Chapitre I. L’idéologie des Lumières : religion et irréligion en France
p. 315-329
Texte intégral
1Le Siècle des Lumières est le siècle de la religion naturelle plus que celui de l’irréligion. Il a la prétention de poser en termes nouveaux le problème de la relation de l’homme à Dieu pour le résoudre en dehors de la révélation chrétienne, contre l’enseignement des Eglises et de leurs théologies. Mais c’était en continuité profonde avec leur problématique.
2L’origine de l’idéologie philosophique est encore et toujours théologique. Elle est ni plus ni moins la même que celle de l’idéologie chrétienne parvenue à sa propre dissolution et c’est pourquoi le Siècle des Lumières commence avant le XVIIIe siècle.
3Dès le milieu du siècle précédent en effet les Lumières s’annoncent en politique comme en religion. En 1651, c’est Thomas Hobbes qui dans son Leviathan annonce le Contrat Social de Rousseau. Son naturalisme, voire même son matérialisme et son utilitarisme politico-social ne sont cependant que l’envers d’un conformisme qui doit beaucoup au sur-naturalisme de son siècle. Par ailleurs, malgré son "machiavélisme", Hobbes est un conservateur opportuniste qui fait bien l’affaire de Cromwell durant sa dictature (1653-1658). Plus généralement, le droit naturel demeurait, chez Grotius (1625) et chez Locke (1689-1695), compatible avec l’absolutisme et n’en était qu’à la veille de sa laïcisation.
4De même avait fait son apparition à la fin du XVIIe siècle une notion nouvelle de la religion naturelle. Dans son Traité de la Vérité de la Religion Chrétienne (1684- 1689), Jacques Abbadie avait déjà enseigné que la vraie religion chrétienne était une religion naturelle rétablie par Dieu et couronnée par une religion révélée : les hommes aiment Dieu naturellement dans une religion naturelle et ils lui rendent les hommages qui lui sont dus par les pratiques d’un culte véritable dans une religion révélée. On ne pouvait mieux démontrer qu’il n’y avait pas seulement une mystique à deux étages dans l’idéologie chrétienne mais qu’il y avait encore une religion à deux étages à la fin du XVIIe siècle. Abbadie mettait en évidence, tout au long des trois volumes de son grand Traité, que l’apologie chrétienne de la religion (le protestant Abbadie devait servir de base à tous les apologistes catholiques) était tributaire de l’aliénation chrétienne de la mystique et de la réification religieuse.
5Il s’agit bien d’une vision naturaliste de la religion chrétienne désormais définie par "la convenance de ses mystères avec la lumière de la raison". On croyait faire l’apologie de la religion révélée alors qu’on la réduisait à une superstructure du culte dans le prolongement de la religion naturelle. Dès 1645, Herbert de Cherbury avait dénoncé dans l’origine divine des religions la source de leur fanatisme, devançant de plus d’un siècle l’anticléricalisme des Lumières ou plutôt de la maçonnerie des Lumières. La relative dépendance de la religion naturelle à l’égard de la religion révélée avait été confirmée par Locke en 1689 dans sa Lettre sur la Tolérance et en 1695 dans son grand ouvrage, La Christianité raisonnable, qui fait du christianisme la religion qui ranime les capacités rationnelles des hommes. Idée juste mais insuffisante qui évacue tranquillement du christianisme le mystère de la divinisation des hommes et qui fonde l’idéologie philosophique du XVIIIe siècle. Dans une première époque, les Lumières maintiendront ce dualisme factice jusqu’au moment où la dépendance de la religion naturelle à la révélation sera reniée, avec le cléricalisme de superstructure qu’elle impliquait.
6 1. - Dans la première moitié du XVIIIe siècle, face à la religion naturelle des protestants et des catholiques, Bayle, Fontenelle puis Montesquieu avaient laissé entrevoir que pour eux s’imposait une absence totale de lien entre la religion et la nature ou la politique. Bayle, calviniste en rupture d’Eglise, mais fermement attaché à l’indépendance de la foi par rapport à la raison, et de la raison par rapport à la nature, s’était fait le champion de l’esprit critique et le pourfendeur de la superstition, de la morale cléricale et du fanatisme. Son obsession du mal l’apparentait aux protestants comme aux jansénistes, et son scepticisme religieux n’était qu’apparent. Le Dictionnaire historique et critique (1695-1697) est le premier monument d’une critique radicale des "aliénations religieuses dont l’histoire des hommes est remplie". Bayle avait mis sa foi abrupte et son pessimisme moral au service d’une passion de la vérité fondée sur l’incertitude morale et religieuse, et qu’exprime son idéal de tolérance.
7Pareillement, la superstition avait trouvé en Fontenelle son procureur. Le prophétisme religieux, la crédulité aux oracles et aux "miracles", bref la mystification religieuse, étaient impitoyablement dénoncés dans l’Histoire des Oracles (1686). L’esprit scientifique aliénait chez lui la réflexion sur la religion et le conduisait à dissoudre le véritable surnaturel dans le sur-naturel du miracle. Fontenelle commettait par là la même erreur que les dévôts dont il dénonçait la sottise. Mais il croyait au merveilleux de la science, qu’il opposait au faux merveilleux de la religion et de la métaphysique. Sa foi en la méthode scientifique le conduisait, en ce sens, plus loin que le scepticisme de Bayle, philosophe cartésien endurci, plus profond que lui.
8L’approche de Montesquieu était résolument politique. L’Esprit des Lois (1747) cherche à établir l’existence d’une raison historique qui enchaîne avec elle tous les événements particuliers de l’histoire politique des peuples. Montesquieu l’avait montré dès 1734 dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence : la nature de chaque type de gouvernement dépend du principe qui le fait agir, vertu dans la république, honneur dans la monarchie, crainte dans le despotisme. Leur corruption commence toujours par celle de leur principe. La force du principe entraîne tout. La société des hommes est intelligible.
9"Je n’examinerai donc les diverses religions du monde que par rapport au bien que l’on en tire dans l’état civil" : le propos était scandaleusement révolutionnaire en soi et pas seulement dans les applications qu’il en tirait. Le théologien était supposé partial et récusé par l’écrivain politique qui ne se prononce pas sur le fond de la vérité des religions et n’en parle qu’en sociologue. En fait, et ceci explique qu’il ait été condamné par la Congrégation de l’Index (1751), Montesquieu, à côté des religions historiques, faisait sa place à une religion pure, idéale, éternelle, agent universel de civilisation, tout à fait dans la ligne de Spinoza et de Leibniz1. Elle explique que les religions établies contiennent tous les principes utiles à la société. Montesquieu croit à la nécessité et à l’utilité politique d’une religion franchement reconnue comme une réalité culturelle autonome, sans aucune relation nécessaire à une transcendance mystique ou à des fins transcendantes. S’il dit du bien de la religion chrétienne de son pays, ce n’est pas au nom de la foi chrétienne, mais en sociologue déiste qui croit à la "religion".
