Chapitre III. L’idéologie chrétienne dans la Compagnie de Jésus (1580-1600)
p. 177-192
Texte intégral
1L’évolution de la spiritualité de la Compagnie de Jésus vers l’ascéticisme anti-mystique a été le symptôme de l’orientation profonde des théologiens de la Compagnie vers l’idéologie chrétienne. Celle-ci n’est pas exclusivement l’œuvre de ces théologiens jésuites. Nous avons vu le cheminement de Luther et la part qui lui revient ; nous verrons également que les augustiniens, dans le camp catholique, ainsi que les néo-thomistes y ont à leur façon également collaboré. Néanmoins, le rôle principal revient aux théologiens jésuites. Dans la tourmente doctrinale qu’a connue le XVIe siècle, surtout le XVIe siècle espagnol, il revenait à la Compagnie de Jésus de prendre appui fermement sur l’élan mystique de leur Institut pour asseoir les bases d’une théologie et d’une culture chrétienne modernes. La Compagnie de Jésus eût ainsi assumé la mission -que sainte Thérèse d’Avila semble avoir entrevue pour elle- de coopérer à ses côtés à la réforme de la vie religieuse rendue si nécessaire par la rupture confessionnelle et la révolution théologique et spirituelle des luteranos.
2Il n’en a pas été ainsi et la Compagnie de Jésus est devenue le principal agent de la révolution idéologique au sein de l’Eglise catholique du XVIe et du XVIIe siècles.
3L’idéologie moderne est née le jour où des Jésuites de la deuxième génération se sont tournés vers la spéculation et les débats scolastiques, afin d’asseoir les bases doctrinales de leur vision ascéticiste de la spiritualité selon saint Ignace. L’expérience vécue de leurs aînés les avait conduits à opter pour un dualisme de deux espèces de perfection et de deux espèces de contemplation, en un mot à se ranger derrière l’Exercice de perfection d’Alonso Rodríguez, plus explicite dans son anti-mysticisme que ne l’était le Directoire définitif des Exercices mis à jour en 1599.
4Concrètement, en vue de fonder doctrinalement la problématique dualiste de leur spiritualité, les héritiers de Nadal et de Laínez ont naturellement rejoint les tendances de la théologie moderne, telles que celles-ci s’étaient manifestées depuis la fin du XVe siècle.
5L’inestimable apport des cinquante dernières années1, l’œuvre historique accomplie en particulier par Jacques Maritain, par le Père de Lubac, par Etienne Gilson nous permettent aujourd’hui de préciser l’origine et la nature de l’idéologie ainsi élaborée. Humanisme chrétien anthropocentrique, système moderne de la pure nature, métaphysique thomiste de l’existence, enfin métaphysique suarézienne de l’essence, autant d’approches globales d’un même univers mental qui fut celui de notre passé occidental et qui continue de peser sur le procès de notre culture et de notre civilisation. Autant d’éléments qui, rassemblés au foyer de la mystique chrétienne, se révèlent symptomatiques, car ils constituent dans l’ordre spirituel, théologique et philosophique, les facteurs qui ont concouru à l’avènement de la problématique fondamentale de la modernité, de l’idéologie chrétienne.
6C’est bien par rapport à une pure sur-nature plaquée que la théologie moderne, à partir de Denys le Chartreux et de Cajetan, a mis en circulation le concept et l’hypothèse de la pure nature. Ce qui s’est passé entre 1580 et 1600 dans l’Ecole espagnole, c’est une fantastique innovation théologique et philosophique par réaction contre le néo-augustinisme de l’idéologie de Luther et de Baïus, en vue de former la doctrine de l’orthodoxie catholique moderne. Ce sont des années d’intense controverse scolastique entre Dominicains et Jésuites où s’illustrent leurs champions et où sont abordées les grandes questions de l’heure dans une même problématique extrinséciste : accord de la grâce et de la liberté humaine, de la prescience divine et de la prédestination. Ce qui avive la controverse, c’est la problématique dans laquelle elle se situe, dans la ligne du séparatisme médiéval de la théologie et de la philosophie. En particulier, la dichotomie, spécifiquement idéologique, d’une pure nature et d’une pure surnature devait s’avérer ruineuse à l’égard de toute la tradition de la théologie médiévale.
7Chaque école a posé l’hypothèse de la pure nature à sa manière, qu’il s’agisse des augustiniens ou qu’il s’agisse des thomistes, Dominicains ou Jésuites. Mais ce qu’il importe de souligner, c’est que la réduction de la mystique chrétienne à l’idéologie en a été l’effet direct. Situé au point de convergence des courants de la théologie platonisante ou aristotélisante, le concept de pure nature résumait l’essentiel du séparatisme scotiste de la philosophie et de la théologie, la vision volontariste de la primauté de la Liberté absolue de Dieu par rapport à sa nature. C’est par référence à elle et parce qu’elle seule permettait de fonder une vision de la religion catholique romaine cohérente et adaptée aux nécessités de l’heure, que les Jésuites ont innové si audacieusement et créé l’idéologie moderne.
8 1. - Pour les Jésuites de la fin du XVIe siècle, à partir de 1580, le chemin sûr de la spiritualité chrétienne passait par le "discours" et un discours coupé de la contemplation mystique. La voie contemplative leur paraissait dangereuse, comme un mirage de perfection chrétienne que seule la grâce extraordinaire concédée aux extatiques rend possible et véritable. Pareille vision était funeste, car s’il est vrai que Dieu sauve l’homme en se faisant homme, c’est en passant par l’homme pour le diviniser, et non pas pour l’enliser dans l’homme. L’erreur de l’ascéticisme et de son anti-mysticisme est terrible : elle atteint l’âme de la vie chrétienne, elle éteint l’Esprit.
9On comprend pourquoi saint Jean de la Croix, leur exact contemporain, n’aura pas de mots assez durs pour condamner l’aveuglement des nouveaux Docteurs fauteurs de l’idéologie chrétienne moderne.
10Cette prise de position en matière de contemplation mystique n’aurait pas été possible, ni si absolue chez Antonio Rodríguez et chez d’autres Jésuites, si elle n’avait pas été confirmée par les innovations doctrinales qui ne tardèrent pas à apparaître dans la Compagnie à partir de 1580 environ. Auparavant, du temps de saint Ignace et de Laínez, ils se voulaient à la fois fidèles à la tradition et ouverts à l’innovation. On comprend pourquoi : la tradition était très éclectique (thomiste ? scotiste ? augustinienne ?). Le syncrétisme faisait bien leur affaire2. La doctrine des Jésuites était d’ailleurs depuis toujours fortement inclinée vers l’opportunisme. On le vit bien lorsque l’émule de Melchior Cano, le Dominicain Mancio de Corpus Christi mit le doigt sur la traduction latine d’un passage des Exercices3 où la prédestination semblait mise en doute. Le Dominicain y trouvait naturellement à redire ; mais les Jésuites se rangeaient, pour soutenir leur réticence à l’égard de la prédestination divine, à l’opinion du Dominicain italien déjà illustre par ses controverses contre Luther et même contre Cajetan : Ambrosio Catarino (Catharin).
