Chapitre II. L’idéologie chrétienne et la science positive
p. 279-309
Texte intégral
1.- Science et mystique
1Le conflit de la science et de la foi est intérieur à l’intelligence humaine. L’histoire de l’idéologie le prouve : il y a une sorte de cassure entre l’intelligence tournée vers la lumière de la révélation et l’intelligence tournée vers la lumière interne de la raison. C’est la même intelligence qui croit et qui sait ; mais entre elles deux règne une guerre intestine et comme une mauvaise conscience originelle dont la première image coïncide avec celle d’Adam tenté au paradis par l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Ce n’est que de nos jours qu’elles se sont lentement dégagées l’une de l’autre pour tendre, semble-t-il, vers un régime de coexistence plus harmonieux et, partant plus fécond, dans le respect de leur objectivité propre.
2Mais, au cours des siècles, il n’en a pas été de même. Lorsque l’intelligence croyante qui reçoit ses lumières du ciel se prend pour une science des choses qu’elle devrait en extraire grâce à la connaissance expérimentale, il est inévitable qu’en retour, l’intelligence savante soit affectée par l’aspect de contestation cynique que lui font revêtir les théologiens eux-mêmes. Il faut même aller plus au cœur du problème, car c’est au sein de l’idéologie elle-même que cette rivalité se produit, comme nous l’avons montré, lorsqu’est posé un dualisme de l’idée et de la chose. Une telle noétique semble inhérente à l’esprit humain, naturellement porté à mythifier ses conceptions. On oppose l’esprit et le monde, le contenu mental et les choses, dès lors qu’on ne se contente plus de la pensée naïve, mais que philosophiquement l’on passe au stade de la réflexion philosophique sur le mythe.
3Sans remonter aux présocratiques, ni même à Platon et à Aristote, rappelons-nous que la noétique thomiste avait surmonté le dualisme de l’idée et de la chose, tandis que les philosophes et théologiens qui s’opposaient à lui au début du XIVe siècle avaient constitué les bases de l’idéologie chrétienne en définissant leur noétique dualiste. L’effet majeur du dualisme de cette idéologie avait consister à réifier l’idée selon son être objectif opposé à la réalité objective de la chose perçue, et considérée comme la réalité véritable dont la chose perçue n’est plus que le pâle reflet sensible. Cette vision d’un ordre de réalités essentielles venant fonder l’ordre des réalités sensibles a-t-elle un sens ? Et quel sens ?
4La conscience vulgaire considère à juste titre que la question ne se pose pas, le bon sens étant réaliste. Et pourtant, le débat de l’essence et de l’existence constitue l’essence même d’un débat philosophique décisif pour l’avenir de l’espèce humaine. Plus précisément, lorsqu’il vise la connaissance métaphysique le dualisme se révèle catastrophique, comme le prouve l’histoire de l’idéologie telle que nous l’avons retracée à travers les rapports historiques de l’intelligence métaphysique et de la théologie, y compris de la mystique. Mais lorsqu’il s’agit de la connaissance mathématique et de la science des choses de la nature, le dualisme a sa part de vérité dont la fécondité devait bouleverser la vision du monde selon l’idéologie chrétienne.
5Cela est visible même avant Descartes, Galilée et Newton. Dès la fin du XIVe siècle, avec la rationalisation et la combinatoire de Raymond Lull, c’est l’approche de la logique mathématique qui se profile au cœur de la culture théologico-religieuse en Occident. On l’a remarqué, dès le XIIe siècle, le christianisme sur la défensive avait poussé ses avantages vers l’émergence d’une rationalisation systématique du dogme : la scolastique s’orientait déjà vers l’idéologie mais à son profit, autrement dit pour son malheur.
6Le progrès de la culture au temps de l’idéologie chrétienne s’était réalisé grâce à la contestation qu’avait introduite une approche logicienne de la pensée appliquée aux choses : au cours du XIVe siècle avec la "rupture épistémologique" de l’ockhamisme, à la fin du XVe siècle avec la métaphysique de la conciliation logique des contradictoires de Nicolas de Cues et des mathématiciens de son époque, à la fin du XVIe siècle et au cours du XVIIe siècle, enfin, avec la révolution décisive de l’analyse algébrique.
7La découverte de la Science Admirable par Descartes en 1619 revêtait ainsi, dans l’histoire de l’idéologie en Occident, un aspect inaugural et une grandeur dont il a eu bien conscience et dont on ne saurait mettre en doute le caractère prophétique : c’était l’apparition d’une authentique application de la noétique dualiste à son champ naturel, le monde des phénomènes maîtrisés par l’intelligence mathématique. Entre l’être objectif de l’idée et le signe algébrique, un miracle se réalisait dans la mesure où l’intelligence humaine, créée à l’image de l’intelligence divine, découvrait, par la voie mathématique, la connaturalité spirituelle profonde existant entre elle et la structure du créé. La physique du XXe siècle est venue illustrer cette miraculeuse découverte en confirmant la transparence à l’intelligence de l’homme de la matière du monde. Ainsi, c’était la science qui constituait le véritable destinataire du dualisme de l’idéologie, pas la métaphysique, ni la théologie. L’histoire a opéré à l’intérieur de l’idéologie la mise en place du matériel conceptuel à partir duquel il est raisonnablement possible de surmonter le vieux conflit de la science et de la foi. Une telle décantation cependant n’a pas été possible sans drame : le drame de l’idéologie qu’ont connu le XIXe et le XXe siècles, celui de l’idéologie athée.
8A partir du XVIIe siècle, ce sont les progrès de la pensée scientifique qui scandent les périodes de l’idéologie en mouvement. La série est ouverte avec Descartes, puis avec Spinoza qui tournent la mathématique contre l’idéologie théologique elle-même grâce à la notion de la pure nature mathématisée (celle-ci n’étant plus seulement hypothétique comme elle l’était chez les théologiens, qui l’avaient conçue par opposition dialectique par rapport à une surnature exprimant la transcendance absolue et la liberté absolue de l’Esprit de Dieu). A partir de Spinoza, la dissolution scientifique de l’idéologie chrétienne était en route. Leibniz avec son prophétisme rationaliste y contribue d’une manière décisive (plus décisive que Newton), car il rallie les philosophes de l’idéologie chrétienne dans le Quiétisme de Fénelon et de madame Guyon.
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9L’idéologie chrétienne a aussi ses mythes scientifiques. C’est en les forgeant que la pensée moderne a progressé et conquis dangereusement le statut de sa scientificité.
10La vision théologique du monde confisquait, au Moyen Âge et jusqu’au début du XVIIe siècle, toute possibilité de voir émerger une telle rationalité du fait que la métaphysique passait pour être une physique et la Bible "vérité d’Evangile" en matière de cosmologie.
11A chacune des trois étapes du progrès de la connaissance scientifique, on observe l’alliance de la rationalité et du mythe : aux temps archaïques et au Moyen Âge où le secret du calcul allait de pair avec la construction des grands édifices, des alignements mégalithiques aux pyramides et aux cathédrales ; aux temps modernes où la méthode expérimentale permettait de lire dans le "livre de la Nature" et allait de pair avec l’approche esthétique de l’hermétisme ; à l’époque contemporaine enfin, où la science conquiert son statut définitif.
12Le paradoxe de l’histoire de la pensée scientifique est le conflit entre la théologie et la science. Il a favorisé une vision anthropocentrique du monde et renforcé ainsi, dans l’idéologie chrétienne, le séparatisme de la vérité naturelle et de la vérité surnaturelle. Plus encore, le progrès de la pensée scientifique s’est effectué à travers une vision mythique qui a revêtu de curieux aspects, du XVIIe siècle au XXe siècle, successivement hermétiques, empiristes et scientistes. Comment expliquer que les chrétiens aient finalement édifié une civilisation scientifique et technique qui évacue toute perspective surnaturelle et veut se constituer sur des bases sécularistes et athées ?
13Pour expliquer ce phénomène, voire ce scandale, il faut tenir compte du paradoxe de la genèse de la connaissance scientifique. La conquête du savoir chez les grands représentants de l’histoire de la science moderne a impliqué une recherche passionnée de la vérité mobilisant tout l’être de l’homme, sa raison, son imagination, sa foi. Comme on l’a montré1, chez Copernic le De Revolutionibus procède de l’idée que la nature est le temple de Dieu et que, par l’étude de la nature, l’homme est à même de percevoir non seulement le réel mais le dessein du Créateur (cette proposition fut condamnée parce qu’elle semblait mettre en danger la foi dans la Bible et sa vérité "scientifique"). Au début du XVIIe siècle, chez Kepler, on observe une évolution dans laquelle ce n’est plus la Bible qui veut apporter une pseudo-vérité scientifique, mais la science qui se présente comme une pseudo-théologie. Au lieu de bloquer la révélation chrétienne sur l’erreur scientifique2, Kepler bloquait le message biblique sur la vérité scientifique. Nous comprenons là le malentendu "mystique" qui présida à l’avènement de la science moderne, et il nous est impossible de comprendre que sa future sécularisation relève du conflit qui l’opposait, à l’origine, à la théologie.
14Kepler devait employer sa vie (1571-1630) de théologien voué à la physique céleste à "célébrer Dieu même en Astronomie"3. Pour lui, Dieu n’est pas seulement "géomètre", selon le précepte platonicien, mais outre qu’il a créé le monde sur un modèle mathématique, il a voulu que l’esprit de l’homme portât en lui des concepts construits sur la catégorie de la quantité, afin qu’il pût être en communion immédiate avec la divinité. Dieu a créé l’homme à son image. Cette foi a déterminé Kepler à rechercher les vraies lois de proportion du mouvement des planètes autour du soleil : "Ces choses célestes et incorporelles sont à la portée de l’entendement humain. Dieu a voulu que nous en ayons connaissance lorsqu’il nous créa à son image, de sorte que nous en accédions aux mêmes délibérations que lui et en ayons le partage (...) Nous appréhendons (nombres et quantités) (...) par le même genre d’acte de connaissance que Dieu, pour autant que nous en avons la perception dans notre condition mortelle"4.
15L’archétype qui fait partie de l’aspect divin est donc présent dans l’âme de l’homme créée à l’image de Dieu. Pour Kepler5, cet archétype inné provoque l’harmonie musicale lorsqu’il y a adéquation entre la perception et l’archétype correspondant, et l’harmonie mathématique lorsque l’esprit humain découvre les lois mathématiques du mouvement des planètes. Alors ce n’est pas seulement l’image du Paradigme divin que l’âme possède, mais le Paradigme même, et Kepler va jusqu’à dire qu’alors "l’harmonie se fait âme tout entière et, plus encore, elle se fait Dieu". L’étude de la nature céleste se mue en étude de l’entendement divin. Pour lui, le monde est l’image corporelle de Dieu, et l’âme de l’homme, l’image incorporelle de Dieu. Au cœur du monde, dont il est le principe d’unité, il y a Dieu parlant en lois mathématiques et le soleil, qui est le centre mathématique des mouvements célestes et l’agent physique central de leur perpétuation, est le Tabernacle Divin.
16C’est par ce triple aspect mathématique, physique et mystique que la figure héliocentrique a exercé son empire sur l’esprit de Kepler. Chez lui la science suppose un investissement affectif décisif ; il croit à son système avec une ferveur religieuse et "mystique".
17Mais il faut bien s’entendre. Il s’agit d’une mystique où l’union à Dieu se réalise au plan de la raison et de la science de la nature. Les astronomes sont pour Kepler des prêtres de la Divinité selon le Livre de la Nature. Parce que l’homme communique avec Dieu (et la réalité dernière) il est capable de déceler des harmonies (et la réalité) dans le chaos du contingent. Parlant de son Mysterium cosmographicum (1597), il déclarait6 : "Dieu veuille que ma très merveilleuse spéculation soit auprès des hommes de raison en tous lieux largement suivie de l’effet que j’ai délibérément poursuivi : à savoir que la foi au créateur de toutes choses soit confortée par cet appui extérieur, que soit reconnue la nature de cet Esprit Créateur et que grandisse en nous chaque jour son inépuisable Sagesse, de sorte qu’enfin l’homme saisisse la juste mesure du pouvoir de son esprit et voie que Dieu a constitué toutes choses dans le monde selon les normes de la quantité, et qu’il a de surcroît octroyé à l’homme un esprit capable d’appréhender ces normes".
18Kepler a bien retrouvé la relation de l’homme à Dieu ; il a bien surmonté le séparatisme que la vieille cosmologie héritée de l’Antiquité avait introduite entre le céleste et le terrestre. Ajoutons qu’il a conjuré, par là-même, la théorie médiévale de la double vérité. Mais sa référence à Dieu n’est plus celle de la foi qui guidait la spéculation de saint Paul ; c’est celle d’un rationalisme mystique où la rationalité mathématique vient opérer la réduction scientifique de la sagesse surnaturelle propre à la foi. Le dualisme du céleste et du terrestre y est conjuré au plan de la science du ciel seulement. En fait, et du point de vue de la sagesse mystique chrétienne, le séparatisme s’aggravait. On avait opposé une science nouvelle, réputée vraie et capable de mener l’homme à l’union avec Dieu, à une Théologie disqualifiée dans ses prétentions pseudo-scientifiques comme dans la sagesse mystique qu’elle croyait avoir préservée.