10C’était peu ou prou la position de Voltaire qui se montre plus hardi à contester la religion révélée. "Presque tout ce qui va au-delà de l’adoration d’un Être suprême et la soumission du cœur à ses ordres éternels est superstition"2. On ne pouvait mieux faire entendre que le christianisme, religion révélée, est à inclure parmi les religions superstitieuses3. Voltaire avait lu Jacques Abbadie et il pense, comme lui, que la religion révélée était la loi naturelle révélée dans sa perfection. Ainsi comprise, comme promise à sa disparition prochaine, Voltaire pouvait dire du christianisme selon la Nature : "De toutes les religions, la chrétienne est sans doute celle qui doit inspirer le plus de tolérance, quoique jusqu’ici les chrétiens aient été les plus intolérants de tous les hommes".
11Le conflit entre la religion révélée et la religion naturelle était inévitable et devait se terminer normalement par l’éviction de la première. D’ailleurs, l’idée de religion révélée, comme on l’a remarqué4, était un néologisme de taille, qui préparait les esprits à l’idée que Dieu révèle une religion plutôt que lui-même, symptôme manifeste de réification théologique ! Un compromis était-il possible ? Non pas une cotte mal taillée, un syncrétisme bâtard de religion naturelle et de cléricalisme confessionnel, mais une religion vraiment philosophique et intérieure en même temps ?
12Entre religion et raison, la tension peut aller jusqu’au divorce, qu’il s’agisse des confessions religieuses ou des sectes des philosophes. On peut distinguer quatre attitudes face à la religion naturelle dans son rapport à la religion révélée. Il y a celle des croyants protestants ou catholiques pour qui le christianisme est surtout une religion naturelle appuyée sur la religion révélée. Celle des politiques qui se montrent plutôt neutres et soutiennent l’indépendance entre les deux. Mais il y a aussi les partisans d’une religion naturelle hostiles à la religion révélée, même s’ils en demeurent tributaires, qu’il s’agisse des adeptes de la Maçonnerie spéculative ou de la philosophie matérialiste5.
13La religion des Lumières commence donc par être "chrétienne" et finit par être déiste. L’évolution était logique et elle fut l’œuvre des "philosophes". Les Lumières ouvraient ainsi dans la religion de l’Occident une dramatique histoire. L’évolution allait à l’encontre du dynamisme de l’Evangile et, au lieu de rétablir la vision de la théologie chrétienne sur l’axe de l’Evangile, elle la faisait basculer dans le philosophisme.
14 N’oublions pas qu’il s’agissait de tout autre chose que du mouvement de l’histoire. Du temps de saint Paul déjà les chrétiens avaient été tentés par la gnose. Paul leur disait : "Ne cessez pas de rechercher les choses d’en haut et de marcher en Jésus le Seigneur, enracinés et édifiés en lui, appuyés sur la foi (Col. 3,1 et 2,6-7), sinon vous retomberez en esclavage par le vain leurre de la philosophie, selon une tradition toute humaine, selon les éléments du monde et non selon le Christ" (Col. 2,8). Pareillement, dans l’Epître aux Philippiens, Paul avait donné aux chrétiens leurs consignes : "Suivez bien la ligne droite, tenez bon dans le Seigneur (Ph. 4,1), allez de l’avant, tendus de tout votre être vers le but en vue du prix que Dieu vous appelle à recevoir là-haut dans le Christ Jésus. Car alors vous ne vous conduirez pas en ennemis de la Croix du Christ (Ph. 3,13-14 et 18), comme ceux qui se convertissent vers la Cité des hommes, les choses de la terre, et deviennent esclaves des éléments du monde".
15Du Baroque aux Lumières, on comprend le sens de la continuité d’une idéologie à l’autre. Elle est tragique, car elle entérine l’aliénation chrétienne des siècles antérieurs. L’idéologie passe simplement d’une vision sacralisée du christianisme à une vision sécularisée. De la religion de l’Evangile à la religion naturelle des philosophes, le passage était rendu possible à partir du moment où le christianisme cessait d’être sanctifiant pour devenir sacralisant. Observons, en effet, car c’est le fond du problème théologique de l’idéologie philosophique, que la révélation chrétienne, loin de détruire la religion naturelle, la sanctifie, la dépasse sans la supprimer dans sa racine religieuse, réalisant ainsi le rêve de toute dialectique et de son Aufhebung : elle instrumentalise le sacral en le sanctifiant dans le sacramentel. Le désir naturel de Dieu qui définit l’homme dans sa religion naturelle et le porte vers le sacré se trouve assumé par la révélation du Royaume et converti en un désir saint, désacralisé, mais facteur de sacramentalité, donc d’Eglise et d’incorporation au Corps Mystique. Tout se tient en christianisme : la religion naturelle et la religion révélée. Lorsque leur lien se distend, puis se défait, le christianisme a cessé d’exister et la religion naturelle retombe sur elle-même.
16La religion naturelle de l’idéologie philosophique n’est donc plus du tout la religion naturelle primitive. Elle est un produit sécularisé de la religion chrétienne où le désir naturel du divin est frustré de son animation surnaturelle par l’Evangile. La nouvelle religion naturelle des Lumières n’est que l’avatar d’une religion chrétienne abâtardie qui se produit elle-même chez les philosophes du XVIIIe siècle d’abord dans sa dépendance puis dans son indépendance à l’égard de la religion révélée, lorsque celle-ci ne sert plus qu’à conforter de l’extérieur la religion naturelle. Ici, il en va de l’aventure religieuse des Lumières comme de l’aventure mystique de l’idéologie chrétienne : le surnaturel devenu sur-naturel ne fait plus que conforter la Nature du dehors.
17Rien ne montre mieux la continuité de l’Idéologie dans ses avatars successifs. Nous constaterons le même mécanisme dans le passage de l’idéologie philosophique à l’idéologie scientifique et athée au milieu du XIXe siècle. En réalité, ce mécanisme met en œuvre le dynamisme dialectique fondamental et spécifique de la problématique de la dissolution de la théologie dans l’idéologie chrétienne. Le mouvement est lancé dès que saint Paul n’est plus entendu, dès qu’est perdue de vue la vision surnaturelle et mystique de la révélation évangélique.
