Chapitre II. Le moment baroque de l’idéologie chrétienne (1640-1690)
p. 213-225
Texte intégral
1Entre le passé et l’avenir, un faux équilibre semblait devoir s’établir grâce à Descartes. Il révolutionnait l’histoire de la pensée sans ébranler ni l’Eglise ni l’Etat. Tous s’opérait sans apparente référence à l’approche politique du divin et de l’humain. Ce conservatisme était aussi celui des théologiens et des philosophes de sa génération. Tout devait changer à partir du moment où les conflits internes à l’idéologie chrétienne éclateraient.
2La problématique de l’idéologie chrétienne était en effet fondamentalement conflictuelle et le malentendu radical. D’origine théologique, dérivé de l’extrinsécisme et du dualisme de la nature et de la grâce, il opposait les Augustiniens et les Thomistes, tous novateurs. A partir de 1640, date de la publication posthume de l’Augustinus, le malentendu latent se manifesta au grand jour. La religion et l’ecclésiologie, la morale, la politique virent s’opposer deux courants d’opinion catholique dans un affrontement durable que la révolution française ne parviendrait même pas à surmonter. La querelle théologique devenait une affaire de société et durant plus d’un demi-siècle, philosophes et théologiens, moralistes et artistes furent les acteurs et les témoins d’une révolution culturelle décisive qui a donné son visage définitif à l’idéologie occidentale.
3 1. - Le moment baroque de l’idéologie chrétienne est d’abord celui de la réification de la religion, c’est-à-dire de la fermeture sur elles-mêmes de l’Eglise catholique comme des Eglises protestantes, qui consolident leurs positions idéologiques et leurs effectifs. Il s’agissait en fait beaucoup plus que d’un accident historique, d’un phénomène caractéristique de l’idéologie chrétienne, visible aussi bien dans la division des protestants humanistes et intégristes après le Concile de Dordrecht (1619), qu’après l’irruption du jansénisme à partir de 1638. Il était fatal que les deux tendances, dialectiquement opposées dans la théologie de la grâce et la conception de la nature, manifestent leur existence : plus humains, les partisans de Molina et d’Arminius, plus rigoristes les tenants de Jansénius et de Gomar.
4Mais le fond du problème que pose la réification de la religion, à partir de cette période, concerne les rapports de la mystique chrétienne et de l’ecclésiologie, l’Eglise comme lieu de communion et d’union à Dieu, ou l’Eglise comme lieu du culte et de la pratique chrétienne coupés de leur animation intérieure. A l’ascéticisme dans le domaine de la morale de la contemplation correspond une vision rigidifiée de l’institution.
5Entre catholiques la querelle opposa deux formes d’orthodoxie rivales : Jésuites contre Jansénistes. Une querelle à fleur de peau de théologiens et d’idéologues qui devait défrayer l’actualité à partir du moment où les laïcs y participèrent. En fait, c’était bien les laïcs les premiers intéressés par le phénomène de la réification religieuse. N’étaient-ils pas marginalisés dans l’Eglise sacralisatrice qui opposait le Clergé et le reste des fidèles à l’intérieur du peuple de Dieu dans une Eglise devenue incapable d’en concevoir même la notion (puisqu’elle est mystique) ? Là était le drame religieux de l’idéologie chrétienne : le dualisme théologique de la nature et de la grâce se répercutait dans la rupture de l’unité interne du peuple ecclésial en opposant clercs et laïcs, désormais frustrés, les uns et les autres, à l’égard de l’animation spirituelle propre à l’Eglise comme telle.
6On n’a sans doute pas apprécié comme il convient l’ampleur et la gravité du phénomène de la cléricalisation du corps mystique à partir de ces années. La cléricalisation de la religion est un phénomène à double détente qui a tendu à transformer les laïcs en clercs et, par le fait même, à marginaliser le peuple lui-même dans une religion populaire abâtardie. En réalité, il s’agit là d’un phénomène plus ancien observable dès la fin du XVe siècle avec l’apparition du livre ; mais c’est dans la seconde moitié du XVIIe siècle que l’on assiste à la poussée de l’évangélisation des campagnes par des missionnaires dont l’idéologie cléricale se scandalise devant ce qu’ils appellent l’ignorance religieuse des campagnes. L’historiographie contemporaine, presque toujours complice de l’idéologie scolariste selon laquelle on n’est bon chrétien que par le catéchisme, a repris ce thème. Elle manifeste par là son incompréhension de la religion populaire et du drame qu’a constitué pour celle-ci la réification religieuse et l’idéologie cléricale1.
7C’est dans cette perspective que se découvre le sens des dévotions et des révélations particulières qui illustrent la piété et la théologie de l’âge classique.
8Les dévotions particulières si souvent signalées comme caractéristiques de la piété moderne, depuis la Pietà de la fin du Moyen Age jusqu’à la dévotion au Sacré-Cœur de Marguerite-Marie Alacoque, en passant par le Rosaire, la dévotion aux Saints Anges, à saint Joseph etc. ont été parfois poussées jusqu’à une accentuation dramatique, voire névrotique, caractéristique de l’époque. Mais dans leur fond, elles constituent le trésor des grâces de piété qui sont destinées, comme toutes les grâces gratis datæ, à l’édification du peuple chrétien dans son pèlerinage terrestre. Leur origine est divine. Elles traduisent la mise en alerte du peuple chrétien par l’Esprit en vue de son instruction. Il faut reconnaître que ces dévotions (à la Vierge de Pitié, au Sacré-Cœur de Jésus) ont compensé le déficit spirituel d’une Eglise en voie de réification et pansé la blessure du corps de l’Eglise devenu infidèle à l’appel divin qui émane de la Croix et du mystère de l’Amour du Christ souffrant pour la sanctification de son Corps.