19Le progrès scientifique venait donc renforcer le séparatisme de la sagesse chrétienne et de la science de la nature créée, tandis que les artisans de son progrès - et cela est vrai de Kepler, mais aussi de Galilée et bientôt de Descartes - se présentaient comme des chrétiens fidèles qui pouvaient légitimement penser qu’ils étaient parvenus à surmonter un dualisme que les théologiens n’avaient pu dénoncer dans la doctrine de la double vérité qu’en tombant dans leur pseudo-science selon la Bible. En fait, ils avaient seulement substitué au confusionnisme ancien entre la vérité scientifique et la vérité religieuse un nouveau confusionnisme, celui de la science et de la sagesse "tout ensemble" - selon l’expression de Descartes. Faute de distinguer vérité selon la Bible et vérité selon la raison scientifique, l’idéologie médiévale n’avait pas été en mesure d’éviter leur confusion. Cette théologie idéologisée devait conduire les savants philosophes chrétiens à partir du XVIe siècle à lui opposer une idéologie scientifique de signe contraire, une science qui fut aussi une sagesse.
20Il faut se reporter au contexte mental de l’époque où animisme, alchimie, astrologie, arithmologie, magie, voire sorcellerie se présentent dans la plus grande confusion pour comprendre ce qui s’est passé. On l’a remarqué, dans les écrits de Kepler s’amalgament physique et métaphysique, astronomie et astrologie, géométrie et théologie. La recherche scientifique est alors le fait de savants philosophes dont l’imagination scientifique n’est pas en chômage et qui opèrent sous l’action d’un préjugé thématique, hérité du passé de la conscience chrétienne postulant l’unité de la connaissance.
21La percée de la connaissance scientifique du monde appuyée sur la mathématique a traduit la même tendance. De Copernic à Newton, en passant par Kepler, Galilée et Descartes, la logique du séparatisme de la philosophie et de la théologie qui s’était imposée dès la fin du XIIIe siècle a triomphé. Dans son triomphe, la science moderne a eu raison des pseudo-sciences "curieuses" ; elle a lancé l’Occident dans une glorieuse aventure de la pensée. Mais elle a contribué à consolider simultanément le séparatisme de la théologie et de la philosophie naturelle, et engagé par là le processus qui devait aboutir à l’idéologie scientiste.
22L’épisode dramatique qui se prolongea tout au long du XVIIe siècle, de la condamnation de Galilée en 1633 aux prudences de Descartes et de ses pairs, devait avoir des conséquences fatales pour l’avenir de la culture chrétienne en Occident. Il marquait le changement de statut de la pensée, le passage du régime du cléricalisme au régime du sécularisme laïque, sous l’effet d’un véritable malentendu historique. C’est un accident de l’histoire où la nature des choses - la connaissance surnaturelle et la connaissance scientifique - n’est pas concernée.
23L’histoire de la culture moderne a ainsi privilégié, avec la science des phénomènes, une démarche réductionniste à l’égard de la sagesse théologique. La théologie comme science (du donné révélé, qui est son vrai domaine) et la théologie comme sagesse (la mystique chrétienne) ont fait les frais d’un progrès décisif qui, malheureusement, devait en se prolongeant aggraver le malentendu jusqu’à la rupture totale des deux savoirs de la foi religieuse et de la raison scientifique qui, parce qu’ils ne se rencontrent que dans l’absolu de Dieu, ne sauraient se contredire dans le relatif du savoir des hommes.
24L’émergence de la pensée scientifique et sa vulgarisation à l’époque du Baroque ont ainsi modifié profondément les traits traditionnels de l’idéologie chrétienne.
25Rien n’est plus symptomatique que le statut ambigu qu’acquiert, à la fin du XVIIe siècle, la pensée scientifique naissante. Deux courants apparaissaient : le courant platonisant de la rationalité mathématique et le courant aristotélisant de la rationalité expérimentale.
26Ils s’opposent et quelquefois se juxtaposent. Ils expriment, par leur séparatisme, plus qu’un accident dans la recherche d’une nouvelle rationalité, la réalité profonde de l’impasse de l’idéologie chrétienne. Symbolisant ce conflit, nous avons d’un côté Descartes et de l’autre Pascal. D’un côté la conception humaniste de la science dans le contexte de la théologie esthétique de la Renaissance, de l’autre la conception expérimentale de l’empirisme scientifique.
27C’est le premier courant qui retiendra pour l’instant notre attention, parce qu’il se signale par l’amalgame curieux de la nouvelle rationalité mécaniste et de la tradition médiévale et renaissante des courants ésotériques.
28On ne s’étonnera pas de voir que cette rationalité scientifique qui fait son chemin au sein de l’hermétique de la tradition antique, renouvelée dans la kabbale chrétienne depuis la fin du XVe siècle, ait trouvé son vulgarisateur dans le grand pédagogue que fut le père Athanase Kircher, de la Compagnie de Jésus (1602-1680). La place qu’occupe chez lui la science nouvelle est typiquement keplérienne. Comme on le voit dans ses énormes traités consacrés à la musique et à la lumière où sont passées en revue toutes les connaissances récemment acquises par la science de son temps, celle-ci s’est frayée une voie merveilleuse qui permet à l’intelligence humaine de découvrir une vérité qui combine les vertus de l’intuition et celles de la raison discursive. Le frontispice de son maître-ouvrage ARS MAGNA lucis et umbræ in decem libros digesta (1671) et l’Epilogue métaphysique et mystique qui vient conclure le livre illustrent l’idée que l’art humain est parvenu, grâce à l’optique et à l’instrumentation scientifique, à capter un rayon descendu de la source divine du Tabernacle Divin de Kepler et à tirer l’intelligence humaine, jusque-là prisonnière de la raison discursive et des ténèbres de l’opinion fragile, vers son acte de connaissance parfait, celui qui l’assimile à l’esprit divin et lui permet de connaître la nature comme Dieu la connaît.
29C’est donc dans le cadre d’une vision hermétiste du monde que la rationalité scientifique est reçue à l’origine, de Kepler à Newton et à Leibniz. Le nouvel ordre de la science expérimentale a intégré la tradition médiévale et les courants ésotériques et inversement, l’astrologie s’est faite cartésienne à la fin du XVIIe siècle et l’alchimie mécaniste.
30En fait, la science en train de naître a fonctionné au sein de l’idéologie chrétienne, où elle a favorisé l’éviction de la mystique traditionnelle de la foi surnaturelle au profit d’une mystique des lumières de l’intellect directement illuminé par Dieu7. Cette mystique, vieille comme le monde, avait été révélée et traduite dans diverses religions et traditions depuis les Egyptiens et les Chaldéens jusqu’aux anciens et jusqu’à nous. La science moderne y puis sa lumière propre pour une conquête de la Nature devenue totalement intelligible pour l’homme. Notre esprit peut progresser indéfiniment grâce à l’instrumentation technique et réduire l’irrationalité apparente de la nature. En ce sens, la science nouvelle semblait déboucher sur la vérité découverte selon une autre voie que la voie d’autorité ou la voie mystique. Dans le panorama de l’idéologie, à l’heure où la mystique chrétienne, déstructurée sous l’effet de la théologie surnaturaliste, se dissolvait dans le Quiétisme, le vieil hermétisme se transmutait en une nouvelle rationalité à la fois mystique et scientifique.
31L’innovation avait de quoi frapper l’imagination des contemporains. Non seulement elle ouvrait toute grande la porte à la découverte des merveilles de la nature et de ses secrets, mais elle marquait un progrès saisissant sur le vieil augustinisme médiéval. Les modes de connaissance des choses que l’on distinguait dans l’Ecole -les choses connues en elles-mêmes et les choses connues dans leurs racines ontologiques ("scire id quod verum est in creatura", disait Henri de Gand avec toute la tradition augustinienne, ce n’est pas encore "scire veritatem creaturæ")- étaient désormais accordés. La science nouvelle les connaissait à la fois en elles-mêmes et dans leur vérité, telle que Dieu les créait et les connaissait.
32A quoi venait s’ajouter un fait, non négligeable pour une pédagogie moderne tout entière vouée à l’effectivité de l’homme : la méthode pratiquée par les jésuites dans la recherche de la connaissance de la volonté de Dieu se voyait désormais assortie d’une méthode en vue de parvenir à la connaissance de la vérité scientifique des réalités du monde visible. Les Pères de la Compagnie de Jésus au XVIIe siècle, Kircher, Noël, Clavius et Schott, parmi les plus illustres, pouvaient penser que l’humanisme chrétien, selon leur esprit, avait trouvé le prolongement de sa réforme morale dans une réforme de l’entendement promise à un fantastique avenir8. La nature est un théâtre que la science explique et le monde le Grand Théâtre de la gloire de Dieu, désormais transparente à la science des hommes.
33Cette vision de la science nouvellement découverte, en fait, renforçait l’anti-mysticisme de la Compagnie. Elle recélait un danger qui ne devait pas tarder à se manifester. Parce qu’elle s’intégrait à une conception pseudo-mystique et ésotérique qui la divinisait en quelque sorte, cette vision scientifique était la vigile du rationalisme. Le Dieu de Jésus-Christ assimilé comme il l’était à Mercure et à Apollon n’avait plus rien à voir avec le Dieu illuminateur de la tradition de l’augustinisme médiéval. L’avenir devait le montrer lorsque Fontenelle prendrait le parti de garder d’une telle vision la science empirique en la débarrassant de sa superstructure hermétique - ou encore lorsque les sectes rationalistes feraient leur ce même ésotérisme et résorberaient tout naturellement le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, devenu la fable des dogmatistes cléricaux, dans le Dieu du déisme des philosophes.
34On comprend pour quelles profondes raisons, scientifiques et religieuses, Pascal s’est opposé - avec tout Port-Royal - à l’émergence d’une rationalité scientifique ainsi amalgamée à un mysticisme rationaliste. Pour lui, le Dieu de Jésus-Christ ne venait pas fonder une certitude relative à la pure nature et accessible au raisonnement et à l’expérimentation. Il était au-delà d’un tel savoir et la science qu’il communiquait concernait l’homme dans sa condition historique. Elle était d’un autre ordre. C’est le fond du problème du statut de la rationalité scientifique dans son rapport à la foi religieuse des chrétiens qui était ainsi abordé par Pascal (à l’occasion de sa théorie du vide tout spécialement).
35Dans la ligne de la doctrine de la Compagnie, le progrès de la rationalité scientifique devait se réaliser dans le sens de la sécularisation rationaliste et scientiste, tout au long du XVIIIe et du XIXe siècles. L’idéologie chrétienne connaîtrait ainsi une fatale dérive. Au contraire, dans la ligne ouverte par la doctrine pascalienne de l’expérimentation scientifique, la vérité de la science positive et la vérité de la foi surnaturelle demeuraient distinctes et leur accord possible. C’est en ce sens que l’on peut dire que Pascal, face à Descartes et aux cartésiens, est pour nous aujourd’hui un précurseur. Il nous aide à comprendre que la foi ne saurait être une science des vérités observables et, parce qu’elle ne saurait non plus être réduite par une telle science, qu’elle est seule capable de lui faire connaître le statut véritable de la rationalité.
36La science contemporaine, elle-même, est venue confirmer cet étonnant paradoxe. Aurait-on jamais pu croire qu’elle nous aiderait à comprendre le mécanisme de la logique de l’idéologie ? Et pourtant, par son progrès lui-même, elle met en évidence le conflit qui existe entre deux sortes de logiques de la relation : la logique dialogale et la logique dialectique9.
2.- Le face-à-face Descartes-Pascal et la contestation de l’idéologie chrétienne
37L’exceptionnelle grandeur de ce siècle qui fut dit Grand tient à la présence, parmi ses grands esprits, poètes ou savants, de témoins de son drame spirituel profond : de Shakespeare à Calderón, de Galilée à Descartes et de Pascal à Leibniz.
38L’époque est celle où la science moderne advient et où la sagesse chrétienne s’en va, où l’on confond juger et concevoir, où l’on oppose l’homme pris dans sa condition historique à un homme idéal conçu selon la pure nature. Nombreux sont les témoins d’un tel drame. Un seul, et c’est Pascal, en a compris l’origine et la nature.
39Il n’est pas surprenant que les poètes aient, les premiers, exprimé l’angoisse ressentie dans ces circonstances, ni que Descartes ait tenu à se situer lui-même par référence aux héros des poètes, à Don Quichotte, à Sigismond, au moment de s’engager résolument dans sa démarche, "comme un homme qui marche seul, dans les ténèbres". En forme de fiction, Cervantes et Calderón avaient situé l’homme nouveau aux prises avec l’idéologie nouvelle. Mais il est admirable que ce soit un savant, un mathématicien et un laïc qui ait vu "le malheur de ce siècle", selon sa propre expression, "qui pervertit l’ordre des sciences avec tant d’injustice"10.
40Avec insolence on innove en théologie, employant le raisonnement seul là où s’impose l’autorité de l’Ecriture et des Pères, et l’on n’ose rien inventer en physique, "en s’aveuglant aux fausses preuves tirées de l’autorité des anciens philosophes, auxquels on ne doit, en ces matières physiques, aucun respect".