18 C’est pourquoi les Lumières sont dominées par le problème de la religion. La Raison y a partie liée avec la religion et, en ce sens, elle est sacralisée. L’histoire interne le démontre, qui confronte divers courants philosophiques : le christianisme éclairé des catholiques et des protestants, la religion des sectes initiatiques, l’irréligion matérialiste et, enfin et surtout, la religion des philosophes dont Jean-Jacques Rousseau, Kant et Hegel ont été les créateurs.
19 2. - Les déistes s’efforçaient de retrouver les sources vives de la religion en se penchant sur la nature du désir religieux des hommes ; mais ils ne parvenaient pour ainsi dire jamais à rendre compte de son intériorité. C’était pourtant le vrai problème.
20Comment, dans ce siècle de réification religieuse et d’impasse sur la mystique rendre à l’homme son intériorité religieuse ? On était loin, au XVIIIe siècle, du temps où les Pères pouvaient parler de la religion du Christ comme de la religion naturelle de leurs contemporains. "Avec leur doctrine du logos spermatikos, les Pères pouvaient parler d’une âme naturellement chrétienne6 et saint Thomas avait édifié toute sa synthèse à partir de la même évidence : la religion de l’Evangile ne peut être scindée en deux "religions", elle n’est pas ajoutée à la "religion de l’homme", elle est la religion de l’homme divinisé". Dans un tout autre esprit, les déistes des Lumières défendaient la doctrine de l’âme naturellement religieuse, comme s’il s’agissait de défendre la religion naturelle contre la religion révélée. Pour eux, l’âme humaine n’est plus rendue naturellement chrétienne par la foi qui connaturalise à Dieu et restitue l’homme à sa vraie nature, et c’est là le malentendu profond que l’idéologie chrétienne du passé a légué aux Lumières.
21Le génie prophétique de Jean-Jacques Rousseau lui a permis de dominer de très haut les contradictions de son temps, parce qu’il avait compris que l’idéologie nouvelle était à la recherche de son authenticité religieuse. Là est le drame grandiose de la pensée religieuse de Jean-Jacques qui tranche sur la pensée superficielle des déistes français du XVIIIe siècle. Sans qu’il y parvienne, du moins a-t-il tenté de surmonter la contradiction fondamentale de l’idéologie.
22Il est l’héritier des penseurs et des mystiques du siècle précédent qui ont inventé un christianisme à deux étages, et il se montrera comme eux farouchement rationaliste d’une part (contre la religion établie il concevra une religion civile) et passionnément illuminé (il rêvera d’une religion du cœur capable de restituer au christianisme son âme religieuse). C’est pourquoi Rousseau domine son temps. Il a renouvelé l’idéologie chrétienne à la hauteur de ses créateurs passés, à l’étiage de Cajetan et de Descartes, de Spinoza et de Fénelon. Il est à la fois le Spinoza de la raison des Lumières et le Fénelon du cœur des Lumières.
23On lui doit deux "découvertes" : la religion civile et la religion du cœur. La première découlait de son approche naturelle du divin et de son approche politique. La seconde ressortissait à la religion poétique, si profondément vécue par le père du Vicaire Savoyard.
24Face à la théologie politique, à la dimension sociale de la religion, Rousseau dénonçait dans le "Christianisme romain" l’aliénation sur-naturaliste qui détache le cour des citoyens de l’Etat comme de toutes les choses de la terre pour qu’ils ne s’occupent que des choses du ciel7. Sur ce point, il était fidèle à l’esprit des Lumières tel que le définissait l’Encyclopédie dans son article Philosophe, où c’est l’engagement pour la transformation du monde par la pensée qui était souligné, par contraste avec le désengagement clérical des chrétiens. En 1784, Kant, disciple de Rousseau, citant Horace, dira aussi : "Sapere aude", ose savoir, aie le courage de te servir de ton propre entendement. La religion de Rousseau sera la religion de la conscience, la religion de l’homme "sans temple, sans autel, sans rite, bornée au culte intérieur du Dieu Suprême et aux devoirs éternels de la morale, le vrai théisme". Elle sera aussi la religion du citoyen, celle dont l’Etat a besoin, la religion naturelle qui enseigne les dogmes positifs qui s’imposent aux citoyens : l’existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du Contrat Social et des Lois.
25La religion de la conscience (la religion de l’Evangile selon Rousseau) est donc préjugée compatible avec la religion du citoyen. Il faut donc fonder cette dernière religion sur la première. Si cela est possible, la religion civile sera la religion positive d’une nouvelle société humaine, la société républicaine, une société de la conscience, elle aussi, dont le lien constitutif, lien social retrouvé, est restitué à l’homme dans l’élan de conscience qui le fait se dépasser lui-même dans le contrat fondateur de la société, et le fait redevenir lui-même.
26En 1750, Rousseau avait fait sensation en avançant ces thèses. Il dénonçait8 la conjonction de la culture et de la décadence des mœurs, donc l’optimisme des Lumières et son mythe du progrès. Il développe sa thèse principalement pour réagir contre le déisme et l’athéisme larvé des philosophes. Pour lui, la science mine la vertu et la société avec sa culture, défigure la nature de l’homme et l’homme dans l’homme. Rousseau sait que l’état de nature n’a probablement pas existé, qu’il n’existera sans doute jamais ; mais il ajoute qu’il est pourtant nécessaire d’en avoir une juste notion pour bien juger de l’état présent de l’homme dépravé par la société, une multitude de connaissances et d’erreurs et le choc continuel des passions. Il est à remarquer que cet état fictif nous renvoie à l’hypothèse fondatrice de l’idéologie chrétienne, cette distinction qu’établissaient à la fin du XVe siècle les philosophes et théologiens avec Cajetan, entre la pure nature et la nature historique de l’homme. L’originalité de Rousseau a donc consisté à ressusciter en plein sécularisme des Lumières le nerf de l’idéologie, et cela pour lui imprimer son élan philosophique décisif. Kant ne s’y est pas trompé.
27Revenant à l’idée hobbiste (mais pour en prendre le contrepied) de Contrat Social, Rousseau devait définir la théorie politique des Lumières9. L’homme artificiel, c’est l’homme de la société, l’homme de l’homme, du "ceci est à moi", de l’appropriation privée de la terre et de ses fruits. De là l’inégalité des hommes dans l’état social, suivie de l’inégalité politique et de l’esclavage social. "Tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l’individu, et en effet vers la décrépitude de l’espèce". Le genre humain se retrouve au dernier terme de l’inégalité dans un nouvel état de nature, de nature corrompue, alors que le premier état était l’état de nature dans sa pureté. A croire que Rousseau connaissait bien Baïus et Jansénius...
