Chapitre I. L’idéologie chrétienne et ses mythes littéraires : le Siècle d’Or espagnol
p. 247-278
Texte intégral
1 1. - Si nous abordons rapidement l’histoire de l’idéologie chrétienne et de ses mythes littéraires, c’est pour esquisser à grands traits les éléments d’une théologie de la culture dont l’historiographie littéraire est trop souvent frustrée. Et pourtant, on ne saurait donner un sens aux thèmes, aux genres, aux mythes littéraires de la culture de l’Occident de la fin du Moyen Age à nos jours sans mettre en relief quelques faits majeurs.
2Tout d’abord, le fait que toute la production littéraire ressortit à l’approche privilégiée de la religion poétique, parce que celle-ci est par définition ouverte à la créativité de l’imaginaire.
3L’apparition de la théologie esthétique dès le début du XIVe siècle et son affirmation triomphale du milieu du XVe au milieu du XVIe ne sont pas un hasard. De Dante à Léon l’Hébreu, le mythe de la théologie poétique et de la poésie comme théologie a inspiré les pus hautes créations littéraires et idéologiques. Celle de l’auteur de la Divina Commedia, chez qui le séparatisme averroïste de la théologie et de la philosophie a donné naissance au séparatisme de l’Eglise et de l’Etat prôné dans le remarquable traité de la Monarchia1, mais chez qui la théologie esthétique semble naître spontanément de l’expérience affective et de l’expérience poétique conjuguées.
4Le poète de la Fin’amor qui a si subtilement capté l’essence de la poésie des troubadours a su définir l’âme de la courtoisie dans les pages du Convivio. C’est comme d’instinct que naît chez lui la notion-clef qui résume l’esprit de toute son œuvre, mais qui est comme le chiffre de l’idéologie littéraire chrétienne : la notion de l’intelletto d’amore. Pareille notion ne peut être comprise, dans sa genèse comme dans sa puissance d’inspiration poétique, qu’à condition d’être rapportée à la notion-clef de la mystique chrétienne si heureusement définie par saint Jean de la Croix : la notion de la contemplation surnaturelle infuse propre à la foi, illuminée par les dons du Saint-Esprit et que saint Jean de la Croix a appelée science d’amour, ciencia de amor. L’intelletto d’amore est chez Dante l’acte de l’intelligence humaine spontanément convertie par la vue de la beauté féminine à la vision de son double idéal irreprésentable, objet de pure contemplation et d’intellection surhumaine. A partir de cet exercice de contemplation poétique, Dante était en mesure d’élever l’érotique des troubadours jusqu’à la perfection stylistique et conceptuelle de la poésie du Dolce stil’ nuovo.
5Dans son approche de l’humain et du divin, conformément à cette religion poétique si vitalement enracinée, Dante était en mesure d’entreprendre l’admirable fresque de la Divine Comédie de l’existence humaine et des fins dernières, tout entière transportée par le souffle de l’inspiration de sa théologie politique, d’une poésie devenue théologie.
6Mais si Dante fait ainsi figure de promoteur, il s’en faut que la théologie poétique soit un accident de l’histoire. Bien au contraire, Dante prend ici place dans un courant médiéval profond qui atteste à quel point l’idéologie est comme l’ombre portée de la contemplation mystique en christianisme. De même que la poésie des troubadours plonge ses racines, aux XIe et XIIe siècles, dans les courants de la poésie musulmane, de même la théologie esthétique est reliée au courant de la pensée arabe de l’averroïsme et de l’avicennisme médiéval. On peut même préciser un point d’histoire et rappeler que parmi les 219 propositions condamnées par le pape Jean XXI le 18 janvier 1277, certaines visaient le traité sur l’amour courtois (Liber de Amore) d’André le Chapelain, sa vision naturaliste de l’amour qui revendiquait les droits de la nature païenne contre la nature chrétienne, de l’érotisme courtois contre la censure négative de l’amour humain, comme ceux de la philosophie contre la théologie, de la raison contre la foi2.
7Tout au long du XIVe et du XVe siècles, le progrès du naturalisme théologique sous l’action conjuguée du scotisme et de l’ockhamisme devait conduire à la consolidation de la théologie esthétique, comme en témoignent les œuvres des grandes figures de la philosophie de l’humanisme italien que furent à la fin du XVe siècle l’Augustin Gilles de Viterbe, Pic de la Mirandole et Marsile Ficin. Ces philosophes, théologiens et poètes, sont essentiellement des humanistes. Ce qu’ils critiquent c’est la théologie qui prétend être une science alors qu’elle est Poésie, de même que la poésie est Théologie. L’âme de la doctrine est la grâce conçue comme notion esthético-religieuse capable de surmonter la fausse disjonction des scolastiques, celle du naturel / surnaturel. La grâce, enseignait Gilles de Viterbe, général des Augustins de 1506 à 1518, cardinal en 1517, c’est l’Amour même, c’est Dieu. Elle est au-delà de la distinction du "surnaturel" et du "naturel", une distinction purement extrinsèque qui ne concerne que le mode de production de la grâce (miraculeux ou conforme à l’effort humain) tandis que la grâce, elle, est divine ; mieux, elle est Dieu3.
8On comprend ce que cette notion de la grâce ainsi conçue signifiait pour ces humanistes : la réfutation du dualisme théologique qui ne concerne que la modalité de la grâce, mais aussi l’affirmation d’une grâce entitative qui, parce qu’elle surmonte un tel dualisme s’applique aussi bien à la grâce esthétique qu’à la grâce théologique. L’une et l’autre ne sont-elles pas de Dieu ? En fait, c’était là s’engager dans une voie d’impasse, car ce syncrétisme esthético-religieux ne surmontait le dualisme de l’idéologie théologique que pour en consolider finalement les effets. Saint Thomas avait en son temps dénoncé vigoureusement la doctrine de Pierre Lombard qui faisait sa réapparition dans la théologie des poètes de la fin du XVe siècle, une théologie qui devait servir de thème majeur d’inspiration à Bembo, Sannazzaro, Sadoleto, Pontano, à Florence et à Rome, et plus tard, à Naples où s’illustrerait le plus grand des poètes de la Renaissance, le Castillan Garcilaso de la Vega. La formule de Pontano, "una teologia che germina dalla poesia e una cristianità che fiorisce sul tronco della classicità" traduisait tous les espoirs humanistes d’un nouveau christianisme capable de surmonter la scission idéologique des théologiens.
9Pour ceux-ci, la scolastique n’engendrait pas la foi, mais la supposait. Eux cherchaient une théologie attentive au problème psychologique de la foi, la recherche de la certitude par les hommes ; leur préoccupation était de procurer une voie d’accès à la foi, l’enracinement humain des valeurs de la foi et cette voie, c’était la poésie. La poésie était pour ces poètes-théologiens "le régime culturel dans lequel la foi puise son inspiration et devient possible"4. Il est tout à fait significatif que pour Gilles de Viterbe, l’expérience esthétique, la sagesse humaniste consistent non en une connaissance conçue à partir de l’abstraction du sensible et de la dialectique, mais en une connaissance intuitive immédiate des valeurs les plus hautes, religieuses, éthiques et esthétiques. La vérité ne peut être reconquise à partir du dépôt que Dieu en a fait à l’origine dans la nature humaine qu’avec une âme proche de la religion naturelle, c’est-à-dire une âme poétique. Le thème avait été tourné et retourné par Dante, il reparaît chez nos théologiens-poètes pour qui la religion est celle que la nature elle-même a déposée en l’homme5. La poésie est pour Gilles de Viterbe l’équivalent du don divin de la foi6.
10On ne pouvait mieux souligner à quel point la critique de l’aristotélisme et de la scolastique, celle aussi du dualisme théologique de la nature et de la surnature, débouchaient à leur tour sur une foi naturalisée encore, bien que ce fût par le détour de la poésie et non de la dialectique. On notera là l’origine du profond conflit entre cet esthétisme augustinien et la critique luthérienne de la scolastique. Ce que Luther réprouvait au plus profond de sa conscience religieuse tenait justement à ce que ces théologiens-poètes voulaient sauver : la part de la présence d’un divin à l’intérieur de l’homme qui fût naturel à l’homme. C’était là pour l’augustin Luther attenter à la souveraine gratuité de la grâce. Au contraire, la vision de la justification chrétienne chez ces théologiens-poètes, augustins également, de Gilles de Viterbe à Seripando, combinait à cet esthétisme de la grâce poétique une théologie extrinséciste de la grâce au terme de laquelle celle-ci n’était plus considérée comme un "habitus entitatif" mais comme un principe d’imputation extrinsèque des mérites du Christ aux pécheurs.
11Il n’est pas sans intérêt de noter chez ces théologiens-poètes, inspirateurs de la théorie de la double justification qui devait être par eux soutenue au Concile de Trente en 1546, un réel pessimisme concernant l’existence chrétienne. L’humanisme ne correspond en rien à l’optimisme béat des manuels d’histoire ou de littérature. S’agissant de ces platonisants de la Renaissance des XVe et XVIe siècles, il faut dire, au contraire, qu’ils se font de la nature de l’homme une vision pessimiste puisque son salut et sa rédemption à l’égard du péché ne peuvent lui venir que du dehors. Ils considéraient que la part de justice réelle inhérente - celle que la poésie actualise effectivement dans l’âme - demeurait insuffisante pour le salut et qu’était nécessaire l’application de la justice du Christ à l’homme par un acte d’agrément de la part de Dieu.
12 La nostalgie, la tristesse qui imprègnent la sensibilité de l’artiste et du poète de la Renaissance trouvent là leur explication. En prenant la place de la vision de la grâce mystique, principe d’union à Dieu, la grâce esthétique ne parvenait pas à combler la distance qui sépare l’âme du désir naturel qu’elle en a. Une second approche se révélait donc nécessaire que seule procure l’imputation de la justice du Christ et l’agrément de la part du Père7.
13Pic de la Mirandole (†1494), plus encore que Gilles de Viterbe, montre à quel point l’idéologie théologique débouche à la fin du Moyen Age sur la théologie esthétique de la Renaissance. Il se réfère expressément au courant de la pensée d’un Henri de Gand pour poser ce principe fondamental de la mystique de la Renaissance des poètes qui deviendra celui de la théorie de la mystique des Lumières au cours du XVIIe siècle, à savoir qu’il y a une lumière supérieure à celle de la Foi, accessible en cette vie sur terre. Parmi les treize conclusions qu’il tire de Henricus Gandavensis, on lit en effet (et c’est la première) : "Datur lumen superius lumine fidei in quo theologi vident veritates theologicæ8".
14Tel est le fondement de la théologie esthétique dont Pic de la Mirandole a construit la théorie mieux que personne en son temps. Ce fondement n’est là que pour occuper le vide creusé dans l’intelligence chrétienne par la naturalisation de la foi qui a cessé, pour ces théologiens, d’être un habitus entitatif surnaturel divinisant. Dans son Trattato di amore, Pic a résumé l’essentiel de sa théologie poétique, dans un commentaire sur une canzona de Jérôme Benivieni dont le sujet portait sur "l’Amour divin dans l’esprit et selon l’opinion des platoniciens"9.
15Les "philosophes contemplatifs", nous apprend-il, savent qu’il existe trois amours propres à l’homme : l’amour bestial et irrationnel, l’amour humain et rationnel, et l’amour angélique et intellectuel ; que le premier est un désir d’union corporelle à la beauté sensible qui procède de l’illusion du jugement qui laisse entendre que la beauté sensible naît du corps ; que le second est un désir d’union à la beauté immatérielle que le jugement de la raison sait percevoir à travers les espèces sensibles de la beauté. La plupart des hommes se tournent vers l’un de ces deux amours. Mais ceux dont l’entendement est purifié par le studium philosophique et illuminé pour reconnaître que la beauté sensible est l’image d’une autre beauté plus parfaite, la beauté céleste, laissent là l’amour bestial et l’amour humain pour se tourner vers le désir de la beauté céleste : cela est rendu possible parce que dans l’intellect humain demeure présente l’empreinte éternelle et substantielle d’une telle beauté. C’est là le troisième amour qui, dans une certaine mesure, donne déjà l’avant-goût de la beauté céleste. Celle-ci est présente dans la mémoire et ceux d’entre nous qui s’élèvent vers elle et persévèrent dans cette élévation mentale obtiennent finalement l’amour angélique et intellectuel. Ainsi se réalise pour eux la parole de l’apôtre Jean qui illustre le fait qu’un tel amour, bien qu’il est premier en nous, se trouve enfoui dans l’oubli jusqu’au moment où nous en prenons conscience : "La lumière brillait dans les ténèbres, mais ils ne l’ont pas reçue10".
16Ceci dit, Pic enseigne qu’il y a six degrés de l’échelle d’amour qui permettent à l’âme descendue du ciel dans le cœur de l’homme de remonter vers son lieu divin, en suivant dans le sens ascendant le rayon émané de la céleste beauté. Cette remontée s’effectue à travers le corps, c’est-à-dire le monde sensible dont l’instabilité est symbolisée par l’eau, à travers l’esprit c’est-à-dire la nature rationnelle et le cœur qui constituent la substance de l’âme rationnelle, symbolisés par l’air, et enfin par l’esprit (la mente) c’est-à-dire la nature angélique symbolisée par le feu. Au terme, l’intellect participe à la source de la lumière, au premier soleil intelligible, c’est-à-dire à Dieu11. L’anthropologie et la noétique de Pic sont typiquement idéologiques.