9 C’est donc bien à tort que l’on juge de ces dévotions particulières de l’extérieur seulement, Qu’on n’y retrouve que les traits distinctifs d’une piété spectaculaire, avide d’images et d’émotions fortes, quand ce n’est une superstition scandaleuse au regard de l’Ecriture. Leur réalité profonde ne se découvre qu’au regard intérieur du contemplatif qui y voit la part de l’infus providentiel et pas seulement de l’idéologie socio-culturelle qui lui donne corps2.
10Inversement, c’est dans cette même problématique critique de l’idéologie chrétienne que s’éclaire le caractère baroque de la théologie concernant les révélations particulières. On le sait, cette théologie ne se contente pas de les valoriser en tant qu’elles sont destinées à fonder la foi des fidèles ; mais elle s’égare lorsqu’elle pense qu’elle en constitue le mobile et l’objet. Dans la problématique de l’extrinsécisme, cette foi au merveilleux surnaturel vient seulement renforcer la foi à forme humaine, scrupuleusement maintenue dans ses limites par un anti-mysticisme de principe. L’éducation de la foi, telle qu’elle est entreprise à l’époque, se trouve donc réduite à de l’humain encadré dans des pratiques conçues comme ascétiques et cléricales. Elles assurent le conformisme religieux de la croyance, mais plus du tout la conformité de celle-ci aux exigences spirituelles de la pédagogie chrétienne. Tout ce que ces merveilles réalisent de fait dans les âmes, surtout les âmes des saints, sert donc davantage à les conforter dans leur dévotion réduite et close sur une manière très humaine de lire et de traduire pratiquement conseils et préceptes évangéliques. En un mot, dans l’idéologie baroque des faveurs divines, le merveilleux sur-naturel vient confirmer la réification de la foi et des dévotions dans leur mode purement humain, au grand dommage du profit surnaturel qu’il est censé produire normalement. Il contribue à justifier la réification de la religion, et l’ascéticisme clérical trouve en lui un alibi. Les fidèles du peuple de Dieu sont exilés dans leurs horizons terrestres ; mais ils soupirent à la vue des splendeurs qu’une superstructure céleste ménage aux voûtes de l’Eglise baroquisée.
11La réification religieuse si caractéristique de cette période historique s’est manifestée d’une manière saisissante dans les ordres religieux, tout spécialement dans la Compagnie de Jésus. Elle y a produit un drame théologico-politique qui a constitué l’un des épisodes les plus douloureux de l’histoire spirituelle de cet Institut. On a rappelé récemment3 comment, au tournant de 1585, après les condamnations encourues par les espagnols Cordeses et B. Álvarez, s’était imposée dans la Compagnie une administration spirituelle capable de maintenir la manière propre de la Compagnie parmi les Jésuites. La figure de saint Ignace allait changer. Le Général Aquaviva fait corriger la Vie de saint Ignace de Loyola du Père Ribadeneyra (1572) pour y donner plus d’importance aux institutions et au gouvernement. Dans la nouvelle biographie du saint réalisée par Maffei (1585), l’Institut est devenu le vrai fondateur avec sa Loi inspirée par Dieu : les Exercices. Bien entendu, l’Institut est défini conformément à "notre esprit". L’inspiration extraordinaire et divine confirme la réification institutionnelle.
12 Nous verrons plus loin4 comment cette approche politique de la religion est venue confirmer l’anti-mysticisme dans la Compagnie de Jésus, lors des fondations réformistes et spirituelles en France entre 1623 et 1635. C’est de ces années que date la consolidation de l’idéologie anti-mystique dans une Compagnie de Jésus institutionnellement réifiée. Il est frappant de constater la simultanéité des deux aspects de la réification d’un ordre religieux et de l’exil mystique auquel il condamne ses membres.
13 2. - L’autre aspect de la réification religieuse caractéristique de l’idéologie baroque concerne la morale chrétienne. Là encore, c’est le problème fondamental de la distinction de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel qui se trouvait engagé. Le dualisme entraînait la rupture entre la morale naturelle et la morale religieuse, et le conflit insurmontable entre l’une et l’autre. Conséquence, inéluctable et tragique par ses effets, du glissement de la notion de liberté conçue comme affranchissement à l’égard des servitudes (eleutheria) vers la notion moderne de la liberté conçue comme la liberté de choix, comme pouvoir d’auto-détermination totalement immanent et fermé sur soi. Cette conception naturaliste de la liberté qui avait entraîné les théologiens dans le dualisme de l’ascèse et de la mystique, devait tout naturellement les entraîner vers le dualisme des deux morales.
14C’est au siècle suivant que la controverse philosophique opposera la morale naturelle et la morale révélée, en même temps que la religion naturelle et la religion révélée. Au temps du baroque, l’idéologie chrétienne fait s’affronter Jésuites et Jansénistes autour de la conception de la morale chrétienne. Les Jésuites avaient créé un système humaniste en réponse au pessimisme des néo-augustiniens luthériens ou baïanistes. Ils défendaient l’homme contre Dieu (le nouveau Dieu, négateur de la liberté humaine). Les Jansénistes, de leur côté, réagissent contre le système des Jésuites jugés pélagiens. Ils défendent Dieu contre l’homme (l’homme qui rend la grâce divine efficace). L’idéologie religieuse crée là une querelle en tout point factice, mais dont l’importance était capitale. En dénaturant la transformation morale de la nature de l’homme par l’Esprit, elle ouvrait le scandaleux procès de l’homme, instruit par les uns, et le non moins scandaleux procès de Dieu instruit par les autres. On en arriva aux limites de l’absurde, lorsque la prédication des Jésuites se vit condamnée face au mysticisme inhumain de l’amour pur des Jansénistes tous réduits à mettre l’accent sur la crainte de Dieu, non pas filiale mais servile. Le désir naturel du Dieu surnaturel ne constituait plus le principe de la pédagogie humaine et chrétienne des éducateurs de la société occidentale qu’étaient devenus les disciples de saint Ignace, mais la peur de l’Enfer et de ses peines éternelles. Dieu seul sait quelles furent les conséquences de cet abâtardissement idéologique de l’éducation chrétienne !
