation de l’homme chrétien dans le monde, tel que l’idéologie l’a formé : cet homme vit dans un double monde, celui de la cité terrestre et celui de la cité céleste qui s’opposent l’un à l’autre, radicalement. Il a montré l’importance considérable de ce dualisme dans l’histoire de l’humanité, dès qu’il rédigea ses Cours sur la Philosophie de l’esprit, avant même de publier sa Phénoménologie. Mais il a commis l’erreur d’optique qui sera celle de tous ceux qui viendront après lui (Feuerbach, Marx, Nietzsche), et qui consiste à voir l’origine de l’idéologie dans la logique du judéo-christianisme et non pas dans le glissement de la mystique à la spéculation philosophique, entreprise à laquelle la révélation doit d’avoir été pensée au lieu d’avoir été comprise selon son propre mode de connaissance.
66Dès 1796-1798, comme l’attestent ses écrits de jeunesse35, Hegel dans sa réflexion sur la religion part à contresens de la logique de la révélation judéo-chrétienne. D’abord parce qu’il interprète la religion juive comme la "conscience malheureuse" incapable d’aucun rapport vraiment humain à un Dieu dominateur et asservissant. Le Dieu Juif est la plus profonde scission, il exclut toute libre union, n’autorise que la domination ou la servitude (p. 135). Jamais, à aucun moment, Hegel ne se réfèrera au grand thème mystique de la Bible : celui de la division de l’âme et de l’esprit opérée par la Parole de Yahvé (Isaïe), et de ce fait il confondra cette division foncière qui explique toute la singularité de la religion juive avec le phénoménal de la scission aliénante concernant la fermeture de la religion juive et son absence d’"universalisme".
67En outre, à propos du Christ et de l’esprit du christianisme, Hegel introduit encore la scission à l’intérieur du divin manifesté en Dieu-homme (p. 125). "Dans toutes les formes de la religion chrétienne qui se sont développées dans le cours fatal du temps se retrouve ce caractère fondamental d’une opposition au sein du divin présent dans la conscience et qui ne peut jamais l’être dans la vie". Ces lignes sont éloquentes parce qu’elles traduisent à l’évidence le caractère idéologique de la réflexion de Hegel, totalement aveugle à l’égard de la véritable mystique chrétienne et de la nature de son "expérience" de l’union à Dieu. Et, conséquent avec sa réflexion, Hegel d’écrire : "Il est contre le caractère fondamental de l’Eglise chrétienne de trouver le repos dans une beauté vivante impersonnelle (sic), et c’est son destin que l’Eglise et l’Etat, le culte et la vie, la piété et la vertu, l’action divine et l’action dans le monde ne puissent jamais se fondre en une seule réalité". Ce n’est donc pas seulement la nature divine de l’expérience mystique chrétienne qui échappe à la réflexion de Hegel, mais aussi son dynamisme humanisant et sa puissance prophétique de contestation36.
68François Guibal a bien vu sur quel point fondamental la théologie catholique portait dans sa critique de l’entreprise de la spéculation philosophique de Hegel37. Ce dernier a réduit la visée de la foi à la seule représentation (Vorstellung) - prise d’ailleurs comme réifiante - au détriment de sa visée spirituelle mystique, qui en est inséparable. Ce faisant, par son extraordinaire génie spéculatif malheureusement pas compensé par l’équivalent mystique, il a promis la problématique de l’idéologie à un fantastique développement. La visée de l’esprit mystique est en effet la Personne d’un Christ révélateur du mystère de l’Esprit et de la Trinité divine dans la procession des Personnes ; alors que la visée du spéculatif Hegel est celle du savoir absolu de l’esprit, le "savoir de soi de l’humanité divine". Mais entendu comment ? Là réside l’ambiguïté foncière de la réduction hégélienne du "mystère" de l’union hypostatique au "concept" de l’union dialectique des deux natures. Ainsi que le souligne François Guibal38, c’est sur le mode de la référence de la foi au Dieu-homme que Hegel se montre partial, disons, qu’il bascule dans l’idéologie : il ne voit pas que cette référence est mystique et qu’elle dépasse par elle-même - et nullement par la médiation de la haute spéculation philosophique - la sphère de la représentation. De ce fait, "l’événement fondateur" de la révélation du Dieu vivant implique uniquement chez Hegel la pensée comme saisie spéculative par le concept - compréhension spéculative - et non plus la pensée comme acte suprême de l’intelligence et jugement réfléchissant. C’est là ce qui sépare - mais quel abîme - un Hegel d’un saint Thomas. Ainsi l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit est-il conduit à demander à la spéculation philosophique ce qu’il n’a pas su recevoir de la contemplation religieuse.