17Les âmes humaines, avant d’être unies à un corps terrestre, ont le privilège de communiquer directement avec le monde intellectuel et de pourvoir aux soins du monde sensible, comme l’enseigne Platon (Phédon) ; elles le perdent lorsqu’elles descendent dans le corps. Elles sont alors comme scindées en deux, livrées à la contradiction interne qui les empêche de vaquer simultanément à la contemplation de l’intelligible et aux soins des réalités sensibles : la vision des unes les détourne de la vision des autres. La noétique enregistre cette division interne et c’est pourquoi la purification de l’intelligence procède à partir de l’image que l’on forme en soi-même du beau corps visible progressivement dépouillée de la matière afin de parvenir à contempler rationnellement la beauté universelle des corps. Une fois que l’âme a hébergé en soi la figure qu’elle a reçue du monde sensible, celle-ci demeure présente à l’esprit et dans le cœur au titre du concept universel de la chose contemplée dans le monde des corps. Pour pouvoir passer au-delà et franchir en quelque sorte la frontière qui sépare le corps de l’âme, bref pour retourner vers son lieu divin, un don céleste est requis. c’est ce don qui permet à un petit nombre d’hommes de parvenir au dernier degré où l’âme devient capable de "réformer" cette espèce universelle, ce concetto universale afin de se tourner vers l’image de la beauté idéale à laquelle elle participe dans l’intellect (la mente). La réforme du concept (reformatione del concetto) marque le moment où l’attrait de la lumière céleste se fait sentir divinement ; c’est un don rare et céleste : "Raro et celeste dono"12.
18La contemplation intellectuelle ne peut être qu’extatique. Pic n’hésite pas à se référer ici au rapt de saint Paul et l’on sait qu’il se proposait d’en parler longuement dans son commentaire du Banquet de Platon. Les philosophes contemplatifs parviennent donc à se séparer du corps de telle sorte que leur âme recouvre sa dignité première. De perfection en perfection, ils croissent de telle sorte qu’unissant leur âme en toutes choses à l’intellect, d’hommes qu’ils sont ils deviennent anges. Pic devient lyrique au terme de son commentaire du poème de Girolamo Bieniveni13. L’amour angélique enflamme l’âme, la transforme dans le feu de l’amour et l’élève enfin jusqu’au ciel intelligible où elle parvient à se reposer heureusement dans les bras du premier Père. Platon imitateur des saintes Lettres des Hébreux, n’a rien dit d’autre, pas plus que Denys l’Aréopagite. De la mythologie gréco-latine à la Bible et au Cantique des Cantiques, c’est le même enseignement qui est prodigué aux "philosophes contemplatifs".
19Marsile Ficin, prêtre-philosophe a systématisé ces idées dans ses deux ouvrages De Christiana Religione et la Theologia Platonica. Le même fondement théologique décide du système idéologique : la foi humaine ne suffit pas. La prédication de la foi ne suffira pas à ramener les incrédules qui se plaisent dans l’étude des poètes profanes, des péripatéticiens négateurs et contempteurs de la Religion, c’est la religion philosophique qui réalisera ce miracle. Marsile Ficin pense que le seul moyen qui demeure à la mesure de la bonne volonté de ses contemporains ne peut être que celle d’une certaine religion philosophique (philosophica quædam religio14) : c’est la philosophie du divin Platon.
20Platon est le seul philosophe, pense Ficin, avec tous ses confrères théologiens-poètes, qui s’occupe des choses divines -seules réellement existantes- et pas des choses naturelles qui n’ont qu’une réalité apparente. Il est donc seul capable d’être un bon guide. La philosophie d’Aristote est le chemin qui conduit à la sagesse de Platon, dans laquelle se trouvent conjointes les deux voies de la philosophie et de la religion. Il traite divinement des choses naturelles et Aristote naturellement des choses divines. Aristote nous procure la science, mais Platon la sagesse et la béatitude.
21C’est ainsi que Marsile Ficin se flattait de surmonter le dualisme de la double Vérité qui, logiquement, devait contraindre ses contemporains à vivre en chrétiens sans y croire, à vivre comme s’ils avaient une âme immortelle et à prier un Dieu qu’ils jugeaient incapable de leur répondre15.
22En fait, sa religion philosophique ne pouvait compenser le vide que l’idéologie chrétienne avait ouvert dans la foi surnaturelle. Malgré son désir de restaurer la religion, le fait qu’il ne comptait pas sur la foi ressaisie dans son dynamisme spirituel divinisateur mais sur une philosophie chrétienne de substitution le condamnait, lui aussi, à substituer à la théologie chrétienne une religion naturelle de philosophe-poète assortie d’une super-structure miraculeuse et spectaculaire. La Theologia platonica de Ficin fonde les vérités chrétiennes sur les raisons platoniciennes constituant une sorte de religion commune accessible à la raison. A partir de là, les bons esprits philosophiques pénétrés de cette théologie doivent être conduits plus facilement à la vérité de la religion chrétienne, la meilleure espèce de religion. Et Ficin de conclure : "Je souhaite que la divine Providence confirme aujourd’hui cette religion commune par l’autorité et la raison philosophique, en attendant qu’elle confirme, comme elle le fit autrefois par des miracles éclatants, quand le moment sera venu, la vraie Religion"16. Rien ne montre mieux que cette conclusion le paradoxe de l’idéologie chrétienne. La providence est appelée à confirmer une religion naturelle qui ne doit d’exister que par suite de l’éclipse de la foi mystique. Le Dieu chrétien viendrait fonder une religion naturelle connue des anciens philosophes totalement étrangère à la foi et à la révélation en Jésus-Christ. Premier aspect du paradoxe.
23 De plus, la confirmation extrinsèque apportée à la religion philosophique serait assortie du déploiement de manifestations miraculeuses venant confirmer par ailleurs la vraie religion. Deuxième aspect du paradoxe. Il annonce d’une manière prophétique la future théorie de la mystique des Lumières, son miraculisme, son goût des manifestations extraordinaires de la grâce, son dualisme radical de la contemplation normale accessible à la raison et de la contemplation extraordinaire qui ne dépend plus de la foi, mais relève de l’ordre de la vision béatifique.
24 2. - Il n’est pas surprenant de constater que les thèmes d’inspiration des poètes de la Renaissance sont ceux que la théologie poétique a placés au centre de son idéologie. Tout d’abord, le dualisme de l’amour profane et de l’amour sacré et, plus profondément, le thème de la sacralité de l’amour profane, voie d’accès vers la béatitude d’un salut accessible à l’effort de l’homme.
25Le grand ancêtre que fut dans ce domaine Dante, la puissance de l’invention poétique de l’auteur de la Divina Commedia ne pouvaient qu’inspirer les poètes théologiens qui lui succédaient. Le premier en date, François Pétrarque, au milieu du XIVe siècle, les illustre merveilleusement.
26L’essence du lyrisme pétrarquiste est celle d’une âme consciente de la discordance interne de l’existence humaine (disuguaglianza). Une existence dispersée, partagée entre le sentiment de la caducité des choses humaines et le désir lancinant du divin. Une aspiration à l’éternité goûtée dans une stabilité spirituelle qui, sans cesse, échappe. Tel est le désir qu’il a poursuivi toute sa vie comme le plus contraire à sa nature et à son expérience vécue et qui est devenu chez lui une sorte de nostalgie métaphysique.
27On retrouve bien chez le poète de Laure le thème central de l’idéologie du Convivio dantesque et de l’idéalisation de Béatrice, la beauté qui pénètre par le regard et transporte vers la beauté intelligible et divine dont elle est le visage. Mais, plus profondément que ce thème omniprésent des yeux et du regard dans la poésie de la Renaissance, et le soutenant, nous trouvons exprimée la nostalgie pétrarquiste. Il s’agit de l’âme profonde du lyrisme moderne que les poètes de Pétrarque à Garcilaso de la Vega ont su exprimer d’une manière si fine et si pénétrante. C’est une nostalgie qui invertit l’espérance chrétienne en tant que celle-ci est la mémoire du futur.
28Observons en effet que la foi chrétienne transfigure l’espoir humain en espérance divine (comme saint Paul l’a montré dans Rm. 4, 18-25 à propos d’Abraham et de la promesse divine). La foi chrétienne met l’espoir humain en tension vers la plénitude du Royaume et par là vers la plénitude du désir naturel. Une telle espérance possède l’objet de la promesse et elle est par là mémoire du futur voulu et promis par Dieu. Une telle espérance ne saurait décevoir. Face à l’espérance ainsi analysée, la nostalgie poétique des pétrarquistes apparaît comme son inversion subjective : elle a relâché son rapport à la promesse et perdu de vue son objet divin présenté dans la foi. L’espoir humain n’est plus transfiguré. Au contraire, en quête de l’objet perdu de l’espérance, mémoire du futur, le poète passe à la nostalgie, désir du passé comme mémoire du passé désiré. La nostalgie apparaît comme une espérance en négatif où le passé est désiré comme le succédané d’un futur impossible. L’espérance et la nostalgie ont ceci de commun qu’elles arrachent à la succession de la temporalité, mais ce n’est pas de la même manière : l’espérance transporte vers la plénitude du Royaume de l’éternité commencée, la nostalgie enlise dans l’illusion de l’in-fini.
29La nature contemplée et l’amour désiré, l’une et l’autre dans leur perfection spirituelle mais dans le sentiment d’en être séparés consolent le poète. La femme qu’il désire, la nature qui lui parle ne sont que la projection d’une âme exilée, vouée à la contemplation de soi-même, et tenue à distance du Visage divin. Dans le contexte conflictuel de son époque, au milieu des malheurs de la patrie italienne, une théologie purement poétique n’est plus capable d’unifier mais au contraire d’aggraver les contrastes et les tensions au sein de la politique et de la spéculation. L’unité provient du discours poétique lui-même auquel renvoient l’action politique, la passion amoureuse et la religion elle-même. L’univers de Pétrarque est lyrisme et son lyrisme représente la plus fine expression de l’idéologie dans son approche esthétique.
30Mais, c’est au XVIe siècle, en Espagne, que l’inspiration du pétrarquisme originel devait trouver sa plus haute expression artistique. Depuis Dante, rien de comparable à la beauté et à la profondeur spirituelle des trois Eglogues de Garcilaso de la Vega († 1536). L’unité profonde de l’inspiration de l’idéologie chrétienne, telle qu’elle se trouve réfléchie dans la spéculation des philosophes-théologiens italiens du XVe siècle, anime ces trois œuvres. Leurs thèmes recoupent ceux des trois amours (bestial, rationnel, angélique). Le premier, dans la seconde Eglogue où le héros de la passion d’amour sombre dans la démence ; les deux seconds, l’amour rationnel et l’amour angélique dans la première et la troisième Eglogue. Disons simplement en vue de préciser la relation que ces chefs-d’œuvre entretiennent avec la pensée philosophique de la Renaissance, que l’amour malheureux de Salicio, qui s’efface devant son rival, illustre l’amour humain se grandissant par le pardon, qui consacre le lieu des amours terrestres comme le cadre prédestiné à la béatitude de l’amour parfait tel qu’il est possible d’en jouir ici-bas. L’amour malheureux de Nemoroso, tragiquement frustré par la mort d’Elisa, illustre à son tour non plus l’amour rationnel de Salicio son compagnon, mais l’assomption vers l’amour intellectuel et angélique. Un tel amour associe à l’espoir humain de la religion naturelle de l’amour poétique, l’espérance chrétienne entrevue comme à distance, mais présente et effective. Lorsque s’achève le chant de Nemoroso sa voix s’élève dans l’invocation. Elisa surgit dans la présence de la mémoire du futur qui relie désormais le cœur du poète à la figure d’un monde éternisé à travers le mythe du cercle de Vénus et du Paradis des chrétiens.
31C’est dans la dernière Eglogue que le poète a réalisé la plus haute expression du lyrisme de la sacralité de l’amour profane et produit le chef-d’œuvre de la poésie de la Renaissance. Dans le cadre pastoral de la Vega de Tolède, au pied de la Cité impériale, les nymphes brodent d’une main artiste les scènes mythologiques des amours malheureuses. L’une d’elles a choisi pour thème l’histoire de Nemoroso et d’Elisa et c’est ainsi que l’espérance entrevue à la fin de la première Eglogue, par le miracle de l’art, fait redescendre sur terre l’histoire humaine divinement consacrée. La description de la broderie à laquelle se consacre la nymphe permet au poète de rendre à nouveau présente celle dont il pleure l’absence dans le cadre d’une nature restaurée à sa surnaturalité mythique par la présence des nymphes pleurant sur la douleur humaine.
32 Cette vision idéaliste devait s’évanouir naturellement au milieu du siècle, lorsque la crise religieuse et politique que traversait l’Occident eut atteint un point de non-retour. Dans la deuxième moitié du siècle, l’idéologie chrétienne de l’harmonie de l’amour profane et de l’amour sacré, le mythe de la sacralité de l’amour humain fait place à la discordance et aux conflits. L’un des aspects les plus visibles de la culture de la deuxième moitié du siècle, c’est précisément celui de la dislocation du sacré et du profane. Tous les genres littéraires enregistrent ce nouveau régime de l’idéologie, qu’il s’agisse de la poésie lyrique ou du roman sentimental et picaresque.
33Particulièrement significative, l’agression que constitue, en Espagne à cette époque, le propos d’un rimailleur, Sebastián de Córdoba, de contrefaire a lo divino la poésie des Eglogues de notre Garcilaso. Les mots qui disaient dans leur langue poétique le mystère de la sacralité de l’amour profane se prêtaient en effet à l’artifice d’une transposition à l’amour sacré. L’aventure du poète-théologien selon le cœur de Gilles de Viterbe, de Ficin ou de Pic de la Mirandole pouvait être vécue par un chrétien plus naturellement encore et chantée sans nouvel effort en pillant Garcilaso. Pour l’auteur de cette entreprise littéraire, il s’agissait d’une œuvre pie de christianisation d’un érotisme considéré comme funeste chez un poète dont on admirait le talent.