15Attritionnisme, casuisme ont été passionnément défendus et dénoncés tout au long de la seconde moitié du siècle et tout au long du siècle suivant. Nous ne reviendrons pas sur la polémique qu’un brin de bon sens chrétien aurait suffi à clore, comme l’ont démontré aussi bien Pascal (découvrant un peu tard la vérité profonde de la doctrine thomiste de la causalité) qu’un saint Vincent de Paul (qui insista si opportunément sur la différence entre l’amour affectif - fiction des idéologues - et l’amour effectif qui met l’homme au service des pauvres).
16La polémique théologique qui débordait ainsi hors des limites de l’Ecole constitua un épisode capital de l’histoire sociale et politique du Grand Siècle. Le christianisme de tendance néo-stoïcienne s’était trouvé historiquement promu par l’action de Richelieu, dont la politique résolument progressiste se fondait sur une nouvelle conception des rapports de l’homme et du monde, celle du néo-stoïcisme de Juste Lipse. Un tel christianisme, dans la première moitié du siècle, naturalisait la religion et la morale, et devait voir se dresser contre lui le parti dévôt qui l’attaquait pour le concilier avec la piété telle que l’entendaient les Bérulliens et les Jésuites. Cette première période de l’approche politique de la religion fit place à celle de la seconde moitié du siècle, où la réification religieuse coïncide avec la sacralisation politique.
17La religion du XVIIe siècle veut exalter le Règne, la Puissance et la Gloire de Dieu. Qu’il s’agisse des protestants ou des catholiques, la formule exprime l’idéologie chrétienne dans l’approche de la théorie politique. Au premier plan de la vie sociale et religieuse se hisse l’orthodoxie. Elle fait l’objet de tests discriminatoires concernant la prédestination, dans l’Eglise protestante des Calvinistes, les cinq propositions jansénistes condamnées dans l’Eglise catholique, sans oublier dans l’Eglise luthérienne le test ubiquiste5. Le chrétien de l’idéologie baroque est un individu en proie à l’idéologie théologique, philosophique et morale. Il doit faire son salut seul - non pas sans Dieu, mais seul à seul avec lui. C’est là la conséquence du primat de l’absolue gratuité de la grâce (qui exclut toute coopération de l’homme à son salut), dans la vision protestante et janséniste obsédée par la toute-puissance et la transcendance de Dieu. Mais la rançon de cet individualisme religieux est le contrôle strict d’une orthodoxie intransigeante. Il n’en va pas autrement du côté des catholiques non jansénistes, car leur orthodoxie n’est pas moins chatouilleuse.
18Entre 1650 et 1690, il apparaît donc que l’Eglise catholique de France est profondément divisée par une idéologie constituée en facteur décisif de l’évolution morale et religieuse autant que politique et sociale. Un long passé théologico-politique parvenait alors à son terme, depuis le moyen-âge et la promotion du pouvoir temporel des monarques. La religion, en se sacralisant, se politisait. La croyance religieuse devenait affaire d’Etat. Le cheminement de l’idéologie religieuse du domaine de la théologie à celui de l’histoire sociale des idées constitue l’événement culturel capital de ces années. C’est devant le statu quo de la division doctrinale visible aussi bien chez les protestants après Dordrecht (1619)6 que chez les catholiques après 1650-1660, qu’apparaissent les premiers symptômes de l’idéologie théologico-politique telle que la définit Spinoza, le génial créateur de l’idéologie moderne précurseur de Karl Marx.
19Le cheminement de l’idéologie vers l’histoire sociale des idées est plus visible chez les protestants. Dès 1521 et 1534, dates de l’excommunication d’Henri VIII d’Angleterre et de l’affaire des Placards sur la messe, l’idéologie religieuse apparaît dans son rapport à l’Eglise, à ses lois et à ses sacrements (mariage et Eucharistie), dans l’aspect social de la religion. Mais surtout c’est du cœur de l’idéologie théologique, de la doctrine de la grâce et du motif de la prédestination au salut, que l’idéologie extrinséciste rend manifeste sa dimension proprement sociale, comme l’idée qui mobilise l’innovation révolutionnaire de l’idéologie à proprement parler. En effet, si Dieu prédestine au salut par la foi pure sans ma coopération, ce n’est plus dans l’Eglise que le salut se réalise. Il est nécessaire que le nouveau croyant rompe avec l’Eglise romaine et pose la question de la fausse et de la vraie Eglise. De la théologie, on passe ainsi à l’histoire sociale, dans l’idée nouvelle du salut chrétien. Le monde ancien en est politiquement bouleversé (la puissance temporelle de l’Eglise est ruinée, ainsi que celle des "puissances politiques d’oppression", telle que le Saint Empire Romain Germanique).
20Le protestantisme a largement devancé là la Compagnie de Jésus. Dès 1563, Le Fevre et Pierre Canisius en ont pris conscience et c’est même à ce propos que l’Empereur fit appel à la Compagnie pour composer un manuel pratique de théologie capable de réfuter les doctrines des réformés.
21 3. - Dans l’histoire de l’idéologie, Spinoza occupe incontestablement la place du précurseur dans la mesure où avec lui s’opère la mutation radicale de l’idéologie de la théologie chrétienne moderne dans l’idéologie "athéiste". Face à Descartes, le philosophe chrétien volontairement aliéné au politique, Spinoza est de philosophe de la réduction théologico-politique du Dieu de Descartes, et s’il prolonge l’initiateur de la mathématisation de la pensée, c’est à la fois en disciple et en critique.