11Cet épisode illustre l’état d’esprit des Jésuites de la première génération en matière de théologie. Dans ces années 1551-1553, c’était bien dans le sens des positions révolutionnaires d’un néo-thomisme semblable à celui de Catharin que spontanément Martin de Olave, André des Freux, Laínez et Salméron s’orientaient. Prescience divine et prédestination, grâce et liberté constituaient, également pour eux, les problèmes-clés de leur théologie dont la solution, on le constate, était révolutionnaire par sa remise en question de la doctrine traditionnelle.
12La question de l’orientation théologique de la Compagnie de Jésus ne devait pas tarder à être posée, car les positions de Catharin semblaient donner satisfaction aux Jésuites soucieux de fonder, en doctrine théologique, leur spiritualité ascéticiste4. De plus, en 1553, à la demande de l’empereur Ferdinand, Laínez avait été chargé de composer un Compendium de théologie universitaire à l’usage de la controverse contre les hérétiques d’Allemagne et, bien que ce recueil ne vît jamais le jour, il avait été salué, par Nadal lui-même, comme une mise à jour de la théologie traditionnelle5.
13Jusqu’à l’entrée en scène des théologiens de la seconde génération, cependant, la volonté d’orthodoxie était générale chez les Jésuites, même si elle ne trouvait pas à s’exprimer dans une doctrine uniforme6. Tout allait changer à partir de 1582.
142. - C’est en effet à cette date que les premières querelles théologiques sur la grâce éclatent en Espagne. Elles opposaient les novateurs (Jésuites de Salamanque soutenus publiquement par les Augustins) contre les traditionalistes dominicains. L’Augustin Louis de León soutenait ostensiblement le Jésuite Montemayor dans le sens de l’extrinsécisme. Lessius en 1587 soutiendra les mêmes thèses à Louvain. Mais, comme on le sait, c’est avec la publication en 1588 de l’ouvrage de Luis Molina sur la Concorde de la nature et de la grâce que l’idéologie de la Compagnie trouvait sa formulation explicite. La question de la grâce et du libre arbitre y était abordée avec une précision et une ampleur jamais vues, mais c’était dans le sens du dualisme extrinséciste de la nature et de la grâce, d’une grâce dont l’efficacité n’état pas intrinsèque, mais résultait du libre consentement de la volonté.
15En quoi consistait l’essence de l’innovation doctrinale de Molina ? Lorsque les théologiens jésuites, selon la promesse (inouïe) du Christ, à la veille de sa Passion, promettant la venue du Saint-Esprit et de la Trinité dans l’âme fidèle à la pratique des commandements (Jn., 14), disaient : "Facienti quod in se est Deus non denegat gratiam", ils n’étaient pas encore des novateurs. Mais ils le deviennent lorsqu’ils ajoutent avec Molina : "Facienti quod in se est ex suis naturalibus...". En effet, ce qu’ils insinuent, en quelques mots, ce n’est ni plus ni moins que l’extrinsécisme théologique, tel qu’ils en précisent les traits : efficacité de la grâce tirée du concours du libre arbitre, négation de la prédestination, par opposition à une vision nécessitante, que la doctrine bañezienne devait bientôt illustrer sous la forme de la "prédétermination physique".
16A partir de 1591, à Salamanque, les thèses de Molina sont publiquement enseignées au grand scandale des étudiants et des maîtres. Les Jésuites savent qu’elles sont nouvelles ; mais ils pensent qu’après vingt ans elles seront généralement admises.
17Un bon exemple, entre mille autres, était donné dans la quatrième Conclusion soutenue le 1er mai 1591 au Collège des Jésuites de Salamanque : la foi résulte bien d’un appel divin ; mais une foi infusée avec l’habitus de la foi surnaturelle dans l’intelligence et dans la volonté, elle n’a plus besoin d’être intérieurement excitée par Dieu pour produire des actes de religion surnaturels. De par sa nature (ex natura rei) la volonté seule suffit à produire de tels actes. Supposer un concours divin prédéterminant et opérant efficacement ses actes serait nier la liberté de celui-ci7.
18Il n’en faut sans doute pas plus pour que l’énormité d’une telle proposition révèle la perversité de la problématique extrinséciste qui la fonde. C’était l’un des points sensibles de la controverse aussi vaine que farouche dont les juntas des théologiens, lors du procès intenté à Salamanque contre Molina (1594-1595), furent le théâtre8. Il concernait les secours divins par lesquels Dieu meut et incline la volonté libre pour qu’elle accueille vitalement la foi et accomplisse les œuvres sanctifiantes de la vie chrétienne.
19Accouru au secours des thèses de Molina, le grand François Suárez devait leur apporter l’appui de son génie métaphysique. Entre 1590 et 1594, il est mêlé de très près aux controverses De Auxiliis. C’est lui qui imagine de réfuter les objections à la concorde moliniste en recourant à l’artifice du congruisme. Molinisme, congruisme, prédestination en dépendance de la prévision des mérites, autant de subtilités dialectiques qu’inspire une problématique inchangée, qui a ruiné au départ une théologie de la grâce sans laquelle la liberté humaine comme la sanctification chrétienne de l’homme se voient radicalement compromises. La première, parce qu’elle a rompu ses liens avec la liberté divine de la cause première qui la fonde ; la deuxième, parce qu’elle a rompu le rapport vital avec la source qui la crée et qui la nourrit.
20Le "thomisme" des Jésuites n’est plus du tout conforme à l’esprit de saint Thomas. Mieux vaudrait d’ailleurs parler des thomismes des Jésuites. François Tolet (1532-1596), qui enseigne au Collège de Rome, est encore relativement fidèle à son maître de Salamanque de 1556 à 1558, le Dominicain Domingo de Soto (mais il abandonne déjà la vision thomiste de la distinction des deux ordres de la nature et de la grâce). Le Père de Lubac9 a fait remarquer que la position de Soto et de Tolet réfutant l’hypothèse de la pure nature de Cajetan était ressentie comme archaïque face à l’innovation qu’introduisaient Molina et Suárez, ainsi que Vásquez et même le Dominicain (champion de son ordre dans les querelles qui l’opposent à la Compagnie) Domingo Báñez.
