Chapitre II. L’accueil de la Compagnie de Jésus à la mystique
p. 159-176
Texte intégral
1Il est impossible d’aborder l’histoire de l’idéologie chrétienne et de l’impasse de l’Occident sans entrer dans le vif du sujet précisément à propos de la figure d’Ignace de Loyola et de l’institut religieux qu’il a fondé. Les Jésuites ont assumé le rôle principal dans la lutte contre l’hérésie protestante. On leur doit la forme la plus achevée de l’idéologie chrétienne dans la voie catholique. Toutes les autres idéologies issues de la même problématique d’époque se sont vues contraintes à se déterminer par référence à la sienne, qu’il s’agisse du néo-augustinisme de Michel de Bay (Baïus) et de Jansen (Jansenius) ou du néo-thomisme de Melchior Cano et de Bañez - ou qu’il s’agisse encore de l’anti-mysticisme de l’idéologie baroque dont les successeurs de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix, carmes de la Réforme, ont été les promoteurs.
2Ce rôle historique peut surprendre quand on sait la profondeur de la spiritualité mystique de saint Ignace de Loyola. Il s’explique cependant par la méthode des Exercices Spirituels et par l’interprétation que celle-ci a reçue chez les premiers théologiens de la Compagnie de Jésus au cours du XVIe siècle.
3La méthode des Exercices mettait en œuvre l’expérience personnelle de la conversion du jeune chevalier-courtisan blessé au siège de Pampelune. Iñigo de Loyola s’est consacré à Dieu comme le vassal à son suzerain divin, comme un chevalier optant pour l’absolu d’un service d’hommage au Grand Dieu des Chevaleries (selon l’expression de sainte Thérèse d’Avila). Dans cette donation de soi à Dieu, les grâces extraordinaires ne lui firent pas défaut ; mais elles avaient eu pour effet d’accentuer la part de coopération active qui est celle du converti, loin de déprimer celle-ci sous l’effet de la transcendance de la grâce.
4On peut voir dans cette marque originale l’effet de la providence divine rendant manifeste, comme par contraste, le danger d’une spiritualité de la conversion qui vient souligner unilatéralement le rôle de la grâce infuse au détriment de la coopération humaine dans le processus de la conversion. La théologie néo-augustinienne de l’époque ne manquait pas d’exemples à cet égard et l’on sait l’importance de la théologie de la double justice aux premières sessions du Concile de Trente lors des débats relatifs à la justification.
5Ce que la méthode de saint Ignace allait détacher vigoureusement concernait cet aspect fondamental du rôle de la volonté libre dans la décision salutaire de la conversion. Au lieu de faire ressortir le "Bienfait" du Christ comme le faisaient à l’époque les spirituali italiens et leurs disciples espagnols, Iñigo de Loyola marquait le rôle de la détermination de la volonté dans le processus du choix (élection d’un mode de vie), tout en l’assortissant d’une référence aux grâces de la confirmation de la décision. Très tôt, Iñigo a "donné" les Exercices à des retraitants. il a appris à ses auditeurs à faire comme lui les premiers pas dans la donation personnelle de soi à Dieu, en choisissant sous son regard leur voie.
6 Peu lui importait, à Barcelone ou à Alcalá vers 1525-1526, ni plus tard à Paris, de savoir si une telle méthode de décision surnaturelle était ou n’était pas méthode d’illuminé. Ses censeurs espagnols et italiens, en 1538-1539, puis en 1546, 1548, 1551, devaient viser le paradoxe d’une méthode qui associait délibération rationnelle méthodiquement conduite et recherche de consolations spirituelles au titre de confirmation de la délibération en vue de l’élection définitive. Ce dernier point pouvait alarmer des censeurs peu disposés à interpréter dans ce sens le "Frappez et l’on vous ouvrira. Demandez et vous recevrez" du Christ aux disciples1.