22Le Dieu de Descartes était le Dieu du dualisme de la nature et de Dieu, du créé et de l’incréé, de l’âme et du corps. Spinoza réagit contre cette vision fondamentale de la philosophie et de la théologie de l’idéologie chrétienne et il substitue au dualisme un pur monisme. Pour lui, Dieu n’est pas surajouté au monde, pas plus que l’âme au corps. Dieu est de toute chose la cause immanente, ce qui veut dire que les choses ne sont que des modes de son unique substance7. Il a sans doute cru rester fidèle à saint Paul (Actes 17,28) alors qu’il l’avait interprété à travers son propre monisme. Paul entendait "en lui, nous vivons, nous nous mouvons" et nous sommes "de la causalité créatrice immanente qui demeure transcendante au créé". Niant la création, Spinoza a conçu le rapport de Dieu au monde comme identique au rapport de Dieu à son Logos consubstantiel, le Verbe éternellement engendré, non pas créé. C’est ainsi que Spinoza a absolutisé l’être absolu de Dieu en niant toute autre substance : le monde n’est plus qu’une infinité de modes de la Substance Unique. La réaction ultramystique détruisait ainsi l’immanence du transcendant que Spinoza voulait sauvegarder et acculait le christianisme à l’absurde théologique.
23Spinoza redécouvrait la tradition médiévale de la philosophie arabe d’Avicenne et d’Averroès au moment de réfuter l’extrinsécisme de la théologie moderne. Dans la mesure où il a refusé de dire que Dieu et la Nature étaient une seule et même chose8 - donc de s’avouer panthéiste - on peut dire de lui qu’il est resté dans la ligne d’un surnaturalisme mystique original pour un nouveau chrétien9.
24Ceci est confirmé aussi bien dans son œuvre de jeunesse (1663-1666), avec le Court Traité de Dieu et de l’homme et de son état bienheureux, que dans le Tractatus théologico-politicus (1670). Sa référence à l’Evangile et à Jésus dans l’Ethique permet de le considérer comme un philosophe moniste, hérétique, mais chrétien d’inspiration ou plutôt de problématique, puisque pour lui il n’y a pas d’autre substance que Dieu et que la création est une apparence de création. "Il nous sera impossible, si nous nous servons bien de notre entendement, de nous abstenir d’aimer Dieu" déclare-t-il dans le Court Traité10.
25C’est ici que le disciple de Descartes, du Descartes mathématicien philosophe, révèle son originalité. Bien nous servir de notre entendement, conformément au quatrième genre de connaissance, c’est comprendre Dieu immédiatement, non pas en tirant cette connaissance d’autre chose, mais de Dieu cause de toute connaissance, tel que nous lui sommes étroitement unis11. Il existe donc, selon Spinoza, un mode d’union à Dieu tel qu’il se manifeste immédiatement à l’entendement comme souverainement magnifique et souverainement bon, d’où il suit "que nous lui sommes unis par la nature et par l’amour".
26Il y a donc une authentique requête mystique dans la doctrine spinoziste de l’amour intellectuel de Dieu. "De cet amour et de cette union seuls peut suivre un état éternel et inaltérable (...) notre propre durée éternelle"12. Cependant, la question se pose de savoir "s’il existe également un amour de Dieu pour nous". Spinoza répond : Dieu n’aime pas les hommes à proprement parler, puisqu’il ne peut que s’aimer lui-même et ne rien aimer d’autre13. C’est pourquoi il a entrepris de démontrer14 que la liberté de philosopher ne menace aucune ferveur religieuse véritable, ni la paix au sein de la communauté publique. Se référant à saint Paul (Rm. 1,20), il nie que l’élection du peuple juif ait concerné autre chose que l’Etat et non l’entendement et la vraie vertu pour lesquels aucune nation n’a été distinguée d’une autre. Pareillement, lorsqu’il traite de la loi divine, il l’entend de la loi naturelle accessible à l’entendement, une "règle ne visant que le souverain bien, c’est-à-dire la vraie connaissance et l’amour de Dieu"15. Cette loi divine naturelle n’exige pas la foi dans les récits historiques, elle se connaît par la seule considération de la nature humaine. C’est parce qu’il perçoit Dieu comme vérité éternelle et non point comme auteur de la loi que Spinoza peut dire qu’il dépasse la loi "avec saint Paul"16 ; mais il s’agit d’un paulinisme bien original, puisqu’il concerne non plus le règne de la grâce, mais celui de la "perception adéquate des décrets de Dieu comme vérités éternelles". C’est ainsi que le Christ a perçu les choses divines et les a connues adéquatement : il ne fut pas tant un prophète que "la bouche de Dieu". Dieu s’est révélé à son esprit immédiatement ; il a connu les choses révélées en les percevant par la pensée pure, intellectuellement, en dehors des mots et des images. Comme le disent les Proverbes (16,22) "l’entendement est seule source de vie", il est la loi intériorisée. Guidés par lui, nous ne pouvons désormais qu’aimer Dieu, nous ne saurions plus lui obéir servilement comme s’il était un prince établissant des lois17.
27Dire que l’idéologie chrétienne de Descartes est résorbée par Spinoza dans l’idéologie théologico-politique n’est pas un vain mot, comme on vient de le voir. Mais le prodige ne se réalise que par la grâce de la mathématique. Elle est le premier agent scientifique du processus de la réduction idéologique de la théologie dans l’histoire de la culture occidentale. Au XVIIIe siècle, ce rôle sera tenu par la physique avec Kant ; au XIXe siècle, l’évolutionnisme et le scientisme achèveront de consolider l’idéologie.