69De ce fait il est évident que la démarche de Hegel, qui vise elle aussi à penser la révélation, et plus particulièrement à partir de son centre (le mystère de la conciliation de l’esprit infini et de l’esprit fini dans la personne du Christ)39, loin de signifier une critique positive de l’idéologie, s’est muée en une suite spéculative de cette même idéologie. Suite audacieuse, peut-être, et qui se voulait ultime, mais qui n’a été en fait qu’une tentative pour couronner la phénoménologie de la religion (et la religion comme phénoménalité de l’esprit) d’une logique, d’une science de l’esprit, expression de la "pensée de soi-même de l’absolu", Dieu se connaissant par la pensée qu’il prend de lui-même dans l’esprit humain.
70On peut dire que Hegel dénonce l’idéologie chrétienne sans en reconnaître la vraie nature. Il ne fait que la retourner, la renverser en une phénoménologie qui, à son tour, se dépasse elle-même : ce dépassement débouche sur une logique qui remet à nouveau l’"idée" de l’idéologie en marche.
71La visée fondamentale de toute cette spéculation concerne le désir de parvenir à un dépassement de la foi dans une haute spéculation, de dépasser l’expérience religieuse propre à l’illumination de la foi par le Saint-Esprit dans l’union mystique, dans une spéculation sur l’absolu divin à partir de l’unité du fini et de l’infini comme "révélée" dans l’union des deux natures dans le Christ40.
72Il faut souligner la continuité historique entre la quête religieuse et philosophique de la spéculation hégélienne et la mystique spéculative. Non seulement de la spéculation mystique des rhénans (comme on le fait d’habitude en rappelant que Hegel citait volontiers Maître Eckhart et critiquait Bœhme), mais de toute la spéculation mysticisante dont nous avons parlé à propos de l’idéologie, de Gerson à Thomas de Jésus et Surin41. Mais chez Hegel la haute spéculation ne cohabite plus avec la mystique chrétienne - authentique ou mystifiée dans la fable de l’idéologie - elle la supplée et vient se substituer à elle : l’hégélisme mystifie la mystique chrétienne préalablement mythifiée par l’idéologie42.
73 8. - En marge de l’élaboration hégélienne se produisait l’autre mouvement de la scientificité de la culture, déjà visible avec le développement de la mathématique et de la science expérimentale de Galilée à Newton, en passant par Descartes. Il serait faux de dire que l’idéologie philosophique allemande a ignoré cet aspect de l’histoire occidentale, puisque le criticisme de Kant trouve son origine dans le choc de la philosophie essentialiste de Wolff et de l’empirisme de Hume. Il n’en reste pas moins que le mouvement philosophique de l’idéalisme allemand n’a pas su intégrer le matérialisme de la science naissante (qui faisait son apparition derrière le déisme anticlérical de Voltaire ou de Montesquieu, ou derrière le rationalisme athée de Diderot et d’Holbach), en fait porteur d’une conscience de la scientificité d’un monde nouveau qui se mettait en place, le monde de la sécularité.