21Tous ces thomistes, par ailleurs si divers, mettaient l’accent (en vue de réfuter Baïus) sur la modalité du surnaturel, sur sa gratuité. Ils en venaient ainsi à introduire la fiction d’une pure nature, d’une fin de l’homme purement naturelle, permettant de faire réellement à la nature toute sa place et d’assurer, par là, à l’ordre naturel consistant, ses valeurs. Ils ne voyaient pas qu’ils se laissaient enfermer dans la problématique de l’ennemi, Baïus le néo-augustinien lui-même pris au piège de l’idéologie augustinienne de Luther. La voie qu’ils empruntaient ainsi n’était plus la voie de saint Thomas, pour la bonne raison que saint Thomas avait distingué les deux ordres de la nature et de la grâce, tout en les maintenant unis aussi fermement et lucidement que son expérience mystique le lui avait permis. Eux au contraire avaient introduit, dans leur souci apologétique de réfuter Luther, un extrinsécisme de la grâce par rapport à la nature, inconnu de saint Thomas.
22Fermant la nature sur elle-même, ils rabattaient sur elle l’inclination naturelle de l’homme à aimer Dieu comme sa fin surnaturelle par-dessus toute chose ; ils la coupaient de l’amour de charité qui surélève effectivement cet élan et porte l’homme naturellement vers la béatitude de la vision. Saint Thomas introduisait naturellement l’homme dans son itinéraire spirituel vers Dieu sans en naturaliser le terme, contrairement à ses disciples modernes.
23 C’est par là que les néo-thomistes, ceux de la Compagnie de Jésus et d’ailleurs, ont rejoint les augustinistes de Luther et de Jansénius, tous promoteurs de l’idéologie chrétienne10.
24Le rôle prépondérant de François Suarez dans l’avènement de l’idéologie ne saurait pourtant être minimisé.
25Tandis que son confrère du Collège de Rome restait, en gros, fidèle à la doctrine traditionnelle de saint Augustin et de saint Thomas, Suarez poussait à fond l’initiative plus timide de Bellarmin et celle plus résolue de Molina. Le cas de saint Robert Bellarmin est significatif. Son expérience personnelle de la mystique chrétienne l’a amené à abandonner une position théorique qu’il avait adoptée, lui aussi, en vue de réfuter Baïus11. Il n’en sera plus de même chez Molina et Suarez.
26Nous avons là confirmation du fait que chez les théologiens de la Compagnie la conception que l’on s’est faite de la spiritualité contemplative a joué un rôle prépondérant dans leur orientation vers la théologie moderne et l’idéologie. Réciproquement, l’idéologie introduite par Molina et Suarez devait avoir pour effet de consolider durablement la conception ascéticiste hostile à la mystique dans la spiritualité de la Compagnie et, plus largement, d’influencer profondément les Ecoles spirituelles du XVIIe siècle, mis à part son rôle amplificateur dans la controverse janséniste.
27Suarez, actif dans les trente dernières années du siècle, a pris la suite des théologiens de Louvain hostiles à Jansénius, Driedo et Tapper, dans la ligne du thomisme inauguré par le cardinal Cajetan, tout au début du XVIe siècle. Il a parfaitement conscience d’innover et de contredire saint Thomas, ainsi que ses confrères Tolet et Bellarmin, lorsqu’il pose en principe que l’on atteint ce qui est naturel en nous en faisant abstraction de tout ce qui est surnaturel. On ne peut souhaiter plus lucide définition du mécanisme mental de l’idéologie. D’emblée, le surnaturel est conçu comme du surajouté à la nature, comme du purement gratuit, du non-naturel, mais du non-naturel divin12. Inversement, le naturel est tout ce qui n’est pas ce non-naturel divin.
28Suarez est ainsi le fondateur de la théorie du naturalisme théologique, autrement dit de l’idéologie chrétienne de la scolastique moderne. A partir de lui, l’homme est un être de nature créé pour une béatitude qui est normalement d’essence naturelle. La fin surnaturelle (le bonheur du ciel) lui est surajoutée. Suarez n’a garde d’en priver l’homme ; mais, on pouvait le craindre, un tel extrinsécisme si naïvement exprimé laissait prévoir que l’avenir de l’idéologie s’ouvrait sur l’immanentisme. A cet égard, il faut souligner l’audace révolutionnaire de Suarez (aussi remarquable dans sa naïveté que celle dont Marx et Engels font preuve vers 1844) laissant tomber l’enseignement unanime des maîtres de la tradition médiévale en niant qu’il y ait dans l’homme un désir naturel de la béatitude suprême. Il le fait, chose bien remarquable, en s’appuyant sur Aristote dont la philosophie lui permet de rejeter la vision chrétienne du désir de nature dont la réalisation est surnaturelle.
29 3. - On observera que le théologien chrétien introducteur de l’idéologie a recouru, pour ce faire, à la philosophie pré-chrétienne que saint Thomas avait christianisée, alors que lui-même déchristianise le christianisme en l’idéologisant. Pour lui, puisque l’appétit naturel n’est pas fondé autrement que sur le pouvoir naturel13, il est tout simplement impossible que l’homme désire la vision béatifique, ni rien qui soit surnaturel, d’une manière naturelle. Il faut donc poser, selon lui, une béatitude purement naturelle à l’homme, distincte de la béatitude chrétienne surnaturellement surajoutée. La chose lui paraît tellement évidente qu’il n’hésite pas à préciser que, faute de l’admettre, on aboutirait à dire que la fin surnaturelle est due à l’homme, erreur qu’a commise Baïus et qu’il veut dénoncer.
30Le malheur est que sans s’en rendre compte, Suarez commettait la même erreur que Baïus, une erreur aux conséquences incalculables, puisque l’on en venait à croire que la fin naturelle de l’homme n’est pas la fin surnaturelle, mais une fin naturelle seulement (c’est la position de Suarez) ou bien que la fin naturelle de l’homme est la fin surnaturelle seulement, mais que l’homme en est privé sur terre (c’est la position de Baïus et de Jansénius). Avec Suarez, l’idéologie chrétienne acquérait définitivement droit de cité dans l’Ecole. Déjà, au milieu du XVe siècle, on avait vu Denys le Chartreux appliquer à l’homme les principes cosmologiques énoncés par Aristote dans le De Cælo et Mundo. A la manière des averroïstes, il avait immergé l’homme parmi les réalités naturelles, comme s’il n’était pas une créature spirituelle créée à l’image de Dieu et naturellement promis à sa ressemblance. Il en tirait la conclusion que le désir naturel de l’homme ne s’étendait pas au-delà de sa nature et de la nature, donc que l’homme ne pouvait pas être naturellement capable de Dieu par la grâce, contrairement à ce qu’avaient cru saint Thomas et tout le Moyen Age chrétien14.