7Les rédacteurs du texte définitif des Exercices avaient eu le malheur de parler là de "pressentiment" de Dieu (præsentiscere) se "manifestant", comme par miracle, pour confirmer le retraitant dans son choix. N’est-ce pas tenter Dieu que de demander qu’il intervienne là où la raison suffit à mobiliser le croyant dans le service de Dieu ? Pourquoi, demandait-on avec insistance2, attendre de Dieu confirmation surnaturelle d’une décision (par exemple d’entrer chez les Chartreux ou de me consacrer à ma femme et à mes enfants) ? Pourquoi appeler cette "inspiration ressentie comme venue d’en-haut" d’un nom qui apparaissait (à l’époque du moins) comme une provocation ? Après tout, c’était bien ce qu’Iñigo avait lui-même pratiqué au cours de sa conversion et il tenait personnellement à la pratique de cette confirmation surnaturelle dont il faisait la voie normale de l’élection. Sa méthode comportait donc l’attente de la confirmation céleste d’une délibération morale poursuivie rationnellement dans l’examen des motifs conduisant à la conversion.
8Comment expliquer une telle expérience et surtout une telle insistance à fonder un apostolat et un nouvel ordre religieux sur une méthode de conversion dont on ressentait l’originalité et l’opportunité, mais aussi le péril3 ? Sans aucun doute, parce que la méthode plongeait ses racines dans les tendances profondes de la culture chrétienne de la fin du Moyen Âge.
9Observons, en effet, que l’élection était analysée par Iñigo sans aucune référence à la tradition scolastique qui considérait la conversion comme l’acte de l’âme tournée vers Dieu et l’acte de l’intelligence tendue vers le mystère moyennant l’union dans l’amour. La remise à Dieu concernait, dans la tradition contemplative, le double aspect de l’infus et de l’électif4.
10 Chez Iñigo, ces deux aspects se voyaient disloqués entre les deux moments d’une élection, délibération rationnelle et confirmation surnaturelle, part de l’homme et part de Dieu séparées. L’efficacité méthodique risquait de prendre le pas sur l’aspiration mystique dans une pratique reposant sur une théologie extrinséciste de la grâce face à la nature.
11Ignace de Loyola est apparu après Luther ; mais la problématique qui induit la méthodisation de la grâce est apparue avant eux deux. Iñigo de Loyola l’a perfectionnée avec une indéniable originalité dans la ligne de la Devotio Moderna5. C’était contre cette méthodisation déjà sensible avant lui et contre le volontarisme perfectiste de la nature que Luther s’était employé. A l’inverse d’Ignace de Loyola, il s’est engagé (au sein de la même problématique moderne) dans la voie du pessimisme pseudo-augustinien si caractéristique de tout le courant surnaturaliste moderne6. De son côté, Ignace de Loyola s’engageait dans la voie d’un optimisme d’humaniste chrétien.
12Luther et Ignace de Loyola appartiennent à leur temps. Ils expriment chacun à sa façon le trait le plus saillant d’une problématique moderne : le séparatisme de la nature et de la grâce. Luther s’accroche désespérément au pôle sur-naturaliste et s’oppose farouchement au naturalisme de cette problématique dualiste. Ignace de Loyola s’attache au pôle naturaliste et défend les droits de la nature et ceux de la raison humaine, sans pour autant négliger le pôle sur-naturaliste et les charismes de la contemplation7. Son robuste bon sens chrétien et son charisme mystique lui ont permis de surmonter les contradictions inhérentes à sa "manière".
13Ses disciples devaient développer au contraire, dans la ligne catholique, l’idéologie chrétienne. Ils lui ont donné sa forme définitive fondée sur une anthropologie dualiste à partir de laquelle philosophes et théologiens jésuites allaient développer avec vigueur une idéologie catholique opportuniste et apologétique héritière du "scotisme", de l’"ockhamisme" et du "thomisme" : en philosophie, un essentialisme qui devait décider du destin de la philosophie en Occident ; en théologie, un anthropocentrisme dont l’"humanisme" agira en profondeur sur la philosophie morale.
14Il faut le souligner : c’est l’orientation finalement anti-mystique prise par la spiritualité de la Compagnie à la fin du XVIe siècle qui a constitué le facteur déterminant de cette évolution doctrinale. En incarnant les tendances conflictuelles profondes de la chrétienté moderne pour le compte du catholicisme, la Compagnie de Jésus devait contribuer, face à Luther mais d’une manière similaire, à engager la culture et la civilisation de l’Occident dans les voies de l’idéologie chrétienne.