28La voie ouverte à l’homme par Spinoza est celle d’un néo-avicennisme et d’un néo-averroïsme mathématique conduisant à la connaissance intuitive de Dieu. Elle est celle de la sagesse. "Les méchants ignorent l’amour qui naît de la connaissance de Dieu au moyen duquel, selon les forces de l’intelligence humaine, nous sommes, pour ainsi dire, les servants de Dieu"18. Le Dieu de Spinoza est tel que "de sa nature infinie ont nécessairement découlé une infinité de choses en une infinité de modes, de la même façon que de la nature du triangle il suit, de toute éternité et pour l’éternité, que ses trois angles égalent deux droits"19. Ce Dieu n’est pas libre de créer de manière contingente et sa volonté est absolue sans être nécessitée. Il n’y a pas à choisir (comme le faisait Scot face à saint Thomas) entre un Dieu-Nature et un Dieu-Liberté, car en lui nature et liberté coïncident. La puissance infinie de Dieu a prédestiné toutes choses20.
29Il en va de même pour l’homme parvenu à la sagesse. Celle-ci dénonce à la fois la théologie moderne, son primat de la puissance absolue d’un Dieu négateur de la nature (source de l’extrinsécisme) et la superstition religieuse d’une religion populaire. La vertu curative de la mathématique opère cette double libération à l’égard de la théologie (protestante ou catholique) et de la superstition religieuse (catholique ou protestante). Si la Mathématique qui traite non des fins, mais seulement des essences et des propriétés des figures, donc de la nature des choses, n’avait montré aux hommes une autre règle de vérité, ceux-ci seraient demeurés dans la superstition qui imagine que les dieux disposent tout à l’usage des hommes.
30Toutes les aspirations de l’homme judéo-chrétien se retrouvaient dans la sagesse de Spinoza : liberté, salut, éternité de l’âme, béatitude, gloire de Dieu ; mais dans une vision radicalement idéologisée. Non seulement les mots surnaturel et grâce sont pratiquement absents du vocabulaire de Spinoza, mais leur idée a été totalement résorbée dans un naturalisme immanentiste. De ce point de vue, le spinozisme est bien l’antithèse du christianisme luthérien et de sa justification par la seule foi. Le paradoxe veut que Spinoza appuie sa démonstration sur l’Ecriture au moment même où il opère une réduction simulatrice de la mystique chrétienne21.
31A tout prendre, la foi selon Spinoza n’est autre que la ferveur religieuse, prise à part des dogmes. Spinoza veut dire que bien que ses dogmes soient faux, si le croyant est animé d’une charité fervente, par là-même il est attaché à la vérité bien qu’il n’ait pas accès à l’intuition libre de la pensée adéquate de Dieu par laquelle Dieu communique immédiatement à son esprit sa propre essence22. Constatons que Spinoza est parvenu à réduire una autre vérité chrétienne, peut-être la vérité chrétienne la plus profonde, que méconnaît l’idéologie dès qu’elle apparaît : "l’Ecriture, dit-il en effet, se met à la portée de la mentalité de la foule des humains, qu’il s’agit de rendre non pas savants, mais soumis"23.
32La religion et le culte n’ont donc rien que de naturel. Ils s’expriment dans le comportement idéologique et politique des hommes : "Accomplir la loi de Dieu (...) c’est pratiquer la justice et la charité en exécution du commandement de Dieu. Autrement dit le règne divin véritable s’établit dès que la justice et la charité prennent force de loi, ainsi que le commandement. Ce n’est pas l’Eglise qui régit ce droit sacré, mais l’Etat lui-même, car "il n’est pas exact que Dieu exerce pour son compte sur les hommes un règne particulier, distinct de celui qu’assument les Autorités publiques". C’est l’Etat qui instaure le culte de la justice et de la charité, les autres "dogmes" étant laissés à la discrétion personnelle de chacun. C’est ainsi que Spinoza ne fait aucune différence, quant à l’origine du statut social, entre la théocratie politique des Hébreux et une démocratie fondée sur la seule discipline de la raison24. Pas plus qu’entre la religion révélée et la libération des hommes tirés de l’état de nature par les leçons de la raison.
33L’idéologie spinoziste est un prodige intellectuel à l’état pur. Elle réalise l’illusion mystique de la transparence. Elle est aliénation du transcendant à l’immanent, et de l’immanent au transcendant, aliénation à l’éternité et à l’histoire.
34Spinoza fondait l’essence de l’homme au-delà de son histoire, dans une vérité transcendante qui, loin de fonder l’existence humaine, la rend problématique25. Sous cet aspect, il n’annonce plus le futur de l’idéologie, son futur athée, mais témoigne encore de son passé d’aliénation théologique. La part de Marx dans la construction de l’idéologie sera de renverser ce spinozisme-là.
35Il reste que Spinoza a réalisé la percée historique de l’idéologie. Face à Descartes, son originalité est entière. Il suffit, pour s’en rendre compte, de jeter un regard rétrospectif sur le destin de l’intellect d’amour (depuis l’intelletto d’amore de Dante, depuis celui surtout des mystiques chrétiens de Guillaume de Saint Thierry à Maître Eckhart) pour mesurer le chemin parcouru de la théologie chrétienne la plus authentique au monisme idéologique de Spinoza, vigile du matérialisme idéologique.
36 4. - Dans l’approche théologico-politique de l’idéologie, Leibniz occupe une place à part. Autant Spinoza se présente en réducteur de tout surnaturalisme chrétien, autant Leibniz fait au contraire figure d’illuminé et de prophète. Comme on le sait, il prend place dans la grande tradition du rationalisme prophétique du Moyen Age et remonte à Ramón Lull dont il perfectionne l’Art combinatoire26.