28Lorsqu’il exalte la loi dont le joug salutaire et doux assure seul la vraie liberté, on retrouve encore l’écho de l’Evangile, transposé de la loi qui sanctifie à la loi civile. De même, son identification du Peuple et du Souverain procède de la réduction du corps mystique du Peuple de Dieu, cette notion que nous avons trouvée dans la préhistoire médiévale de l’idéologie chrétienne.
29La réduction philosophique des notions religieuses ainsi opérée par Rousseau devait être finalement dénoncée par Genève, l’Eglise et la Sorbonne. Le Contrat Social et l’Emile (principalement à cause de la Profession de foi du Vicaire Savoyard du Livre IV). Rousseau avait tenté de réconcilier le sur-naturalisme et le naturalisme chrétien ; en fait, il n’avait fait qu’aggraver leur contradiction.
30Il avait découvert cependant une notion "mystique" de la communauté politique promise à un fabuleux destin. L’aliénation par la religion, si vivement dénoncée, se répercutait expressément dans la notion rousseauiste de contrat social. De même que la liberté du chrétien résultait de son incorporation au corps mystique de l’Eglise, pour Rousseau c’est dans le corps politique que s’incarne la plus haute valeur morale, la liberté du citoyen renoncée et retrouvée, sauvée par le lien social sacré qui l’a reliée à la volonté générale souveraine. Rousseau rejoignait sans doute là l’enseignement de Platon et d’Aristote sur le rôle de la Cité-Etat comme incarnation de la plus haute valeur morale ; mais, comme on le voit, il ne s’inspirait pas des anciens, il les redécouvrait au terme d’un itinéraire intérieur au processus de l’idéologisation de l’humanisme chrétien en Occident.
31Le paradoxe de l’individualisme communautaire résulte chez lui de cette réduction de la spiritualité chrétienne, de son intériorité d’ouverture, de son aliénation propre qui, dans l’apparente hétéronomie, ouvre à l’homme la vraie autonomie de sa liberté spirituelle plénière... Au contraire, avec Rousseau, la voie était ouverte vers la déviation despotique de l’impasse de l’idéologie philosophique qui devait culminer dans la société communiste d’aujourd’hui10.
32Mais, en fait, le grand problème politique qui avait obsédé Rousseau (trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme) avait été résolu par référence à la vision chrétienne de la liberté spirituelle, de cette liberté qui, une fois "conquise", loin d’aliéner à Dieu l’unit à Lui et introduit dans l’homme la loi vivante (au sommet du Mont-Carmel de saint Jean de la Croix, "il n’y a plus de loi", car la conscience unie à Dieu trouve "en Lui sa propre loi"). C’est ce qui explique ces lignes extraordinaires de sa fameuse Lettre au marquis de Mirabeau (père)11 : (Ce qu’il a rêvé d’établir, à savoir la forme des gouvernements qui mettent la loi au-dessus de l’homme, n’est peut-être pas "trouvable") "... Si malheureusement cette forme n’est pas trouvable, et j’avoue ingénument que je crois qu’elle ne l’est pas, mon avis est qu’il faut passer à l’autre extrémité et mettre tout d’un coup l’homme autant au-dessus de la loi qu’il peut l’être, par conséquent établir le despotisme arbitraire, et le plus arbitraire qu’il est possible ; je voudrais que le despote pût être Dieu. En un mot, je ne vois point de milieu supportable entre la plus austère démocratie et le hobbisme le plus parfait". Le sens à donner à cette stupéfiante confession est vraisemblablement livré dans ce passage de l’Emile où il est dit que l’Être Suprême "a voulu faire, en tout, honneur à l’espèce humaine ; en donnant à l’homme des penchants sans mesure, il lui donne en même temps la loi qui les règle, afin qu’il soit libre et se commande à lui-même"12.
33La notion de volonté générale souveraine qu’il conçoit est telle que chaque citoyen est fondé à penser qu’elle est la sienne propre autant que celle de tout autre. Par le pacte social, l’homme libre de dénature librement, afin d’entrer en société avec ses semblables et survivre. La disposition naturelle du corps politique ainsi constitué, comme celle du corps de l’homme, vise le bien commun, la conservation et le bien-être du tout et de chaque partie (notion que Rousseau emprunte, plutôt qu’à Hobbes, directement à saint Paul). Cette volonté générale est toujours droite, elle est la volonté de tous voulue par chacun, même et surtout lorsqu’elle ne fait pas l’unanimité des citoyens. Tel est le mythe qu’il érige en principe premier du Droit Politique. La volonté générale est source de la loi, la règle la plus générale qui manifeste par excellence l’essence du lien social, ce lien sacré qui reflète ici-bas la sagesse transcendante des décrets immuables de la divinité. Nous nous retrouvons en pure idéologie. Mais tandis que la théologie chrétienne, dans sa version idéologisée, faisait regarder vers le ciel en aliénant à la terre, Rousseau a les yeux tournés vers la terre et vers l’Humanité placés sous le signe d’une Divinité lointaine et auguste autant qu’abstraite.
34Grâce à elle, l’instabilité et l’arbitraire des volontés particulières sont surmontés et la société constituée de telle sorte que les hommes servent et n’ont point de maîtres, obéissent et par là conquièrent la liberté. La liberté publique et l’autorité du gouvernement se rejoignent parce que (et à condition que) la loi est mise, par le gouvernement approprié, au-dessus de l’homme. Cet acte réalise le passage de l’état de nature (hypothétique) à l’état civil. Il constitue le peuple en peuple, en cité, en corps politique. Il change l’homme naturel en citoyen ; à l’instinct se substitue la justice, à l’égoïsme la moralité des actes, aux penchants et aux passions, la raison et la voie du devoir. D’animal stupide et borné, l’être humain a été fait homme intelligent. Ce n’est pas réellement une aliénation mais un "échange avantageux" réalisé par l’union sociale. Dans les dernières années du XVIe siècle, un certain Molina avait pareillement résolu le mystère de la concorde de la nature et de la grâce.