41Voilà pour les théologiens et les physiciens. Mais les philosophes ? C’est la même confusion. "L’homme ne peut concevoir ce que c’est que corps et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comment un corps peut être uni à un esprit" ; et voilà qu’au lieu de recevoir purement les idées des choses, "la plupart des philosophes confondent les idées des choses et parlent des choses corporelles spirituellement et des choses spirituelles corporellement"11 !
42Connaissant cette "maladie naturelle à l’homme"12, Pascal entreprend de lui porter remède, en savant et en chrétien tout ensemble. Son génie hors du commun, joint à une rare sensibilité spirituelle, devait lui permettre de venir à bout de l’entreprise, bien que son temps n’ait pas su en tirer profit. C’est en savant et en chrétien, sans aucune rupture ni confusion entre l’un et l’autre, qu’il établira :
- - "la distance infinie des corps aux esprits". Mais il s’agit de faire ressortir "la liaison toujours admirable que la nature éprise d’unité établit entre les choses les plus éloignées en apparence" ; et qu’il montrera :
- - "que la distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle"13.
43C’est en quoi se résume la force de la contestation de l’idéologie par Pascal.
44Mais cette contestation est génialement paradoxale. Comme on l’a dit14, c’est en traitant "les affaires morales et religieuses aussi géométriquement qu’il a su aborder finement le calcul des probabilités et la géométrie infinitésimale" qu’il est venu à bout de la confusion des savoirs dont il avait perçu et dénoncé la perversité. A la confusion des ordres, il a substitué la liaison dans leur distinction15. Par-dessus tout, il a montré que l’homme n’était capable de maintenir la distinction des deux ordres des corps et des esprits qu’en les reliant tous deux à l’ordre supérieur de la charité. Là est la marque de son génie, face à un Descartes qui opère exactement à l’inverse. En marginalisant le chrétien pour laisser passage au savant, Descartes renversait le rapport de la pensée à l’esprit, au point de substituer une vision anthropologique du sujet pensant, corrélatif à un Dieu-Notion, à la vision traditionnelle en christianisme de la créature spirituelle en tension vers la connaissance de l’Absolu Divin. Là est la marque de l’idéologie dans le christianisme de Descartes.
45Pascal savant, face à Descartes, c’est le refus de l’idéologie en mathématique, le refus des formules algébriques, la fidélité obstinée à la géométrie projective de Désargues. Pascal n’est pas de ces esprits qui préfèrent les essences aux existants, la représentation lointaine et abstraite de la courbe d’un conique - sa formule, son équation - à la courbe elle-même. C’est que l’algèbre qu’introduisent à l’époque les mathématiciens modernes renversait l’ordre réel dans l’univers : elle va de la courbe à l’équation, et va plus loin encore ; elle considère la figure spatiale de la courbe comme une simple projection tout à fait secondaire et parfois inutile de l’équation !
46Fantastique et terrible piège à partir duquel se construira tout un monde artificiel - l’univers de notre technostructure d’aujourd’hui- et où s’engouffrera un autre univers, le seul réel, celui des réalités de la création. Comme on l’a dit16, Pascal ne pensait pas rapport, mais objet ; comprenons : l’homme face à son existence personnelle objective.
47Ce goût de l’existant face à l’abstraction pure ne l’a jamais quitté. Il l’a conduit à innover puissamment et à contribuer au progrès des sciences. Les mathématiques classiques lui doivent le Traité sur les coniques, le calcul des probabilités, le Traité sur la sommation des puissances numériques, à laquelle il rattache le calcul des dimensions des grandeurs continues. Tous ces travaux illustrent déjà l’intuition la plus profonde de la pensée pascalienne, intuition sous-tendant sa pensée mathématique autant que sa pensée philosophique, et même théologique17 : le rapport entre les différents ordres de grandeurs distincts, mais unis, la liaison que la nature éprise d’unité établit entre des choses en apparence éloignées.
48La tradition classique s’obstinait à tenir séparés les deux ordres de grandeurs de l’arithmétique et de la géométrie. Pascal les rapproche et fonde sur ce fait sa conception de l’union des deux esprits de géométrie et de finesse absolument requise dans la poursuite de la vérité.
49Ces grands textes sont connus, mais a-t-on compris que Pascal s’y attaquait à la racine de l’idéologie lorsqu’il méditait sur l’étendue et sur l’unité ? On ne comprend pas une division infinie ; mais on comprend parfaitement qu’il est faux de poser son contraire, à savoir qu’il existe une partie indivisible, sans étendue. "Il faut donc reconnaître, conclut Pascal, que ce n’est pas par notre capacité à concevoir ces choses que nous devons juger de leur vérité, puisque ces deux contraires étant tous deux inconcevables, il est néanmoins nécessairement certain que l’un des deux est véritable"18.
50Pareillement, l’unité au rang des nombres. On ne peut comparer le rapport qui est entre l’unité et les nombres à celui qui est entre les indivisibles et l’étendue, entre le repos et le mouvement, ou l’instant et le temps : il faut faire intervenir un indivisible de nombre, c’est-à-dire le zéro. Alors se découvre "une correspondance parfaite" entre l’étendue, le repos et le temps, "car toutes ces grandeurs sont divisibles à l’infini, sans tomber dans leurs indivisibles" - zéro, repos, instant - "de sorte qu’elles tiennent toutes le milieu entre l’infini et le néant"19.
51L’infini est incompréhensible, mais il existe. "C’est une maladie naturelle à l’homme de croire qu’il possède la vérité directement ; de là vient qu’il est toujours disposé à nier tout ce qui lui paraît incompréhensible...". Cependant la démonstration "géométrique" qui implique l’esprit de finesse permet à l’esprit de l’homme de pénétrer au cœur de la réalité et de percevoir que les notions qu’il a des grandeurs révèlent "l’admirable rapport que la nature a mis entre elles" et leurs indivisibles, et les deux merveilleuses infinités qu’elle a proposées aux hommes, "non pas à concevoir - puisqu’elles défient toute humaine conception - mais à admirer" : l’infini et le néant. Et Pascal de conclure :
52"Ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d’étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s’estimer à son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie"20.
53Que tout le reste. Car cette vérité qui vient d’être démontrée est l’enjeu de la vie de l’homme, de sa pensée, de sa dignité de créature spirituelle. Sans doute est-il la plus fragile de toutes, une vapeur, une goutte suffit pour le tuer. Mais l’univers n’en sait rien : "Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il nous faut relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale"21.
54On l’a compris : nous relever à partir d’une méditation engageant toutes les forces de notre raison et de notre cœur, c’est proprement nous convertir. Car la pensée de l’infini atteint l’homme à la racine de son être, elle emporte sa conversion vers l’incompréhensible dont il ne peut prouver l’existence, mais dont il est assuré qu’il existe et qu’il a partie liée avec lui. Cela n’est pas "volontaire" : nous sommes "embarqués"22.
55Embarqués dans la quête de la "vérité substantielle", "voyant tant de choses vraies qui ne sont point la vérité même"23. Pascal n’entreprendra pas, contrairement à Descartes, de démontrer par les lumières naturelles l’existence de ce Dieu à partir d’une méditation métaphysique sur l’être objectif des idées qui sont en nous, au cours de laquelle on prétend avoir prouvé l’existence de Dieu. Fort de cette fiction abstraite qui réifie l’être des idées, Descartes découvrait que l’idée d’un être souverainement parfait ne pouvait être présente dans mon esprit, au titre d’être objectif de l’idée de Dieu, que si elle était produite par un autre que moi et qu’elle ne peut l’être par un être qui n’existe pas24. L’idée de Dieu "est la plus vraie, la plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit (...) et je comprends fort bien", concluait Descartes, "que l’être objectif d’une idée ne peut être produit par un être qui existe seulement en puissance, lequel à proprement parler n’est rien, mais seulement par un Etre formel ou actuel"25.
56Sur ce point, le désaccord entre Descartes et Pascal est total. "Et cela ne laisse pas d’être vrai, encore que je ne comprenne pas l’infini" disait Descartes26. L’artifice de la philosophie cartésienne est typique de l’idéologie : il permet d’établir une continuité entre Dieu et mon esprit par le moyen de l’être objectif de cette idée innée du souverainement parfait. "En me créant, Il a mis en moi cette idée comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage (...) Il ne serait pas possible que ma nature fût telle qu’elle est, c’est-à-dire que j’eusse en moi l’idée d’un Dieu, si Dieu n’existait véritablement"27.
57Or c’est précisément cette prétention à établir entre l’homme et Dieu une proportion, à "donner à l’homme Dieu pour objet" et "lui faire croire qu’il lui est semblable et conforme par nature" que Pascal dénonce dans la superbe des philosophes28. Ce n’est pas ainsi qu’il entend montrer que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu et que, déjà par la pensée de l’infini, incompréhensible, mais qui ne laisse pas de m’apparaître existant, mon esprit est en marche vers Dieu.
58Il s’agit donc bien d’un désaccord profond entre deux philosophes chrétiens. L’enjeu est grave : c’est de la relation vivante de la raison et de la foi qu’il est question. S’il est une chose que Pascal a bien ressentie en lisant Descartes "inutile et incertain", c’est que l’argument ontologique de la preuve de l’existence de Dieu qu’il avançait triomphalement permettait de poser Dieu tout en faisant l’économie de toute référence à la foi en la Révélation autre qu’extrinsèque. Mais, pour Pascal, cette prétention n’était pas seulement une illusion d’idéologue, elle était une erreur théologique.
59Descartes se flattait d’avoir choisi "entre les occupations des hommes, purement hommes", une occupation "qui fût solidement bonne et importante". Il entendait par là : la philosophie, à l’exclusion de la théologie qui suppose "quelque extraordinaire assistance du Ciel, et d’être plus qu’homme". Mais la foi du charbonnier qui lui servait à trouver en lui-même l’idée innée d’un Dieu parfait et vérid29ique, n’est-elle pas la substance de cette théologie dont il prétend pouvoir se passer ? En réalité, Descartes ne recourait à la foi que pour mieux s’en passer sous prétexte de ne pas faire de théologie. Il en faisait, et de la mauvaise.
60Tel n’était pas le cas de Pascal. Son sujet, l’homme dans sa quête de la vérité, le "conduisait insensiblement" à la théologie, parce qu’il est difficile de ne pas y entrer "quelque vérité qu’on traite, parce qu’elle est le centre de toutes les vérités"30.
61Sa méditation le conduisait à redécouvrir pour son compte la démarche dispositive de l’unitio des mystiques chrétiens, en s’appuyant tout à la fois sur la disproportion de l’homme à Dieu et sur le sentiment de la présence de Dieu au cœur de l’homme, disproportion et présence qui préparent la conversion dans la foi. Au lieu que chez Descartes la méditation "métaphysique" s’achevait sur "la contemplation de ce Dieu tout parfait" qui nous permet de "jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie (...) comme la foi nous apprend que la souveraine félicité de l’autre vie ne consiste que dans cette contemplation de la Majesté divine"31, ce qui veut dire : sans rien demander à la foi.
62On l’a compris : Pascal travaille à moraliser la vie de la pensée en apprenant à l’homme à se relever du cœur de sa méditation en joignant toutes les forces de la raison à celles de l’intuition et du cœur. Une pensée cordiale qui n’aliène pas l’homme à l’homme en l’égarant dans ses propres conceptions, mais lui restitue sa dignité spirituelle, s’il l’a perdue ou s’il la cherche. De l’infini mathématique, Pascal ne passe pas à l’homme abstrait d’une hypothétique pure nature ; il va à la rencontre de l’homme dans la réalité de sa condition historique d’esprit incarné qui est sa vraie nature.
63L’homme de la nature est pour lui un néant et un tout. Son être tient de l’infini de grandeur et de l’infini de petitesse dont il est la réplique unique. Avant d’être nettement dégagée, la valeur de ce thème pascalien est déjà certaine : elle est religieuse32. "Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. Le nombre infini, égal au fini. Incroyable que Dieu s’unisse à nous."
64Ainsi s’exprimait Pascal dans sa conférence à Port-Royal, en un saisissant raccourci. Ce n’est pas qu’il confonde les mathématiques et la religion, il les distingue au contraire ; mais il ne les sépare pas, et il ne les oppose pas. Il faut comprendre pourquoi.
65C’est tout un pour lui de dire que la maladie naturelle à l’homme est de croire qu’il possède la vérité directement, ou de ne tenir pour existant que ce que l’on peut concevoir, ou enfin de faire comme ces superbes qui ont donné à l’homme Dieu pour objet et lui ont fait croire qu’il lui était semblable et conforme par nature33. Tout cela relève de la même erreur. Faute d’avoir "contemplé" les deux infinis des sciences, "les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s’ils avaient quelque proportion avec elle (...) C’est une chose étrange, qu’ils ont voulu comprendre les principes des choses et de là arriver jusqu’à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet"34.
66Parmi les philosophes, Pascal faisait allusion à un Pic de la Mirandole et à Descartes. L’un et l’autre oublient que pour l’homme, nulle idée n’approche de la nature dès que nous voulons la signifier dans sa totalité ; que l’intelligence humaine est incapable de s’en faire une idée et que c’est par là que l’infini est la marque de Toute-Puissance de Dieu sur le monde et de sa présence dans notre esprit comme signifiant notre impuissance à le comprendre. L’infini mathématique nous dispose ainsi à reconnaître qui nous sommes. Il écrit : "L’unité jointe à l’infini ne l’augmente de rien, non plus qu’un pied à une mesure infinie : le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient un pur néant. Ainsi notre esprit devant Dieu. Ainsi notre justice devant la justice de Dieu"35.