37Le génie philosophique et prophétique du jeune Leibniz s’est manifesté dans sa vision de l’idéologie politique, dans son rêve historico-épique consigné dans le Mémoire secret qu’il adressait, en 1672, à Louis XIV27. Il veut s’employer au Grand Projet d’organiser religieusement la terre et pour cela il conseille à Louis XIV la conquête de l’Egypte, afin d’assurer sa domination sur l’Europe déchirée par les conflits politiques et religieux. Double avantage, le Roi Très-Chrétien s’assurerait les débouchés commerciaux les plus fructueux, tout en devenant l’arbitre de la paix religieuse entre les confessions chrétiennes dramatiquement divisées devant le Turc. Leibniz met son génie prophétique au service de l’actualité politique de la lutte des impérialismes (hollandais et français) pour la maîtrise des mers ; il écarte en même temps tout danger pour l’Allemagne. Ce projet mettra le comble à l’admiration du public. On l’appellera "le miracle du secret". Grâce à lui, le monde chrétien, surmontant ses divisions confessionnelles, serait unifié et se lancerait, dans l’harmonie et la paix, à la conquête des richesses de la Terre28. L’Art combinatoire de Leibniz rappelait le prophétisme de Lull tout en annonçant prophétiquement l’entreprise des futurs héritiers de son esprit, les saint-simoniens.
38On voit apparaître dans ce projet inspiré l’aspiration d’un siècle à instaurer un ordre chrétien tout en conciliant et en sauvegardant les intérêts moraux et matériels en présence. Leibniz ne pense pas seulement en termes de christianisme et de genre humain, mais précisément en termes de politique de puissance qui lance les chrétiens d’Europe à la conquête de leur espace mondial. Face à la politique de son temps qu’il juge impie et insensée, Leibniz ouvre l’avenir d’une Europe dominatrice qu’inspire l’idée d’un christianisme définitivement incarnée dans l’idéologie. Une Europe du commerce et de l’esprit, une Europe de la politesse et de la civilisation, une Europe des Lumières apte à civiliser le Barbare. Elle trouve dans l’idéologie sa justification théorique et son alibi. Qui plus est, c’est Leibniz l’Allemand qui conçoit l’idée d’une France propagatrice de la civilisation et des idées d’humanité au sein des pays barbares, d’une France fédérant une Europe de peuples parvenus à un destin commun de maturation historique et de liberté spirituelle29.
39Soulignons cette symptomatique transformation opérée par l’idéologie dans une Europe qui se veut chrétienne dans un dégradé laïc de chrétienté, qui se cherche elle-même en se tournant au dehors dans une vision civilisatrice qui va de l’exportation de sa religion à celle de ses idées, de ses langues, de ses produits manufacturés. Désormais, l’être chrétien désigne toute une manière d’être en marge de la théologie. L’on se réfère toujours à la Croisade, à la guerre sacrée qu’inspire à nouveau la peur religieuse de l’infidèle. Mais la chrétienté a changé de sens et la Croisade est, plus que toute autre guerre profane, prometteuse de biens terrestres30.
40Mais que l’on ne s’y trompe pas ; l’idéologie leibnizienne est tributaire de l’idéologie chrétienne du passé, avec son dualisme de la nature et de la grâce et son extrinsécisme prophétique et naturaliste. Elle fonde une certaine unité naturelle en dehors de l’appartenance à l’Eglise du peuple de Dieu, sur l’idée de civilisation et du peuple du monde, du genre humain dont l’unité est au-delà des formes nationales ou des événements de l’histoire. La Croisade moderne vient au secours d’une Europe que Leibniz sent sur le point de disparaître parce que son principe d’unité suprême s’est définitivement défait. Le Saint-Empire Romain Germanique, mais aussi et surtout la Rome des papes. Alors, il propose à Louis XIV son secret à lui, sa vraie pierre philosophale : qu’il revête la toute-puissance du Sage, qu’il prenne la direction des affaires des chrétiens, qu’il assume la protection de la vraie religion, bref qu’il augmente sa propre puissance en faisant le bonheur du genre humain31 !
41Ainsi triomphe, dans l’idéologie nouvelle, la vraie religion en 1672. Cette nouvelle vraie religion ne passe pas par les confessions chrétiennes existantes. Elle est capable de faire exister les "chrétiens" d’Europe en les dotant de la puissance dans le commerce des choses et des esprits. Chrétienté et genre humain coïncident dans la religion de l’humanité conquérante, car le triomphe sur elle-même de la chrétienté divisée assure aussi l’ordre du monde.
42Voué à l’irénisme, l’esprit de Leibniz lui dissimule que les voies de l’unité chrétienne passent par la redécouverte de l’intériorité mystique. Il croit possible l’œcuménisme entre les confessions catholique et protestantes, au point de convergence de l’édification d’une civilisation temporelle pacifiée. Dans doute dans son irénisme envisageait-il une rencontre dans l’Eglise de deux confessions fractionnelles réconciliées sur le dos du Clergé et de Rome. L’Histoire devait lui donner le plus cruel des démentis, dont la leçon n’a pas encore été tirée.
435. - Car ce n’est pas dans le sens de l’idéologie de Leibniz, ni non plus dans le sens de la réduction théologico-politique engagée par Spinoza que s’orientait l’histoire du Grand Siècle. La réduction philosophique et scientifique de l’idéologie chrétienne préparait plus l’avenir qu’elle ne transformait le présent. Pour l’heure, en cette fin du XVIIe siècle, ceux qui mènent le train du monde s’appellent Louis XIV et Guillaume d’Orange.