34La combinaison du propos didactique et du pastiche poétique annonçait, chez Sebastián de Córdoba, en 1575, l’avènement futur du Baroque. Elle est pleine d’enseignements. Elle souligne, en premier lieu, le vice nominaliste du responsable qui prend prétexte de l’ambiguïté du langage de l’amour (il n’y a pas deux langages pour dire l’amour sacré et l’amour profane, mais un seul) pour prétendre pouvoir exprimer l’amour sacré dans les mots de l’amour profane. En poésie, moins qu’ailleurs, le mot n’est jamais un simple vêtement de la pensée, plaqué et donc interchangeable. Il fait corps avec la pensée ; mieux, en poésie, il est conçu par l’amour. Pour se dire, l’amour doit concevoir son propre langage, loin de l’emprunter. Le sens poétique fait justement percevoir que même lorsqu’ils usent des même mots pour se dire, l’amour sacré et l’amour profane ne parlent jamais réellement le même langage. On ne saurait confondre le langage de Pétrarque ni celui de Garcilaso de la Vega avec celui de l’Esprit-Saint lorsqu’il inspire au poète le Cantique des Cantiques. Il serait saugrenu d’imaginer que pour chanter l’union de l’homme avec lui, Dieu ait emprunté à l’amour humain le langage de son érotisme. Lorsque Dieu choisit de se dire lui-même dans le mystère de son amour insondable, il a bien recours aux mots de l’amour humain ; mais, ce faisant, il ne les "spiritualise" pas à la manière des contrefacteurs dévots en les plagiant pour les "diviniser". Il les parle, voire tout crûment. Si l’on ose dire, l’idée ne lui vient pas de "moraliser", de "christianiser" la poésie profane jugée pestilentielle et dangereuse pour l’âme. Ce n’est pas sa manière. Lorsqu’il divinise, Dieu choisit de parler le langage même des hommes et, s’il le faut, le langage de leurs amours ; mais il a le secret, propre au créateur et au rédempteur, de faire dire aux mots de ce langage érotique un amour saint, humano-divin, celui du véritable amour spirituel.
35Le génie créateur des poètes procède pareillement, témoin, presque dans les mêmes années, entre 1578 et 1583, saint Jean de la Croix, dont le génie poétique divinisé exhalait un chant prodigieux, riche des harmoniques d’une passion humaine authentiquement "divinisée". Que se passe-t-il dans la poésie de l’humble Carme déchaussé ? Cette voix se frayait un passage entre les mots anciens et nouveaux : elle chantait la victoire d’un combat spirituel, d’une spiritualisation libératrice de la chair et de l’intelligence, radicalement opposée à celle que prônaient à l’envi poètes et philosophes contemplatifs de l’Ecole de Platon. Jean de la Croix prêtait l’oreille à la rumeur du véritable amour humain et la merveille de la création poétique opérait dans le cœur du mystique : à l’écoute du chant sacré de Garcilaso, Jean de la Croix percevait à travers le charme de la suave beauté qui suspend et ravit merveilleusement le lecteur du poète profane, l’ineffable présence du Dieu caché mort par amour de l’amour de l’homme.
36De Garcilaso à saint Jean de la Croix, la merveille poétique jamais égalée illustre le drame de l’idéologie chrétienne dans son rapport à la mystique surnaturelle.
37Pour comprendre le mystère de la poésie de saint Jean de la Croix, il faut se référer au mystère de la mystique chrétienne lui-même. La foi surnaturelle est à l’image du Dieu qui s’y livre et qui crée et recrée toutes choses en les sanctifiant. Jean de la Croix était né poète, sensible au mystère de l’exister et de la présence d’immensité de Dieu créateur entrevu dans es créatures, mobilisant le désir naturel, inspirant à l’âme une soif insatiable. Mais il a renoncé volontairement à jouir de ses dons de poète, renoncé aux prestiges des mots du langage humain incapable de dire ce que dans l’amour du crucifié il percevait comme saint François : son Seigneur et toutes choses. En les perdant pour Dieu, il a regagné ses dons de poète pour l’éternité. De cela, même à notre niveau terrestre, nous sommes tous persuadés.
38Ce n’est donc pas par les voies de la théologie poétique définies par les théologiens-poètes de la Renaissance17 que Jean de la Croix s’est acheminé à la possession du secret ineffable de la divine poésie. Dès le départ de son itinéraire mystique, il avait abandonné cette voie, comme en témoigne le petit dessin du Mont Carmel où figurent les deux voies d’imperfection du sens et de l’esprit.
39De même, s’éclaire ainsi la nature du langage mystique de saint Jean de la Croix. Il n’est pas antérieur à l’expérience de l’union secrète qui s’opère dans la foi obscure, comme s’il était là en tant qu’instrument langagier dont on se sert a lo divino. Il est intérieur à l’expérience elle-même, et c’est pourquoi il est perçu par le lecteur comme chargé d’une plénitude de grâce à l’image de la divine communication propre à la mystique. Il ne dit qu’une chose à qui sait l’entendre à travers sa confidence et l’extase parmi les créatures : "Secretum meum mihi".
40Poésie secrète qui emprunte à la Bible ses figures et ses mots parce qu’elle n’en a pas d’autre que ceux qui disent le mystère du don de Dieu et la présence du Dieu donné. Poésie secrète parce que confidente d’un secret qu’elle nous révèle à nous, pauvres mortels qui demeurons au bord de l’abîme de la foi.
41Poésie sans apprêt, née sans effort apparent en vue de respecter rime et mesure conventionnelles d’une versification savante. Poésie sans prétention à devenir moyen, instrument d’initiation "mystique" à la poésie, fût-ce à la poésie pure. Ce n’est donc pas en suivant en poète les pas de saint Jean de la Croix que l’on se prépare à réaliser le saut dans la foi auquel sa poésie nous convie : c’est en entrant comme lui, le livre refermé, tout silence fait, dans le mystère du secret de la beauté cachée.
42"C’est un univers de grande beauté, sacré dans son être même, qu’habite intimement l’efficace de la toute-puissance divine, nourriture inépuisable d’une réflexion philosophique et théologique que sa nature propre apparente à celle de la spiritualité18".
43Lorsqu’il écrivait ces lignes, Etienne Gilson ne songeait pas à saint Jean de la Croix, le mystique, mais à saint Thomas, le théologien. "L’extraordinaire univers, si naturellement naturel à la fois et si surnaturellement chrétien (...) où chaque créature douée de son être et de son efficace propres n’en opère pas moins qu’en vertu de l’efficace divine, dont son être est d’être l’effet, et en vue de Dieu qui, comme il en est la cause, en est la fin."
44Et pourtant, ces lignes sont le parfait commentaire de l’expérience des créatures dont avait parlé saint Jean de la Croix (en songeant à saint François) dans les Strophes de l’Epouse comme il avait intitulé lui-même le poème qui devait devenir le Cantique spirituel d’aujourd’hui.
45C’est tout d’abord lorsque les créatures déclarent elles-mêmes (strophe 5) que l’Aimé qui a tout créé a répandu mille grâces parmi les créatures et qu’en posant sur elles son regard, rien que par son visage tourné vers elles, il les a revêtues de beauté. "Ceci eut lieu", commente saint Jean de la Croix, "au jour qu’il se fit Homme, rehaussant par là l’homme d’une beauté divine et par suite, toutes les créatures en l’Homme, puisqu’il s’était uni en l’Homme à la nature de toutes les créatures19". C’est enfin dans la perfection de l’union d’amour, lorsque l’épouse peut dire au Bien-Aimé :
Allons nous voir en ta beauté,
Sur la montagne ou la colline,
D’où s’écoule l’eau pure.
46Elle veut dire, commente saint Jean de la Croix, communique-moi la beauté de la sagesse de Dieu qui est le Fils de Dieu, le Christ en son mystère. Et aussi cette sagesse et ses secrets que disent ces créatures et ses ouvrages, car c’est encore là une beauté dont l’âme veut se voir éclairée dans la connaissance de la sagesse de Dieu qui lui est communiquée dans l’intelligence dépouillée d’accidents et d’images sensibles (35, 3, e ; 35, 4, b).
47Face à saint Jean de la Croix qui illustre la redécouverte, en pleine Renaissance, à l’intérieur de la foi chrétienne, de sa poétique propre, le grand poète et théologien augustin Louis de León illustre, à l’inverse, la synthèse achevée des aspirations théologiques, philosophiques et esthétiques de l’idéologie chrétienne. Le Cantique spirituel signifiait la manifestation de la dimension esthétique du mystère chrétien qui avait inspiré au Moyen Age l’art humain sous toutes ses formes, de l’architecture des cathédrales à la fiction de la Queste du Graal et du premier Roman de la Rose. Les fameuses Odes de Louis de León exprimaient, au contraire, l’aspiration de l’âme chrétienne douloureusement déchirée entre terre et ciel, tout entière tournée vers le sur-monde des réalités idéales dont les réalités visibles sur terre ne sont qu’une pâle copie.
48Les thèmes des Odes dérivent en droite ligne de l’idéologie et de la cosmologie dualiste que Louis de León empruntait à Henri de Gand. Ils mettaient en œuvre la disjonction entre l’idée et la chose, entre le ciel des idées et la terre des apparences. Le poète est un mystique frustré de la présence intime de l’Aimé, un exilé dans la prison du corps et des vaines apparences d’un monde qui semble n’être créé que pour rire (de burlas). L’âme en réalité ne puise pas sa nourriture aux choses de ce monde mais à la région de la lumière, au ciel duquel elle est destinée et, si Dieu le veut, promise. Dans son exil, la contemplation nocturne du ciel étoilé lui tient lieu de la contemplation mystique des mystères approchés selon le mode d’union propre à la foi. L’harmonie aussi, la musique qui retentit aux oreilles, ainsi que le spectacle de la sereine beauté qui règne dans le paysage en repos. Autant de grâces naturelles dont la nature est esthétique et qui peuvent être de surcroît gratifiées par les faveurs extraordinaires que Dieu destine aux âmes qui s’exercent à la pratique ascétique des vertus chrétiennes héroïques. Sous cet aspect, nous l’avons vu, Louis de León sert d’intermédiaire entre les théologiens poètes platoniciens de la fin du XVe siècle et les théologiens scolastiques de la mystique des Lumières du début du XVIIe. Grâce à lui, nous repérons la continuité qui, des uns aux autres, relie ces deux époques de l’idéologie chrétienne dans l’approche de la religion poétique20.
49 3. - Mais c’est dans la création romanesque que l’idéologie chrétienne, passée la période du spiritualisme esthétique de la Renaissance, a développé son dynamisme conflictuel, la vision contrastée de la théologie esthétique idéaliste et utopique et de la théologie politique matérialiste et cynique.
50Dès le début du XVIe siècle, on observe cette discordance entre les deux visions de l’existence humaine bien visible dans le grandes productions, principalement italiennes, de Boccace au Tasse en passant par Boiardo, chez qui la vision critique engendre le comique de la Burla et la vision cynique qui inspire la pensée politique elle-même chez Machiavel.
51C’est néanmoins dans l’Espagne du XVIe siècle que ce phénomène prend toute son extension : l’inspiration de la théologie esthétique qui nous avait valu la création du mythe lyrique de la pastorale avec Garcilaso de la Vega devait féconder à son tour la création romanesque. Le premier roman pastoral, La Diane de Montemayor, promis à une longue postérité qui ne s’achève au siècle suivant en France qu’avec L’Astrée d’Honoré d’Urfé, met en œuvre le puissant ressort de la rêverie poétique et de la nostalgie. L’Eglogue pastorale de la poésie lyrique fécondait ainsi tout un courant de création littéraire hautement représentatif de l’idéologie chrétienne. Mais simultanément, c’est en Espagne qu’apparaît le roman de la rupture idéologique qui rend manifeste la conflictualité essentielle que recèle l’idéologie chrétienne, La Célestine de Fernando de Rojas. Cette tragi-comédie met en relief non seulement la contrefacture des arts du divin signifiée par le nom de la protagoniste, l’entremetteuse sorcière dont les agissements parodient les prévenances de la divine providence, mais l’ambigüité de l’érotisme de la théologie esthétique dont le jeune galant Calixte est l’adepte. Rojas a stigmatisé, dans la description du stratagème de la séduction de la jeune Mélibée et dans sa chute, la perversité radicale de la religion de l’amour platonique. Il l’a fait dans les toutes dernières années du XVe siècle en grand poète dont la prose annonce déjà la puissance d’invention des plus grands dramaturges de Shakespeare à Calderón.
52Rojas avait fait jaillir la source d’où devait se répandre le courant que jalonnent les grandes œuvres de la littérature picaresque espagnole, de l’autobiographie fictive du Lazarillo de Tormes au Guzmán de Alfarache et au Buscón. Le genre picaresque représente l’exacte contrefacture du genre pastoral et de son ancêtre le roman de chevalerie. Tout au long du XVIe siècle et jusqu’à Cervantes, ce dernier a survécu. Le culte de l’honneur et de la Dame se voit cyniquement inversé dans la vision en raccourci du gueux pour qui l’honneur est synonyme d’infamie et la Dame de lupanar. Le pícaro persévère péniblement dans l’être non plus au niveau de son enracinement dans l’idéal, mais dans son enlisement dans le trivial. La lutte pour l’existence, la lutte pour la vie aiguise son esprit autant, sinon plus, que la haute spéculation des philosophes-théologiens. A la limite c’est lui, le pícaro parvenu, vrai personnage social, qui fait la leçon aux moralistes de l’Ecole : Guzmán a sa doctrine théologique et philosophique. Elle est l’exacte contrefacture pessimiste de celle qui a cours et qui va se développer dans les collèges de l’honnête homme que sont les Collèges de la Compagnie de Jésus.
53Cette vision violemment contrastée, qui s’impose progressivement depuis le milieu du XVIe siècle devait s’affirmer jusqu’à la fin du siècle suivant dans toutes les créations littéraires et artistiques du Baroque espagnol. La caractéristique de cette époque réside dans ce phénomène de la simultanéité des deux visions idéaliste et cynique entre lesquelles se partage l’idéologie.
54On peut esquisser à grands traits le fondement théologique de ces créations, les traits généraux de l’idéologie de l’âge baroque.
55Tout d’abord, la distinction poussée jusqu’à la scission et l’opposition de la nature et de la grâce. Dénonçant comme illusoire la vision harmonieuse de l’humanisme chrétien de la Renaissance, les contemporains de Mateo Alemán, de Cervantes, de Tirso de Molina, de Gracián et de Calderón n’auront de cesse qu’ils n’aient exploité toutes les ressources de la discordance de la nature et de la grâce. Le radicalisme baroque qui allait s’exprimer au même moment, comme nous l’avons vu dans le sens nouveau donné aux mots naturel et surnaturel par les théologiens de l’Ecole, s’est manifesté à travers les thèmes et les mythes de la poésie, du roman, du théâtre tout au long du Siècle d’Or espagnol de 1580 à 1680. Tout se passe comme s’ils avaient vécu ce que philosophes et théologiens avaient pensé dans le cadre de l’extrinsécisme dans les relations de la nature et de la grâce, d’un naturalisme assorti d’une superstructure sur-naturelle plaquée, d’une grâce divine qui se conforme à la manière toute humaine de désirer et d’aimer, et qui finalement s’accommode à l’humain et se laisse mesurer par lui, d’une existence humaine partagée entre la profanité pure et la dévotion bigote.