35Si la loi ne peut émaner que des hommes associés, elle ne peut être formulée et instituée que par un homme extraordinaire par son génie et par son emploi, capable de la proposer au peuple qui, en l’acceptant, verra s’opérer le miracle de la naissance du corps social. Tel est le Législateur. Il fait parler les dieux et il est cru "quand il s’annonce pour être leur interprète". Semblable au prophète, il doit avoir "les caractères des envoyés de Dieu"13. Du mystère du pacte social au miracle du Législateur, Rousseau aura tout mis en œuvre pour réduire l’outillage mental de la théologie surnaturaliste dans le sacré civil, en vue de résoudre son problème des fondements du Droit Politique et de la naissance de la société civile14. Il y recourt encore lorsqu’il veut caractériser la souveraineté. Celle-ci n’appartient qu’à la volonté générale : elle ne peut être ni aliénée ni divisée. Le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens : c’est cela, la Souveraineté. Elle est sacrée et inviolable. Par essence, elle ne peut sombrer dans le despotisme, parce qu’elle n’implique qu’une aliénation fondatrice de liberté, à savoir de la partie de la puissance, des biens et de la volonté de chacun qui est nécessairement aliénée à la communauté. Le souverain est bon par essence.
36Rien de surprenant à ce que Rousseau couronne l’Etat par un code moral, "une espèce de profession de foi civile" (à Voltaire, 18 août 1756). La société civile n’est-elle pas telle une Eglise, tout entière une réalité d’essence sacrée ? La Religion devait donc venir conforter l’esprit social, comme un appendice au "Législateur" interprète de Dieu.
37Il ne s’agira pas d’une religion dogmatique, mais de la religion du citoyen, fondement de l’Etat, distincte de celle de l’individu - la religion "révélée" avec ses dogmes. L’Etat, de celle-ci n’a pas à connaître ; ni de ses dogmes, seulement d’autant qu’ils se rapportent à la morale et aux devoirs sociaux. C’est pourquoi "il appartient au souverain de fixer les articles d’une profession de foi civile" comme "sentiments de sociabilité" sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle15. Qui les refuse est banni de l’Etat, comme insociable. Qui les enfreint doit être puni de mort, car "il a menti devant les lois".
38Il convient de noter que Rousseau, si cruellement despotique en matière de religion civile, se montre fidèle à son illuminisme lorsqu’il fait sa place à la religion de l’homme, au christianisme de l’Evangile tel qu’il le conçoit, sans temple ni autel, ni rites, borné au culte "purement intérieur" de l’Être Suprême et à la pratique des "devoirs éternels de la morale". Ce culte divin naturel, cette religion n’a aucune relation particulière au corps politique. Rousseau établit donc une disjonction absolue entre la religion chrétienne (ou ce qui en reste) et le corps politique. La part ainsi faite à la religion du cœur sauvegardait d’une manière purement fictive la liberté spirituelle des chrétiens et contribuait plutôt à l’asservissement politique de l’individu dans la religion civile. On saisit là le drame existentiel de la Religion des Lumières tel que l’a vécu Rousseau. Son christianisme aliéné dans l’idéologie des Lumières le condamnait à la contradiction interne d’un christianisme théologiquement aliéné dans la religion du cœur et politiquement aliénant dans la religion civile. Personne d’autre que Jean-Jacques n’a mieux révélé l’impasse tragique de l’idéologie chrétienne au Temps des Lumières.
393. - Mais Rousseau est aussi en quête d’une transparence possible pour la foi dans l’Evangile. Il aspire à rendre au siècle son âme religieuse. Depuis son illumination de 1749 non seulement les thèses de ses deux discours à l’Académie de Dijon ont fait de lui l’iconoclaste de la mythologie des philosophes du progrès, mais la voie du cœur l’a voué au culte de la nature contemplée dans son essence divine. L’existence du nomade et du philosophe persécuté par les siens est venue renforcer chez lui la disposition native à la rêverie du "promeneur solitaire". Dans un siècle froidement rationaliste, si peu enclin à la poésie, capable de rendre abstraites ses plus pures émotions, Jean-Jacques fait figure de musicien (il l’est) et de poète. A l’approche de la religion naturelle et de la religion politique, ces deux approches de l’humain et du divin couramment pratiquées par ses contemporains, il a eu le privilège de joindre l’approche poétique.
40D’où l’extrême complexité du génie de Rousseau. S’il voisine avec les penseurs et les spéculatifs du passé, il est chez lui en compagnie des grands poètes du siècle baroque, le Lope de Vega du Pèlerin dans sa patrie, du Góngora des Solitudes et de ces romanciers qui peaufinèrent le mythe de l’homme naturel de l’idéologie chrétienne, de Thomas More à Balthazar Gracián en passant par Cervantes. L’homme de la nature ! L’hypothèse des théologiens avait pris corps dans la pensée des hommes de culture théologiens et philosophes qui, au gré de leurs penchants, parfois de leurs psychoses, avaient construit des Léviathan et conçu des Traités sur l’Esprit des Lois ; mais c’est avec Rousseau qu’elle s’est incarnée dans un cœur d’homme sensible. Jean-Jacques annonce par là l’ère du rêve de l’âme romantique et de la nouvelle mystique naturelle des poètes modernes.
41Le rêve de Rousseau est mystique. Il n’est pas directement inspiré par la contemplation de la beauté ou de la sublimité du paysage naturel, mais de sa mystique chrétienne très personnelle. Il y a du piétisme dans Rousseau et c’est la manière dont il a perçu le Jésus des Lumières qui donne la clé de sa sensibilité préromantique. On connaît le célèbre parallèle qui se trouve à la fin de la Profession de Foi du Vicaire Savoyard entre Jésus et Socrate. Aux yeux des Encyclopédistes, il passa bien sûr pour une "capucinade". Mais le Vicaire qui ne voyait qu’embarras, mystère et obscurité dans le difficile "problème de la révélation", finit par confesser que ce "doute respectueux" est, pour ainsi dire, contredit par l’impression que la sainteté de l’Evangile fait à son cœur. Il avoue que la majesté des Ecritures l’étonne, que la sainteté de l’Evangile parle à son cœur : "Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe : qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si simple soit l’ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même ? Est-ce là le ton d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire ? Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs ! Quelle grâce touchante dans ses instructions ! Quelle élévation dans ses Maximes ! Quelle profonde sagesse dans ses discours ! Quelle présence d’esprit, quelle finesse, quelle justesse dans ses réponses ! Quel empire sur ses passions ! Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation ?".