67Pascal signale l’origine de l’illusion de ces philosophes : c’est qu’ils ne savent ni quel est le bien des hommes, ni quel est leur véritable état. Seule la Sagesse de Dieu le leur fait connaître : "Vous n’êtes plus maintenant en l’état où je vous ai formés". Il leur reste quelque instinct impuissant de la perfection de leur première nature où l’œil de l’homme voyait la majesté de Dieu. Ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature36. C’est donc bien de la problématique dualiste de l’idéologie -avec la théorie de la pure nature, opposée à l’état de nature historique de fait dans lequel vivent les hommes après la faute- qu’il est question. Pascal a fait ce diagnostic que l’histoire des doctrines confirme.
68Tel est le sens du désaveu que Descartes mérite à ses yeux. Descartes "inutile et incertain", qui n’a plus faim des choses spirituelles, qui "prétend se passer de Dieu" parce qu’il oublie que concevoir la vérité ce n’est pas juger de son existence37. Le sujet pensant de Descartes qui dit : "Je pense, donc je suis" (et non pas : "Je pense, parce que je suis") peut bien penser Dieu sans la foi, ou du moins s’en flatter. L’homme réel, dans sa réalité foncière de créature spirituelle, sait qu’il est en tension vers Dieu et que de là lui vient la dignité de la pensée elle-même.
69"On se fait une idole de la vérité même ; car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu et est son image et une idole qu’il ne faut point aimer, ni adorer"38.
70Tout Pascal est résumé dans cette pensée fameuse. Rien de plus profond n’a été dit pour confondre l’idéologie chrétienne dont il voyait l’idole s’installer parmi les meilleurs esprits de son époque : "La vérité est si obscurcie en ce temps", écrivait-il, "et le mensonge si établi, qu’à moins que d’aimer la vérité on ne saurait la connaître"39.
71Nul doute que pour Pascal aimer la vérité ce soit aimer Jésus-Christ et, par là, toute la vérité et toute vérité. On a sans doute bien mal compris que pour lui, il n’y avait pas deux vérités mais une seule, ni deux Dieu mais un seul, auquel il faut rapporter le "Dieu des philosophes et des savants" :
72"Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments". Mais ce Dieu d’amour et de consolation, qui s’unit au fond des âmes des chrétiens, est aussi le Dieu des savants et des géomètres, du moins devrait-il l’être. Or précisément, Pascal ne le voit que trop bien, cette vérité est bien obscurcie parmi ses contemporains et ses émules. Finalement, ce qu’il leur reproche - et pas seulement à Descartes, car le mal est plus ancien - c’est de ne pas se référer à l’ordre de la charité qui seule fonde la vérité des deux autres ordres des corps et des esprits ; c’est de mettre le Dieu de la religion entre parenthèses au moment où ils édifient une physique nouvelle ; c’est d’avoir succombé à la tentation de séparer la vérité, une fois trouvée, de l’ordre suprême de la charité et de la fin qui est Dieu.
73Savants et philosophes de son temps font comme s’ils connaissaient Dieu sans médiateur. Dans la Préface de l’Apologie de la Religion chrétienne qu’il préparait dans ses dernières années, il songeait à inclure cette phrase, à propos de leurs preuves métaphysiques de Dieu : "Leur superbe leur a fait perdre ce qu’ils avaient découvert dans leur quête. C’est ce que produit la connaissance de Dieu qui se tire sans Jésus-Christ, qui est de communiquer sans médiateur avec le Dieu qu’on a connu sans médiateur"40.
74C’est ce qu’il dénonce dans l’essentialisme de ces philosophes : le déisme, voire l’athéisme, les guette, et c’est pourquoi il n’éprouve que répugnance face à la théorie des idées platoniciennes41.
75N’est-ce pas ce qui était arrivé à certains grands esprits de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, à un Giordano Bruno et à Nicolas de Cues que Pascal a pu connaître à travers lui ? On observe, chez eux, le glissement fatal de la spéculation théologique et mathématique à l’idéologie tel que le décrit Pascal en des termes d’une extraordinaire justesse.
76Voici le cardinal de Cues. N’en vient-il pas à mettre à la place du Christ et de la foi le "mystère" de l’intellectus qu’il n’a découvert que grâce à la foi même ? En 1453, il rêve d’établir la paix religieuse entre les peuples sur la reconnaissance de l’infini qu’il a trouvé le moyen de comprendre ! Pour lui, l’infini n’est incompréhensible qu’à la pauvre raison aristotélicienne, pas à l’intellectus des platonisants qui, par la coïncidence des opposés parvient à franchir le mur de séparation de l’humain et du divin ! Il a découvert ainsi une religion universelle où le Christ ne joue plus aucun rôle, si ce n’est celui d’établir le lien logique de la copule du monde entre l’infini divin et l’infini cosmique. Et le même cardinal faisait de l’homme, en accord avec Hermès Trismégiste, un créateur des êtres de raison et des formes artificielles, un véritable second Dieu. A travers un Pic de la Mirandole et tous les philosophes-théologiens de la théologie esthétique de la Renaissance, la tradition qui devait déboucher avec Descartes et la philosophie moderne dans l’idéologie ruineuse pour la pensée chrétienne est pertinemment dénoncée par Pascal.
77On comprend pourquoi : c’est que l’idéologie mathématico-métaphysique de ces chrétiens n’était qu’une théologie naturelle contraire à la théologie chrétienne qui, elle, unit à Jésus au lieu d’en éloigner. Pascal a très bien vu que dans le contexte de cette spéculation le Christ historique, celui de la foi, était supplanté dans la foi des chrétiens par un Christ mythique. Tel est le sens de la citation de Jérémie (2,13) que l’on trouve dans le texte du fameux Mémorial du 23 novembre 1654 :
"Je m’en suis séparé.
Derelinquerunt me fontem aquæ vivæ".
78Face aux théologiens et aux philosophes novateurs du Dieu-Notion la visée pascalienne ne concerne pas le sujet pensant, mais l’homme dans la réalité de sa condition de membre pensant42, dont la vocation est de s’incorporer au corps mystique de l’Eglise comme membre de Jésus-Christ. Tel est le thème essentiel de sa doctrine chrétienne qu’il emprunte à l’apôtre saint Paul, le thème de l’union à Dieu, spirituelle et corporelle43.
79Dieu a voulu se communiquer à l’homme. Il l’en a rendu capable. Pourquoi n’oserait-on pas le dire ? "Pourquoi si Dieu lui découvre quelque rayon de son essence ne sera-t-il pas capable de le connaître et de l’aimer en la manière qu’il lui plaira se communiquer à lui ?"44.
80"Ceux qui croient (...) ne veulent aimer que Dieu. Ils sentent qu’ils n’en ont pas la force d’eux-mêmes, qu’ils sont incapables d’aller à Dieu et que si Dieu ne vient pas à eux, ils sont incapables d’aucune communication avec lui. (...) Dieu s’est fait homme pour s’unir à nous. Il n’en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le cœur et qui ont cette connaissance de leur devoir et de leur incapacité"45.
81Tout cela est de Pascal. Il n’en faut sans doute pas plus pour nous persuader du bon sens chrétien de l’auteur de cette conférence à Port-Royal et, si l’on ose dire, de son bon sens mystique. Car c’est très précisément la doctrine traditionnelle de l’union à Dieu et de la contemplation d’attitude que nous retrouvons dans ces propos. Nous devons même ajouter que la doctrine de Pascal est actualisée et très au fait du grand problème de l’heure : celui des grâces dites d’oraison et du primat des charismes sur la grâce des vertus et des dons sanctifiants.
82S’agissant de sainte Thérèse d’Avila voici ce qu’il pense : "Ce qui plaît à Dieu est sa profonde humilité dans ses révélations, ce qui plaît aux hommes sont ses lumières. Et ainsi on se tue d’imiter ses discours pensant imiter son état et partant d’aimer ce que Dieu aime, et de se mettre en l’état que Dieu aime"46. Il suffit de se reporter à ce que nous avons pu dire du courant des thérésiens de la mystique des Lumières47 pour admirer l’à-propos de ces paroles définitives.
83Ainsi devient-il évident qu’en se référant à l’ordre de la charité, Pascal a pu tout à la fois contester l’idéologie chrétienne au niveau de son essentialisme métaphysique, de son naturalisme déiste et de son sur-naturalime mystique. Faut-il s’en étonner ? Ne parlait-il pas d’expérience ?...
3.- Pascal et la mystique chrétienne
84On a répondu non, et nié chez Pascal la présence d’une expérience mystique. Mais c’est tantôt au vu d’une conception sur-naturaliste de la mystique des "grâces d’oraison", tantôt au nom d’une idéologie marxisante curieusement alignée sur l’idéologie dialectique que Pascal avait critiquée en son temps. En 1954, Henri Gouhier soutenait la première position48. En 1955, c’était Lucien Goldmann, dans un ouvrage remarqué49, qui défendait la seconde.
85Goldmann, rapprochant les positions de Pascal et le marxisme, déclarait : "C’est l’impossibilité d’atteindre la réunion des contraires qui est la source du refus tragique (de Pascal), alors que l’espoir de la réaliser par l’action historique constitue le centre de la pensée marxiste"50. Selon lui, cette exigence de réunion des contraires constituait "l’apport le plus important de la pensée pascalienne au progrès de la pensée philosophique" et faisait "des Pensées le tournant qui mène de l’individualisme rationaliste et sceptique à la pensée dialectique".
86Pascal n’était pas le contestataire de l’idéologie chrétienne, mais le plus important de ses fauteurs. Après un Pascal chrétien d’ascèse, on nous proposait un chrétien pré-marxiste. La démonstration de cette thèse devait suivre cinq ans plus tard. Le Dieu de Pascal n’était plus le Dieu des mystiques, ni même des ascètes chrétiens, il était le Dieu caché, le Dieu tragique, celui de Racine et des robins de sa classe sociale.
87On nous dit : "Lorsque Pascal se convertit (définitivement en 1657, au cours d’une troisième crise passée inaperçue des historiens), ce qu’il découvre ce n’est pas le Dieu présent des spirituels chrétiens de la tradition, c’est le Dieu caché -présent et absent simultanément- de la conscience tragique"51.
88Telle est l’erreur de base de la démonstration de Goldmann. Il n’a pas vu que le Dieu des spirituels chrétiens était toujours un Dieu caché, même et surtout au plus fort de l’expérience de l’union. Il a cru, au contraire, que la transcendance de Dieu dans l’union extatique était perçue "comme dépassement et abolition des limites, dans l’unification totale avec... la divinité", celle-ci devenant présence sans absence52. Comme si, dans la tension de la présence et de l’absence, l’état le plus élevé de la vie spirituelle était atteint quand la tension cesse par l’abolition d’un des deux pôles.
89Mais il n’en est rien. Jusqu’au terme de la vie spirituelle sur terre, Dieu, pour un chrétien, est un Dieu caché. Il faut même dire qu’il est d’autant plus perçu comme tel, dans sa transcendance et son incommunicabilité, qu’il est plus possédé par l’amour de charité dans l’union de pleine transformation. Il s’ensuit que le Dieu de la spiritualité chrétienne est par excellence le Dieu caché, dont l’expérience relève toujours de l’ordre de la charité vécue dans la foi.
90Tel est du moins la substance de l’enseignement traditionnel remis en honneur par saint Jean de la Croix. Dans les perspectives de la théologie baroque de la mystique, il n’en va plus de même. Il est curieux de constater que Goldmann rejoint la problématique de cette théologie en réduisant dialectiquement la tension de l’amour et de la foi, dans l’expérience chrétienne de Dieu, à la tension de la "présence" et de "l’absence".
91Goldmann s’égarait lorsqu’il concluait, du fait que Pascal se réfère au Dieu caché : Vere tu es Deus absconditus, qu’il échappait à la tradition spirituelle du christianisme et incarnait, pour la première fois dans l’histoire moderne, la conscience tragique. C’est tout le contraire : la littérature pascalienne de la conversion est pleinement conforme à la spiritualité du Dieu caché de la tradition.
92En abordant la critique de ces deux conceptions de l’expérience et de la doctrine pascaliennes, notre intention est de souligner qu’aujourd’hui encore Pascal, contestataire génial de l’idéologie chrétienne, demeure victime de l’idéologie qui a eu raison finalement et de lui et de tous ceux qui, plus saints que lui mais non moins savants aux sciences profanes, avaient entrepris de la contester au nom de la raison et au nom de la foi53.
93Mais Pascal parlait bien d’expérience, et d’une expérience spirituelle très profonde et très riche que suffisent à attester ses derniers écrits et ses dernières années.