56L’idéologie chrétienne aide à mieux comprendre les productions littéraires et artistiques de cette époque. L’artiste baroque a sa théologie implicite et c’est celle de l’idéologie chrétienne.
57L’intuition maîtresse, le trait majeur de sa volonté artistique, le principe mental qui informe toutes ses productions apparaît dans sa conception de la nature selon l’extrinsécisme de la nature et de la grâce. Le "naturalisme" artistique en découle. Si les peintres baroques récusent l’idéalisme et se montrent passionnément attentifs à la réalité concrète, ce n’est pas parce qu’ils en sont épris et qu’ils s’y complaisent comme dans l’unique réalité (ce naturalisme-là sera celui du XIXe siècle positiviste). Tout au contraire, c’est parce qu’ils sont épris d’une autre réalité, de la réalité idéale, invisible que le monde revêtira lorsqu’il sera divinement achevé. Le monde qu’ils peignent est perçu d’autant plus intensément qu’il est en quête d’une présence à lui-même qui le jette au-delà de lui-même. Finalement, s’ils créent un art naturaliste en rupture avec l’art idéaliste de la Renaissance et de son hermétisme, ce n’est pas parce qu’ils ont cessé d’être épris de la réalité idéale, c’est parce qu’ils conçoivent celle-ci "en chrétien" et qu’ils ne la situent plus dans notre monde, mais dans le monde qu’ils espèrent et qui n’est pas encore le nôtre. Entre cette réalité idéale et la réalité qu’ils peignent, la relation n’est plus sentie comme continue, mais discontinue, et c’est là ce qui caractérise la sensibilité de l’artiste baroque peintre ou poète : l’espérance chrétienne n’est pas vécue comme la présence intime et pacifiante d’une éternité en germe dans le temps, mais comme une certitude abrupte et déchirante qui entretient une vision désabusée de l’existence.
58C’est parce qu’il a cessé de s’abuser sur l’idéal, utopie politique, rêverie lyrique, qu’il invente ses thèmes, ses mythes, ses techniques non seulement en se séparant de la vision du monde artistique de la Renaissance, mais en le contrefaisant. Le regard de l’artiste ne traverse plus la réalité sensible des êtres et des choses pour les arracher aux circonstances de temps et de lieu qui les individualisent, et les restituer à leur forme parfaite, reflet de l’archétype ; il se pose sur eux pour les faire être tels qu’ils sont, dans le temps et l’espace, en faisant appel à toutes les ressources des sens et de l’illusion des sens pour leur donner force de présence dans ce monde-ci. L’homme que mettent en scène le théâtre, le roman, la poésie baroques éprouve qu’il n’est plus le héros surhumain de l’épopée, ni le berger idéalisé de la pastorale, mais l’homme affronté à la réalité d’un quotidien dont la fonction est de le désabuser d’un idéal fictif et de lui ouvrir les yeux sur une éternité qui ne s’accommode plus de sa réalisation mythique.
59Cette expérience du désabusement (desengaño) a été vécue selon des nuances qui constituent la grande richesse psychologique de la création baroque en Espagne. Elle s’exprime dans le pessimisme picaresque, dans la vision burlesque (des Songes de Quevedo).
60Quevedo est, sans doute, l’écrivain qui a réagi le plus nerveusement à la prise de conscience de la schizo collective latente dans la mentalité de l’Espagne baroque. Incapable de la dominer personnellement, comme le révèle son agressivité à l’égard de sainte Thérèse dans l’affaire du Patronato de l’Espagne où il lui préfère saint Jacques matamoros, Quevedo lui prête sa voix dans tous ses écrits satiriques. Sa lucidité est géniale dans l’analyse de la dislocation personnelle et collective du moi.
61Le rire de Quevedo ne départage pas le Diable et le Bon Dieu. Il est d’une hétérodoxie insaisissable et inquiétante, propre à la théologie décadente de son temps dont elle est la plus intelligente des expressions profanes. La confusion mentale à laquelle la crédulité à l’égard du merveilleux avait conduit les dévôts et qui devait se traduire dans les divers aspects de l’ambiguïté intérieure, du Quichotte à Molinos, explose chez Quevedo en un feu d’artifice verbal où le castillan atteint le comble de son expressivité. Mais il s’agit d’un comique vengeur dont l’ambiguïté est saisissante. Quevedo homme du Diable, ou homme de Dieu ? Diablo predicador plutôt.
62Car il prêche et il a sur la Providence de Dieu et sur le Jugement dernier une vision en raccourci tantôt comique, tantôt grave. Le contraste entre le style du moraliste chrétien et celui du satirique baroque est atténué au point de disparaître dans la déformation que la vue cavalière proprement quévédesque fait subir aux thèmes de l’orthodoxie catholique. Le Jugement dernier, en particulier, revêt l’apparence d’une Apocalypse de dérision où se fait cruellement sentir l’absence du Christ en majesté, Juge des nations et créateur de l’univers nouveau, d’auprès de qui descend la Jérusalem sainte (Apoc. 2,15 ; 20,11 ; 21,2). La vie future y trouve, sous la plume de Quevedo, son prélude burlesque, celui d’un jugement grand-guignolesque sans portée métaphysique ni religieuse réelle. Entre Jean, l’exilé de Patmos pour sa foi au Christ, et le courtisan tombé dans la disgrâce d’Olivares, la distance est incommensurable. La vision prophétique s’est dégradée, chez notre diable de prédicateur, dans la vision drolatique de la comédie humaine saisie sur le vif dans le piège de la Hora, kairos dérisoire, pour une fois démasquée par l’Occasion qui se venge en agrippant les hommes, surtout les femmes, au vol en train de substituer à leur être vrai un semblant d’être de pure apparence.
63Mais l’expérience du désabusement s’est exprimée chez Quevedo également dans ses sonnets érotiques majeurs, et là elle atteint les sommets. Les fameux Sonetos a Lisi invertissent le thème augustinien de la dispersion temporelle et de la dissipation psychique. L’absolutisation de l’éros a pris la place de la quête de l’agapè. Chez Quevedo la problématique est celle de l’amour platonique de la Courtoisie dantesque et pétrarquesque, tandis que chez saint Augustin, l’éros était sublimé grâce à l’ascèse recueillant le moi dispersé : de ce fait l’intensio temporis réalisée par la conversion à Dieu, véritable victoire remportée sur la temporalité, ne parvient plus à s’exprimer qu’en idée, à travers l’étrange création visionnaire de l’amant dégagé de sa condition charnelle, mais toujours brûlant d’amour : "Cendre serai, mais cendre d’amour".
64Dans l’œuvre de Cervantes, au contraire, l’expérience du desengaño s’auréole d’une indulgence esthétique qui imprègne la réalité la plus vulgaire ; loin d’accabler celle-ci, l’expérience du désabusement semble avoir été chez Cervantes pacifiante, illuminante, profondément évangélique, donc en fin de compte redevable d’un esprit qui n’est plus celui de l’idéologie chrétienne, mais de la mystique. Baroque encore, comme nous allons le voir, le desengaño d’un Sigismond lorsque, échouant à réaliser ses folles ambitions, il se jette dans la pensée de l’éternel en condamnant la vie aux Songes ; baroque enfin, la révolte d’un don Juan contre la leçon morale de Sigismond lorsque, renversant le choix idéologique du désenchantement baroque, il se jette dans le transitoire, opte pour le jeu de l’illusion dans un sombre défi qu’il lance à l’Eternel.
65Quant aux techniques de la forme, elles s’éclairent également à la lumière de la structure de l’idéologie. Le sort que les architectes baroques font courir aux formes classiques, par exemple. S’ils les brisent, s’ils les ouvrent, c’est pour signifier qu’elles sont seulement en mouvement vers la forme parfaite ; s’ils les assemblent dans un apparent disparate, ce n’est pas parce qu’ils auraient perdu de vue le principe d’unité qui les distribue dans les œuvres classiques, c’est parce qu’ils l’ont placé en dehors d’elles-mêmes.
66 Du même point de vue, on peut analyser la création métaphorique et allégorique de l’art baroque. L’artiste baroque continue d’établir entre son âme et l’art divin une analogie ; mais à la différence de l’artiste de la Renaissance, il n’assimile plus son art à l’art divin à travers le symbole, dans la mesure où la vue de la beauté du monde l’élève à la contemplation de la beauté du modèle idéal et divin dont son œuvre est le reflet : il conçoit son âme comme analogue à l’art divin au plan du mode humain de la connaissance par concept. Celui-ci prend la place de l’idée et fonctionne dans la disjonction du visible et de l’invisible alors que l’idée fonctionnait dans le symbole de leur union21.
67La noétique de l’idéologie contemporaine fournissait à point nommé la notion dont l’artiste baroque avait besoin pour sa création métaphorique : nous l’avons vu, elle substituait le concept à l’idée et tournant l’attention non plus vers le monde idéal signifié par l’esse objectivum de l’idée, mais vers le monde des choses visibles que désignait le concept. A partir de là, l’on peut analyser la genèse de la métaphore du type mariniste et gongoresque. Lorsque le philosophe explique que dans ce que nous connaissons dans la perception du monde sensible, ce n’est pas seulement ce monde rendu présent dans l’esprit mais bien le concept lui-même auquel correspond dans le monde sensible quelque chose qui lui ressemble, il devient loisible de distinguer deux modes d’être de la réalité créée : l’être-là de la chose en tant qu’elle existe dans le monde sensible, le Dasein de la phénoménologie contemporaine, et l’être de la chose en tant qu’elle subsiste dans l’intellect comme objet de la connaissance. C’est cet "être objectif" de l’idée de la chose que l’artiste baroque entreprend de faire briller dans son œuvre et non plus un reflet de l’être idéal de la chose tel qu’il subsiste au-delà de l’idée accessible à l’homme dans l’entendement divin. Dieu crée à partir des idées archétypes ; mais ce n’est pas parce que l’artiste humain créerait ses œuvres en partant de ces mêmes idées, comme de leurs modèles idéaux, qu’il ressemble à Dieu : c’est en tant qu’il n’est pas un simple imitateur de seconde main de la réalité sensible, mais un créateur qui travaille de première main à partir de ses propres idées.
68L’attitude mentale de l’artiste baroque est celle de l’idéalisme contrarié par un réalisme du concept. L’œuvre qu’il crée n’a pas pour fonction de révéler la spontanéité spirituelle de la nature restituée à sa pureté mythique dans sa participation à l’idée divine (c’est là la fonction de l’art pour les grands Italiens de la Renaissance) ; mais de substituer à la nature imparfaite de l’expérience quotidienne une représentation parfaite conforme au double mental qui lui correspond dans la pensée de l’artiste, en donnant corps à celui-ci. L’œuvre d’art cesse ainsi d’être le miroir où se reflète un monde invisible pour devenir le miroir emblématique du monde visible.
69C’est ce qui explique la prédilection des poètes baroques pour la beauté artificielle, leur application à substituer à une nature sublimée perçue dans sa spontanéité une nature artiste qui élève le quotidien à la dignité du mythe. Là est le secret de la création linguistique et artistique d’un poète tel que Góngora, l’explication du dédain qu’il affiche face à la poésie vulgaire et triviale de son rival le grand Lope de Vega. C’est la métaphore qui réalise cette alchimie esthétique. Oiseau chanteur, lyre inquiète, violon ailé, voir douce clochette de plumes sonores. L’artifice consiste à recourir au monde des objets sensibles pour fabriquer et matérialiser une sorte de concept de l’oiseau qui vole, qui chante, sa réplique conceptuelle sensible, ici des objets produits par l’art humain : lyre, violon, sonnaille. L’ingéniosité poétique matérialise un double objectif de l’oiseau qui vient se substituer à l’oiseau tel qu’il existe dans la nature ; il le valorise esthétique ment dans la mesure où l’artiste s’est fixé pour but de promouvoir l’objet naturel dont la réalité sensible est imparfaite et caduque, au plan supérieur des réalités qu’il possède dans la pensée. Artificieuse, ingénieuse, la métaphore baroque a pour fonction d’orner les productions naturelles en faisant jouer le contraste entre ce que la nature produit et ce que produit, à partir d’elle, le génie humain ; elle traduit une conception intellectualiste de l’âme, créatrice d’une beauté décorative plaquée sur la nature et dont l’essence n’est plus symbolique, mais allégorique et emblématique.
70En réalité, la vision baroque fondée sur la conscience vive de la conflictualité idéologique se révèle globalement être plus assimilatrice qu’éliminatrice face à l’idéalisme de la Renaissance. Elle englobe à son tour l’art humain tel qu’elle le conçoit dans l’art divin plus magnifié encore que chez les Renaissants. Car la nature n’est pas seulement présente à la conscience de l’artiste baroque comme un donné brut qui attend de lui qu’il l’élabore en le marquant du sceau de sa pensée, elle l’est aussi comme un donné élaboré par Dieu et qui porte encore l’empreinte de son Verbe. C’est pourquoi l’univers artistique du baroque n’est clos que sur les seuls produits artificiels de l’intellect humain qui viennent doubler l’univers sensible ; il est simultanément ouvert sur ce que Dieu produit dans cet univers sensible pour y manifester son Intention.
71L’artiste baroque et son public s’enchantent au spectacle de la beauté naturelle dans la mesure où elle est le théâtre des artifices de l’Art Divin ; ils sont ravis par la splendeur des miracles de la lumière -la gloire de l’aurore ou des couchants- le jeu des merveilles des eaux miroitantes et la beauté des perspectives. Ils inventent l’Opéra comme le lieu où se manifestent tous ces prodiges tels que l’art humain s’est rendu capable de les imiter avec ses machines et ses décors. Ils se réconcilient avec la beauté naturelle, parce qu’elle leur inspire un sentiment passager du sublime lorsqu’elle devient comme une image parlante d’un monde achevé en Dieu et restauré dans son unité.