31Dans la première moitié du XVIe siècle, Cajetan d’abord puis ses disciples15 avaient pris la même position. Et maintenant Suarez, qui enseignait la théologie depuis 1574, introduisait définitivement la pensée chrétienne dans la problématique de l’idéologie moderne. Avec le système de la dualité des fins naturelle et surnaturelle de l’homme, et de la pure nature, il mettait la théologie chrétienne à la remorque des philosophes voués à réinventer une métaphysique essentialiste et une anthropologie dualiste, sans paraître mesurer l’ampleur de la dégradation spirituelle introduite ainsi par l’idéologie au cœur du christianisme. La théologie cessait d’être la maîtresse de la philosophie chrétienne : elle devenait la servante d’une spéculation philosophique bâtarde, mêlant la pensée païenne et son naturalisme à l’inspiration chrétienne et à son surnaturalisme évangélique.
32Tout cela apparemment sans angoisse - là où saint Thomas avait perçu chez les plus grands esprits de l’Antiquité et du paganisme la secrète angoisse de l’homme tenu dans l’ignorance de la béatitude surnaturelle dont le désir naturel attestait en eux la vocation16 - apparemment sans souffrance. Il faut dire que la sensibilité chrétienne était disposée au naturalisme ambiant. Songeons à l’Eloge de la Folie d’Erasme, aux fictions des utopistes chrétiens ; mais aussi et surtout, au naturalisme que Suarez avait rencontré dans la spiritualité de la Compagnie tel que l’ont conçu ses prédécesseurs. Chez lui également, l’ascéticisme est une compensation à l’aliénation de la mystique. Suarez y trouve la pratique de sa théorie, puisque la grâce surnaturelle n’intervient qu’en se proportionnant à l’ordre de la nature, au discours, et, comme on l’a vu, se superpose à l’ordre naturel dont il assume l’achèvement sans le tirer de l’ordre normal et proprement humain.
33Lorsque le Père de Lubac achevait d’exposer le processus de l’idéologie, il soulignait que désormais l’ordre surnaturel allait être conçu comme tout contingent et tout extrinsèque. Il ajoutait : "C’est merveille de voir combien de machinations sont ourdies par de prétendus disciples (de saint Thomas) pour en énerver l’efficace" ; et enfin que "l’orthodoxie doctrinale semblait l’exiger, face à la nécessité d’entrer dans l’esprit de controverse que l’hérésie protestante faisait régner".
34Pour nous, un sujet d’étonnement inépuisable : on naturalisait l’esprit, l’âme et l’être de l’homme, en bon chrétien, sans s’apercevoir qu’on ne l’était plus, sans remarquer le recul qui s’opérait ainsi dans l’intelligence, en plein siècle de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix.
35La mystique chrétienne une fois marginalisée, libre cours était laissé à l’innovation doctrinale dans le cadre de l’extrinsécisme théologique. Cette création idéologique triompha grâce à la puissance de déstabilisation de la problématique du séparatisme extrinséciste elle-même. Elle se fit dans deux directions, celle de la philosophie et celle de la spiritualité.
36Du côté de la philosophie, de Suarez à Descartes, c’est toute la noétique, en particulier celle de saint Thomas, qui se trouvait déstructurée et réélaborée dans la métaphysique suarézienne et l’idéalisme cartésien. Du côté de la spiritualité, c’était la vie spirituelle qui était déconstruite et réédifiée sur la base du dualisme de la raison et de la foi.
37Bien caractéristique est le changement de dénomination qui substitue à la notion de l’analogie de l’être, selon saint Thomas, la notion que s’en font Cajetan et Suarez. Là où saint Thomas disait : "l’être se dit analogiquement" (des créatures et de Dieu), eux disent : "l’être est un concept analogue". Le glissement de théologie trahit une différence de pensée subtile, mais capitale. Etienne Gilson, avec sa perspicacité inégalée, l’a signalé : "Chez saint Thomas, l’analogie qualifie l’usage de certains concepts, elle caractérise un mode d’attribution, une forme de jugement. Chez Cajetan et Suarez, elle est une propriété du concept lui-même, en tant que représentation" (de l’être intelligible)17.
38En réalité, la pensée scolastique accomplissait par là sa mutation révolutionnaire, idéologique, en déstructurant la synthèse médiévale de la noétique réalisée par saint Thomas.
39Pour lui, il s’agit de l’analogie de l’être des choses à Dieu, pas des concepts des choses à Dieu. Dans la ligne de l’analogie des modernes, on retrouvait le nerf de la noétique essentialiste d’Henri de Gand et de Duns Scot. Cajetan et Suarez se rallient à l’objectivisme de l’idée du premier, comme si elle correspondait à la notion thomiste de l’analogie, autrement dit en reprenant la doctrine de l’Esse objectivum de l’idée. Ils faisaient passer pour thomiste une vision essentialiste du monde qui ne l’était plus18.
40Il n’est pas sans intérêt d’insister ici sur le concept comme "analogue" de l’être intelligible, car il inspire toute la conception de l’idéologie philosophique moderne. Dans cette perspective, le concept pris dans son être objectif (sa réalité d’idée), est considéré comme représentant de l’être intelligible lui-même. Ainsi, le monde créé, à partir duquel notre intelligence extrait ses concepts, se trouve représenter le monde idéal qui, à l’intérieur de l’essence, est l’être intelligible lui-même, et le monde divin des essences trouve dans le monde de nos idées à nous son double "objectif" (ce double en est l’analogue).
41Cette conception de l’analogie de l’être ou du concept analogue si caractéristique de la noétique essentialiste des modernes, s’exprime à travers une image platonicienne que l’on retrouve aussi bien chez les théologiens du Collège jésuite de Coimbra (où Suarez a enseigné) que chez Lessius et chez Louis de León qui l’a magnifiquement illustrée dans ses Noms du Christ, l’image de l’artiste qui crée selon le modèle idéal de la chose qu’il porte dans son intelligence. Par rapport à ce modèle exemplaire, la statue matérielle et visible qu’il a créée a une réalité qui, en comparaison, n’est qu’une ombre de réalité. Une telle métaphore traduisait de manière parlante le dualisme de la chose créée par Dieu et de l’idée que l’intelligence humaine s’en fait. Calquée à tort sur la vision de la création divine à partir des idées du Verbe, cette théorie avait pour conséquence de marginaliser la réalité sensible au profit d’une surréalité idéale et d’un sur-monde réputé seul réel.