94Faut-il citer l’admirable Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies ? Ce qu’il demande, le don de l’union à la volonté de Dieu dans ses grandes souffrances, n’a rien à voir avec une patience dans l’épreuve proprement stoïcienne. C’est la conformité à l’amour d’un Dieu dont il dit, en plein accord avec saint Jean d’Avila, tant admiré par Arnauld d’Andilly (qui a édité une magnifique traduction de toutes ses œuvres à Paris en 1673), qu’il châtie ses élus : "Les disgrâces mêmes qui arrivent à vos élus sont les effets de votre miséricorde (...) seuls nos maux sont dignes de votre amour". Qui ne reconnaît dans ces apostrophes brûlantes le langage de cette patience passionnée, propre à l’espérance chrétienne, avide du seul désir de l’union à Dieu ? Qu’il achève ses propres dons, lui vole son âme où son image est empreinte, et aime ses souffrances : "Que mes maux vous invitent à me visiter. Préparez votre demeure ; que je souffre en chrétien pour être un jour comblé d’une béatitude toute pure, comme les saints dans la gloire du Fils unique (...) Unissez-moi à vous ; remplissez-moi de vous et de votre Esprit (...) pour continuer d’endurer en moi ce qui vous reste à souffrir de votre Passion que vous achevez dans vos membres jusqu’à la consommation parfaite de votre Corps..."54.
95Cette expérience de la purification spirituelle opérée par les épreuves de la souffrance traduit une merveilleuse pratique de la contemplation d’attitude et, nul doute, plus encore une authentique expérience de la contemplation infuse55. Elle permet de comprendre l’admirable lucidité de ses analyses psychologiques tout au long des Ecrits sur la Grâce où, sortant de la polémique autour de la morale relâchée, Pascal fait preuve d’une étonnante aisance à dominer les contradictions entre les positions controversées des catholiques à propos de la grâce et de la prédestination. Arnauld et Nicole ne l’appréciaient pas56 quand ils disait, en conclusion : "Et ne pensons pas qu’il suffise de fuir l’une de ces erreurs pour être dans la vérité". Nous avons là un indice certain qui permet de dire que, dans ses dernières années, Pascal dominait de haut les controverses introduites par l’idéologie chrétienne de son temps57. A quoi le devait-il sinon à la vertu suprême de la charité approfondie dans une expérience spirituelle authentique ? Là est sans doute l’explication de cette note énigmatique : "Il y a beaucoup d’esprits faux - Denys a la charité, il était en place"58, mais qui résume d’un trait fulgurant le secret de la force de contestation que recelait la pensée de Pascal : la charité ordonne la vérité dans l’esprit de l’homme, à commencer par la mystique surnaturelle.
96Et si l’on hésite encore à accorder à Pascal la grâce de la contemplation mystique, qu’on relise ces lignes révélatrices d’une expérience profonde de la foi vive : "Il y a deux manières dont l’homme recherche Dieu et deux manières dont Dieu recherche l’homme (ou le quitte) faiblement quand il nous donne les premiers souhaits de sortir de nos engagements, bien différente de la manière dont nous le cherchons, quand, après qu’il a rompu les liens, nous marchons vers lui en courant dans la voie de ses préceptes (...) L’intelligence de ces différences éclaircit toutes les difficultés et toutes les contradictions apparentes".
97Ou encore, qu’il faut admettre sans contradiction "que Dieu prévient l’homme et que l’homme prévient Dieu ; que Dieu donne sans que l’on demande, et que Dieu donne ce qu’on demande ; que Dieu opère sans que l’homme coopère, et que l’homme coopère avec Dieu ; que la gloire est une grâce et une récompense ; que Dieu quitte le premier et que l’homme quitte le premier ; que Dieu ne veut pas sauver l’homme sans l’homme, et que ce n’est nullement de l’homme qui veut et qui court, mais seulement de Dieu qui fait miséricorde"59.
98Observons que Pascal se référait ici explicitement à saint Thomas parlant de la prédestination gratuite. Et à saint Paul : "C’est ainsi qu’il dit : Je vis non pas moi, mais Jésus-Christ en moi. Il dit donc je vis et il ajoute je ne vis pas. Tant il est vrai que la vie est de lui et qu’elle n’est pas de lui, suivant qu’il en veut marquer ou la cause première ou la cause seconde.60 (...) Voilà" conclut-il "l’origine de toutes ces contrariétés apparentes, que l’Incarnation du Verbe, qui a joint Dieu à l’homme et la puissance à l’infirmité, a mises dans les ouvrages de la grâce"61.
99Ainsi donc, c’est l’union transformante propre à la vie de la grâce dont le fondement est le mystère des deux natures en Jésus-Christ qui vient fonder à la fois l’expérience et la doctrine de Pascal en accord avec l’Apôtre et le théologien. Le mystère de la créature humaine s’explique par l’incarnation du Verbe en Jésus-Christ.
100A sa lumière, on comprend tout Pascal, le savant, le philosophe et le croyant. S’il a critiqué la philosophie de Descartes, son dualisme des natures matérielle et spirituelle62, le cogito et la physique qu’il a "prétendu fonder" sur ce "principe ferme et soutenu", c’est, en fin de compte, parce qu’elle ne peut plus rendre compte du mystère de la transformation spirituelle de l’homme en qui Dieu demeure par grâce. Il écrit : "L’union de deux choses sans changement ne fait point qu’on puisse dire que l’une devient l’autre. Ainsi l’âme étant unie au corps, le feu au bois sans changement. Mais il faut changement qui fasse que la forme de l’une devienne la forme de l’autre. Ainsi l’union du Verbe à l’humanité"63.
101Ajoutons : et l’union de l’âme à Dieu, dont on peut se faire une idée d’après l’action du feu sur la bûche. Pascal, qui s’y réfère ici, ne peut pas ignorer que cette comparaison a servi aux spirituels du Moyen-Âge, et encore récemment à saint Jean de la Croix qu’il pratique, justement pour illustrer la transformation de l’âme humaine, le dépouillement du vieil homme et son renouvellement dans "la pure Sagesse qui est le Fils de Dieu", sous l’effet du "feu de l’amour" qui la purifie pour qu’elle puisse "recevoir l’union"64. De cette transformation saint Jean de la Croix a parlé souverainement et iul en a fait l’essentiel de son enseignement aux chapitres XIV-XV du Second Livre de la Montée du Mont-Carmel et aux chapitres X-XVI du Second Livre de la Nuit Obscure.
102Si l’âme humaine est capable d’être divinement transformée, c’est, pense Pascal, qu’elle n’est pas définie par sa distinction à l’égard du corps. Et de fait, l’anthropologie chrétienne définit l’homme comme un composé d’âme et de corps, comme une créature spirituelle qui défie toute prétention dualiste et dont la vocation est de spiritualiser sa vie et le cosmos lui-même selon le dessein divinisateur de Dieu sur elle.`
103Mais l’idéologie renverse cette vision anthropologique. Héritière d’une théologie qui substituait une transcendance d’aliénation à une transcendance d’incarnation, la vision cartésienne introduisait une conception révolutionnaire de la nature humaine.
104Le sujet de l’anthropologie pascalienne, c’était encore l’homme historique de la tradition chrétienne, l’homme engagé dans une histoire cosmique fantastique où Dieu lui-même s’est engagé. Un homme appelé à vivre une histoire - pour - l’éternité, commencée dès cette terre.
105Le sujet de l’anthropologie cartésienne est "une âme immortelle de sa nature" - dont le corps "peut bien facilement périr"65-, un esprit "dont l’essence est de penser"66, "une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser"67, bref un sujet pensant "assuré qu’à cause que Dieu est ou existe, (...) toutes les choses qu’il conçoit très clairement et distinctement sont toutes vraies"68.
106Un tel homme a bien besoin de Dieu pour exister et pour penser. Mais il ne pose l’existence de Dieu que pour s’en passer. Car Descartes est croyant. Il prétend "autant qu’un autre à gagner le ciel". Mais d’une foi qui déjà ressemble à la nôtre, partagée entre la foi du "charbonnier" qui croit sans se poser de questions et la considération distante pour une théologie de professionnels surdoués. Il écrit : "Je révérais notre théologie et prétendais autant qu’aucun autre à gagner le ciel ; mais, ayant appris comme chose très assurée que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du Ciel et d’être plus qu’homme"69.
107Faut-il croire à la timidité et à l’humilité du plus docte des savants philosophes de son temps, lorsqu’il s’aligne ainsi sur les plus ignorants ? N’est-ce pas plutôt parce que Descartes a trouvé une voie d’accès qui lui permet de communiquer directement avec Dieu par la pensée - comme le disait Pascal - et qu’il donne son congé au médiéval fides quærens intellectus, ainsi qu’à tout intellectus quærens fidem ?
108En réalité, Descartes ne pense pas que l’homme ait besoin de la révélation divine pour savoir qui il est et ce qu’est l’homme. Tout juste seulement pour lui permettre de démontrer l’existence de Dieu, afin de bâtir quelque chose de plus relevé sur les fondements "si fermes et si solides" des nouvelles mathématiques dont il est l’un des inventeurs70.
109Ce quelque chose, c’est le monde de la science et de la technostructure que nous connaissons, celui qui était au bout de ce "chemin" que découvrait Descartes dans sa méditation métaphysique71 et qui devait nous conduire de son Dieu vrai selon les preuves de la mathématique "à la connaissance des autres choses de l’univers".
110Avec Pascal foi et science, physique et religion allaient ensemble et sans confusion. Avec Descartes, malgré les apparences, il n’en est plus du tout de même. Il faut le souligner : malgré les apparences, car Descartes fait comme s’il était encore chrétien. Mais l’est-il encore quand il attribue à son vrai Dieu, selon les mathématiques et la philosophie idéaliste qu’il inaugure, ce qui n’est vrai que de Jésus-Christ selon l’Apôtre indûment cité pour "autoriser" celle-ci ?72 Car ce n’est pas son Dieu auteur des vérités géométriques et fondement de son système du monde à lui, mais c’est Jésus-Christ qui contient "tous les trésors de la science et de la sagesse".
111Science et foi devaient diverger et l’idéologie chrétienne l’emporter. Mais le paradoxe est que celle-ci a eu raison d’un Pascal grâce à l’alliance momentanée de la nouvelle physique et de la théologie décadente de la dernière scolastique.
112Cette scolastique si décriée fournissait bel et bien à Descartes sa problématique dualiste et les armes pour ruiner bientôt le savoir de Messieurs les Doyens et Docteurs de la Sacrée Faculté de Théologie de Paris, dédicataires, en 1641, de ses Méditations Métaphysiques.
113Désormais l’homme d’Occident abandonnerait - ou croirait devoir abandonner - la foi pour la science, ou du moins marginaliser la foi aux confins d’un univers de l’espace et de la durée dont il ne saurait plus se relever (selon l’expression de Pascal). Il faudra attendre le temps des Bergson et des Einstein pour qu’à nouveau il commence à prêter l’oreille à l’appel d’un infini sensible au cœur de l’homme prométhéen, meurtri par ses propres créations.
4.- Pascal et la mystique, selon Henri Gouhier et Lucien Goldmann73
114Selon Henri Gouhier, le texte du Mémorial de la fameuse illumination de Pascal dans la nuit du lundi 23 novembre de l’an de grâce 1654 n’est pas un texte mystique et il ne renvoie pas non plus à une expérience que l’on puisse qualifier de mystique, mais tout au plus d’ascétique. Pour lui il s’agit "de ne pas mettre Pascal dans la même famille que saint Jean de la Croix"74.
115L’argumentation repose sur une série de présupposés relatifs à la nature de l’expérience mystique. Selon Gouhier ces traits ne se retrouveraient pas réunis dans le Mémorial. Voyons cela.
116La contemplation mystique infuse est caractérisée par :
- - le silence des puissances, donc sa distinction d’avec la vertu infuse qui "meut surnaturellement une faculté naturelle, dans les conditions où celle-ci s’exerce naturellement, c’est-à-dire en liaison avec les autres facultés naturelles" (o.c., p. 306)75 ; dans le Mémorial, c’est cette "vertu" infuse qui est agissante, pas la "contemplation" infuse ;
- - la ligature des puissances, le rapt comme "manifestation transhistorique du transcendant",
- - un savoir au-delà de tout savoir ;
- - le fait que Dieu y est visé "en tant qu’absolu transcendant toute relation", dans le "mystère de son Être caché" ; pas comme dans le Mémorial, où il est présent comme un Dieu qui décide de ne plus se cacher et d’avoir affaire aux hommes76.
117Citant saint Jean de la Croix dans le commentaire qu’il donne du Deus absconditus d’Isaïe invoqué au premier vers de la première strophe du Cantique Spirituel : Où donc t’es-tu caché ?, Gouhier croit devoir opposer deux perspectives : "Dieu caché par sa transcendance est principe d’un itinéraire de l’âme en quête de contemplation, mue par le désir de voir la divine essence (...) Dieu est caché par suite de sa déité même ; il est de son essence d’être caché, il ne se cache pas volontairement ; sa transcendance fait qu’il est caché".
118Ou bien "Dieu veut se cacher". Et alors tout change, selon Gouhier. Nous n’avons plus affaire à Dieu dans le "mystère de son Être", mais à Dieu dans le "mystère de ses décrets". "Il ne s’agit plus de Dieu considéré dans sa déité, mais de ce qui, en Dieu, concerne les hommes".
119Dans le premier cas, "le Dieu caché par sa transcendance est, de ce fait, au-delà de toute connaissance et de tout langage, il ne peut être cherché que dans le silence des puissances de l’âme", pas dans la dévotion affective et sensible que l’on retrouve dans le deuxième cas. Alors "quand Dieu se cache volontairement, dire qu’il ne se veut plus totalement cacher, c’est dire qu’il se fait sentir et, en quelque sorte, mobilise les puissances pour délecter la volonté". Tel est le cas de Pascal "lorsque l’on considère le Dieu reconnu à la faveur de l’événement du Mémorial"77.