72Dieu lui-même, suprême Artiste, se charge alors de leur offrir le spectacle d’une nature créée reflétant, comme un miroir, une image anticipée de la réalisation parfaite à laquelle elle est promise dans la gloire future. L’artiste baroque et son public savent qu’il s’agit là d’un merveilleux décor, d’une divine illusion de l’art divin ; mais ils en font leur profit, car ils y lisent une intention divine, un de ces signes qui leurs rappellent que le monde visible est jeté hors de lui-même par l’Esprit et entraîné vers sa perfection future par un grand souffle qui vient d’ailleurs.
73Dans son aspect spirituel, l’idéologie chrétienne, consolidée à l’époque du Baroque, avait abouti à une vision de l’existence scindée entre une ascétique opérative appliquée à la conquête des vertus solides et une mystique extraordinaire ouverte en trompe-l’œil sur la gloire future. De même, nous le voyons, elle aboutit dans le domaine esthétique à la même vision globale. La spiritualité baroque établissait un divorce entre l’ascétique et la mystique, comme entre deux modes d’agir de la grâce, l’un humain et l’autre divin ; de sorte que son ascétique est close sur elle-même et simultanément ouverte sur le merveilleux mystique. Pareillement, l’esthétique baroque, qui établit un divorce entre un art idéaliste et un art naturaliste débouche sur une conception de l’art et une vision du monde closes sur les produits artificiels de l’art humain, mais ouvertes par ailleurs sur une vision mystique de l’élan cosmique de la nature en mouvement vers son centre divin.
74 4. - C’est dans la création dramatique que l’idéologie chrétienne, dans les dernières années du XVIe siècle et les premières du XVIIe, a rendu manifeste son génie.
75On voit apparaître du côté de l’intelligence et de la foi le thème alchimiste de Faust, du savoir et du pouvoir, cher au théâtre élisabethain anglais et au théâtre espagnol du Siècle d’Or ; du côté de la mémoire et de l’espérance, le thème poétique et lyrique de Don Juan, du rêve et du pouvoir, qui fait sa première apparition dans l’Espagne de Philippe III ; et enfin le thème politique du Roi Lear, de Don Quichotte, de Sigismond, le thème du vouloir et du pouvoir dont les œuvres de Shakespeare sont la plus haute expression.
76Mais le thème unique de la création artistique et littéraire de l’idéologie moderne est celui de l’aliénation et du désabusement de l’homme situé dans un monde où l’apparence a pris la place du réel. Cette expérience vécue de l’engaño-desengaño constitue la trame des mythes du savant trompé par le Grand Maître des Apparences (Faust et le démon) ; du gentilhomme séducteur et parjure, incapable d’aimer sans abuser celles qui l’aiment (Don Juan et ses victimes) ; de l’Hidalgo restaurateur d’un monde révolu, l’âge d’or dans un âge de fer où la vertu n’est plus qu’apparence (Don Quichotte le grand désabusé). A ces grands mythes littéraires de l’idéologie chrétienne du XVIIe siècle, il convient d’ajouter le drame religieux et théologique du juste qui se damne (c’est le thème du Condamné pour manque de foi, de Tirso de Molina) et le drame philosophique de l’idéologue aliéné qui doit encore son salut à l’idéologie dans La vie est un songe de Calderón.
77Mythiques, ces personnages le sont par la dimension intérieure qui les enracine dans l’imaginaire et qui leur donne la particularité de faire rêver et de nourrir l’esprit inventif des générations qui projetteront sur eux à leur tour les phantasmes de leur propre idéologie : les Don Juan des romantiques, les Faust de l’Opéra.
78L’idéologie chrétienne a introduit une mentalité nouvelle. Le langage en est témoin à travers le doublage du verbe être par le verbe exister au début du XVIIe siècle. Comme on le sait22, c’est au début de ce siècle que les néologismes essence et existence sont apparus et qu’exister a doublé être comme verbe exprimant la fonction existentielle (rejetant ainsi le verbe être dans l’essentialisme). Le dualisme de l’être et de l’existence venait briser l’être chrétien. Il révélait dans le langage une rupture qui s’était accomplie bien plus tôt dans le latin de l’Ecole.
79De Shakespeare à Calderón, entre 1605 et 1635, c’est cette mutation radicale de la mentalité chrétienne qu’exprime la création dramatique. Le monde est un théâtre où chacun joue son rôle, un monde dans lequel Dieu s’est fait, ou est devenu du fait de l’homme, lointain. La Comédie humaine est tragi-comique chez le premier. Ses personnages assoiffés de pouvoir, prisonniers des prestiges du monde, vivent à la surface d’eux-mêmes. Hamlet incarne la conscience de cette brisure de l’être chrétien qui, jadis, reliait être à la manière de l’homme et être à la manière de l’enfant de Dieu, c’est-à-dire l’être en relation avec l’Homme-Dieu, créateur et rédempteur. Chez Hamlet, le sens spontanément chrétien de l’être et de sa raison d’être a disparu. L’interrogation l’atteste : "to be or not to be". Hamlet exprime à sa source le tragique de l’énigme de l’homme de la modernité, de l’homme chrétien qui n’entend plus la réponse de Dieu et qui continue cependant de poser la question en chrétien qui n’a plus la réponse. La grandeur des créations de Shakespeare provient de cela même : l’auteur d’Hamlet projette cet homme frustré et son angoisse dans les personnages de l’histoire anglaise. La politique s’incorpore à la poésie du tragique du moi moderne.
80En face du grand dramaturge de l’Angleterre élisabéthaine se profile l’Espagnol Calderón. Lui, donne un sens au Grand Théâtre du monde. Jouer un rôle, representar, ce n’est plus se jouer la comédie, vouloir être puissant et dominateur, c’est jouer son rôle à sa place dans une comédie dont Dieu est l’auteur et le metteur en scène. Chacun y joue son rôle au moral, pleinement conscient du fait qu’il est un acteur en présence d’un Dieu spectateur, lointain, juge auquel il demeure relié par un contrat d’engagement. Calderón réintroduisait Dieu dans le monde clos, déserté par le divin qui était celui de Shakespeare. Son moralisme maintient cependant la distance entre Dieu et l’homme, pur spectateur de son existence.
81Bien que le Faust de Marlowe précède de près d’un demi-siècle la création de Calderón, on peut dire que c’est au génie inventif des Espagnols du siècle d’or que nous devons les deux mythes archétypes de notre culture : le mythe de Faust et le mythe de Don Juan. Il convient de souligner la cohérence interne à l’idéologie chrétienne entre les thèmes et les mythes qui l’expriment. Du côté de la foi, c’est le thème de l’intelligence obsédée par le savoir et ses pouvoirs, le thème alchimiste symbolisé par le personnage de Faust. Du côté de l’espérance, c’est le thème de la mémoire livrée au rêve et à ses prestiges, le thème lyrique qu’incarne Don Juan. Du côté de la charité, c’est le thème du pouvoir et de la volonté de puissance, le thème politique qu’illustre Sigismond.
82Sous-jacent à ces thèmes et à ces personnages mythiques est présent le thème unique de l’aliénation qui traduit profondément le sentiment de l’existence propre à l’idéologie : l’illusion, l’engaño, l’expérience vécue de l’existence comme désabusement. Dans tous ces mythes triomphe la dialectique de l’apparence et de la réalité, de l’illusion et de la certitude, de la mystification et du réveil à la raison. Il en va ainsi de l’imaginaire dramatique et pareillement de l’imaginaire romanesque dans l’univers de Cervantes.
83Le Don Juan qu’autour des années 1620 le religieux Mercédaire Tirso de Molina jetait sur la scène du monde représentait pour l’Espagne du temps la figure mythique du gentilhomme transgresseur qui bafoue la loi civile et religieuse et, derrière le sacrement du mariage chrétien, bafoue le Dieu vivant qui commande à la vie, à l’amour et à la mort. Ce jeune débauché, réincarnation de la figure légendaire de la poésie populaire des romances, de son aïeul d’être impie : il profane les tombes, mais aussi bien le cœur des femmes qu’il séduit.
84La fascination que Don Juan exerce sur elles est mystérieuse. Toute-puissante, elle s’étend de la Dame à la roturière, de la princesse à la paysanne ; mais elle met en œuvre la promesse scellée devant Dieu et qui l’engage au tribunal de sa justice. Séduction et volonté de transgression associées donnent à Don Juan une sombre grandeur. Mais nous savons aujourd’hui lire en lui l’expérience vécue d’un certain type d’angoisse et de névrose ; la conscience de son propre pouvoir de séduction qui fascine Don Juan n’est qu’un dérivatif à la conscience d’une sexualité immature, infantile, obsédée par l’image de la mère. Au fond, Don Juan, le Burlador espagnol, l’homme si fier de sa valeur et de son rang, est un masque derrière lequel se dissimule l’insécurité foncière du moi. Il a besoin d’être constamment confirmé dans le fait qu’il est aimé et pour ce faire, il doit mettre sans cesse à l’épreuve son pouvoir de séduction, lequel apporte à ses conquêtes féminines l’ivresse de la satisfaction sexuelle totale dont il est frustré. Simultanément, la constitution de sa libido l’empêche de se lier d’amour. D’où ses dérobades et sa fuite en avant.
85Dans ces conditions, nous comprenons la signification idéologique du Don Juan mis en scène par Tirso de Molina. La volonté de puissance, la cohérence psychologique du personnage ne pouvaient que donner lieu au personnage mythique du transgresseur. Le burlador entrait de plain-pied dans un drame du salut où s’affrontaient l’homme dans sa tragédie psychologique, Dieu et sa loi, le démon et sa révolte.
86Don Juan figurait ainsi l’endurcissement du pécheur, le pervers irréconciliable, la liberté sacrilège du négateur qui se damne. Le drame devenait théologique : il s’agissait du drame de l’homme qui librement se damne. Plus tard, le même Tirso devait mettre en scène le personnage du saint ermite aliéné par une idéologie prédestinatianiste rigide et qui se damne lui aussi.
87En 1635, le Jésuite Calderón écrit son grand drame philosophique La Vie est un Songe. Le mythe de l’Espagne de l’idéologie chrétienne était créé, non seulement de l’Espagne du Siècle d’Or représentée dans sa situation concrète historique, socioéconomique, religieuse et culturelle, mais de l’Occident moderne lui-même en dérive vers un spiritualisme chrétien en quête du statut de sa rationalité scientifique encore absente.
88Le prince Sigismond est victime de son horoscope. La tragédie du meurtre du roi son père qu’il devait assassiner n’aura pas lieu. Ainsi en ont décidé le roi et Basile le sage en séquestrant le jeune Sigismond qu’ils condamnent à vivre en solitaire, loin du monde, dans sa tour.
89Lorsqu’il en est extrait et qu’il découvre le monde sur lequel il est appelé à exercer tous ses pouvoirs de prince, de jeune premier, de maître des choses et des gens, il se révolte à l’idée d’avoir vécu une vie diminuée et frustrée. Ses excès font qu’on le jette à nouveau en prison grâce à un puissant narcotique dont l’effet psychologique sera décisif puisque Sigismond croira avoir rêvé. C’est alors que s’opère en lui, au cours d’une profonde méditation, sa conversion spirituelle. La vraie vie est ailleurs ; l’action, la passion, le désir du pouvoir ne sont qu’illusions. Spontanément, c’est la sagesse du prince dont il porte le nom (Sakiamundi) qui revit en lui, la sagesse du Bouddha parvenu à sortir du songe de la vie et désormais éveillé. Acudamos a lo eterno, recourons à l’éternel, détournons-nous de l’éphémère, de ce qui n’a qu’une apparence d’être, tournons-nous vers ce qui dure éternellement. Sachons reconnaître que la vie d’ici-bas est un songe dont la vérité est ailleurs.
90Le personnage mis en scène par Calderón exprimait l’expérience vécue de ces chrétiens dont la philosophie spontanée les vouait au dualisme de l’apparence et de la réalité, du phénoménal et du nouménal, comme dira plus tard Kant lui-même. L’éternité contraposée au temps désormais traitée comme le réceptacle amorphe et insignifiant d’actions qui ne valent définitivement que là où l’on s’en dégage. Dans cette perspective, le prince s’aliène à son devoir politique, le sujet à ses responsabilités propres, dans une sagesse philosophico-religieuse d’aliénation et de démission. L’éternité à laquelle se réfère vitalement Sigismond ne fait plus du temps un devenir réel, celui du salut de l’homme dans une histoire dont le sens est divin, mais un devenir irréel, une illusion.
91Rien n’est plus opposé à ce qu’on appelle l’économie de l’incarnation dans laquelle le chrétien est vitalement et spirituellement engagé dans le temps et l’histoire, la société, son économie et sa culture. C’est pourquoi l’on peut se demander si la sagesse, la leçon de Sigismond est encore chrétienne. Elle est celle de l’idéologie chrétienne dangereusement réduite au point de se confondre avec celle d’un bouddhisme curieusement redécouvert de l’intérieur23.
92Le thème de Faust que Calderón met en scène en 1637 dans le Magicien Prodigieux associe le thème alchimiste du savoir et du pacte diabolique au thème lyrique de la conquête de la femme convoitée. Le philosophe de l’Antiquité païenne Cyprien, las d’une quête sans cesse reprise en vue de la possession d’une vérité rassasiante, cherche à calmer son angoisse métaphysique. L’amour s’offre à lui comme une voie possible : Justine ne possède-t-elle pas, dans sa foi chrétienne, le trésor de la certitude inébranlable ? Le charme qui émane de sa présence n’est-il pas le signe qui l’appelle en vue de la découverte attendue ?
93La passion s’empare corps et âme du philosophe, une passion vite parvenue aux limites du pouvoir de l’homme. Cyprien a recours aux puissants maléfices du démon et signe avec lui le pacte au terme duquel il vend son âme au diable en échange de la possession de Justine. Calderón met en scène le désabusement de Cyprien à l’instant où il croit étreindre le corps de Justine qui lui apparaît : c’est un fantôme, pure apparence sans consistance ni réalité. L’évidence de la supercherie provoque la subite conversion du sage divinement désabusé par la grâce d’un Dieu qui s’est fait secourable sur les instances pressantes de la prière de Justine. Elle-même aimait Cyprien en secret et souhaitait pour lui la plus haute des grâces, celle de la conversion au christianisme qui ferait de lui un chrétien et pour elle un amant qu’elle pût aimer et épouser devant Dieu.