42Et de comparer la mort d’un sage, celle de Socrate, et la mort d’un Dieu, celle de Jésus. Mais si le cœur de Rousseau est sensible à l’ascendant divin de la Sainte Humanité du Christ, Jésus est pour lui comme un homme divin beaucoup plus que le Fils de Dieu. Comment croire qu’une vierge soit la mère de son créateur, qu’elle ait enfanté Dieu ou seulement un homme auquel Dieu s’est joint ? "Cela ne m’intéresse pas du tout" lançait Rousseau dans l’Emile. Les mystères de la théologie n’intéressent pas Jean-Jacques ; mais il sait que Jésus est le vivant symbole des grandes idées morales en gestation de son temps. Il les croit inscrites dans la nature de la raison et du cœur de l’homme, alors qu’elles sont nées avec la révélation de l’Evangile. Mais si les philosophes des Lumières ont ainsi récupéré le "promoteur" et le Législateur moral de l’Humanité, c’est bien parce que le spiritualisme clérical de l’idéologie du Grand Siècle en avait tronqué la religion, en aliénant celle-ci à la morale et à la politique.
43Pour Jean-Jacques, "le vol sublime que prit la grande âme de Jésus l’éleva pour toujours au-dessus des mortels" et ce sont ses vertus divines qui ont fait de lui leur victime. Il reste qu’à l’instar de ses ennemis les philosophes, Rousseau a disputé Jésus aux prêtres pour fonder sa religion du cœur comme un idéal de progrès, de civilisation et de vertu, de tolérance et de fraternité philanthropique. On reconnaît là le signe de l’impasse chrétienne de l’idéologie, l’alternance sur-naturaliste / naturaliste à laquelle celle-ci condamne une foi chrétienne divisée contre elle-même. Le Christ promoteur moral de l’humanité était récupéré sur le Christ modèle d’une ascétique chrétienne étriquée, frustrée de sa mystique et réduite à la pratique des vertus humaines solides, trop souvent simulées plus que vécues. Une foi surnaturaliste qui s’est elle-même séparée de la morale (réputée naturelle) ne peut pas ne pas produire, par une réaction d’origine religieuse, une religion naturelle faite de certitudes rationnelles et de vertus morales. Si cette religion du cœur affadit les valeurs évangéliques, fait du rédempteur le "sage suprême du genre humain", de l’Eucharistie "un repas de l’amitié", voire le "festin des sages", c’est parce qu’elle récupère l’amabilité des vertus naturelles que la religion cléricalisée avait délaissées.
44Si la religion du cœur chez Jean-Jacques est étrangère au sens de la foi chrétienne tout en dérivant de son idéologisation baroque, elle n’en est pas moins étrangère à la mystique du Quiétisme. Dans La Nouvelle Héloïse (1756-1761), Rousseau dialogue avec Saint-Preux sur la prière. Il s’agit en fait d’une discussion sur le Quiétisme. Rousseau était hostile au mysticisme quiétiste et l’on comprend pourquoi. Il le fait dire à Julie : "J’ai blâmé les extases des mystiques : je les blâme encore quand elles nous détachent de nos devoirs et que, nous dégoûtant de la vie active par les charmes de la contemplation, elles nous mènent à ce Quiétisme dont vous me croyez si proche, et dont je crois être aussi loin que vous"16.
45La religion du cœur de Jean-Jacques est, au contraire, vertueuse et c’est bien là l’admirable, lorsqu’on se rappelle que l’essence du Quiétisme résidait dans la suspension des actes de la volonté dans la contemplation chrétienne. Mais Rousseau n’analyse plus la simulation quiétiste du point de vue du théologien, il le fait de son point de vue poético-religieux à lui, et par comparaison avec son Quiétisme personnel (qui en prend à son aise avec la morale familiale comme on le lui a bien reproché. Le sien est un Quiétisme naturel, de la contemplation de la nature telle que celle-ci s’exprime dans la poétique des Rêveries du promeneur solitaire. Une rêverie, théologique s’il en est, où l’on n’a pas de peine à reconnaître une simulation de la théologie négative de la mystique chrétienne. L’Être Suprême n’est pas à la portée de nos idées et de nos sentiments, si ce n’est du sentiment intérieur que l’on a de son existence. Vouloir le connaître ou le contempler en lui-même est vain. Il nous échappe et notre esprit troublé n’aperçoit plus rien. Impuissante à concevoir l’essence infinie de ce Dieu, l’âme religieuse n’a plus qu’à se résoudre au silence et à l’adoration. "Je suis, parce que tu es. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant toi". Pareille démarche rappelle à s’y méprendre celle des théologiens catholiques définissant l’apophase mystique. La différence vient de ce qu’ils ont en vue le Dieu révélé de la foi, tandis que madame de Warens, Julie et Jean-Jacques n’ont affaire qu’à l’Être Suprême.
46La situation dans laquelle se trouve Rousseau entre le rationalisme impie et la religion révélée est celle de tout le Temps des Lumières. La dénonciation de l’aliénation religieuse de toute religion surnaturelle révélée va de pair avec une mystique naturelle qui mime la mystique chrétienne dans un avatar du Quiétisme. L’extase de Rousseau est un ravissement d’esprit, "le charme de ma faiblesse, c’est de me sentir accablé de ta grandeur"17. Cette mystique naturelle est valable pour toutes les religions. C’est d’elle qu’elles tiennent leur intériorité. Il n’y a pas une bonne religion révélée. La bonne, c’est celle-là. "Que d’hommes entre Dieu et moi ! " s’exclame Rousseau qui ne veut pas d’une religion de la foi dont le lieu est une Eglise composée d’hommes vivants. Elle le sépare de son Dieu senti directement, un Dieu clément et bon, qui n’a pas égard à la connaissance qu’on a de lui, mais au sentiment profond des croyants qui les unit à lui.
47Le paradoxe chrétien fait ainsi place au paradoxe nouveau de la religion du cœur, mais combien décevant !
48On comprend, dans ces conditions, l’attitude négative abrupte des amis de Rousseau philosophes, qu’il s’agisse de Diderot ou d’Holbach. L’ami de Jean-Jacques, Diderot, est encore déiste dans ses Pensées philosophiques (1747). Mais il se sépare de lui parce qu’il n’a pas le goût de la simulation quiétiste. Lecteur d’Holbach, il deviendra athée. La religion n’est pas nécessaire au bien-être de la société. Le thème du Discours de Rousseau le hante : faut-il civiliser l’homme ou l’abandonner à l’instinct naturel ? Ce dilemme, il ne le tranche pas. Mais il le pose dans le Supplément au Voyage de Bougainville (1772) : l’histoire abrégée de la misère humaine, la voici : "Il existait un homme naturel, on a introduit au-dedans de cet homme un homme artificiel et il s’est élevé dans la caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie"18.