1. - Saint Ignace de Loyola et la mystique chrétienne
15Saint Ignace de Loyola est un mystique de race comparable aux plus grands mystiques chrétiens y compris aux mystiques du Carmel de la Réforme de sainte Thérèse8. Son génie organisateur joint à son expérience profonde lui ont permis d’intégrer et de surmonter les ambiguïtés et les contradictions d’une époque difficile en proie aux premiers conflits provoqués par la problématique de l’idéologie chrétienne héritée du passé.
16Cette originalité extrême n’a pas été réellement comprise. La méthode de direction spirituelle des Exercices Spirituels qu’il a tout de suite conçue à partir de son expérience personnelle est une méthode mystique qui demande à être interprétée à la lumière de son expérience à lui, correctement entendue, et non à la lumière d’une conception anti-mystique de la spiritualité "propre à la Compagnie".
17Les tendances héritées de la théologie des XIVe et XVe siècles, dualiste et extrinséciste, font subir à la mystique chrétienne l’attrait d’une expérience religieuse où se mêlent en réalité deux expériences contradictoires, difficilement conciliables (et que le progrès de la mystique chrétienne devait définitivement éclairer grâce à saint Jean de la Croix).
18Dans l’expérience religieuse qui semble attirer tous les spirituels de la Renaissance catholique de l’Espagne de Charles-Quint, il y a -en plus de la confusion entre trois plans d’expérience (psychologique, esthétique, religieuse)- la confusion plus ou moins consciente de l’expérience naturelle de Dieu et de l’expérience surnaturelle propre à la foi chrétienne. Dans cette expérience religieuse où va s’exprimer l’idéologie chrétienne, ce n’est pas seulement l’expérience surnaturelle qui attire, bien qu’on le dise (et cette prétention est équivoque), mais l’expérience naturelle, la connaissance expérimentale vécue de la conscience par elle-même dans sa relation à Dieu. En marge de l’expérience mystique, dans son ombre, l’accent sera de plus en plus porté sur une expérience du moi lyrique, consonante à la problématique du naturalisme théologique, qui ne pouvait qu’exalter le désir naturel de Dieu et de la conquête de soi. Cette dernière tendance, visible dans la littérature poétique et romanesque de la fin du Moyen Age, ne pouvait pas ne pas finir par apparaître dans l’expérience religieuse. Ignace de Loyola, grand lecteur des Vies des Saints et des romans de chevalerie, nourri dans l’esprit d’une éducation chrétienne de courtisan, élevé à la cour des Rois Catholiques dans l’atmosphère de la Renaissance espagnole, en est la vivante démonstration.
19La mystique chrétienne est chez lui une mystique de chevalier. La conversion n’a pas fait disparaître son héroïsme de caballero prompt à entreprendre les plus nobles actions avec l’aide de Dieu dans la voie du service d’amour. Tout au long de ses années de converti (1521-1523) Iñigo de Loyola transpose en mystique l’éthique de la chevalerie.
20Il assimile contentos et gustos sous le terme ambigu de "consolations venues d’en-haut", sans savoir encore que les contemplatifs distinguent là les grâces sensibles et les grâces spirituelles. Il associe ascèse et mystique, sans se préoccuper de les distinguer non plus. Les grâces divines qu’il reçoit dans la plus haute contemplation, au Cardoner ou à Manrèse, lui paraissent destinées à soutenir l’activité humaine du dehors. Tant et si bien qu’il conçoit le projet de transcrire son expérience au plan d’une méthode de conversion, celle de l’élection qu’il développera dans ses Exercices, c’est-à-dire du choix d’un état de vie, dont l’ambiguïté devait lui valoir - ainsi qu’à ses premiers compagnons - suspicion et hostilité de la part des théologiens professionnels, pour la plupart dominicains flairant là un certain illuminisme.
21Saint Ignace ne semble pas avoir été conscient du danger que présentait sa méthode. Son expérience mystique parvenait à intégrer l’élément volontariste et rationnel et l’élément surnaturaliste, pour ne pas dire illuministe. Toutefois, lorsque l’expérience mystique venait à faire défaut, il n’en allait plus de même et la méthode de décision surnaturelle des Exercices pouvait laisser apparaître soit un pélagianisme, soit un certain illuminisme.