94On voit comment s’entremêlent dans le Faust espagnol le thème faustien et les thèmes de la Vie est un Songe et du Don Juan. Cyprien échappe au démon et se convertit - ce que ne fait pas Don Juan. Il se convertit par la puissance de l’intercession de la chrétienne qui met en œuvre la communion des saints. L’éternel qui opère n’est pas ici un concept philosophique, l’Eternel-Notion qui convertit Sigismond à la sagesse des philosophes, mais le Dieu vivant et éternel pour lequel meurent les victimes des persécutions de l’empereur Dioclétien.
95 Le thème de la rédemption par l’amour de la femme qui devait, à l’époque romantique, envahir le thème faustien fait son apparition chez Calderón alors qu’il était totalement absent du Faust de Marlowe (lequel ne devait son salut qu’à sa repentance devant l’imminence du châtiment divin). Mais le bonheur de la rencontre des amants est soudain anéanti du fait du martyre auquel la publication de leur confession chrétienne les condamne. La vision baroque de l’amour humain dramatiquement scindé en deux amours opposés, l’amour humain et l’amour divin, semble avoir rendu impossible tout autre dénouement qui ne fût point tragique, comme pour signifier que la foi n’est plus capable d’animer du dedans et divinement, d’un amour divin, l’amour humain lui-même mais seulement d’en exacerber l’antagonisme. Ce trait baroque met en évidence la conflictualité de l’idéologie que le destin de Don Quichotte viendra souligner plus vigoureusement encore dans l’épilogue du grand roman de Cervantes.
96C’est particulièrement en Espagne que l’idéologie chrétienne a manifesté la fécondité de son génie théâtral. La Comedia espagnole a su demeurer un théâtre populaire tout à la fois profane et sacré, à la différence du théâtre classique français qui répudiera d’instinct (mais c’est affaire d’idéologie) toute représentation de la religion sur une scène profane.
97La Comedia religieuse illustre l’idéologie catholique espagnole, sous tous ses aspects. Elle insiste sur le surnaturel des miracles, la manifestation visible du merveilleux chrétien, les dévotions populaires, telles que la dévotion de la Croix, la miséricorde infinie de Dieu à l’égard des plus grands pécheurs, la toute-puissance de la médiation de la Vierge... Les personnages du théâtre espagnol illustrent ces dévotions d’une manière particulièrement originale dans quelques grands drames du salut.
98 La Dévotion de la Croix, de Calderón, est une comedia de la vengeance d’honneur et de l’inceste que la grâce prend mystérieusement et miraculeusement à son compte pour faire éclater l’imprévisibilité des dispositions de la Providence divine. Elle a fait l’admiration des romantiques allemands, et plus récemment elle a retenu l’attention d’Albert Camus. Le drame de la prédestination de Tirso de Molina, intitulé Le Condamné pour manque de foi permet, lui aussi, d’entrevoir l’essentiel de l’idéologie chrétienne telle qu’elle apparaît mise en scène pour le vulgaire dans l’Espagne du XVIIe siècle.
99On a dit qu’il s’agissait d’une pièce à thèse reflétant les débats de l’Ecole à l’époque des controverses théologiques De Auxiliis (sur les secours de la grâce). Cela est inexact. Ce drame est au contraire l’illustration parfaite de l’idéologie chrétienne en honneur dans l’Espagne du Siècle d’Or.
100L’ermite Paulo s’est retiré du monde depuis bien des années ; la perfection chrétienne qui l’obsède n’est pas fondée sur la charité, ni sur une pratique généreuse des vertus théologales. Paulo n’a que mépris pour les pécheurs. Dieu permet qu’il soit tenté en songe dans sa foi en la miséricorde de Dieu qui sauve le pécheur à l’égal du juste, et cela par la toute-puissance de sa grâce, gratuitement.
101Paulo est curieux de connaître à l’avance s’il sera damné ou sauvé. Le piège du démon met à l’épreuve les fausses vertus chrétiennes de sa future victime. A la question qu’il pose à Dieu, Paulo reçoit cet avertissement : "Tu auras le sort éternel de cet Enrico". (Enrico est souteneur, tueur à gages dans l’emporium de la corruption qu’est la Naples du XVIIe siècle). Et Paulo se convainc que cet Enrico-là sera damné. Alors il n’a de cesse qu’il ne parvienne à le faire changer de vie... Il n’y parviendra pas, et mourra révolté contre un Dieu, jugé injuste, qui le damne. Enrico sera sauvé par la miséricorde du même Dieu : hommage complexe, sa vie ignoble n’a pas entièrement entamé sa bonté native envers un père infirme qu’il soigne en secret. Par ailleurs, rebelle à la loi de Dieu, il est le porte-parole de l’orthodoxie sociale et cléricale. Sa foi religieuse n’est pas entamée par ses péchés, elle est fondée sur la confiance en Dieu qui sauve les plus grands pécheurs, et sur la dévotion à la Vierge dont le culte demeure vif chez lui.
102Ainsi présenté, le personnage d’Enrico sert de repoussoir à la figure du juste pétri d’orgueil qui croit en la prédestination rigide, et qui n’a que mépris pour la foi populaire. L’idéologie religieuse de l’Espagne baroque proclame que tous les hommes sont égaux devant Dieu, égaux devant le salut. Cette religion n’est point religion d’élus ; elle est indulgente aux faiblesses de l’homme, exigeante sur la confession de la foi comme lien du corps social. Dieu sauve le pécheur par pure miséricorde ; les pratiques et les dévotions particulières compensent les errements de la conduite humaine. Le peuple se reconnaît en Enrico, avec ce qu’il a de bon (l’amour filial, sa fidélité à la prière à la Vierge) et de mauvais, le tout s’intégrant dans la mentalité de la société de masse qu’est cette Espagne baroque ; au contraire, il vomit le juste orgueilleux. Ce Paulo puritain, confiant en ses œuvres et prédestinatianiste, est socialement inassimilable ; il est un corps étranger dans l’Espagne du temps. On le verra bien à la fin de sa vie, lorsque s’étant fait bandit, il refusera de recourir à la miséricorde de Dieu, d’implorer son pardon et d’invoquer la médiation de la Vierge. Un tel juste est l’hérétique face à une idéologie chrétienne solidement implantée dans la mentalité sociale ; il ruine le fondement égalitaire d’une société catholique et baroque.
103La confrontation de ces deux personnages illustre le trait essentiel du surnaturalisme de l’idéologie espagnole. Ni l’un ni l’autre n’exprime la véritable conscience chrétienne de la foi vive, la surnaturalité "intrinsèque" de la grâce à l’œuvre dans la sanctification de l’homme croyant. Enrico se sauve par la toute-puissance d’une grâce gratuite, attentive à l’étincelle de bonté qui reste encore vivace dans l’amour du fils pour son vieux père, attentive aussi à la pratique formelle et sans âme d’une dévotion mariale superstitieuse. Paulo, de son côté, ne représente de la foi que sa caricature ambiguë, "catholique" du côté de la confiance dans les œuvres, "protestante" du côté de la certitude de la prédestination. Leur affrontement illustrait l’impasse de l’idéologie telle qu’elle a été vécue et exprimée dans l’Espagne catholique du XVIIe siècle.
104L’amoralisme de la Comedia religieuse est frappant. Il n’a pas son équivalent dans la Comedia profane. L’explication est à chercher sans doute avant tout dans le fait qu’il est enraciné dans la conscience religieuse de l’Espagnol divisé entre l’appel de la chair et l’appel de l’esprit, et d’autant plus sollicité que l’idéologie chrétienne l’a isolé de l’Esprit.
105Les chefs-d’œuvre du théâtre religieux espagnol sont des comédies du salut. Ces pièces mettent en scène la théologie humaniste de l’idéologie de la Contre-Réforme, cette théologie de la concorde de la nature et de la grâce qu’ont introduite les théologiens de la Compagnie de Jésus. Grâce et nature y sont à égalité, chacune tirant de son côté la volonté de l’homme pour le conduire dans le droit chemin. Leur accord, leur concorde est entre les mains de l’homme - mais plus souvent leur désaccord, leur discorde, sans que l’homme en soit pour autant damné.
106Leur thème préféré est celui de l’homme en qui les deux appels s’affrontent, l’essentiel étant de ne jamais perdre confiance. Les œuvres ne font pas le salut, mais la foi dans la divine miséricorde. L’ermite plein d’orgueil sera damné, le pécheur misérable qui ne manque pas à la foi sera sauvé : le contraste est saisissant.
107Une telle foi "à l’espagnole", foi sans les œuvres, n’a rien de luthérien. Elle en est l’inverse. La foi luthérienne et la foi "castiza" se situent dans le même contexte conflictuel de l’idéologie ; celle de Luther ressortit au surnaturalisme prédestinatianiste, celle de la comedia espagnole au naturalisme laxiste. Aucune des deux ne parvient à rendre compte de la réalité du mystère humano-divin de la justification et du salut. La foi de Luther sacrifie la liberté à la prédestination et à la gratuité du salut. La foi de la Comedia de Santos sacrifie la gratuité et la prédestination du salut à la liberté humaine prise dans son extension extrême y compris, pour faire gros, à la licence morale.
108Le plus grand, le plus fécond des poètes dramatiques du Siècle d’Or espagnol, Lope de Vega, fut l’incarnation vivante de cette idéologie chrétienne. Ce Monstre de la Nature, comme on l’a surnommé en son temps, a théâtralisé sa vie comme aucun des créateurs de la Renaissance et du Baroque. Son extraordinaire génie scénique lui permettait de composer une pièce tous les trois jours, mais ce fantastique créateur d’illusion théâtrale est aussi la figure la plus représentative de la religiosité baroque et cléricale de l’Espagne des deux derniers Philippe. Ce viveur, qui se meurt de convoiter "l’âme et la chair des femmes" est aussi le dévôt qu’une contrition bouleversante jette aux pieds de la croix d’un sauveur ensanglanté. Tout ensemble sincère et cynique, avec une égale ingénuité, Lope incarne le drame de l’homme de son temps, jamais plus tragique que dans l’épisode de sa malheureuse expérience sacerdotale. Devenu prêtre, il ne tarde pas à retomber dans les liens sacrilèges de l’adultère. Où chercher l’explication d’un tel désastre spirituel, sinon dans une religiosité enlisée dans les contradictions ascéticistes et mysticisantes de l’idéologie baroque ? Lope sentait son Espagne, sa religion, son histoire, ses vices et ses vertus en esthète. Ce génial inventeur pour qui la vie est littérature est aussi un chrétien fervent enfoncé dans le péché, un pénitent incapable de quitter son existence indigne. Pas du tout Tartuffe : tout juste le contraire. Son naturel ingénu ne lui a pas permis d’atteindre à la maîtrise spirituelle que laissait supposer son immense génie créateur : une constitution psychologique de Don Juan victime du contexte névrotique de la religiosité baroque.
109A propos de Lope de Vega on peut parler de la dissolution spirituelle de la religion, du drame d’un certain christianisme, celui de l’idéologie. En lui se sont rejoints les deux aspects contrastés d’un naturalisme avide de jouissances terrestres (et de pécher fortement) et d’un ascéticisme rigide.
110Ce qui pouvait donner, chez d’autres, naissance à une synthèse masochiste, à une stratégie du double jeu ou de la prudence -Tartuffe ou Gracián, milice contre malice- a donné chez Lope cet être étrange, mi-ange mi-démon, que l’on n’a pas fini d’interroger sur son âme et sur l’âme de son temps.
111On doit au génie des Espagnols du XVIIe siècle la création la plus originale dans le domaine des formes dramatiques : la pièce allégorique en un acte, appelée Acte Sacramentel (Auto Sacramental). Il s’agit d’une œuvre brève, destinée à être jouée en public et dans la rue lors des processions traditionnelle de la fête liturgique du Saint-Sacrement (Corpus Christi). Le lien du genre avec l’allégorie, si l’on en croit l’étymologie, va de soi24. Mais c’est son lien avec le sacrement de l’Eucharistie qui est significatif de l’approche idéologique du mystère de la foi propre à la théologie baroque.
112Sont mises en scène des allégories, des idées incarnées dans des personnages à travers lesquels la réalité de l’être de l’idée (l’esse objectivum des scolastiques) est représentée sur la scène du monde visible : le Péché, la Grâce, la Foi, l’Incrédulité, l’Homme... Typiquement idéologique, chaque personnage est son propre emblème, entre l’idée qu’il est par essence et le monde sensible où il est appelé à s’incarner et à exister25.
113L’allégorie fait voir, dans le réel sensible de la scène, l’idée abstraite agissante, comme vivante ; elle donne chair, pour ainsi dire, à l’idéal (hégélien).
114Tandis que la poésie, dont la nature est symbolique, opère à travers la métaphore par mode d’union à la réalité signifiée, l’allégorie fait remonter du sensible à l’idée et tend à désunir ce que le symbole a uni : elle essentialise jusqu’à la poésie et, comme nous allons le voir, le sacrement chrétien lui-même.
115Bien significatif est dans l’œuvre de Calderón le fait qu’il ait composé deux versions dramatiques du thème (baroque par excellence) de La Vie est un Songe : d’abord la Comedia de Segismundo, ensuite, l’Auto d’ailleurs sous deux versions aussi. Cela veut dire qu’il l’a d’abord conçu comme le mythe du destin spirituel de l’Homme, dans le cadre d’un genre poétique qui ressortit au symbole et à la parabole - et que, peu après, il s’est avisé d’interpréter le drame vécu en un drame pensé, représenté sur la scène des idées, à travers l’allégorie du destin de l’Homme, selon la révélation chrétienne.