120Remarquons tout d’abord qu’à suivre l’auteur dans son raisonnement il devient impossible de faire du Cantique Spirituel lui-même un "texte mystique", puisque l’on y a affaire à un Dieu qui, sortant du mystère de sa déité, ne se veut plus totalement cacher et entre en dialogue avec les hommes. Mais Gouhier niait curieusement l’évidence lorsqu’il s’expliquait78 et disait : "Pour saint Jean de la Croix et tous les autres mystiques, il n’y a plus de dialogue, car il n’y a plus d’interlocuteur, à la lettre, il n’y a plus que Dieu qui vit dans l’âme, et ce qu’on appelle son moi est anéanti : c’est leur propre terme".
121Cette consternante déformation de l’évidence s’explique cependant -et là est le fond du problème que pose l’idéologie chrétienne en matière de contemplation infuse- Gouhier a tout simplement superposé à la contemplation des chrétiens une contemplation d’une autre espèce que la leur, la contemplation des philosophes plotinisants. Libre à lui de penser qu’une telle contemplation est un fait ; mais ce qu’il ne saurait faire est de l’attribuer à saint Jean de la Croix et aux "autres mystiques".
122A moins de prendre comme critère de décision la mystique des spéculatifs du Moyen-Âge, spécialement des rhénans dont nous avons vu l’ambiguïté79. Or, c’est ce que faisait Gouhier. De telle sorte que l’on peut dire qu’il a montré en quoi Pascal n’était pas un mystique à la manière des maîtres de l’idéologie et des virtuoses du dionysianisme des XIVe et XVe siècles. Pour eux, il est vrai de dire qu’ils visaient (peut-être) Dieu en tant qu’Absolu transcendant toute relation, en tant donc qu’on vise à le rejoindre au-delà de la foi, à la manière des philosophes de l’Un-Bien ou du Dieu-Notion des modernes. Mais justement, saint Jean de la Croix est là pour nous l’enseigner : la contemplation chrétienne est toujours essentiellement union à Dieu tel qu’il se livre dans la foi. Tout le Cantique (malgré le premier vers de la première strophe) et toute la Vive Flamme ne disent que cela.
123Faut-il encore préciser qu’il est bien vrai que la contemplation chrétienne infuse implique un savoir au-delà de tout savoir, le rapt et la ligature des puissances. Mais il s’agit alors de l’acte de la contemplation, pas de ses retombées, Mémorial ou Strophes de l’Epouse. Nous l’avons rappelé à plusieurs reprises dans cet ouvrage, l’acte relève de la communication secrète, dite de théologie mystique pour cette raison même, et du mouvement circulaire de l’âme priante. Reste ce qui peut être dit et communiqué de cette expérience dans ses retombées et qui relève du mouvement oblique (ou "hélicoïdal") de la contemplation infuse. Entre ces deux actes, on peut donc bien distinguer deux moments de la contemplation infuse, mais nullement les opposer, comme le fait Gouhier, en opposant une contemplation infuse à une "vertu" infuse, l’une étant "mystique et l’autre "ascétique".
124Si nous passons à examiner la thèse soutenue par Lucien Goldmann80, nous constatons, mutatis mutandis, que c’est la même confusion de la contemplation infuse des chrétiens avec celle des philosophes qui soutient la démonstration. Malgré ses avatars historiques et doctrinaux, l’idéologie est une et toujours semblable à elle-même.
125Examinons les textes exploités par l’auteur comme des grands textes tragiques de Pascal. Et tout d’abord, l’Ecrit sur la conversion du pécheur et le Mémorial. Nous allons voir qu’ils s’éclairent parfaitement à la lumière des deux porte-parole de la tradition mystique chrétienne, Denys l’Aréopagite et saint Jean de la Croix.
126a. Dans sa Mystica Theologia, le premier décrivait la conversion à Dieu, la « consurrection dans l’ignorance », en des termes qui s’appliquent parfaitement à l’analyse de la structure d’ensemble de l’Écrit attribué à Pascal81.
127La conversion est d’emblée présentée comme une grâce (circa mysticas visiones... sicut possibile ignote consurge) par l’Aréopagite. C’est la première chose que dit l’Écrit. Pascal insiste sur le fait que, dans la conversion, l’initiative vient de Dieu : c’est lui qui daigne toucher l’âme, lui qui l’inspire en lui communiquant une connaissance tout extraordinaire et des choses et d’elle-même. Telle est la teneur du premier paragraphe de ce texte. La suite précise encore s’il en est besoin. On lit au paragraphe 2 que Dieu communique à l’âme une lumière toute pure pour qu’elle « commence à la chercher au-dessus d’elle » et, au paragraphe 16, que Dieu « lui fait la grâce de lui manifester son infinie majesté ».
128De plus, c’est le rythme de la conversion, bien mis en évidence dans le texte cité de Denys, que nous retrouvons à travers tous les paragraphes de l’Écrit pascalien. Le rejet du monde et des créatures, même les plus hautes (derelinque) dans la première moitié du texte et, à partir du paragraphe 12, l’élévation de l’âme vers Dieu, une élévation que Pascal n’hésite pas à qualifier d’éminente et de transcendante — (ignote consurge à l’union de celui qui est super omnem cognitionem).
129Cette première approche du texte de Pascal incline à penser que nous sommes en présence d’une conversion classique. Quelle n’est pas notre surprise lorsque nous lisons sous la plume de Goldmann à propos de cet Écrit : "On a rarement exprimé de manière aussi parfaite la tension tragique, le mouvement perpétuel entre les pôles opposés de l’être et du néant, de la présence et de l’absence, mouvement qui pourtant n’avance jamais parce qu’éternel et instantané, il est étranger au temps où il y a des progrès et des reculs. Au-delà du contenu des différents passages (dont le sens, comme tout texte tragique, est relativement autonome) la structure même de l’Écrit sur la conversion éclaire puissamment la nature de la conscience tragique". (83)
130En suivant pas à pas les aspects du texte en question, nous devons donc démontrer que, loin d’illustrer la tension de la conscience tragique, il ne prend tout son vrai sens qu’à la lumière de ce que saint Jean de la Croix nous apprend de la conversion spirituelle.
131Selon lui82, la conversion spirituelle implique à la fois attrait de la part de Dieu et recherche de la part de l’homme. L’analyse doit donc être conduite de deux points de vue distincts et complémentaires83.
132a) En tant que recherche de Dieu par l’homme, la conversion spirituelle se signale, selon saint Jean de la Croix, de la manière suivante : impuissance et manque de goût au moment de « discourir » sur les choses de Dieu ; parallèlement à cette sécheresse dans la méditation, absence de tout espèce d’attirance pour un objet profane. Selon Jean de la Croix, c’est là le signe le plus certain que l’on est appelé à entrer dans une nouvelle manière de traiter avec Dieu et de vaquer aux choses d’en haut, le signe de l’entrée dans la contemplation, disons en termes pascaliens, le signe que Dieu daigne toucher véritablement l’âme84.
133L’Écrit nous offre de ce point de vue - la recherche de Dieu étant toujours réaction de l’homme à l’attrait divin - un texte remarquable par sa consonance avec ces lignes du saint. Mettons à part les deux premiers paragraphes qui insistent sur le point de vue de l’attrait divin et non de la recherche (mais relevons justement le fait que l’Écrit n’omet pas d’associer les deux points de vue).
134Ce texte nous met en présence du « discours » intérieur de Pascal en voie de conversion. Nous y repérons aisément les « signes » détaillés dans la Montée, dans un ensemble de considérations sur le rejet des vanités du monde, sur la recherche de Dieu et l’attrait divin. Les lignes suivantes offrent même l’intérêt psychologique extraordinaire de décrire la conversion en devenir, dans l’instant du fameux « passage de la méditation à la contemplation ». (« Néanmoins, tant qu’on en tirera suc et profit et que l’on pourra discourir en la méditation, on ne doit pas l’abandonner, si ce n’est quand l’âme se mettra en la paix et quiétude dont il sera parlé au troisième signe »). Pascal parle, médite, discourt et puis s’arrête au bord du silence pour adorer l’immensité de Dieu, mis en paix par l’inspiration divine.
135Voyons cela de plus près.
136Au cinquième paragraphe, la considération se déployait jusqu’au milieu du paragraphe 11 (on notera que le terme est employé à quatre reprises). Elle porte sur le sensus derelinque de Denys. Le rejet des choses périssables incapables d’établir l’âme dans une félicité durable. Après quoi, elle inaugure l’ignote consurge, l’élévation de l’âme vers Dieu, dont la description se poursuit dans l’Ecrit du douzième paragraphe à la fin. Cette seconde phase de la considération consiste en une « élévation si éminente et si transcendante » que, franchissant les bornes du ciel et de toutes les créatures (et omnia sensibilia et intelligibilia, et omnia non existentia et existentia), elle trouve en Dieu le bien durable qu’elle cherchait (paragraphe 14). C’est « aidée des lumières de la grâce », « lumière toute pure » (paragraphes 13 et 11) que la raison atteint ce but, de même que lors de la considération du néant des créatures elle était inspirée par une « connaissance » et une « vue tout extraordinaire » (paragraphe 1) communiquée par Dieu à l’âme qu’il « daigne toucher véritablement » à l’heure de sa conversion.
137Au terme de la recherche de Dieu donc, que se passe-t-il ? Quelles sont les dispositions intérieures de l’âme qui, dans le processus de la conversion spirituelle, vient de « trouver » en Dieu le bien durable qu’elle désirait ?
138La réponse est donnée au paragraphe 15. Quittant toute considération supplémentaire, « (l’âme) entre dans la vue des grandeurs de son Créateur et dans des humiliations et des adorations profondes. Elle s’anéantit en sa présence... ». Le thème des lignes finales de l’Écrit nous renvoie presque mot pour mot à la description de saint Jean de la Croix lorsqu’il décrit le troisième signe de la recherche spirituelle de Dieu au début de la vie contemplative : l’âme aime demeurer seule dans la présence de Dieu, en repos, en paix, dans une attention amoureuse sans intelligence particulière. De son côté, Pascal nous montre l’âme adorant Dieu en silence, impuissante qu’elle est « à former d’elle-même une idée assez relevée » de Lui, malgré des « respects réitérés » qui la « rabaissent jusqu’aux derniers abîmes du néant » et malgré qu’elle « épuise ses forces » en considérant Dieu dans des « immensités qu’elle multiplie sans cesse ». Cette adoration silencieuse correspond au regard amoureux sur Dieu, en tranquillité d’esprit, de saint Jean de la Croix (2 S, 15) (estarse con advertencia amorosa en Dios, con sosiego de entendimiento)85, attitude qui inaugure la conversion spirituelle considérée du point de vue de l’activité propre de l’âme.
139b) A fortiori, la consonance des textes pascaliens à l’enseignement du saint Docteur est-elle manifeste lorsqu’on les aborde dans l’optique de la Nuit Obscure, c’est-à-dire, comme il a été dit, du point de vue de la part de l’attrait divin dans la conversion.
140Dans la Nuit, celle-ci est présentée comme un processus au cours duquel Dieu oblige l’âme à se tourner vers Lui, d’une manière tout intérieure, nouvelle (notons ce trait d’innovation chez Pascal au second paragraphe) grâce à un sevrage : " (L’âme) ne trouve aucun goût, aucune consolation dans les choses de Dieu, ni non plus dans aucune des choses créées parce que comme Dieu met l’âme en cette obscure nuit pour dessécher et purger son appétit sensitif, il ne lui laisse prendre goût ni saveur en quelque chose que ce soit".
141Comme en écho, Pascal nous dit : « Elle ne peut plus goûter avec tranquillité les choses qui la charmaient » (paragraphe 3) « ... Mais elle trouve encore plus d’amertume dans les exercices de piété que dans les vanités du monde » (paragraphe 4). C’est là le signe que l’âme de Pascal est véritablement touchée.
142Quant au « dessèchement de l’appétit sensitif », disons au sevrage, l’aspect pénible et la passivité propre qu’il implique saute aux yeux dans l’Écrit : fini le repos dans les délices du monde, l’âme est combattue par un « scrupule continuel », une « vue intérieure », une « amertume », une « aversion », une « sainte confusion », un « trouble bien salutaire », etc.
143Simultanément, selon saint Jean de la Croix, la seconde marque « pour qu’on croie qu’il s’agit de cette purgation, est qu’ordinairement dans cet état on se souvient de Dieu avec sollicitude et souci affligeant, pensant qu’on ne le sert point... se voyant sans saveur aux choses de Dieu... La cause en est qu’alors Dieu change les biens et les forces du sens à l’esprit ».