42Le vice d’une telle conception de l’analogie est qu’elle intercale entre le monde créé et Dieu un monde intermédiaire, idéal, considéré comme représentatif du monde des idées divines. On sait le rôle que l’être objectif de l’idée ainsi défini jouera dans la spéculation de Descartes (l’idée innée lui permet de réduire la preuve de l’existence de Dieu de saint Anselme en une preuve ontologique où la foi chrétienne n’a plus qu’un rôle accidentel extrinsèque). Mais on connaît moins l’importance de cet essentialisme au plan de la spiritualité chrétienne, où il contribue à confondre l’image de Dieu et la ressemblance à Dieu dans une conceptualisation purement humaine et noétique du donné révélé. En fait, c’est cette notion qui permet de fonder très précisément l’idéologie chrétienne par l’éviction de la mystique.
43On ne saurait trop insister, pour notre propos, sur l’importance de cette observation. La doctrine de l’esse objectivum du concept a eu, en effet, pour conséquence de faire de l’être objectif de l’idée humainement conçue, y compris dans la méditation religieuse, le succédané de la notion analogique de Dieu qui est intérieure à la foi et que les mystiques ont définie, à la suite de Denys, comme le concept supra-intellectuel de l’objet divin de la foi. Dans ces conditions, l’intériorisation des paroles par lesquelles s’exprime le message divin n’aura plus de raison d’être. Ces paroles désigneront le message, à la lettre, en tant que représentation purement humaine, et sans qu’il soit nécessaire d’en pénétrer le sens caché par la pratique de la contemplation unitive. On passe alors de l’épistémologie essentialiste, nouvellement introduite, à la spiritualité chrétienne dont on réduit fatalement l’essence contemplative.
44Si l’on se réfère à la doctrine de saint Jean de la Croix sur ce point précis, il est évident qu’une telle épistémologie essentialiste ne permet plus de comprendre ce qu’il enseigne, ni même de le justifier. Le passage de la méditation à la contemplation, non seulement n’est plus possible, mais est inutile puisque (comme le dira Leibniz, et après lui Fénelon) si nous disposons d’idées innées dans notre intelligence naturelle analogues de l’Être divin, nous n’avons plus besoin d’une illumination de l’Esprit-Saint pour contempler divinement. Sur cette base, toute la mystique a été naturalisée de Suarez à nos contemporains.
45Nous verrons plus loin que c’est bien là l’origine de la doctrine de la contemplation chrétienne qui devait triompher au XVIIe siècle dans le Carmel de la Réforme. Pour son auteur, le carme Thomas de Jésus, comme pour tous les modernes qui sacrifient la doctrine thomiste de l’abstraction à l’idéalisme essentialiste, nous accédons à l’intelligence du sens caché des Ecritures en appliquant aux propositions de la foi, dans le langage humain où elle s’exprime, la négation interne qui est celle de l’attribution analogique. Autrement dit, c’est la connaissance à notre mode humain de l’objet de la foi qui est l’analogue de la connaissance divine de la vision. Point n’est besoin de mystique pour entrer en contact avec la connaissance de mode divin dont parlent les mystiques : de soi la méditation est contemplation, pour peu que le donné sensible du discours soit perçu dans son objectivité allégorique.
46C’est là le point d’appui doctrinal de l’ascéticisme. La méditation n’a pas à être dépassée par une méthode de suspension unitive menant à une contemplation. Dans l’ordre normal, le recueillement suffit à opérer le passage à une contemplation acquise. Il y a bien un autre genre de contemplation qu’atteste l’expérience des mystiques ; mais il s’agit d’une contemplation dont le principe est dans le don extraordinaire de la grâce qui seul fait dépasser le mode humain de concevoir les choses divines, parce qu’il résulte d’une communication transitive de la vision béatifique.
47Nous retrouvons ainsi dans ce glissement (signalé par Gilson) du jugement d’attribution analogique au concept analogique de l’être, le processus caractéristique de la vision idéologique dans la pensée des modernes. C’est dans la problématique générale de cet essentialisme que la philosophie et la spiritualité des siècles postérieurs devaient se situer naturellement. Si l’on veut en comprendre l’histoire, c’est à cette problématique qu’il faut se référer. La métaphysique, la spiritualité et jusqu’à la poésie et l’imaginaire baroque et classique seront touchés du même mal19. Suarez annonçait non seulement Descartes, mais la religion et la culture réifiées de l’avenir, tout le discours d’un christianisme décoratif et théâtral caractéristique de l’idéologie chrétienne.
48 4. - Mais pour comprendre la théorie moderne de la contemplation et les méfaits de l’idéologie chrétienne du côté de la volonté, il faut recourir à l’autre aspect de l’innovation de la théologie moderne qui concerne la doctrine de l’amour et la doctrine de la pure nature.
49Au double rapport de la créature spirituelle à Dieu -amour naturel, amour surnaturel de Dieu- la théologie moderne a substitué une conception également dualiste, étrangère à la conception de la doctrine thomiste. Chez saint Thomas, étaient distingués :
- l’amour naturel de Dieu en tant que la créature se porte vers lui comme principe de son être naturel (motus dilectionis in Deum) comme toute créature. Dans le cas de l’ange et de l’homme - à qui Dieu a communiqué la dignité de la causalité qui les rend capables d’opérer comme causes immanentes et libres, afin de s’ordonner à leur fin (Ia, a., q.37, a.3) - cet amour naturel s’ouvre à un amour plus grand (habilitas ad gratiam) ;
- un amour gratuit, libre, en réponse au don de la révélation par laquelle Dieu se fait connaître comme objet de la béatitude surnaturelle de l’homme.
50Il y a donc, selon saint Thomas, dans la créature spirituelle, un désir inné de nature, ouvert à l’amour gratuit (inclinatio indita naturæ a Deo) (Quodlibetum, Im, a.8), capable de l’accueillir lorsqu’il est donné dans l’amour infus avec l’Esprit-Saint.
51Ce double rapport de la créature à Dieu est faussé dans l’idéologie moderne. Pour deux raisons :
- Ces deux amours ne sont plus distingués, mais opposés. Leur relation réciproque est supprimée du fait de la problématique dualiste qui définit le surnaturel par rapport à une nature pure, parfaite dans son ordre20. L’amour naturel est alors considéré dialectiquement comme l’opposé de l’amour gratuit ; c’est un amour de Dieu, principe de la créature spirituelle close sur elle-même, considérée à part du péché et du mérite. Dans l’état hypothétique ainsi imaginé où la créature spirituelle aurait été créée selon la pure nature, ange ou homme, elle eût été impeccable.
- L’amour gratuit, en revanche, se dédouble : à l’intérieur de cet ordre "surnaturel" (et en marge de l’amour "naturel") on distingue deux états. Dans le premier, qui est naturel, l’amour gratuit nous atteint naturellement selon notre mode d’opérer ; l’autre, surnaturel, où la grâce nous atteint surnaturellement selon le mode du don divin, est gratuit. Dans le premier cas, la réponse à la grâce est libre et méritoire ; dans le second, elle ne l’est plus : le rapport de l’âme à Dieu relève alors du miracle, c’est-à-dire de la grâce gratuitement donnée.