116La comedia renvoyait ainsi à l’homme considéré selon l’hypothèse de la pure nature chère aux théologiens de l’idéologie (Sigismond est cet être que l’on a voulu préserver de tout contact social et de son destin astral) ; tandis que l’auto renvoie à l’homme pris dans sa condition historique de pécheur racheté. Le parti-pris de la dualité formelle des genres dramatiques s’explique donc par le dualisme idéologique des scolastiques opposant deux espèces de "nature", la nature pure des philosophes et la nature historique des théologiens.
117La création caldéronienne se situe déjà au cœur de cette idéologie, du simple point de vue de la genèse des formes de la représentation scénique. Mais il y a plus et c’est de théologie qu’il s’agit encore, de théologie baroque coupée de la philosophie et n’entretenant avec elle que des relations extrinsèques. La leçon de la Comedia de Sigismond est philosophique, c’est celle d’une sagesse bouddhique "christianisée". La leçon de l’Auto se veut clairement chrétienne. Comedia et Auto s’interpénètrent-ils autrement que par analogie de thème ? Entre eux, pas d’autre relation qu’allégorique, précisément. Là encore nous trouvons une application exacte du "séparatisme" de l’idéologie chrétienne de la théologie et de la philosophie. La philosophie enseigne une sagesse de désabusement : la sagesse de l’Acudamos a lo eterno, du recours à l’éternel de Sigismond. Elle a un sens ésotérique que révèle le dogme chrétien, mais Sigismond peut l’ignorer, tant qu’il n’est que philosophe et il n’en vivra pas autrement, même s’il s’y convertit.
118Ce dramatique divorce risque de devenir tragique, car il n’est pas vrai que la leçon chrétienne de l’Eucharistie renvoie à un éternel qui est ailleurs et qui demeure au-delà du présent de l’histoire des hommes. L’allégorie le laisse croire bien à tort, car le "Sacrement de la foi" et de l’espérance chrétiennes renvoie à une présence de Dieu parmi les hommes œuvrant dans leur sanctification et leur vrai bonheur commencé dès cette vie sur terre. Non pas seulement une béatitude de superstructure valable pour le seul après de l’histoire, mais le bonheur humain mystérieusement commencé ici-bas à travers joies et peines, échecs et réussites.
119L’Eucharistie que l’on célèbre dans l’Auto Sacramental renvoie, au contraire, à un Ailleurs de l’homme et de Dieu que la sagesse naturelle de la raison du philosophe permet d’entrevoir. Elle devient l’emblème d’une idéologie chrétienne aliénée au "dès ici-bas" et "dès maintenant" de Dieu et de l’homme. Quant à la Comedia, elle atteste que l’existence de l’homme fait bien référence au dogme chrétien, mais du dehors, et qu’elle s’en est intellectuellement et vitalement aliénée en se repliant sur une nature humaine close sur elle-même et sur sa propre prudence26.
120Le sur-monde divin, l’Ailleurs de l’emblématique idéologie contient en germe la tragédie de l’Histoire future de la culture baroque chrétienne. Il était inévitable que l’homme aliéné aspirât en secret à transposer l’Ailleurs divin sur terre, à le faire passer en ce monde, à le faire descendre de l’emblème et de l’allégorie à la métaphore (romantisme), de la métaphore au symbole (symbolisme), du symbole à la fable (existentialisme, expressionnisme). Telle est l’aventure qu’a courue l’homme d’Occident dans les deux derniers siècles de son histoire, et qu’illustre le déploiement somptueux et énigmatique de son génie artistique et scientifique.
121L’invention dramatique en France au XVIIe siècle a illustré également l’idéologie chrétienne, mais à l’opposé du génie baroque de l’Espagne des Habsbourg.
122La même vision globale d’un christianisme de superstructure s’était traduite à travers des œuvres où l’accent porte, en Espagne, sur un surnaturalisme clérical qui tient à distance l’individu soumis à une religion qui surplombe son existence quotidienne et le laisse livré à lui-même et aux penchants de sa nature brute. En France, le même christianisme sur-naturaliste s’exprimait en faisant porter l’accent sur un naturalisme profane, une vision de l’homme propre au moraliste "classique", distancié encore par rapport à l’intimité d’une religion de la grâce surnaturelle rassasiante.
123Le premier effet de ce contraste fut la prohibition du thème de la religion sur la scène. Dans la dialectique de l’idéologie (profane / sacré), l’Espagne misait sur la familiarité avec les choses saintes, elle en imprégnait son théâtre ; tandis que la France renonçait à porter la religion en public et se vouait à "attraper la nature", la pure nature de l’homme, en tant qu’homme "universel". La profanation du sacré et le jansénisme de la prohibition rendaient manifeste l’aspect conflictuel de l’idéologie chrétienne frustrée à l’égard du sens de la vraie religiosité de la grâce et de la nature. Au XVIIe siècle, la grâce divine abonde, elle est partout dans les discours. Or, il ne s’agit plus de la grâce qui sanctifie et qui valorise l’humain (tout l’humain hormis le péché), mais de la grâce qui juge et qui disqualifie toute véritable approche humaine. En Espagne, l’humain absorbait le sacré au point de la profaner. En France, le sacré tenu à distance jansénisait la vie toute entière. Ce parti-pris idéologique de "laïcité" a inspiré toute la vie française de Richelieu à Louis XIV, de la politique à la culture littéraire et artistique. C’est l’approche esthétique de l’homme selon la nature pure qu’illustraient à l’envi les grands classiques de Boileau à Racine, de Corneille à Molière, attentifs à définir l’homme dans l’état de grâce de la nature pure. Par rapport à la structure baroque de la culture espagnole, l’idéal français traduit l’aspiration profonde à parvenir à un équilibre stable, celui d’une humanité maîtresse d’elle-même, capable de faire régner sur ses passions une raison dominatrice et souriante. Une telle approche rencontre naturellement celle de la spéculation philosophique, marquée par le même séparatisme à l’égard de la religion et la même aspiration à la morale de la pure nature, de du Vair à Descartes et de La Rochefoucault à Fénelon.
124Encore conviendrait-il de nuancer ces affirmations. L’antagonisme France-Espagne est réel et profondément déterminant tout au long du Grand Siècle ; mais, à l’intérieur, les clivages ne sont pas exclus, ni en Espagne entre romanciers et dramaturges, ni en France entre moralistes et hommes de théâtre. Le plus parfaitement visible concerne Molière et Racine. Il illustre deux attitudes contrastées face à l’idéologie chrétienne.
125A l’approche cynique et politique -au sens large- de Molière s’oppose l’approche religieuse et tragique de Racine. L’un est sensible à la "nature" et à son masque social (comique et triste à la fois) : Molière n’a que faire de la superstructure cléricale du christianisme de son époque ; ce qu’il en perçoit c’est le masque, Tartuffe ou Dom Juan. L’autre, Racine, est touché par la "grâce" et la surnature au point d’en éprouver la tragique présence au cœur des passions humaines. Il ne se débarrasse pas aussi facilement d’un christianisme de superstructure, durci encore par l’idéologie janséniste. Il lui sacrifiera son génie.
126Le chef-d’œuvre de l’invention littéraire de l’idéologie chrétienne au XVIIe siècle devait être un roman, le Roman par excellence, qui cesse d’être espagnol pour appartenir à toutes les nations européennes par-delà tous les clivages culturels. Qui n’a admiré le Quichotte de Cervantes ? Qui ne s’y est reconnu dans son histoire comique et burlesque avant même d’en pénétrer la profondeur symbolique et la signification saisissante ? La géniale créature de Cervantes (1605-1615) plus encore que les chefs-d’œuvre du Baroque espagnol, de sa poésie et de son théâtre, constitue l’emblème parfait de l’idéologie chrétienne. Ce Maître-Livre est notre moderne Bible, notre référence et celle de nos romanciers, de Cervantes à Balzac, de Stendhal à Dostoïevski, de Kafka à nos contemporains.
127Le héros de Cervantes, l’hidalgo ruiné, Alonso Quijano, ne peut plus vivre dans le nouveau monde qui vient, le monde d’une chrétienté moderne en rupture avec le monde ancien de la chrétienté médiévale dont le passé s’est prolongé, en terres hispaniques, du fait de la Reconquête sur l’Islam, jusqu’aux dernières années du XVe siècle. Incapable de s’adapter à l’Histoire telle qu’elle se fait à travers les mutations politiques, économiques et sociales de la modernité, il rêve de restaurer un Moyen Âge de convention, un monde chrétien de chevaliers errants serviteurs de Dieu. Il en rêve tant qu’il en perd la raison. Et désormais il ne se contentera plus de se lamenter sur les temps nouveaux, sur l’âge de fer du négoce et de l’artillerie qui a mis fin à l’âge d’or, il partira en croisade pour restaurer celui-ci.
128L’idéologie chrétienne ne lui avait pas permis de s’adapter à un monde en mutation, il s’y sentait étranger et chez lui l’aliénation ressentie a grandi jusqu’au paroxysme de la véritable folie. Lorsqu’il se jette dans l’entreprise de restaurer un passé révolu de la chevalerie chrétienne, jugé seul éternisable et digne de l’éternité, Don Quichotte ne sait pas qu’il s’engage à reculons dans l’idéologie qui l’aliène et lui fait imaginer qu’il prépare l’avenir. D’où la vie d’épreuves qui l’attendait, qu’il assumera héroïquement et qui lui vaudra sa noblesse morale exemplaire.
129Don quichotte incarne l’aliénation d’une chrétienté divisée contre elle-même où le service mystique des moines ne va plus de pair avec le service chevaleresque des Ordres militaires, où le service du monde était sanctifié par les armes mises au service de Dieu. Plus de moines, plus de croisade. Entre la mystique de saint Bernard et la chevalerie du Temple, entre le service de Dieu et la chevalerie errante, la rupture est consommée. Mais le noble fou fera comme s’il n’en était rien. D’où sa grandeur : en pleine décadence de la chevalerie chrétienne, Don Quichotte revivra l’esprit de la Croisade, sa Dulcinéide à lui.
130Son drame est qu’il a perdu la raison et l’aptitude à saisir non seulement l’objet de sa vision, mais l’objet de la foi religieuse elle-même. Le mécanisme mental de l’idéologie fonctionne chez lui à l’état pur dans la fiction créatrice de l’idole. Il faut voir avec quelle précision opère le génie créateur de Cervantes à travers toutes les pages du célèbre roman où Don Quichotte crée Dulcinée sous l’empire de la folie visionnaire. La première partie du roman, publiée en 1605, trouve là son thème principal d’inspiration. C’est le thème essentialiste de l’idéologie qui fait dire à l’Ingénieux Hidalgo : "Dulcinée existe, je la pense donc elle est" (au chapitre 25)27. C’est par rapport au même monde extérieur dont la réalité est problématiquement mise en doute, que le philosophe et le romancier, Descartes et Cervantes, prennent leurs distances. Ils s’enferment dans leur pensée pour fonder sur elle le système de l’idéalisme, chez l’un et chez l’autre, le système de la justification transcendantale de sa folie généreuse. Le malin génie de l’enchanteur peut bien jouer contre lui pour défigurer son monde merveilleux ; il a avec lui pour complice un savant magicien, et n’est-il pas lui-même le suprême enchanteur capable de transformer réellement la rude paysanne Aldonza Lorenzo en l’idéalement belle et souveraine Dame Dulcinée ?
131Le Quichotte de 1605 est un roman de la Renaissance, celui de l’invention idéaliste de Dulcinée. Le héros domine la situation, il est au-delà des atteintes de la réalité vulgaire et des propos raisonnables de ses contradicteurs. La poésie commande, la réalité de l’histoire ne l’entame pas.
132Tout change en 1615 dans la seconde partie, le roman baroque où le héros mythique est devenu exemplaire. On parle de lui, il est devenu célèbre, son histoire circule parmi les gens. Don Quichotte est le personnage de cette histoire. Et c’est alors que le noble fou voit le drame entrer au cœur de sa folie. Il fait connaissance avec l’histoire et sa vérité prosaïque, anti-poétique. Elle s’infiltre dans le récit de ses exploits, car l’historien qui les écrit voit tout et n’enjolive rien. Mais surtout, l’inséparable compagnon d’aventures, ce Sancho, tout pétri de bon sens vulgaire et de grossière réalité, va provoquer le drame qu’aucun enchanteur n’eût jamais pu faire éclater.
133L’expérience vécue de la folie transcendantale a été prise au sérieux au point que Don Quichotte veut avoir raison : il faut que Dulcinée, qui existe (comment en douter ?) apparaisse dans cette réalité prosaïque de l’histoire, il faut que la merveille se révèle. Au chapitre X de cette seconde partie, Sancho a ménagé l’entrevue tant attendue. Quelque chose d’inouï se réalise : mis en présence d’une Dulcinée contrefaite, enlaidie sous les traits de la paysanne Aldonza Lorenzo que connaît bien Sancho, mais qu’il ne reconnaît pas, Don Quichotte ne triche pas. Il ne le peut, car sa folie n’est pas feinte à la manière des poètes qui s’enchantent en pensée d’un monde de fiction. Mais surtout son cœur souffrant est atteint au plus profond de sa foi. La passion idéale est meurtrie, la folie transcendantale soudainement agressée par l’irruption d’une réalité étrangère à laquelle on le croyait aliéné. La suite du roman met en scène la lente et progressive érosion du mythe sous l’emprise du réalisme agissant de la foi.
134Dulcinée est donc une paysanne grossière qui vous injurie et qui sent l’ail, qui vous tourne le dos et saute sur sa mule lorsque vous la saluez humblement. Lorsque vous la retrouvez dans le monde des merveilles souterraines des lagunes du Ruidera, tout le monde des romans et des romances de chevalerie se découvre lamentablement travesti, celui du vaillant Montesinos qui sans cesse ressasse le récit de l’offrande du cœur sanglant de Durandart à l’ingrate Belerma.
135Là est le vrai drame. Le héros du roman de 1615 est un poète aboli, désormais incapable de poétiser comme naguère, parce que l’amour véritable et la foi sincère l’ont condamné dans sa folie généreuse à consentir à voir se dégrader dans le burlesque et le grotesque son merveilleux univers. Les ritournelles éraillées qui tournent sans cesse dans la grotte de Montesinos disent l’univers poétique de la chevalerie naguère restaurée, dérisoirement livré aux effets destructifs de la répétition. Elles traduisent le choc décisif qu’a subi Don Quichotte, le traumatisme mental qui prépare la lente remontée d’un cœur généreux, de la folie à la raison retrouvée.