49 C’est le marquis d’Holbach qui introduit entre 1766 et 1770 l’idée d’une religion chrétienne anti-naturelle dans son Système de la Nature. Elle contredit sans cesse la nature et déprave l’homme. Elle écrase son esprit et le prive de tout espoir de liberté et de bonheur. Un projet de sagesse et de bonheur pour l’homme n’est possible qu’après l’abandon total de la foi chrétienne19. Le vrai problème que posait l’idéologie chrétienne était alors abordé sans ménagements et résolu négativement. On l’a très bien dit : "Ce procès de la tradition chrétienne touche de si près les sources et les fondements de la culture européenne qu’une clarification du problème et une étude de son enjeu doivent être partie essentielle de toute philosophie de la religion. Or le déisme n’a fait qu’ébaucher ce genre d’étude". Porté ici comme ailleurs au compromis, il n’a pas abordé la question de fond : "la religion du Crucifié en particulier, est-elle une école de sagesse porteuse de salut, ou est-elle une école où les hommes, loin de se trouver eux-mêmes, sont entraînés dans des pratiques et des doctrines qui les éloignent toujours plus d’eux-mêmes et les rendent toujours plus victimes d’illusions, de mensonges et d’oppressions ?"20.
50Rousseau et Holbach ont osé poser cette question de fond. La réponse matérialiste sera donnée par Karl Marx, qui n’aura garde d’oublier son précurseur le marquis d’Holbach. La réponse spiritualiste avait été donnée au Siècle des Lumières en premier lieu par Jean-Jacques Rousseau, puis par Kant et Hegel.
51Parmi les éléments positifs de la Religion des Lumières il faut retenir que le déisme a su garder présente la tradition de la théologie naturelle qui fait de la religion une réalité qui a sa source dans la nature même de la créature spirituelle, et pas seulement une réalité sociale qui tient aux contingences de l’action humaine. La religion déiste est donc une nouvelle forme de l’esprit de l’humanisme religieux, la dernière en date. En effet, en promouvant l’idée de la réalité naturelle de la religion, le déisme affrontait non seulement la critique des philosophes de la raison politique qui faisaient de la religion un pur produit de la vie en société21, mais aussi les critiques des théologiens confessionnels qui voyaient en elle une tradition de dogmes et de lois positives émanant d’une révélation. C’est très précisément une troisième voie entre ces deux tendances opposées et caractéristiques de la réification de la religion, lorsqu’elle est approchée dans la problématique de la religion politique, que le déisme a voulu introduire en voyant, dans la nature humaine, le désir naturel de Dieu à l’état pur, coupé de sa relation à l’objet surnaturel qui le finalise. N’importe quel théologien reconnaîtra là l’effet désastreux de la théologie dualiste de l’idéologie chrétienne qui avait opposé, au lieu d’unir, le désir naturel de Dieu et le Dieu rédempteur qui l’accomplit en le divinisant. L’effort déployé par les déistes sincèrement religieux était pathétique dans la mesure où il visait à rétablir une vérité de la foi chrétienne que les théologiens professionnels avaient enfouie sous le boisseau22.
52D’où la grandeur historique de la figure de Jean-Jacques Rousseau où se mêlent recherche passionnée de la vérité, amour sincère de Dieu et des hommes et simulation spontanée, gesticulation comique. Dans le vide mystique creusé par l’idéologie chrétienne au siècle précédent, face au besoin de Dieu qui en résultait pour ses contemporains, Rousseau exprimait avec une sensibilité aiguë le besoin d’intimité religieuse et le sens de la globalité du divin23. Il le faisait profondément, douloureusement, dans une quête centrée sur l’authenticité de la religion de la conscience, malheureusement prisonnière de ses préjugés anti-confessionnels. Emile doit être mis en état de choisir, en tant qu’homme de la nature, "la religion où le meilleur usage de sa raison doit le conduire". Pour cela, il ne recourra pas à des Ecritures, car Emile ne tirera pas "la pureté de la morale", le "dogme utile à l’homme et honorable à son auteur" d’une doctrine positive, mais "du bon usage de ses facultés", coeur et esprit24.
53Le subjectivisme est total : Rousseau rejette toute institution ecclésiale comme humaine et lui oppose le cœur (juste) comme "vrai temple de la Divinité". De même, il oppose à la loi positive son sommaire gravé dans le coeur de l’homme (juste) : "Aimer Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-même". Malgré ce retour à la lettre de l’Evangile, le secret divin de la révélation n’était plus qu’une consigne du Législateur de la religion du coeur..
54L’autre conséquence du naturalisme de sa problématique était la position de Rousseau dans son approche de la dimension sociale de la religion. Nous l’avons vu, c’est là la source de la pensée originale de l’auteur du Contrat Social. Rousseau dénonçait alors dans le christianisme romain son surnaturalisme qui ne s’occupe que "des choses du ciel" et détache les coeurs des citoyens de l’Etat, comme de toutes les choses de la terre. Il se flattait de rendre aux Lumières la religion intérieure de l’Evangile compatible avec la religion extérieure du citoyen. C’était tout le mystère personnel et collectif, mystique et institutionnel du christianisme pris dans ses dimensions "intérieures" et "extérieures" que Rousseau ressaisissait, mais transposées au plan de la nature, à l’instar des théologiens de l’idéologie du baroque qui l’avaient transposée au plan de la surnature. Rousseau a échoué dans ce qui aurait pu être son projet de restauration théologique de la vérité chrétienne. Il a légué le sien, problématique et échec compris, à la postérité qui est la nôtre. En se proposant de surmonter les deux dilemmes de la religion de son temps (religion naturelle ou religion révélée, religion intérieure ou religion positive), il a conduit la réflexion sur la religion jusqu’à son projet de réforme de la culture et de la société dont l’actualité ne saurait échapper à notre attention.
55Finalement, c’est la foi de Rousseau qui fait problème : "Devenue sentiment, la foi n’est plus ce qu’elle était. La conquête de l’authenticité religieuse chez Rousseau s’accompagne du sentiment d’une certaine perte". Est-il difficile de dire ce qui est perdu, la puissance de cette nostalgie demeurant entière ? Ce qui est perdu, c’est la vertu surnaturelle de la foi qui seule dicte à l’âme sa conduite et sa réaction face à l’impératif absolu de la présence exigeante et miséricordieuse de Dieu. C’est cette présence de Dieu dans la foi qui s’est évanouie dans la conscience religieuse de Jean-Jacques. Alors, l’âme n’est plus vitalement, c’est-à-dire réellement et divinement, reliée à Dieu comme seuls peuvent le faire la grâce et la foi vive. Elle le tient elle-même à distance, ne se réfère plus à lui que médiatement, par l’intermédiaire de son idéologie spéculative, morale ou esthétique.