74Hegel a vu le monde bouger, de la Révolution française à l’Empire, de la Restauration à la Révolution libérale. Il a vu l’Idée allemande se réaliser dans l’ordre prussien. Il a assisté à la genèse du mythe de l’âme des peuples et du Geist allemand. Il a réinjecté la théologie dans sa synthèse de l’esprit absolu réunissant les deux mondes du spirituel et du matériel. Nous avons vu que l’on retrouvait au cœur de cette synthèse le point d’accrochage théologique d’une nouvelle époque pour l’idéologie et qu’il s’agissait d’une seconde époque de l’idéologie chrétienne se dissolvant elle-même dans l’athéisme. L’ambiguïté de ce spiritualisme athée ne doit pas induire en erreur. Hegel n’est pas énigmatique, nous n’avons pas à nous demander s’il est athée ou s’il est chrétien ; parce qu’il est Hegel, c’est-à-dire athée et chrétien, l’athée mystifiant en lui le chrétien, le chrétien mystifiant en lui l’athée.
75A l’instar des fondateurs de l’idéologie chrétienne des XIIIe-XIVe siècles, Henri de Gand, Duns Scot, Hegel a pu se flatter de trouver le moyen d’exalter la liberté de l’esprit dans l’histoire (comme ses prédécesseurs la toute-puissance de Dieu dans le monde) face à la nature et à l’intelligence factrice de l’homme dans ses déterminations. Alors recommençait le cycle d’un autre sur-naturalisme dans un contexte sécularisé où il n’était plus question, en apparence, de théologie, de mystique chrétienne, d’"esprit du monde" à conjurer, de pouvoir temporel à conquérir sur le pouvoir spirituel. Mais, en fait, les mêmes vieux problèmes se reposaient.
76Le premier à s’en rendre compte est Fichte. Dans sa Lettre à la Nation Allemande l’esprit de Leibniz renaît. Mais il n’y a plus de doute, le destinataire de son message n’est plus un Roi-Soleil, ni un Empereur des Français, c’est la Nation allemande. Le concept en est idéologique ; déjà ancien, puisqu’il est né français vers la fin du XIVe siècle, qu’il s’est développé au cœur de l’Italie dès la première Renaissance, puis dans l’Empire de Charles-Quint et, tout de suite après la Réforme, dans toutes les nations européennes. Ce concept est biologique aussi. Il est lié à la nature, par la médiation des naturels dont le roi naturel incarne l’être social dont il est la Tête. Dans ce contexte historique l’idée, abstraite et morale chez Rousseau et chez Kant, acquérait un dynamisme vitaliste qui met en mouvement la notion de l’idéologie chez les post-kantiens.
77Le but suprême que s’était fixé la culture du temps des Lumières, celui de conquérir l’idéal de l’humanité, allait incomber à la nation allemande dont les cours princières et les universités des princes-évêques électeurs avaient été, de longue date, des centres actifs dans la diffusion des théories de l’Illustration en Allemagne. L’idéalisme post-kantien remontait au ciel avec Hegel en particulier, mais en descendant sur terre. Comparée au mouvement profond de l’aliénation à l’égard du monde qui caractérisait la première époque, cette deuxième ère de l’idéologie l’inversait définitivement.
Notes de bas de page
1 Karl Barth, Dogmatique, vol. I, 1. 348 (1-2 ; 34). Cité par H. Bouillard, Parole de Dieu et Existence humaine, 1957, II, pp. 42-43.
2 Ib., 343-344 et Dogmatique, vol. III, 343. o.c., p. 43.
3 Ib., Dogmatique, vol. II, 1. 73-79. o.c., p. 81.
4 Martin Grabmann, Histoire de la Théologie catholique, trad. espagnole, Madrid – 1946, pp. 264-265.
5 Rüdiger Bubner, Herméneutique de la sécularisation, Aubier – 1976, pp. 277-285. Bubner cite les Ecrits théologiques de jeunesse de Hegel, publiés à Tübingen en 1907.
6 Jean Hyppolite, Phénoménologie de l’Esprit de Hegel (trad.), Aubier Montaigne – 1939/1941, t. II, p. 409.
7 Glauben und Wissen (1802). Cf. Bubner, o.c., p. 281.
8 Gilbert Gérard, Critique et dialectique. L’itinéraire de Hegel à Iéna (1801-1805), Bruxelles, FUSL Facultés Universitaires Saint-Louis – 1982.