22Le mouvement initial des Iniguistes, antérieurement à 1559 se rattache bien, comme on l’a dit9, à l’illuminisme espagnol de la Préréforme catholique de la première moitié du XVIe siècle. Mais si l’on peut, comme le faisait Bataillon, rapprocher l’illuminisme et la manière de procéder de la jeune Compagnie, en soulignant les différences et les ressemblances, il ne faut surtout pas laisser dans l’ombre l’essentiel, à savoir que la méthode des Jésuites est un illuminisme de signe contraire. Là est le secret de son originalité : elle utilise les charismes de l’oraison comme un moyen, et non pas, comme c’était le cas des illuminés de l’abandon ou du recueillement (dexados ou recogidos), comme une fin.
23Tout le destin de la spiritualité de la Compagnie est tributaire de cette originalité fondamentale. On y est illuministe à titre provisoire, le temps de conforter une recherche de la vocation dans l’application d’une méthode de décision surnaturelle. Les consolations recherchées ne le sont qu’en vue d’une décision où c’est Dieu qui choisit l’homme à son service, rend manifeste ce choix par ces mêmes consolations et charismes, confirmant ainsi l’homme dans le choix d’un mode de vie au service de Dieu. Les charismes interviennent donc bien comme un moyen divin dont dispose le croyant, mais seulement comme un moyen, contrairement à l’illuminisme des spiritualités de l’abandon à Dieu ou du recueillement sur le ne rien penser : comme un moyen au bénéfice d’une mystique active du service de Dieu10.
24Tout à fait typique de la manière de saint Ignace est la recherche des consolations spirituelles en vue de la confirmation des décisions sur lesquelles il a dessein de délibérer. Jusqu’à ses grandes retraites des années 1544-1545 l’expérience mystique des plus hautes faveurs surnaturelles semble compatible avec ce regard réflexe. Mais à partir de l’élection de la pauvreté des églises de l’Ordre et des Constitutions de la Compagnie de Jésus qu’il a fondée, quelque chose de nouveau se produit : il apprend de Dieu même qu’il y a une grâce "dont il devait faire plus de cas que de toutes les grâces passées"11. Quelle est-elle ?
25Le Journal Spirituel qu’il a tenu scrupuleusement, jour après jour, du 2 février au 12 mars 1544, puis du 13 mars 1544 au 27 février 1545 nous l’apprend. Il s’agit de la grâce suprême de sa "majorité" mystique.
26Durant plus de vingt ans, depuis sa conversion, il a puisé dans les faveurs infuses dont il était comblé une lumière pour les décisions intéressant le service de Dieu. Le souci de discerner dans ses moindres nuances le service désiré de Dieu et de l’accomplir si coûteux fût-il dans un joyeux élan d’amour le portait à attendre d’en-haut la vraie lumière confirmant sa délibération raisonnée. Cette lumière ne lui était pas mesurée. Il lui et arrivé de s’en ouvrir confidentiellement : ses grâces étaient de celles que connaissaient les plus grands saints. Il ne pouvait vivre sans ces consolations12.
27Lorsqu’il entreprend de délibérer sur la pauvreté des églises de la Compagnie, il note dans son journal, pendant les quarante jours que dure cette extraordinaire élection, toutes les faveurs reçues. Il avait offert à Dieu sa résolution qui était de repousser toute propriété pour les églises et notait comme approbation divine les grâces reçues. Au début, il se sent mû à suivre Jésus et comprend que c’est là l’argument le plus fort pour embrasser une totale pauvreté dans la Compagnie13.
28On se demande pourquoi il n’observe pas la conduite d’un saint Pierre d’Alcantara au moment d’embrasser la béatitude évangélique de la pauvreté qui fait partie des commandements du Père et qui, dûment mise en pratique, vaut aux pauvres rien de moins que la possession du Royaume des cieux (Lc, 6, 20). Quelques années plus tard, Thérèse d’Avila placée devant le même choix de la pauvreté dans son Ordre, recevra du saint ascète une terrible réprimande lorsqu’il lui paraîtra qu’elle hésite à embrasser héroïquement le commandement divin.