44Par leur approche politique concrète, les actifs, politiques et juristes, reflétaient cependant le dualisme de la problématique globale héritée du nominalisme des XIVe et XVe siècles qui avaient vu s’opposer théocrates et césaro-papistes. Catholiques et protestants juristes favorisaient ainsi la monarchie, tantôt dans le sens du césaro-papisme absolutiste et gallican, tantôt dans le sens d’un césaro-papisme corrigé du dedans par l’ultra-montanisme. Les protestants, principalement en Angleterre, connurent la même alternance conflictuelle entre les deux révolutions. On observe donc en politique concrète le même sur-naturalisme (la référence à l’origine et au fondement divins du pouvoir royal) doublant un naturalisme (quant à la nature de ce même pouvoir). Pareil dualisme a pour effet de suivre l’évolution socio-politique comme son ombre et, dès lors, de justifier la conception que l’on se fait de l’idéologie politique comme une pure superstructure. Le point d’accrochage de la réflexion sur le réel a disparu. Naguère, une mystique (Catherine de Sienne, Jeanne d’Arc) ébranlait le monde chrétien civil et religieux. Maintenant, malgré quelques réserves, Bossuet fondait l’absolutisme de Louis XIV sans le ramener dans la voie de l’orthodoxie traditionnelle. De leur côté, Hobbes comme Locke, en dépit de la portée politico-religieuse révolutionnaire de leurs idées, consolidaient purement et simplement la monarchie anglaise.
45Si l’on veut compléter ce bilan, il faut ajouter que cette perte de contrôle du théologique sur le politique, du côté des juristes, allait de pair avec l’avènement de la nouvelle vision scientifique du monde. De Kepler à Newton, une fantastique mutation de l’esprit s’était produite qui traduisait, dans son fond, la vertu de l’extrinsécisme théologique sans lequel (comme on l’a vu à propos de Descartes) la nature n’aurait pas été vidée de ses formes substantielles et de ses qualités pour faire place à la nature mathématique. Ceci explique que Newton n’ait pas révolutionné son temps du côté de l’idée de Dieu (pas plus que Galilée n’en avait l’intention). La grande révolution scientifique du XVIe siècle n’était pas scientiste. Là aussi, les forces du changement se voyaient contenues par un conformisme et un conservatisme d’origine supra-naturaliste. Comme nous le verrons, c’est toute l’époque où prédomine l’idéologie chrétienne de 1580 à 1690 qui s’est vue reflétée dans sa culture littéraire et artistique, et s’est bornée à refléter la réalité de l’impasse que traversait alors l’Occident ; mais avec quel génie inventif des formes et des mythes ! Grand siècle de la création, où se sont forgés les mythes de l’imaginaire occidental.
46A la même époque, l’aspect dynamique de la raison est promu par Pufendorf. Tout en subordonnant les principes de la raison à la Providence, qui gouvernant toutes choses, principalement le genre humain, prescrit aux hommes l’obligation d’observer le droit naturel, il déclare qu’ils sont connus directement par l’homme. Son devoir d’homme et de citoyen s’ordonne immédiatement à la loi naturelle qui, dans son principe fondamental, accorde parfaitement individualisme et sociabilité. La droite raison fait connaître ce droit naturel, la théologie n’y est pour rien.
47 Au règne de la raison-discipline que promouvait l’idéologie chrétienne et sa religion d’autorité devait succéder le règne de la raison critique et de la religion du cœur. A la certitude surnaturaliste qui fondait l’aménagement monarchique du Grand Siècle, l’union de la religion et du gouvernement des hommes dans une sorte de condominium, allait succéder l’âge où les peuples deviendraient maîtres de leur religion et de leur destin grâce à l’individualisme et au rationalisme32.
48A la fin du XVIIe siècle, c’est John Locke qui fait figure de précurseur de l’idéologie rationaliste des Lumières. L’encadrement religieux et temporel de l’individu avait permis de résister aux forces de l’individualisme de la Renaissance et de l’Etat moderne naissant. Mais à long terme s’était développé, de Descartes à Spinoza, le ferment critique et le désir d’émancipation politique et religieuse. Dans ses Lettres sur la Tolérance (1689), dans son Essai sur l’entendement humain (1690), Locke liquidait l’idéologie des théologiens et des philosophes de l’idéologie chrétienne. Ni dogmatique ni sceptique, il veut mesurer les forces et les limites de l’esprit humain, lui assurer la liberté de jugement en le libérant de toute contrainte tant externe (du côté de la sur-nature des théologiens) qu’interne (il n’y a pas d’idées innées). Sa philosophie, un peu courte, met donc en danger l’idéologie elle-même, du moins l’idéologie des spéculatifs.
49L’idéologie de Locke n’en est pas moins réelle. Elle demeure dualiste dans la mesure où Locke sépare les domaines du religieux et du civil et définit la religion en la fondant uniquement sur sa "raisonnabilité". En 1695, il publiait l’ouvrage intitulé Reasonableness of Christianity où il définissait un christianisme de tolérance, dans les limites de la raison, qui annonce la conception de la religion révélée du XVIIIe siècle33.
50Avec Spinoza nous avons enregistré l’absorption de l’idéologie théologique dans la philosophie théologico-politique. Tel était l’apport d’un calvinisme libéral au rationalisme idéologique. La dissolution de l’idéologie théologique et sa résorption rationaliste se sont également réalisées du côté catholique avec le Quiétisme, phénomène spirituel qui constitue l’épisode catastrophique de la dissolution de l’idéologie chrétienne à la fin du XVIIe siècle.