9 Est-elle mystique ou humaniste ? La question a reçu trois réponses différentes : Henri Niel « christianise » Hegel (De la médiation dans la pensée de Hegel, Aubier – 1945) ; Jean Hyppolite reste indécis (Genèse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Aubier - 1946) ; Alexandre Kojève en fait un « anthropothéiste » annonciateur de Feuerbach (Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard – 1947).
10 G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit (trad. Jean Hyppolite), Aubier Montaigne – vol. I 1939 / vol. II 1941.
11 Etienne Gilson, L’Être et l’Essence, o.c., ch. VII, pp. 208-209.
12 Ib., p. 217.
13 Ib., p. 219.
14 Ib., p. 220.
15 Ib., p. 224.
16 Ib., p. 225.
17 Ib., p. 225.
18 Ib., p. 221.
19 Selon Hegel, être soi-même n’est pas possible, car je suis aussi un être-pour-autrui, engagé dans une forme vivante déterminée. Cet engagement de moi-même dans ma détermination vivante m’affecte d’une manière insupportable : telle est cependant ma condition humaine qui me fait être-au-monde. Exister humainement, c’est donc exister comme conscience de soi et comme mort, comme autre que soi ; exister come opération par laquelle la conscience transcende sa propre altérité, c’est-à-dire son propre être-au-monde. Cette conflictivité intérieure à la conscience est seulement le produit de l’idéologisation de la relation du fini et de l’infini du moi et du monde, bref du mystère même de l’existence. L’idéalisme absolu l’a installée au cœur de l’existence historique, comme la condition de sa propre existence, introduisant ainsi dans sa vision mystifiée de l’existence une conflictivité sauvage, une lutte à mort qui ne sera pas perdue pour tout le monde (puisque c’est ce que de l’hégélianisme conservera Marx lorsqu’il l’aura vidé de son mirifique idéalisme).
20 L’Art Romantique, Aubier, I, III, p. 49.
21 Sur tout ceci, voir Jacques Maritain, La Philosophie morale, NRF, Paris - 1960, ch. IX, pp. 227 et suiv.
22 L’Art Romantique, Aubier - 1964, p. 57.
23 L’Art Romantique, pp. 128-130.
24 L’Art Romantique, p. 128.
25 L’Art Romantique, p. 135.
26 L’Art Romantique, p. 141.
27 L’Art Romantique, p. 142.
28 Ib.
29 Ib.
30 Tel est sans doute le sens de la réserve qu’on notera dans les dernières lignes du texte cité : " (L’Art Romantique) avait fini par adopter une attitude plus conciliante et plus positive à son égard (du monde concret)".
31 Ib., p. 143.
32 Ib.
33 Dans le dernier chapitre de l’Art Romantique, Hegel explique que "de nos jours" l’esprit est libre à l’égard des productions du passé. Son art ne sera plus symbolique come l’art oriental ni classique comme l’art antique, ni romantique comme l’art chrétien qui exaltait la spiritualité elle-même avec sa subjectivité immanente. Dans toutes ses formes passées "c’est le divin en soi qui constituait le principal objet de l’art. Mais "ce divin avait à s’objectiver, à se mettre en contact avec le contenu profane de la subjectivité" (à travers ses grands thèmes de l’honneur, de l’amour, de la fidélité, puis de l’individualité particulière et, enfin, de l’humour). On est ainsi revenu à l’homme lui-même, à son vrai monde intérieur. "L’art, écrit Hegel, eut dès lors un nouveau saint, représenté par l’humain, autrement dit l’âme humaine dans ses profondeurs et ses hauteurs, l’humain en général, avec ses joies et ses souffrances, ses aspirations, ses actes et ses destins". A partir de ce moment-là, l’artiste trouve son contenu en lui-même, il est l’esprit humain se déterminant lui-même, méditant sur l’infini de ses sentiments et situations, découvrant cet infini et l’exprimant, esprit humain auquel rien de ce qui s’agite dans l’âme humaine n’est étranger : le beau, le divin, tout ce qui se rattache à l’homme (Ib., pp. 149-150). On remarquera les deux allusions (à saint Paul et à Sénèque) : l’art nouveau, selon Hegel, doit faire la synthèse du christianisme et de l’humanisme. Mais son idéal n’est ni faustien ni wagnérien ; Hegel exalte la fantaisie spirituelle profonde et intime, quasi objective, qui élève l’âme bien au-dessus des contacts pénibles avec la réalité bornée. Son poète est le Goethe du Divan occidental-oriental.