29Précisément la facilité à trouver Dieu aussi souvent qu’il voulait allait être mise à l’épreuve pendant ces quarante jours jusqu’au moment où il comprendra le prix de l’obéissance de la foi, le véritable sens de l’adhésion de la foi (Rm. I, 5) obtenue par la vertu de l’Esprit de Dieu (Rm. 15,19) qui seul donne de fixer nos yeux sur le chef de notre foi, qui la mène à la perfection (He. 12,2). Ignace de Loyola note dès le 12 février et les jours suivants que "les Personnes divines se cachent". Le 18 une "dévotion très grande, reposée et tranquille, avec larmes et quelques intelligences" mêlée à une impatience qui le fait "s’indigner contre la Trinité devant la lenteur de Dieu à lui accorder la confirmation désirée pour ses décisions". Il prend conscience de cette réaction de mauvais esprit (mal spiritu) et le 24 il a "prié Jésus de conformer sa volonté à celle de la Très-Sainte Trinité de la façon qui lui paraîtra la meilleure."
30Finalement la méthode de la demande de confirmation elle-même est mise en échec. Le 6 mars 1544 "désirant jouir de la vision (de l’être divin) accordée auparavant et cherchant à l’obtenir, il n’y avait aucun moyen d’y arriver". Le 12 mars le Journal de la délibération sur la pauvreté va se terminer. Ignace note qu’il se sent "privé de tout secours, sans pouvoir obtenir aucun goût des médiateurs, ni des Personnes divines, aussi loin et séparé que si je n’avais jamais rien senti d’eux ou que je ne dusse plus jamais rien sentir". Ce jour même la lumière se fait dans son esprit, l’obscurité et les ténèbres se dissipent. "Une dernière effusion de lumière et une décision irrévocable ponctuée par un Finido bien mis en relief"14.
31Saint Ignace a bien compris la leçon de la pédagogie divine de la foi. Au cours de la seconde retraite qu’il entreprend dès le lendemain, 13 mars 1544, il note dès les premiers jours une série de lumières et de sentiments sur l’humble respect devant la Majesté divine, sur le don infus de la révérence et l’humble soumission (acatamiento) à Dieu. Pendant plus de quinze jours, du 14 au 30 mars, il apprend à demeurer dans ces dispositions si nouvelles pour lui. Il ne demande plus d’autres grâces que révérence, respect, humble soumission et ce respect amoureux qui ne vient pas de lui, mais de Dieu : "C’était là la voie que Dieu voulait me montrer. Comme les jours précédents, je sentais qu’Il voulait me montrer quelque chose ; si bien qu’en disant la Messe, je me persuadais que pour le profit de mon âme je devais faire plus de cas de cette grâce que de toutes les grâces passées".
32Ce qui est ainsi retracé dans les pages ardentes du Journal Spirituel de saint Ignace, c’est donc bien le conflit heureusement résolu de sa méthode surnaturaliste et du recueillement propre à la contemplation mystique de la foi. Docile aux prévenances du Maître intérieur, on le voit adopter une pratique recommandée par saint Jean de la Croix, renoncer à la recherche, même ordonnée par le souci de discerner la volonté de Dieu de consolations divines, et demeurer uni à Dieu "con resignación y humildad"15.
33D’une telle expérience, saint Ignace n’a tiré semble-t-il aucune conclusion quant à la manière de donner les Exercices. Mais elle montre un progrès dans une expérience mystique en laquelle la conduite en foi pure vient compenser l’abondance des "grâces d’oraison" habituelles et lui fait rejoindre l’expérience et l’enseignement de tous les grands mystiques.
34La Correspondance du saint est à cet égard particulièrement éloquente. Contentons-nous de mentionner la fameuse lettre qu’il adressait à François Borja (encore dans le monde) le 20 septembre 1548. On y voit le sens très traditionnel que revêtait désormais son enseignement relatif au désir des dons infus. Ceux qu’ils faut désirer sont les dons "qui ne sont pas en notre pouvoir et que nous ne pouvons attirer à nous à volonté, tels que les accroissements de la foi, de l’espérance, de la charité, de joie et paix spirituelle", non pas les charismes de la contemplation, mais les dons de la grâce sanctifiante surnaturelle16. A cet effet, il déconseille à Borja de suivre la voie des disciplines rigoureuses, et de chercher "plus immédiatement le Seigneur en toutes choses, Lui et ses dons très-saints", ses "santísimos dones y gracias espirituales", propres à la voie de l’esprit, telle que la pratiquent "ceux qui vivent embrassés et unis à ces très-saints dons".