52On voit la conséquence de cette doctrine de l’amour dans l’idéologie moderne : il n’y a plus de place pour la contemplation spirituelle proprement dite, celle que spécifie l’amour infus des scolastiques du XIIIe siècle. C’est la contemplation de l’Ecole de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix qui se trouve exclue, rendue totalement incompréhensible, et promise à une réinterprétation mortelle (qui s’accomplit aussi bien dans la Compagnie qu’au dehors).
53Chez saint Jean de la Croix, et aussi chez sainte Thérèse, comme nous le verrons, surnaturel n’avait pas évolué vers sur-naturel, son avatar idéologique. En réservant au charisme de la grâce gratuitement donnée ce qu’il appelait lo sobrenatural, il décrivait les deux voies et les deux âges de la vie spirituelle chrétienne, comme intérieurs à une seule et unique contemplation préparée dans la voie du sentido et réavivée dans celle de l’espíritu.
54Sous cet aspect de la doctrine de l’amour dans l’idéologie moderne, c’est l’impact de la tendance volontariste issue de Scot et du nominalisme théologique qui apparaît avec le rôle imparti à la gratuité du surnaturel. De potentia Dei absoluta, il est possible que Dieu élève l’âme à lui comme par miracle (surnaturellement). Mais, disent nos nouveaux venus, jésuites et carmes surtout, de potentia Dei ordinata, la vie spirituelle du chrétien se déroule selon un autre mode, naturel, proportionné à notre manière d’agir librement, ce qui rend cette vie spirituelle-là méritoire : telle est la seule voie raisonnable de la vie spirituelle propre à une contemplation à forme humaine ou acquise. Une telle contemplation implique bien une élévation au-dessus de notre nature, mais elle ne nous fait plus passer au-delà de la nature du vieil homme, et elle ne nous rénove plus dans le Christ.
55L’idéologie chrétienne n’évacue pas purement et simplement le surnaturel, elle le dénature en en faisant du naturel extraordinaire, sur- et contre-nature. Ce qui est grave, c’est qu’un tel sur-naturel escamote toute la partie de la contemplation infuse qui est dans l’âme l’œuvre réservée à Dieu, l’œuvre de sa sanctification. On ne dira jamais assez à quel point l’hypothèse de l’appétit de nature et de la doctrine de la pure nature qu’ont imaginée les théologiens modernes ont blessé l’âme chrétienne.
56Nous le verrons, ils ont pensé pouvoir se référer malgré tout à l’expérience des grands mystiques, spécialement à celle de saint Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix qui disaient tout autre chose et même le contraire.
57 5. - Enfin, le même problème posé par la spiritualité nouvelle de la Compagnie explique la doctrine de la liberté introduite par Molina. L’humanisme anthropocentrique de Molina n’aurait sans doute jamais vu le jour en dehors du contexte spirituel de combat interne qui a été celui de la Compagnie au premier siècle de son histoire. La conception que l’auteur de la Concordia s’est faite de la collaboration humaine au salut divin exprime, sur le plan de l’analyse de la liberté, la pratique de la spiritualité ascéticiste.
58"L’oraison chrétienne est normalement conforme à la nature discursive de l’esprit humain. Nous n’avons pas à nous conduire dans l’oraison à la manière des abandonnés ou des illuminés en restant oisifs. Ce serait une erreur et une grande tromperie : nous devons appeler Dieu moyennant l’exercice de nos puissances et coopérer ainsi avec lui, parce que Dieu veut que ses créatures coopèrent avec lui. C’est là l’enseignement de notre père Ignace dans ses Exercices. On ne doit pas enseigner ni rechercher d’autres modes d’oraison où le discours n’a point de part, où l’on use de négations avec certains silences tirés de la théologie mystique."
59 Ainsi s’exprimait dans sa Pratique de la Perfection Alonso Rodríguez21. Cette prise de position très nette du porte-parole de la Compagnie met en évidence que, pour lui, il n’y a qu’une seule manière de coopérer avec Dieu et que c’est en discourant sur lui. De la suspension intentionnelle enseignée par saint Thomas et saint Jean de la Croix, il ne sait plus dire qu’une chose : oisiveté, illuminisme. Parallèlement à l’éviction de la mystique chrétienne, on note l’estime exagérée, la surestimation de la méditation discursive qui le conduit à enseigner tout au long de son gros traité que la perfection des vertus chrétiennes est au bout d’une telle pratique ascéticiste de la perfection.
60La fortune d’une telle erreur (une double erreur), officialisée dans la Compagnie dès les premières années du XVIIe siècle, devait naturellement conduire à l’invention d’une théologie de la grâce qui fît l’impasse sur tout le champ de l’expérience mystique dans l’Eglise, c’est-à-dire d’une théologie qui n’envisage plus la grâce que sous l’angle du modal et plus de l’essence. Une telle théologie qui doit ignorer le mode de collaboration très spécial et très intime de la liberté humaine avec la grâce divine (privilège des baptisés rendu manifeste chez les saints), une telle théologie qui ne doit reconnaître qu’un seul mode de coopération entre l’homme et Dieu, celui qui est naturel aux puissances opérant dans le discours, c’est très exactement la théologie qu’a élaborée Molina22.
61 6. - Spiritualité et théologie convergent donc dans l’action de la Compagnie de Jésus, à la fin du XVIe siècle et dans les premières années du siècle suivant, et définissent la doctrine d’un catholicisme de Contre-Réforme. Une telle religion constitue l’idéologie d’un humanisme anti-mystique, surnaturaliste et rationalisant, tout à fait nouveau et original, qui met fin à l’ordre ancien de la tradition médiévale.
62Son impact sur la religion et la culture du Grand Siècle sera décisif, ainsi que sur celles des siècles suivants. Cependant, c’est sur l’aspect de la régression vers la gnose qu’il convient de nous arrêter, pour conclure, si nous voulons rendre compte du processus de déstabilisation révolutionnaire de la pensée et de la société chrétienne qui prenait son origine dans l’idéologie de la Compagnie.
63Comme toute gnose chrétienne, l’idéologie déconstruit la synthèse traditionnelle de la nature et de la grâce en mélangeant de qui est d’en bas (la nature) et ce qui est d’en haut (la grâce). Par là, elle inversait le mouvement de la révélation chrétienne qui avait permis de surélever l’intuition de spiritualité propre aux mysticismes divers, jusqu’à son expression directe dans les réalités de la vie spirituelle du christianisme23.