34 Ce point a été bien souligné par Robert Tucker, Philosophie et Mythe chez Karl Marx, Payot - 1963, p. 32.
35 Publiés par Nohl en 1907. Voir la traduction française de L’Esprit du christianisme et son Destin, Vrin - 1971.
36 C’est parce que "expérience" et "contestation" vont ensemble dans la conscience chrétienne prise en soi que ceux qui méconnaissent cette vérité - nous-mêmes, pour autant que nous sommes héritiers du passé de l’idéologie chrétienne - ont tant de mal à "dialoguer" avec les héritiers de l’anthropologie hégélienne ou les héritiers de l’anthropologie marxiste.
37 François Guibal, Dieu selon Hegel, Essai sur la problématique de la Phénoménologie de l’Esprit, Aubier-Montaigne - 1977, pp. 286-288, 311 et 316-318.
38 Ib., p. 287.
39 Ib., pp. 537-538. La présence historique du Christ exprime un double mouvement : Dieu comme essence abstraite se fait conscience de soi immédiate en s’unissant à la nature humaine ; en lui, l’homme s’élève à l’essence et dépasse sa finitude, se dépasse lui-même en tant que finitude.
40 Hyppolite, o.c., p. 539.
41 Ceci explique que les sectateurs de Hegel aient souvent tendance à s’inspirer de sa problématique pour commenter l’"Esprit" ou l’"Existence" selon saint Jean de la Croix, et que ce soit particulièrement dans la tradition de la doctrine de la théologie de la Compagnie de Jésus que se rangent ces commentateurs : H. M. Sanson, L’esprit humain chez saint Jean de la Croix, Alger - 1952 (cf. p. 202) ; Georges Morel, Le sens de l’existence selon saint Jean de la Croix, 3 vol. Paris, Aubier - 1960-1961. Selon Morel (I, 255), les écrits du saint "sont mus par une logique universelle de la vie mystique" et c’est seulement dans la vie "proprement métaphysique" que sera "vraiment reconnu" le sens des "deux modalités naturelle et surnaturelle" de l’essence humaine (II, 279). Voir infra, p. 338 et n.1.
42 L’aspiration foncière de l’homme aliéné de sa mystique est d’annuler la distance qui le sépare d’un Dieu Être suprême situé en dessus et en dehors du plan humain, c’est-à-dire d’un Dieu qui le transcende à la manière du transcendantalisme sur-naturaliste. Chez Hegel la religion du moi-être absolu achevait dialectiquement le processus de la naturalisation de l’union de l’homme à Dieu caractéristique du transcendantalisme sur-naturaliste de l’idéologie. Cette mystification de la doctrine chrétienne de la divinisation de l’homme transformé en l’homme nouveau à la ressemblance de Dieu, Hegel l’a opérée à partir de l’homme nouménal de Kant. "L’homo noumenon qui est le moi absolu n’est pas seulement semblable à Dieu, comme le voulait Kant, il est Dieu lui-même. Par conséquent lorsque l’homme s’efforce d’être "semblable à Dieu", c’est pour être lui-même qu’il lutte, et en se déifiant il ne fait qu’obéir à sa propre nature et à sa destinée. Il ne fait que se reconnaître" (Robert Tucker, Philosophie et Mythe chez Karl Marx, Payot - 1963, p. 32). Cette observation permet de comprendre pourquoi en dehors de la problématique de la mystique surnaturelle de l’union à Dieu et de la voie de l’Esprit, une théologie qui tient la mystique chrétienne en marge éprouve une difficulté quasi insurmontable à échapper au piège de l’hégélianisme. La théologie contemporaine en offre une belle démonstration. Voir infra, pp. 461-481.
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