144L’Écrit en son entier nous montre Pascal « touché », « véritablement » plein d’un souci affligé à l’idée qu’il s’est volontairement éloigné de Dieu, mais surtout se souvenant de Dieu avec une sollicitude particulière, souci, sollicitude évidemment divinement inspirés. La « nouvelle » lumière venue de Dieu donne à l’âme et la crainte (paragraphe 2) qui la fait se retirer des vanités du monde et la « sainte humilité » (paragraphe 10) qui la fait commencer de s’élever jusqu’à Dieu. Plus encore, c’est elle qui l’incline à l’adoration silencieuse suivie de l’audacieux propos de « demeurer éternellement » dans l’action de grâce pour Dieu qui s’est manifesté à elle (paragraphe 16), qui s’est découvert à elle (paragraphe 17). Ce ferme propos est un autre signe de la conversion spirituelle relevé par saint Jean de la Croix, lorsqu’il disait au sujet du second signe, que le sevrage de la vraie conversion allait de pair avec des désirs vifs de servir Dieu : « car si dans cet état la partie sensitive se trouve fort déchue, affaiblie et languissante pour opérer, l’esprit n’en demeure pas moins prompt et vigoureux (I N, 9, 3).
145Cette disposition intérieure faite de promptitude et d’accueillance à l’initiative – Pascal dit plutôt à l’inspiration – divine, se marque nettement dans les dernières lignes de l’Écrit : "Elle fait d’ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que comme il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise de la conduire et lui faire connaître les moyens d’y arriver. Car comme c’est à Dieu qu’elle aspire, elle aspire encore à n’y arriver que par des moyens qui viennent de Dieu lui-même...".
146En attendant l’heure de cette connaissance de Dieu, elle se résout à « conformer » aux volontés de Dieu le reste de sa vie et, pour y parvenir, vu son impuissance, elle implore de Dieu la grâce de lui en indiquer les moyens.
147Disons, pour conclure, que dans une forme très pascalienne, l’enseignement de saint Jean de la Croix concernant la conduite en foi du spirituel converti à Dieu se voit ici parfaitement restitué, la foi étant par excellence le seul et unique moyen divin de parvenir à Dieu, afin de s’unir à lui.
148Passons maintenant au Mémorial qui se présente comme l’aboutissement de l’expérience consignée dans l’Écrit. Pascal terminait celui-ci sur l’imploration de la divine miséricorde en vue d’obtenir d’elle les moyens de conformer le reste de sa vie à Dieu, de s’attacher à lui, d’y adhérer éternellement.
149La réponse divine est consignée dans ce fameux Mémorial : C’est, selon les termes dont use Jean de la Croix, la « touche substantielle », enflammée de l’obscure et secrète contemplation qui demeure cachée et secrète pour celui-là même qui la reçoit. Saint Jean de la Croix en parle au même endroit de son traité de la Nuit Obscure (I N, 9, 6). Telle est l’expérience de la fameuse nuit pascalienne au cours de laquelle Dieu a véritablement répondu à celui qui aspirait si spirituellement à lui, à celui qu’il a daigné véritablement toucher, ce terme revenant avec toute sa force, lorsqu’il s’agit du texte ardent du Mémorial.
150La touche substantielle est une connaissance propre au mode de cette science d’amour qui constitue la contemplation spirituelle. Cette connaissance totalement infuse avec l’union de charité, implique une attitude de pure réceptivité de la part de l’âme, de pure accueillance, selon le mot du saint Docteur : contemplar es recibir.
151Traditionnellement, c’est de cette connaissance que les maîtres entendent parler lorsqu’ils citent Denys (Noms Divins chapitre 7) : "Et est rursus divinissima Dei cognitio, quae est per ignorantiam cognita, secundum unitionem supra mentem, quando mens, ab aIüs omnibus recedens, postea et se ipsam dimittens, unita est supersplendentibus radiis, inde et ibi non scrutabili profundo sapientiae illuminata".
152Les deux termes qui ouvrent et closent le Mémorial, disent assez à quel point l’expérience de la fameuse nuit du 23 novembre 1654 relève de la divine illumination qui inaugure la conversion spirituelle : FEU... Renonciation totale et douce (postea se ipsam dimittens), (recibir).
153Les deux aspects de la conversion – l’aspect actif et l’aspect passif – se retrouvent nettement soulignés dans l’alternance à deux reprises de : « Je m’en suis séparé/Que je n’en sois pas/jamais séparé », ainsi que dans cette autre : « Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile/Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile » la recherche de Dieu et sa possession durable supposant référence au seul médiateur, Jésus-Christ, dont les paroles de la prière sacerdotale (selon saint Jean) trouvent au fond du cœur illuminé en cette nuit un inoubliable écho : « Deum meum et Deum vestrum » répercuté dans une saisissante version : « Ton Dieu sera mon Dieu ». Pascal, dans ce monologue, dialogue avec un Je auquel il est uni, et qui n’est autre que le Christ s’adressant à son Père : « Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu ». Il convient de souligner ici, car cela est bien remarquable, cette présence intérieure de l’Écriture dans la vision pascalienne. L’Écriture n’est plus citée dans le contexte du « discours » de la considération à la lumière de Dieu, comme naguère dans l’Écrit : elle procède du débordement de la contemplation, Pascal entrant dans le mystère de la Parole de Dieu, en même temps qu’il entre dans la contemplation spirituelle. En outre, notons ce dernier trait, tout est ici à la fois totalement infus, étant l’œuvre de la Bonté du Père, et électif, l’âme étant rendue, par la médiation du Christ, effectivement capable de Dieu. Telle est, comme le notait ici même Pascal, la Grandeur de l’âme humaine, rendue capable de Dieu dans la contemplation.
154b. Cette confrontation de Pascal et de saint Jean de la Croix semble parler d’elle-même. Comment expliquer que, dans ces mêmes textes, Goldmann ait lu chez Pascal une parfaite expression de la conscience tragique ? Selon lui, en effet, il y a une tension dans ces textes entre le détachement à l’égard du monde et la connaissance spirituelle de Dieu, tension réellement tragique.
155S’il en est ainsi, dans l’optique de Goldmann, c’est parce que tous les traits qui marquent dans l’Écrit, la préparation de l’événement prochain de la conversion relatée dans le Mémorial, à savoir : la pénétration du regard intérieur dans l’abîme divin, le repos en Dieu, l’adoration, se voient recevoir une interprétation indue. Ils deviendraient synonymes d’abîme de séparation, de silence et de mutisme de Dieu à l’appel de l’âme (p. 82). L’Écrit se clorait sur une prise de conscience « de l’abîme infranchissable qui la sépare de son unique valeur, l’absence permanente de Dieu dans sa présence continuelle ». Pascal aurait voulu dire qu’il trouvait « dans l’inquiétude son seul repos et dans la recherche son unique satisfaction » (83), car « Dieu reste caché et ne lui parle jamais d’une manière explicite » (ibid).
156Trait après trait, Goldmann procède à une réduction de l’expérience décrite pas Pascal. On n’en finirait pas de le montrer86. Goldmann ne sait plus distinguer dans l’expérience religieuse l’ordre de l’esprit et l’ordre de la charité. Il ramène ce qui relève de celui-ci à ce qui relève de celui-là. Pouvait-il en être autrement ?
157Il ne pouvait en être autrement, à partir du moment où Goldmann tentait de lire Pascal en faisant l’économie de la foi et de l’expérience de la foi illuminée dont parlaient les textes considérés. Sa tentative se heurtait dès lors au caractère réducteur des instruments conceptuels utilisés - absence, présence de Dieu - peut-être capables de rendre compte d’une conversion spirituelle de caractère philosophique, mais inadaptés à toute conversion spirituelle au Dieu de Jésus-Christ87.
158Ce n’est pas pour rien que Goldmann a tenté d’analyser l’Écrit en faisant abstraction du Mémorial. Nous l’avons vu, ce dernier relate le temps fort de la conversion. L’action spécifique de la foi illuminée s’y déploie en tant que moyen immédiatement proportionné à l’union à Dieu. C’est aussi le texte majeur illustrant ce que Pascal entend par sentiment de Dieu, en profond accord là aussi) avec saint Jean de la Croix.
159En effet, le Dieu pascalien sensible au cœur, c’est très exactement le Dieu de la conversion spirituelle ; pas le Dieu des âmes sensibles, mais le Dieu des âmes converties en esprit et en vérité, touchées par la notice générale, confuse et amoureuse de Dieu dans laquelle se réalise toujours l’union expérimentale à Dieu, selon saint Jean de la Croix88.
160En amputant l’expérience spirituelle de Pascal de cette notice amoureuse dans laquelle se fait l’union à Dieu, il devenait impossible que Goldmann pût saisir dans son droit fil le texte de l’Écrit relatant les préparations de la conversion unitive. Ces préparations étaient saisies en dehors de l’action intérieure de la lumière de la foi. La conséquence devenait fatale : l’Écrit ne pouvait plus parler que d’un Dieu tenu à distance du regard, vu que ce Dieu se tenait lui-même à distance de l’homme. Au lieu que le Dieu de Pascal est un Dieu qui prend l’initiative de s’unir à l’homme personnellement, bien que dans la foi, laquelle, si elle est non-évidence, est aussi moyen divin pour l’âme de correspondre à l’initiative de Dieu, d’accueillir le don de son amour transformant et donc d’entrer toujours davantage dans l’abîme de sa présence.
161c. Ce qui précède nous introduit directement à l’examen du second des grands textes pascaliens que Goldmann interprétait comme des textes tragiques : Le Mystère de Jésus89.
162Il était inévitable que le Christ, Médiateur entre l’homme et Dieu, fût réduit au rang, par exemple, du médiateur conçu par un Lukàcs. Au lieu d’unir, le Christ sépare désormais Dieu de l’homme, l’homme et Dieu s’affrontant irrémédiablement dans l’opposition de la présence et de l’absence.
163Plus encore, c’est le mystère même de Jésus qui s’évanouissait. L’insondable mystère de Jésus, Verbe divin incarné, tient au fait que dans la personne du Jésus de l’histoire, c’est la Personne même du Verbe divin qui s’unit hypostatiquement à l’humanité de Jésus. Chez le médiateur tragique imaginé par Goldmann, au contraire, l’Humanité sainte du Christ est tenue à distance, face à sa propre divinité !
164Par voie de conséquence, les limites entre le médiateur et le croyant s’évanouissaient à leur tour. Chez Goldmann, le Médiateur se confond avec l’âme « tragique » du « croyant » définitivement séparé du reste des hommes90, si bien qu’il en vient à constituer l’incarnation exemplaire et surhumaine91 de l’âme tragique.
165Devant une telle réduction, stupéfiante lorsque l’on songe que Goldmann se persuadait de rencontrer la vraie pensée de Pascal, il n’y a pas lieu de s’étonner. Elle était inévitable : c’était la suite logique de la réduction analysée à propos des autres textes pascaliens. La réduction de la foi ne pouvait pas ne pas atteindre le Christ lui-même en tant que source et objet de la foi. Il n’est pas surprenant de constater que dans son commentaire du fameux Mystère de Jésus, Goldmann volatilise non seulement le mystère du texte de Pascal, mais le mystère même de Jésus. Il faut lire les lignes définitives où l’on nous dit qu’il y a absence de toute relation entre Pascal (i.e. l’homme tragique) et Dieu92 et que le Médiateur néanmoins s’identifie à la « conscience tragique »93. Elles résument parfaitement la thèse de Goldmann. Elles illustrent aussi sa méthode.
Notes de bas de page
1 Géralt Holton, L’imagination scientifique, N.R.F., Paris - 1981, pp. 69-72 et p. 390.
2 Ib., p. 72, n.3. Dans sa lettre à Herwart du 18 mars 1605, Kepler déclarait que "nulle part l’autorité des Ecritures ne se propose d’instruire les hommes des choses de la nature" sauf lorsqu’elles parlent au premier chapitre de la Genèse de la Création elle-même et de l’origine "surnaturelle des choses". Penser autrement, c’est "fâcheusement contrefaire" l’autorité des Ecritures.
3 Lettre à Maëstlin du 3 octobre 1595 : "Je voulais être théologien, longtemps j’en fus tourmenté. Et voici que par une diligence, Dieu est célébré même en Astronomie (G. Holton, o.c., p. 72).
4 Lettre à Herwart du 9-10 avril 1599 (G. Holton, o.c., p. 70).
5 Harmonices Mundi (1619), lib. IV, cap.1 (o.c. p. 71).
6 Lettre à Maëstlin du 9 avril 1597 (o.c., p. 69).
7 Sur le frontispice gravé de l’Ars Magna de Kirchner, le télescope, figuré à droite sous les paons de Junon, capte directement le rayon descendu du Père des Lumières, l’Apollon-Mercure-Christ rayonnant.
8 On peut souligner à ce propos la convergence de cette vision de "l’humanisme anthropocentrique" des jésuites avec les deux pôles de l’esthétique baroque telle que nous l’avons exposée plus haut (naturalisme/surnaturalisme, correspondant au réalisme empirico-idéaliste d’une science baroque amalgamée à un hermétisme néoplatonisant).
9 V. plus loin, Conclusion, pp. 429-433.
10 Préface sur le Traité du Vide. Pascal, Œuvres complètes, Paris, Seuil - 1963, p. 231.
11 Fragment 72 des Pensées. Edition Léon Brunschvicg, Paris, Hachette - 1904-1914.
12 Opuscules, Réflexions sur la géométrie en général. De l’esprit de géométrie et de l’art de persuader, éd. c., p. 352.
13 Pensées, fr.793.
14 Léon Brunschvicg, Le génie de Pascal, Paris - 1925.
15 Pensées, fr.793 : "De tous les corps ensemble on ne saurait en réussir une petite pensée. Cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel".