136C’est cette expérience vécue à l’intérieur de l’aliénation, de la folie poétique à la sagesse de la raison, qui donne son sens symbolique au roman de Cervantes. La folie de Don Quichotte trouvait son ressort non pas dans l’imagination poétique éprise d’un monde irréel, mais dans la volonté héroïque et la foi généreuse d’un homme incapable de leur ménager une issue dans la société aliénée de son temps. Don Quichotte posait le problème de l’idéologie chrétienne, en partant de ce constat que le monde est aliéné et qu’il devait être restauré, conformément aux impératifs de la foi chrétienne et de sa morale. Dans sa folie, il lui a été donné de vivre, fictivement mais réellement, dans son esprit, dans sa chair et dans son âme, la réalisation de son rêve et l’épreuve de sa dégradation. Les moines qui se retirent du monde et qui prient Dieu pour le transformer à force de prière savaient ce qu’ils faisaient, et ils travaillaient à leur salut. "Mais moi", confesse Don Quichotte au terme de sa vie d’épreuves, "qu’ai-je fait ? Pour quoi ai-je combattu ? Quel sera mon prix ?".
137Telle était bien la visée profonde du fou généreux : la foi combattante, la foi du croyant, qu’anime encore ce Dieu que sainte Thérèse d’Avila avait appelé, elle aussi, le Grand Dieu des Chevaleries. Mais, contrairement à ce qui se passe dans le rêve des théologiens -poètes de l’idéologie chrétienne- l’idole ne se laisse pas voir ; Dulcinée, l’idée suprême, ne résiste pas à l’épreuve de son incarnation historique. Parce qu’il a vécu héroïquement la folie de l’idéologie de son temps, en la soumettant à l’épreuve de l’amour et de la foi, Don Quichotte a réalisé ce que la foi chrétienne mise à l’épreuve de l’idéologie ne parvenait pas à faire : à se désaliéner. Tout au long de son aventure, il a parcouru à rebours l’itinéraire qui, dans l’idéologie, va de la foi à l’aliénation ; il a découvert l’épaisseur d’une Histoire qui n’est pas seulement celle qu’imaginent des idéologues dans leur roman lorsqu’ils la réduisent à la réalisation de l’être idéal de l’Idée, mais une Histoire qui a un sens, et un sens divin.
138Don Quichotte n’est pas seulement exemplaire en tant que poète démystifiant Béatrice, Laure et Elisa ; il l’est encore en tant qu’idéologue qui démonte le piège mental de l’idéologie. Le poète, et l’idéologue aliéné qui triomphe dans la Première Partie du roman, remonte de la folie à la raison et à la foi tout au long de la Seconde, parce qu’il a vécu l’aliénation comme l’on doit vivre la foi même, selon le rythme de l’Incarnation de l’amour du Dieu vivant, pas selon celui de l’Idée-Notion qui en tient lieu.
139La leçon du Roman est double. Elle dénonce le mécanisme de l’aliénation idéologique ; mais elle démontre aussi que la foi chrétienne vécue (même) dans la folie militante a le pouvoir de restituer l’homme aliéné à sa vérité, de le désaliéner, de le rendre à Dieu et aux hommes. Mais pour cette autre aventure, celle de la foi mystique à l’œuvre sous l’avènement du Royaume véritable, le noble fou n’a plus de force. Don Quichotte quitte la scène à l’instant où il recouvre et sa raison et sa foi chrétienne, léguant aux générations futures, en proie à l’idéologie, la haute leçon de sa folle et merveilleuse aventure.
140Mais il semble bien qu’aucune de ces générations futures n’y ait vu plus qu’une énigme. Toutes ont recommencé l’aventure de l’idéologie, celle de l’homme voyageur, pèlerin ou naufragé jeté nu sur les rivages d’un monde qui n’est pas le vrai monde, mais seulement une copie d’un autre monde dont peut-être il est venu. Que l’on songe au Pèlerin dans sa Patrie de Lope de Vega, au naufragé des Solitudes de Góngora, à l’homme de la pure nature, l’Andrenio du Criticón de Balthazar Gracián qu’admirait tant le philosophe du Monde comme volonté et comme représentation, Arthur Schopenhauer. La filiation culturelle de la théologie esthétique et de l’idéologie est longue, elle se prolonge jusqu’à nous, de Marcel Proust à André Breton, de Baudelaire à Mallarmé, de Rimbaud à Juan Ramón Jiménez.
141L’originalité profonde de Cervantes et du Quichotte tient, enfin, au fait que le génie de l’auteur nous livre la clé des autres chefs-d’œuvre du Baroque et du drame historique de l’idéologie chrétienne : il s’agit d’une crise profonde intérieure au judéo-christianisme, d’une chrétienté dont la foi, en s’idéologisant, retourne au drame d’une idéologie juive frustrée de la promesse messianique et de sa réalisation.
142Le fait est attesté dès le XIVe siècle par le conflit et les interférences nombreuses des deux cultures dont l’Espagne surtout a été le théâtre. Ne s’est-elle pas sentie vocation de "peuple élu de la loi de grâce ", appelée à mener la politique de Dieu dans le monde ?28 Mais c’est tout l’Occident chrétien, de Quevedo à Bossuet, de Spinoza à Leibniz, qui bientôt allait verser dans l’universalisme d’un "christianisme" idéologique désormais aliéné aux sources vives de l’Evangile. Dès la fin du XVIIe siècle, les nations d’Europe se considèrent comme le peuple élu dont l’idéologie doit conquérir matériellement et spirituellement le monde entier.
143Deux forces de proposition se seront constituées en réaction contre l’aliénation de l’idéologie chrétienne. Car, qu’on le veuille ou non, le Dieu de l’Evangile n’est pas ailleurs, il est présent sur terre dans la nudité du sacrement et le dénuement des plus pauvres, qui constituent son emblème plus réellement que le monarque de Droit divin, tout Roi-Soleil qu’il est. La première de ces forces naît, au cœur d’un monde ainsi aliéné par l’honneur à Dieu, chez ceux qui prennent en charge l’invention d’un monde apparemment mieux fait pour l’homme et plus digne de lui sur terre. Tels sont les successeurs des alchimistes du Moyen Âge, constitués en sociétés initiatiques dans la maçonnerie spéculative au XVIIIe siècle. Tels aussi, les descendants du peuple du Livre, juifs de la Diaspora pourchassés par l’idéologie chrétienne et désormais contraints d’ouvrir l’avenir à un espoir pour l’homme plus conforme à la révélation chrétienne elle-même.
144Fatal retour, catastrophique, mais juste retour des choses, où l’Occident est à la recherche de son âme chrétienne. Car on n’aliène pas la foi au Dieu de l’Evangile sans aliéner l’homme à l’homme et Dieu à Dieu même. L’homme ne serait pas lui-même s’il consentait à de telles aliénations et s’il n’était pas capable de refuser d’être l’homme de ce Dieu-là. Sans le savoir, la révolte de l’athéisme exprimera le refus d’accueillir un Dieu d’aliénation pour l’homme à défaut de traduire un paradoxal retour du vrai Dieu chrétien sur terre. Telle est l’aventure que l’Occident allait courir sur la lancée de l’idéologie chrétienne des Lumières à nos jours, en passant par le Sturm und Drang, le Romantisme, le Symbolisme, l’Expressionnisme et l’Existentialisme, sans oublier les idéologies politiques et les positivismes...
145Héritiers directs de l’idéologie chrétienne, tous ces mouvements mettent en pratique une prise de conscience de l’aliénation idéologique dont ils ne démasquent pas l’origine religieuse. Aujourd’hui, les ressources de la révolte semblent épuisées, tant sont palpables les effets de ses échecs successifs et évidente l’entreprise de déshumanisation du langage, des arts, de la religion et de la politique, l’exploitation de l’homme par l’homme, la pollution de la nature... Il nous reste la certitude de notre aliénation et l’irrépressible désir d’en sortir.
Notes de bas de page
1 Etienne Gilson, La philosophie au Moyen Age, 3e éd., Paris, Payot - 1947, p. 578.
2 Etienne Gilson, o.c., p. 559.
3 Eugenio Massa, Egidio da Viterbo e la metodologia del sapere, in Henri Bédarida, Pensée humaniste et tradition chrétienne aux XVe et XVIe s., Boivin - 1950, pp. 190-239.
4 Eugenio Massa, l.c., p. 189.
5 G. Pontano, Ægidius, Bologna - 1939, p. 253.
6 "Poesim scientiam esse a deo datam".
7 De là l’ambiguïté de cette sacralisation de l’amour. Sur la signification de cette dualité de l’amour, bien signifiée dans cette petite phrase de Gilles de Viterbe : "Ego Illi Amore hæreo ; non tamen quia ego Illi, Ille mihi" (E. Massa, p. 235). Voir plus bas ce qui est dit à propos de Fray Luis de León. On peut également souligner que l’effet de cet humanisme pessimiste au regard de la mystique chrétienne a été d’aggraver l’extrinsécisme et de préparer par là une réaction optimiste chez les théologiens plus fidèles à la scolastique, au thomisme plutôt qu’à l’augustinisme moderne, spécialement dans la Compagnie de Jésus.
8 Apologia, éd. Bâle - 1557, pp. 116-118.
9 Ib., pp. 897-922.
10 Ib., p. 910.
11 Ib., cap. X, 920-921.
12 Commentaire à la strophe VII, p. 921.
13 Ib. Cap. XXII, p. 909.
14 Marsile Ficin, Opera omnia, Bâle, II, 1539. Voir I (Bâle, 1561), p. 872.
15 Marcel Raymond, Pensée humaniste et Tradition chrétienne, o.c., p. 163.
16 Opera omnia, t. II.
17 Ni par celles de la poésie théologique définie par les poètes baroques.
18 Etienne Gilson, Introduction à la Philosophie chrétienne, p. 198 et pp. 210-211. On peut rapprocher de ce que saint Jean de la Croix dit des créatures qui, chacune par son être dit ce qu’elle possède en elle-même de Dieu, ce que saint Thomas (Somme, Ia, q.15, a.2) disait, à savoir que dans l’union l’âme participe à la connaissance que Dieu a des créatures, à la connaissance que Dieu a de sa propre essence et de ce qu’elle est comme participable par les créatures, selon un certain mode de ressemblance, chaque créature possédant en effet son espèce propre, selon sa propre manière de participer à la ressemblance de l’essence divine (Gilson, o.c., p. 182).
19 Cantique spirituel, str. 5, 3, c.
20 Jean Krynen, De la teología humanista a la mística de las luces, Estudios sobre Fray Luis de León, Religión y Cultura, Madrid - 1976, pp. 465-483.
21 V. infra, pp. 270-273.
22 Etienne Gilson, L’Être et l’Essence, 2e éd., Paris, Vrin, pp. 15-17.
23 La philosophie de La Vie est un Songe pourrait passer pour être fidèle à l’inspiration de saint Augustin lorsqu’il parle de l’"extensio animi in id quod æternum est", la tension de l’âme vers les réalités éternelles. "Plus elle s’étendra vers l’éternel, plus elle se conformera à l’image de Dieu qui est son être" (De Trinitate, XII, 7, 10). Lorsque les commentateurs rapprocheront ici saint Augustin de la doctrine de Denys l’Aréopagite, ils rendront synonymes extensio, extendere, extensivus et extaticus. Ce dernier terme peut donner le change à partir du moment où l’on méconnaît que pour Denys extaticus renvoie au mode d’union à l’éternité du divin propre à la foi surnaturelle, d’une foi qui fait tendre vers l’éternité en convertissant au temps selon le rythme de l’incarnation. La sagesse de Sigismond serait chrétienne si l’on interprétait saint Augustin selon le dionysianisme des philosophes, ce dionysianisme qui a sévi dans l’histoire de la pensée chrétienne et qui précisément a nourri l’idéologie chrétienne.
24 Les mythes qui ornent l’existence sociale et constituent le miroir de la culture sont constitutifs de l’idéologie. Les hommes s’y retrouvent et s’y rassemblent. Ils sont leur agora. C’est dans ces allégories qu’ils communient, dans ces histoires que l’on raconte en public (agoreuin) et qu’il faut entendre autrement qu’à la lettre (allêgorein).
25 L’idéologie est emblématique par nature. Elle a pour effet d’extraire l’idée qui appartient à la chose et de la "jeter à l’intérieur", pour ainsi dire du dehors, comme une pièce ou un ornement rapportés. Elle est extrinséciste et sur-naturaliste.
26 Par rapport à l’homme de l’anthropologie chrétienne de la tradition médiévale la plus constante, jusqu’à saint Thomas et saint Bonaventure, le Sigismond de Calderón rappelle cet homme de la pure nature que conçoit la théologie abâtardie de Suárez. Dans son traité de la Fin ultime de l’Homme celui-ci écrivait : "En supposant que dans l’état de pure nature l’homme eût pu concevoir un quelconque désir conditionnel de voir Dieu, s’il s’était conduit selon la prudence, il n’en aurait pas ressenti pour autant la moindre inquiétude, mais aurait été content de son sort. De même que dans cet état, l’homme aurait pu désirer comprendre sans discours, néanmoins un tel désir ne l’aurait pas tenu en haleine ni inquiété parce qu’il aurait su qu’il s’agissait d’une chose absolument étrangère à la nature humaine" (Disputatio 16, sectio 3, n° 7 - cité par Henri de Lubac, Le mystère du Surnaturel, o.c., p. 241, n° 2).
27 La paternité du Je transcendantal revient à Don Quichotte - ou à son créateur Cervantes. Pascal l’avait bien senti et il le disait. On peut citer ici le propos rapporté par Menjot (Pascal, o.c. Lafuma, p. 641) : "Feu M. Pascal appelait la philosophie cartésienne le roman de la nature, semblable à peu près à l’histoire de Don Quichotte."
28 Du Bénédictin Juan de Salazar (dans sa Política española, 1619) à la Política de Dios de Quevedo.
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