56C’est dans ce nouveau contexte religieux que devait évoluer à partir de Rousseau la pensée rationaliste des Lumières. Le premier à l’avoir compris, en reconnaissant sa dette, a été Kant.
57Pour approcher la pensée religieuse et philosophique de Kant, il convient de le situer dans le grand mouvement de réflexion qui a pris son départ avec Descartes. L’homme ne philosophe pas avec sa raison seulement, mais avec son coeur. Si sa raison éclaire sa conscience de soi, cette conscience précède la réflexion comme la vie. Elle l’engage dans le mystère de l’être en situation.
58Descartes a cru pouvoir séparer les deux ordres de la réflexion et du coeur, de la philosophie critique de la connaissance et de la sagesse. Cette décision devait être fatale. Elle condamnait l’homme religieux des temps modernes à la conscience malheureuse. Elle le condamnait à chercher à récupérer dans la ligne de la lucidité cartésienne la conscience religieuse dont Descartes, après les théologiens et les philosophes chrétiens de son siècle, l’avait aliénée.
59Nous venons de le voir, Rousseau est l’homme qui a incarné tous les aspects de ce drame de l’aliénation de la sagesse chrétienne par la philosophie. Rousseau a cherché à rendre à l’homme selon Descartes, saturé de lumières, la transparence qui le rendrait capable de se saisir comme entendement pur qui se pense, tout en sortant de lui-même pour atteindre une vraie communion avec les autres. Le drame de la conscience, chez Rousseau, est bien celui de l’impossible communication des consciences. Comme on l’a dit et bien démontré25, il cherche le bonheur dans la lucidité et la transparence, tout au long de sa vie. Dans ses dernières années, l’angoisse de la conscience séparée tourne au délire bien visible dans les Rêveries. C’est l’angoisse d’un philosophe saturé de cartésianisme, mais qui pense le système en mystique avec son coeur. Il lui manque, pour surmonter Descartes, la science d’amour d’un Jean de la Croix et toute la théologie d’un Thomas d’Aquin. C’est beaucoup demander à l’héritier de la réforme de Calvin, au lecteur de Spinoza et de Fénelon.
60Mais telle quelle, la religion de Rousseau a bouleversé le coeur du père de la philosophie allemande des Lumières. Kant, on le sait, a lu Rousseau avec passion. Il a cherché, lui aussi, à atteindre le coeur religieux de l’être réel qui se cache derrière le mystère des phénomènes et du donné a priori de la sensibilité. Cet Être Suprême que Fichte ou Hegel, après lui, vont présenter comme un mystère opaque capable seulement de justifier le passage à l’acte d’une pensée se posant elle-même, il a voulu le reconnaître, entrevoir son visage dans le spectacle sublime des hautes cîmes, comme Rousseau.
Notes de bas de page
1 Esprit des Lois, XXIV, 14.
2 Dictionnaire philosophique, Art. Superstition (1764).
3 René Pomeau, La Religion de Voltaire, Paris, Nizet - 1956, p. 216.
4 Michel Despland, La Religion en Occident. Evolution des idées et du vécu. Paris, éd. du Cerf ; Montréal, Fides - 1979, p. 411.
5 Ib., pp. 476-477.
6 Michel Despland, o.c., pp. 476-477.
7 Emile, Œuvres complètes, Paris, Pléiade - 1969, III, pp. 465-466.
8 Discours couronné par l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Dijon sur le sujet : "Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs". On connaît la phrase provocante : "J’ose presque dire que l’état de réflexion est un état contre-nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé". Rousseau rejoignait ici Molinos.
9 Jean-Jacques Chevallier, Histoire de la pensée politique, Paris, Payot – 1979, t. II, p. 127 & ss. Pour Rousseau, dans l’état de nature le sentiment de la pitié modère en chaque individu l’amour égoïste de soi-même et concourt ainsi à la conservation mutuelle de l’espèce.
10 L’auteur se réfère à l’actualité des années quatre-vingts du siècle dernier (note de l’éd.).
11 Jean-Jacques Chevallier, o.c., pp. 167-168.
12 R. Derathé dans sa note aux Œuvres complètes, éd. de La Pléiade, pp. 1538-1539.
13 Lettres écrites de la montagne, o.c., t. III, p. 728.
14 Dans le Contrat, il disait encore : "La grande âme du Législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission". Par lui se réalise ce que le pacte signifiait : l’aliénation avantageuse de chaque individu transformé en partie du grand tout dont il reçoit en quelque sorte la vie et l’être (social). On voit l’"origine" paulinienne de ce "socialisme".
15 Contrat Social, III, p. 468. Dans la Profession de Foi du Vicaire Savoyard, ces articles sont expliqués et commentés, démontrés comme vrais "à l’aide du seul entendement guidé par la conscience". Le chrétien catholique se voit considéré comme un être double qui rompt l’unité sociale (Œuvres complètes, pp. 464-465 et 1503).
16 La Nouvelle Héloïse, VI, 8.
17 Rousseau a souligné l’importance de l’illumination de Vincennes d’octobre 1749 et décrit l’effet de cet éblouissement. Il vient de lire le Mercure de France et l’annonce de la question mise au concours par l’Académie de Dijon : "Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs". Il en est tout bouleversé. Une inspiration subite emplit son esprit d’une foule d’idées vives ; il se sent la tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Sans le sentir, sa joie immense s’épanche en larmes. Rousseau est un autre homme, un autre philosophe. On trouve là l’explication de sa réaction contre l’optimisme culturel de son siècle et contre la science ; mais aussi, semble-t-il, le point de départ d’une expérience (v. Confessions, II, 8) qui rappelle plus ou moins l’illumination de Descartes (novembre1619) et celle de Luther (1505). Rousseau retrouvait l’état de béatitude qu’il avait trouvé naguère auprès de madame de Warens (à 16 ans), puis aux Charmettes jusqu’en 1737 (Confessions VI).
18 Michel Despland, o.c., p. 436. Diderot, Oeuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1967, p. 511.
19 Ib., p. 479. Les trois autres traités du marquis ont pour titres : Le Christianisme dévoilé (1766), La Contagion sacrée (1768) et Histoire critique de Jésus-Christ (1770).
20 Ib., p. 479.
21 Voir plus haut, pp. 316, 319.
22 Sur tout ceci, voir Michel Despland, o.c., pp. 476-477.
23 Ou, selon son expression, du droit divin naturel et du droit divin positif (Contrat Social, III, 464).
24 Emile, éd.cit. 1969, vol. 4, p. 558. Despland, o.c., p. 429.
25 Jean Starobinsky, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, Paris, Plon – 1957.
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