16 Alexandre Koyré, Pascal savant, Cahiers de Royaumont, Philosophie n° 1, Ed. de Minuit, Paris - 1956, p. 269.
17 Ib., p. 265.
18 De l’Esprit de géométrie, o.c. pp. 352-353.
19 Ib. pp. 353-354.
20 Ib. pp. 354-355.
21 Pensées, fr. 200.
22 Pensées, fr. 233.
23 Ib. : "Nous connaissons qu’il y a un infini et ignorons sa nature. Il y a un infini en nombre, mais nous ne savons pas ce qu’il est... Ainsi on peut bien connaître qu’il y a un Dieu sans savoir ce qu’il est".
24 Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion - 1933. Troisième Méditation, pp. 90-94. Cf. p. 63, Abrégé de la Troisième Méditation.
25 Ib., pp. 93-94. V. également Cinquième méditation : "Qu’il n’y a rien qui nous soit absolument plus aisé à connaître que Dieu" (108, 113).
26 Ib., p. 93.
27 Ib., p. 97. Voir le texte de l’Abrégé de la Troisième Méditation (p. 63) : "L’idée d’un être souverainement parfait, laquelle se trouve en nous, contient tant de réalité objective, c’est-à-dire participe par représentation à tant de degrés d’être et de perfection qu’elle doit venir d’une cause souverainement parfaite". Et renvoyant à ses Réponses aux Objections qui lui ont été opposées, il poursuit : "ce que j’ai éclairci dans ces réponses par la comparaison d’une machine fort ingénieuse et artificielle, dont l’idée se rencontre dans l’esprit de quelque ouvrier ; car comme l’artifice objectif de cette idée doit avoir quelque cause, savoir est ou la science de cet ouvrier, ou celle de quelque autre de qui il ait reçu cette idée, de même il est impossible que l’idée de Dieu qui est en nous n’ait pas Dieu même pour sa cause".
28 Pensées, fr.430. C’est bien cette proportion de l’homme à Dieu que Descartes démontrait dans la Cinquième Méditation métaphysique.
29 Discours de la Méthode, éd.cit., pp. 4 et 7.
30 Entretien avec M. de Saci, éd.cit., p. 296.
31 Descartes, o.c., pp. 97-98.
32 Jean Orcibal, Le fragment Infini-rien et ses sources. Cahiers de Royaumont, o.c., pp. 161- 162.
33 Pensées, fr.430.
34 Pensées, fr.72. Disproportion de l’homme.
35 Ib., fr. 233.
36 Ib., fr. 430. Voir également dans l’Entretien avec M. de Saci, éd.c. p. 296, "Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes (de philosophes stoïciens et pyrrhoniens) est de n’avoir pas su que l’état de l’homme à présent diffère de celui de sa création".
37 Ib., fr. 78 et 1001. Rapporté par Nicole : "Feu M. Pascal quand il voulait donner un exemple d’une rêverie qui pouvait être approuvée par entêtement proposait d’ordinaire l’opinion de M. Descartes sur la matière et sur l’espace" (fr.1005).
38 Fr. 582.
39 Fr. 864.
40 Pensées, fr. 543.
41 Pensées, fr. 556. "Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent, et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut (...) Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ et qui s’arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur, et par là ils tombent ou dans l’athéisme ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également".
42 Pensées, fr. 482.
43 Pensées, fr. 483 : "Mais en aimant le corps, il s’aime lui-même parce qu’il n’a d’être qu’en lui, par lui et pour lui. Qui adhæret deo unus spiritus est" (I Cor. VI, 17).
44 Pensées, fr. 430.
45 Pensées, fr. 286.
46 Pensées, fr. 499.
47 V. supra, pp. 227 et ss.
48 Conférence de M. Henri Gouhier en novembre 1954, recueillie dans le premier des Cahiers de Royaumont, Les Editions de Minuit, Paris - 1956, pp. 296-320 : Le Mémorial est-il un texte mystique ?
49 Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Etude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard - 1955.
50 Cahiers de Royaumont, o.c., p. 208.
51 Lucien Goldmann, o.c., pp. 204-205 et 199.
52 Ib., pp. 163 et 47.
53 V. infra.
54 Prière, o.c., pp. 363-364.
55 Pensées, fr. 245 : "Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration (...) il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y conformer par la coutume, mais s’offir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet "ne evacuetur crux Christi" (afin que la croix du Christ ne soit pas évacuée) : c’est la parole de Paul (I Cor. I, 17).
56 L. Cognet, Le jugement de Port-Royal sur Pascal, Cahiers de Royaumont, o.c., pp. 22-23 : ils écrasèrent "durement, en de terribles écrits polémiques, les vues de leur ancien allié".
57 Ecrits sur la Grâce, o.c., p. 348. Pensées, fr. 862. "La foi embrasse plusieurs vérités qui semblent se contredire (...) La source en est l’union des deux natures en Jésus-Christ" (et "les deux mondes" et "les deux hommes qui sont dans les justes") (...) Il faut donc "concevoir le rapport de deux vérités opposées".
V. également fr.865 : S’il y a jamais un temps auquel on doive faire profession des deux contraires, c’est quand on reproche qu’on en omet un ; donc les Jésuites et les Jansénistes ont tort en les celant, mais les Jansénistes plus, car les Jésuites en ont mieux fait profession des deux".
58 Pensées, fr. 568 bis.
59 Ecrits sur la Grâce, o.c., p. 323.
60 Pensées, fr. 513. "Pourquoi Dieu a établi la prière ?". Pascal répond en disciple fidèle de saint Thomas : "1° Pour communiquer à ses créatures la dignité de la causalité" - elles coopèrent en priant à son œuvre de salut - "2° Pour nous apprendre que nous tenons de lui la vertu. 3° Pour nous faire mériter les autres vertus par le travail".
61 De l’art de persuader, o.c., p. 358.
62 Allusion à la Sixième Méditation de Descartes : "Il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre pour être certain que l’une est distincte de l’autre" (éd. c., p. 121).
63 Pensées, fr. 512.
64 Saint Jean de la Croix, Nuit Obscure, II. ch. X, 1. Voir XIII, 11 et Montée, II. ch. XV, 4.
65 Abrégé de la Troisième Méditation, o.c., p. 62.
66 Sixième Méditation, o.c., p. 115.
67 Discours de la Méthode, IVe partie, p. 22.
68 Ib., p. 26.
69 Discours de la Méthode, p. 7.
70 Ib.
71 Quatrième Méditation : "Et déjà il me semble que je découvre un chemin qui nous conduira de cette contemplation du vrai Dieu (dans lequel tous les trésors de la science et de la sagesse sont renfermés) à la connaissance des autres choses de l’univers". Ed. cit., p. 100.
72 Voir note précédente.
73 Cet appendice reprend dans sa quasi-intégralité l’article de Jean Krynen, « Critique marxiste et spiritualité chrétienne : le Dieu caché de Pascal est-il un Dieu tragique ? », Baroque [En ligne], 7 | 1974 URL : http://baroque.revues.org/450
74 Henri Gouhier, Le Mémorial est-il un texte mystique ? 1956, o.c., p. 325.
75 On doit reconnaître ici l’influence sur Gouhier de la théorie ascéticiste de la mystique introduite depuis le XVIIe siècle. V. supra, pp. 162-176.
76 N’est plus mystique le fait que Dieu "ne veut plus totalement se cacher (...) qu’il se fait sentir" (o.c., p. 318).
77 0.c., pp. 317-318.
78 Ib., p. 334.
79 supra, pp. 118-124.
80 Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Etude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard - 1955.
81 Mystica Theologia, 5672-5691, édition : Dionysiaca, Desclée de Brouwer, Bruges (1936).
82 Lorsque saint Jean de la Croix parle de la conversion spirituelle - selon sa propre terminologie : de l’entrée dans la contemplation - il y met une insistance frappante. Il aborde la question rien moins que dans trois traités sur quatre, à savoir la Montée du Mont-Carmel, la Nuit Obscure et la Vive flamme d’amour. C’est que cette question présente selon lui une importance capitale. Pour nous en tenir aux textes décisifs des deux premiers traités, nous recueillerons les lignes que le saint consacre à la description des signes auxquels on peut reconnaître que Dieu incline l’âme à la conversion spirituelle (2 Subida, 13 et 1 Noche, 9).
83 En rapprochant tout à l’heure (p. 88) l’Écrit du Mémorial, nous trouverons chez Pascal confirmation de ce fait.
84 2 Subida, 13 : « L’âme aime à être seule avec Dieu dans une attention amoureuse, sans considération particulière, en paix intérieure, quiétude et repos, sans acte ni exercice des puissances... au moins où il y ait du discours - qui est d’aller d’une chose à l’autre. Elle veut seulement demeurer avec l’attention et connaissance générale amoureuse que nous disons, sans intelligence particulière et sans en comprendre l’objet ».
85 Elle correspond à l’unitio (ejus qui est super omnem cognitionem) de Denys.
86 Par exemple, dans sa note 1, page 82, à propos du texte du paragraphe 15 où nous avons lu l’expérience de Dieu se manifestant comme caché dans sa manifestation (« Elle s’anéantit en conséquence (sic) et ne pouvant former d’elle-même une idée assez basse, ni en concevoir une assez relevée de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu’aux derniers abîmes du néant, en considérant Dieu dans des immensités qu’elle multiplie sans cesse »), Goldmann nous propose le rapprochement suivant : « Cela nous fait immédiatement penser au passage du fragment 72 sur les deux infinis ». Ce rapprochement est un contresens révélateur de la constante réduction à laquelle la pensée de Pascal se trouve soumise dans l’analyse de Goldmann. Dans ledit fragment 72, en effet, Pascal ne faisait pas parler une expérience surnaturelle positive de l’infini divin – ce qui est le cas du passage cité de l’Écrit – qui, lorsqu’elle existe, s’accomplit dans l’adoration silencieuse en esprit et en vérité comme le précisait Pascal – mais Goldmann a ici gravement tronqué la citation – ; Pascal se plaçait, au contraire, dans la situation de l’homme livré à ses seules forces naturelles de connaissance et qui, non secouru par la foi, se sentait finalement défié par les deux infinis. Confondre ces deux genres de connaissance relevant de deux ordres aussi distincts – l’esprit humain, la charité divine – est, surtout pour un pascalisant, irrecevable.
87 Goldmann a lu Pascal à travers la « conversion » de son maître Lukàcs. Il a constamment ramené les textes pascaliens à signifier la même « conversion ». On en trouve un exemple à la page 82. Goldmann y écrit que l’âme choisit de vivre éternellement sous le regard de Dieu. Mais il ne l’entend plus à la manière de Pascal, d’un regard de présence adorante et silencieuse ; il l’entend à la manière de Lukàcs renvoyant l’homme à la conscience de l’abîme infranchissable qui le sépare de Dieu, c’est-à-dire à la conscience métaphysique de « ses propres limites ».
88 De cette touche rappelons deux passages de la Montée (2, 24 et 3, 33) : « Bien que ces visions de substances spirituelles ne se puissent voir nûment et clairement en cette vie avec l’entendement, elles se peuvent néanmoins sentir en la substance de l’âme, avec de très douces touches et embrassements (toques y juntas) – ce qui appartient aux sentiments spirituels, dont avec l’aide de Dieu nous traiterons ci-après. (...) quand nous traiterons de l’intelligence mystique et confuse et obscure (...) moyennant laquelle Dieu s’unit avec l’âme en un degré sublime et divin ; parce qu’en quelque matière, cette notice obscure amoureuse, qui est la foi, sert en cette vie pour l’union divine, comme la lumière de gloire sert en l’autre de moyen pour la claire vision de Dieu ».
89 O. c., p. 83-84.
90 O. c., p. 80.
91 O. c., p. 78.
92 O. c., p. 87. C’est à propos du texte suivant : « Il n’y a nul rapport de moi à Dieu, ni à Jésus-Christ juste. Mais il a été fait péché pour moi... »
93 O. c., pp. 83-84... « pour la conscience tragique, Dieu est un postulat pratique ou un pari, mais non pas une certitude théorique ». « Tout autre est, cependant, pour cette même conscience, la réalité du Médiateur, de l’être qui, absolument seul et absolument véridique, relie Dieu au monde et le monde à Dieu, l’être qui étant homme et plus qu’homme affirme et crée par sa foi consciente, par son postulat et par son pari, la réalité éternellement improuvable de la divinité. Ce Médiateur, la conscience tragique le connaît de la façon la plus certaine et la plus immédiate, plus encore, elle ne le connaît pas, elle l’est. Il y a entre elle et lui – qu’il ait, pour l’athée, la forme d’une idée incarnée ou d’un homme idéalisé ou bien, pour le croyant, celle de l’Homme-Dieu connu par la révélation qui par son sacrifice a sauvé le monde – une relation de participation, d’identité même, qui pourtant n’a rien d’une participation mystique, puisque loin de mener à l’extase, elle garde et crée même la clarté conceptuelle la plus rigoureuse, ni d’une communauté puisqu’elle ne permet ni de dépasser la solitude ni de diminuer la tension. Lukàcs – athée – l’a exprimée par l’image des frères, par la poursuite des mêmes étoiles, qui pourtant ne sont ni camarades ni compagnons, Pascal – croyant – par ce texte extraordinaire qu’est le Mystère de Jésus.
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