64 L’idéologie moderne inverse ce qu’avait opéré à son origine, par rapport à la gnose païenne, la transcendance de la foi. Cette inversion trouve son principe dans l’affaissement de la notion chrétienne de la transcendance de Dieu, dans ce que l’on peut appeler le phénomène de la naturalisation du surnaturel. Le christianisme, dans sa spiritualité propre, comme dans sa spéculation métaphysique et sa création artistique, fera retour aux anciennes spéculations gnostiques qui mêlaient les dogmes chrétiens aux mythes du paganisme.
65La réduction de la notion évangélique et patristique du surnaturel dont le Père de Lubac a retracé toute l’histoire a opéré cette révolution dont les effets se sont fait sentir jusqu’à nos jours. L’idéologie chrétienne a introduit un christianisme équivoque, naturaliste et miraculiste, bien peu naturel et qui, pour cela, devait se révéler bientôt contre-nature, du fait qu’il favorisait une religion close sur elle-même, en marge de l’homme et de son progrès. Naturalisme et miraculisme conjoints ont, en réalité, appauvri la vie spirituelle du croyant en aliénant sa liberté spirituelle au profit d’une morale chrétienne close et d’une vision irréelle de la sainteté. Les saints tendent à y apparaître comme des personnages mythiques, favorisés par le ciel de grâces exceptionnelles qu’aucun fidèle sensé ne saurait désirer. L’ascèse et la morale quotidienne pour tous ; la mystique pour quelques-uns seulement.
66Et comme la langage de la foi ne change pas, le décalage entre les réalités divines qu’il désigne (transformation de l’homme, joie et paix, homme nouveau) et le spectacle offert par ces chrétiens frustrés des grâces divines nécessairement requises à la réalisation de son programme, produit chez les uns lassitude face à la routine et à l’inefficacité des bons propos toujours renouvelés, et chez les autres sarcasmes face au masque de Tartuffe.
67Le destin de la théologie chrétienne dans la Compagnie de Jésus permet de comprendre la nature de l’idéologie. Le Père de Lubac24 a fait observer qu’en construisant un univers naturel abstrait, dans l’hypothèse d’un état de pure nature, la théologie moderne lui opposait un univers surnaturel concret, dans l’état actuel de l’homme. Au désir naturel de Dieu que l’homme aurait eu dans l’état de surnature, on juxtaposait l’espérance surnaturelle du chrétien. Dans une telle optique nature et surnaturel se trouvaient donc dans l’homme juxtaposés, l’objet de son espérance, c’est-à-dire Dieu suprêmement aimable, étant envisagé comme bien naturel de l’homme et terme de son désir, tandis que l’espérance chrétienne l’envisageait comme bien surnaturel25.
68La spéculation sur l’état de pure nature a donc permis au théologien-philosophe, c’est-à-dire à l’idéologue chrétien, de construire tout un univers fictif avec des trésors surnaturels dont il semble qu’il ne reconnaît plus le caractère de réalité et de merveille inouïe. Après avoir réduit de la sorte le surnaturel à du naturel pur, l’idéologue chrétien s’est trouvé obligé de poser au-delà de cet univers un autre univers qu’il dénomme surnaturel, qu’il affirme être plus excellent, plus parfait (ou plutôt autrement parfait), mais dont il est bien impuissant à rien dire de réellement autre, sinon qu’il est le même pris dans sa version extraordinaire.
69 Le paradoxe de l’hypothèse de la pure nature introduite par la philosophie dans la théologie chrétienne en est venu à naturaliser totalement les merveilles de la vie surnaturelle, à en faire du merveilleux mythique. Au lieu de saisir ce merveilleux au niveau de sa réalité même, la réalité de la transformation divine de l’humain et du sensible, l’idéologue ne l’a plus saisi que dans ses manifestations sensibles. Ainsi, l’expérience de la pleine transformation du mariage spirituel est-elle "représentée" dans la vignette conçue par Le Bernin dans sa fameuse sculpture du ravissement de sainte Thérèse d’Avila. Les grands textes traditionnels qui exprimaient la réalité intérieure de la mystique surnaturelle, et sa perfection en acte par la grâce divine, ne seront plus compris comme tels, on y lira plutôt la fable mystique décrivant une expérience extraordinaire des réalités de la vie chrétienne dont les fidèles du commun ont une expérience terre à terre. La perfection chrétienne de ceux-ci reste conforme à la "nature", tandis que celle des extatiques et des mystiques est conforme à la "surnature". Dans le premier cas, Dieu se proportionne lui-même à la créature pour se communiquer, tandis que dans le second, il la proportionne à lui.
70On comprend ce qu’en pratique il devait advenir de la spiritualité mystique au sein de l’idéologie chrétienne : elle était mort-née, du seul fait qu’elle ne pouvait plus se reconnaître dans une perfection chrétienne conforme à la nature et réalisée par une possession parfaite du souverain bien proportionnée à la nature de l’esprit humain26, ni dans une perfection miraculeuse, plus mythique que réelle, tout entière tournée vers la vie du ciel. La spiritualité chrétienne devenait veuve de sa mystique.
71C’est sous cette forme dévaluée et conflictuelle que la spiritualité chrétienne devait accuser, tout au long du XVIIe siècle en particulier, l’impact de la révolution mentale de l’idéologie. Entre la spiritualité des catholiques et celle à laquelle la révolution idéologique sous sa forme luthéro-calviniste avait conduit les protestants, il n’existait aucune différence autre que confessionnelle. Bel exemple de la dimension sociologique et politique de l’idéologie.
72Qu’on le veuille ou non, et quoi qu’on dise, lorsque nature et surnaturel se voient scindés et opposés, c’est qu’ils ont été "préalablement enfermés dans un même genre dont ils constituent deux espèces, fatalement homogènes". C’est pourquoi l’idéologie a pour résultat de réduire le surnaturel à n’être plus qu’une sur-nature face à la nature27.
73Plus encore, dans la situation concrète où se trouve l’homme dans sa nature déchue et relevée, cette espèce de surnature fait apparaître ce qu’aurait pu être la pure nature dans l’état primitif de l’homme : la nature telle que le chrétien du commun la voit restaurée en lui. La spiritualité ascéticiste couve donc là, comme le fruit de l’idéologie inavouée, le rêve du naturalisme que développeront les libertins et le philosophes futurs et qui se poursuivra dans le progressisme d’un christianisme de la mort de Dieu, conscient du caractère mythique et idéologique (à la manière de Marx) du sur-naturel.
74L’aliénation spirituelle dont souffre le monde de la fin du XXe siècle est donc avant tout le produit de l’idéologie chrétienne introduite par les scolastiques à l’heure où le destin de la mystique chrétienne s’est joué dans la société occidentale.