Notes de bas de page
1 La dégradation de la religion populaire est l’effet de l’idéologie chrétienne des XVIe et XVIIe siècles. Le cléricalisme catéchétique d’un missionnaire comme le Père Maunoir, missionnaire en Bretagne (1640-1683), vigoureux pourfendeur du "paganisme" breton, faisait se lever partout des sorciers dans la province. Le préjugé de la culture savante, puriste, n’est pas né du spectacle des populations superficiellement christianisées, il a bien plutôt contribué à abâtardir la dévotion des humbles. Un christianisme humaniste, coupé des masses populaires, se révèle incapable de les christianiser. Il les refoule dans l’infra-religieux. Le christianisme moderne qu’exaltent volontiers les historiens d’aujourd’hui est en réalité la vigile de la déchristianisation populaire de l’Occident. On comprend l’origine de l’erreur : ces historiens ont cru trouver l’âme de la christianisation ailleurs que dans son essence surnaturelle et l’existence mystique, dans un christianisme de cabinet et dans la culture chrétienne par le livre. L’âme du christianisme "passe" au contraire par la conversion de la religion naturelle et de la "superstition" populaire.
2 Là encore, le principe selon lequel Dieu opère dans l’Eglise et mène à lui son peuple selon le mode naturel aux hommes pour les faire passer dans son mode tout divin, est seul garant de l’authenticité et de l’objectivité du jugement historique. Ce qui veut dire que l’historien du christianisme moderne doit entrer en théologie, s’il veut faire plus que de renouveler les stériles controverses du passé.
3 Michel de Certeau, o.c., pp. 344-357.
4 Ch. III, pp. 227 & ss.
5 Le Christ est Dieu incarné partout, y compris dans le pain eucharistique. Luther l’entendait matériellement. Face à la religion des savants (celle des Calvinistes), il promouvait une religion "populaire" (Marie a fait à Dieu "bouillie et soupe").
6 En Angleterre, ce sont les épiscopaliens face aux presbytériens et aux puritains libéraux ; les baptistes du General Baptism face à la majorité prédestinatarienne du Particular Baptism. Le sectarisme dans l’Eglise d’Angleterre apparut avec la révolution sociale et religieuse d’où ne submergera que l’illuminisme piétiste du quakerism de George Fox. En France, on assiste aux essais de conciliation entre gomariens et Arminiens avec Moïse Amyraut (1637) et son Traité sur la prédestination.
7 Court Traité, Prop. XVIII.
8 Dans sa Lettre à Oldemburg, Epistula LXXIII.
9 Dans la lettre précitée il souligne que son opinion au sujet de Dieu et de la nature est très éloignée de celle que les nouveaux chrétiens ont l’habitude de défendre.
10 Cf. édition de La Pléiade, pp. 9 et suiv.
11 Ib., p. 81.
12 Ib., p. 83.
13 Ib., ch. XXIV, De l’amour de Dieu pour l’homme. Rappelons que le Court Traité est composé à l’époque où Spinoza était lié à ses amis calvinistes libéraux.
14 Tractatus, ch. IV.
15 Ib., p. 668.
16 Ib., p. 673.
17 Tractatus, ch. XVI, p. 838.
18 Lettre 19, p. 1126.
19 L’Ethique démontrée selon la méthode géométrique, Prop. 17, Scolie., p. 329.
20 De Dieu, Appendice à la Première partie, p. 346.
21 Tractatus, XIV : "La foi apporte le salut non par elle-même, mais en raison seulement de la soumission qu’elle implique. Ou, pour reprendre les paroles de Jacques (2,17) la foi sans les œuvres est morte..." Spinoza précise même, après avoir cité 2 Jn, 3-4 "On y trouve littéralement ce que nous voulons faire saisir : A ce signe, dit-il, nous savons que nous le connaissons : c’est que nous observons ses préceptes. Un homme qui déclare : "Je le connais", et qui n’observe pas ses préceptes est un menteur ; la vérité n’est pas en lui". Ainsi parvenons-nous toujours à la conclusion que les véritables ennemis du Christ sont ceux qui poursuivent les hommes de bien aimant la justice, lorsque ceux-ci ne pensent pas comme eux et ne s’attachent pas à défendre les mêmes articles de foi".
22 Tractatus, XIII, p. 802.
23 "Il faut une religion pour le peuple..." écrivait Péguy ; mais il ajoutait : "ce qui est bien, en un sens, l’injure la plus profonde que l’on ait jamais adressée à notre foi" (in Victor-Marie, comte Hugo).
24 Tractatus, XIX, p. 884.
25 "Entre la nature humaine éternelle et les natures singulières des hommes se creuse un abîme... C’est pourquoi, refermant le Livre Eternel de Spinoza et jetant un regard autour de nous, nous nous demandons si le Dieu de l’Ethique a été capable de démontrer l’existence de l’homme" (Roger Caillois, Préface à l’édition de La Pléiade, p. XLV).
26 V. plus haut, pp. 129-131.
27 Alphonse Dupront, Europe et chrétienté dans la seconde moitié du XVIIe siècle, C.D.U., Paris - 1958 a analysé très profondément le Consilium Ægyptiacum que le jeune Leibniz fit parvenir en 1672, en secret, à Louis XIV. Le texte émanait de la secte utopique ésotérique Rosicrucienne dont le baron de Boynebourg, ministre de l’électeur de Mayence, faisait partie. Le projet de Leibniz a été repris par Napoléon, conseillé par Mortier et Monge. Dès 1806, initiés maçonniques et utopistes socialistes s’intéressèrent à sa publication en français (il a été édité à Londres en 1803).
28 Dans la Justa Disputatio (1671-1672), il écrit : "J’ai pensé que leur mariage (ce Prince, cette terre, le Roi de France et l’Egypte) était de la plus haute conséquence pour le genre humain et la religion chrétienne".
29 O.c., p. 63.
30 Breviarium, o.c., p. 66.
31 Politische Schriften, Darmstadt - 1931, pp. 248-249. o.c., p. 68.
32 J.-J. Chevallier, Histoire de la pensée politique, Paris - 1979, t. 2, p. 14.
33 J.-J. Chevallier, o.c., p. 44.
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