Notes de bas de page
1 Rappelons que l’auteur dresse ce cadre rétrospectif dans les années 1980 (Note de l’éditeur).
2 Depuis la fin du XVe siècle le syncrétisme avait triomphé dans l’Ecole, à travers les farouches polémiques des scotistes et des thomistes, des augustins et des thomistes, tous "néo", c’est-à-dire novateurs, dans leur propre Ecole.
3 Quatorzième Règle d’orthodoxie : "Etiam si plane compertum definitumque esset, nemini contingere salutem nisi prædestinato". On laissait entendre par là que le salut n’était pas réservé aux seuls prédestinés, que l’on peut se sauver sans être prédestiné. Le rédacteur du texte latin, André des Freux, savait ce qu’il faisait en choisissant esset (de préférence à sit ou est). Il s’agissait bien d’une remise en question de la doctrine traditionnelle en matière de prédestination.
4 Sur Catharin, voir D. T. C., articles Politi et Cajetan, ainsi que Frères Prêcheurs. En 1542, le chapître général des Dominicains n’hésita pas à condamner quinze des propositions, dans ses nombreux ouvrages, relatives à la prescience divine, à la providence et à la prédestination. En 1535, une polémique bruyante s’était engagée lorsqu’avait été édité à Paris, avec l’approbation de la Sorbonne, un ouvrage consacré aux erreurs du Commentaire de Cajetan à la Somme de saint Thomas.
5 En 1555, dans une lettre à saint Ignace, Nadal écrivait qu’il convenait d’installer Laínez en Allemagne pour qu’il puisse y écrire contre les hérétiques, y polir ses écrits et y rendre publiques "avec force et modestie" les vérités catholiques "dans un esprit nouveau" (y con nuevo espíritu) (Epist. Nat., 1 - p. 305).
6 A plusieurs reprises, au Concile de Trente (1562), Laínez prit position sur la question de la grâce et du libre arbitre. Au Collège Romain, en 1561-1562, Tolet s’en était pris à Mariana et à Ledesma pour soutenir la théorie de la prédestination post previsa merita.
7 On trouvera le texte de cette Conclusion dans le manuscrit n° 4437 de la B. N. de Madrid, leg. 1280e : "Non est per se necessaria talis interna Dei excitatio ad religiosos actus supranaturales producendo". Dans son Histoire de la Compagnie de Jésus, tome 5, le P. Astrain a exploité ce document à sa manière.
8 L’archevêque Antolínez, avec deux autres Augustins, les PP. Curri et Sarmiento sont partisans des Jésuites. Le Mercedaire Zumel et le Dominicain Báñez avaient demandé son exclusion du fait de son parti-pris favorable à la Compagnie.
9 Henri de Lubac, o.c., p. 70 et ss. Molina expose le système de la nature pure dans son commentaire de la Prima en 1592 ; mais sa Concordia (1588) la supposait (de Lubac, Augustinisme et Théologie moderne, pp. 200-201 et 220.
10 Les uns et les autres dénaturent la spiritualité chrétienne en lui substituant soit une spiritualité déprimante (la délectation victorieuse des Jansénistes) soit une spiritualité humaniste (des Jésuites et des Dominicains) aussi peu respectueuse de la vraie divinisation chrétienne.
11 Henri de Lubac, Augustinisme et Théologie moderne, p. 188 et 193-194.
12 De ultimo finis hominis (1592), Disputatio XV, Sectio II (Opera, Vives, t. 4, p. 146). Henri de Lubac, ib., p. 195 et note 1.
13 "Cum appetitus naturalis non fundetur nisi in naturali potestate" (puisque l’appétit de la nature suit uniquement la puissance de la nature). Henri de Lubac, o.c., o.202.
14 Ib., p. 203 et ss. "Naturaliter capax Dei per gratiam". Observons ici l’analogie entre cette prise de position de Denys Rijkel et celle de Karl Marx et de son ami Engels face à la philosophie de Hegel. Le Chartreux du XVe siècle et les réfugiés parisiens du XIXe répudiaient d’un commun mouvement ce que l’on avait aliéné dans le ciel, l’homme dans sa nature, désormais immergée dans la nature. Le rapprochement met en évidence la nature et la permanence du mécanisme mental de l’idéologie.
15 Conrad Koellin, Bartolomé de Medina et Domingo Bañez (mort en 1604). Henri de Lubac, o.c., pp. 203, 206. L’argument tiré d’Aristote est présent dans leurs commentaires de saint Thomas parus respectivement en 1577 et 1584.
16 Etienne Gilson a signalé ce texte fameux du Contra Gentiles (III, c.38) "In quo satis apparet quantam angustiam patebantur hinc inde eorum præclara ingenia". Et H. de Lubac, o.c., p. 204.
17 Voir Etienne Gilson, Jean Duns Scot, p. 101 et Le Thomisme, p. 153 et ss.
18 Henri Bouillard, dans Parole de Dieu et existence humaine, t. 2, p. 200, note 2, fait remarquer que ce n’est pas saint Thomas, mais Henri de Gand que Scot visait directement. On remarquera l’importance de ce fait. Louis de León, disciple résolu du Gandavus, se situe entre Cajetan et Suarez dans la lignée de ces néo-thomistes.
19 Voir plus loin, pp. 247-277.
20 Sur ce point, voir H. de Lubac, o.c., p. 368.
21 Pratique de la Perfection (Barcelone, 1613, Ia p., ch. VI, 258-262).
22 De la tradition mystique, Rodríguez conserve le langage : sommeil des puissances, repos de l’entendement etc. Mais ce langage ne concerne plus une expérience du pati divina, il désigne la considération d’une bonne résolution dont l’âme désire se pénétrer avant de la mettre en pratique. On en trouve un exemple frappant au chapitre XII (p. 283) de la Pratique, où Rodríguez décrit la visée pratique de l’oraison d’après la quatrième Annotation fondamentale des Exercices : "Dès que l’on éprouve ces sentiments d’amour et de mépris du monde", disait saint Ignace, "il faut couper court au travail de l’entendement et se reposer dans ce sentiment et cette résolution pour en pénétrer son âme". Pour Rodríguez, il s’agit là du "sommeil de l’entendement" du Cantique des Cantiques !
23 Henri de Lubac, Surnaturel, pp. 331-332.
24 Henri de Lubac, Le Mystère du Surnaturel, Paris, Aubier - 1965, pp. 61-66.
25 F. Suárez, De Spe, disp.1, sct.3 & 4. De Lubac, ib., p. 67.
26 C’est la formulation qu’en donne Sylvester Maurus, Opus Theologicum, L.6, tract.7, q.47. De Lubac, ib., p. 67.
27 De Lubac, o.c., p. 61.
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