35Il ne fait aucun doute que saint Ignace de Loyola assortissait son enseignement personnel de recommandations puisées dans une expérience des voies spirituelles qui dépassait la visée de l’ascèse surnaturelle de la méthode des Exercices. Juger de son expérience mystique en fonction de la méthode qu’il en a tirée dans ses premières années de converti, c’est s’exposer à amputer son expérience et sa méthode elle-même du secret de leur signification et de leur originalité.
36D’ailleurs, les contemporains d’Ignace de Loyola n’ont pas hésité à ranger la Compagnie parmi les Instituts qui mettaient la mystique au premier rang de leur visée apostolique. Jusqu’à la crise postérieure à 1556, les Iniguistes ont été perçus comme faisant partie du mouvement des spirituels de la Préréforme catholique : illuminés (d’où les procès auxquels Iñigo de Loyola fut affronté dans ses débuts) ou spirituels (c’est l’époque des dénonciations de Cane et des bruits concernant les projets de l’archevêque Siliceo). C’est à la tolérance et à la protection des prélats acquis à ces mouvements de spiritualité (le cardinal Contarini entre autres) que la Compagnie doit de ne pas avoir été condamnée. Saint Ignace était considéré par ses disciples comme divinement inspiré et Borja, si proche des spirituels et dont les Jésuites disaient que le Seigneur le gouvernait "d’une manière extraordinaire", était porté à laisser à chacun la liberté de suivre son esprit à l’intérieur de la Compagnie. En 1555 encore, c’est à Ignace que le procurateur de la Chartreuse de Cologne, Bruno Loher, dédiait la célèbre troisième édition de la Théologie mystique de Herp17.
37Saint Ignace n’était pas ascéticiste. Il savait d’expérience que la seule pratique naturelle ne procure pas les vertus solides, pas plus que ne le font les charismes de l’oraison. Il savait qu’elles ne s’obtiennent que par la pratique d’une ascèse chrétienne ouverte, pénétrée par la grâce des vertus théologales qui font croître dans la charité et seules perfectionnent les vertus humaines. Les Exercices restent muets sur la contemplation ad amorem, celle qu’inspire le goût héroïque de l’humble respect amoureux de la Gloire du Seigneur. Il ne s’ensuit pas qu’il était un mystique différent des autres mystiques chrétiens, un mystique du service de Dieu et pas un mystique de l’aspect nuptial de l’union mystique transformante et du mariage spirituel18.
38Il convient, au contraire, de souligner avec force la conformité de son expérience et de son enseignement avec celui de la tradition la plus authentique. Ne nous arrêtons pas au vocabulaire et sachons faire aussi leur part aux problématiques idéologiques d’époque ; ce que saint Ignace a voulu dire, sans se référer au lexique savant de Denys, en disant que tout au long des Exercices il fallait demeurer dans l’indifférence, renvoie très exactement à la contemplation d’attitude recommandée par un saint Jean de la Croix et une sainte Thérèse d’Avila.
39L’indifférence ignatienne est aussi une disposition intérieure de l’âme qui l’élève passivement vers l’écoute divine y compris lorsqu’elle discourt et médite selon la méthode des Exercices. Elle s’impose aussi bien à qui veut "régler sa vie par une détermination libre de tout attrait nuisible" (ce qui est le but de l’élection) qu’à celui qui aspire à la perfection chrétienne des vertus. Elle est une indifférence absolue à l’égard de tout avantage personnel et de tout objet "sans rapport avec la fin pour laquelle il a été créé". Elle s’allie à une énergie hors pair des forces de la volonté pour "désirer et choisir uniquement ce qui le mène le plus directement à la fin pour laquelle il a été créé".
40Il n’y a pas d’autre manière d’exercer réellement une telle indifférence que de mettre en œuvre sans relâche les ressources dont l’on dispose dans les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité. Sans doute Ignace l’envisage-t-il du côté de l’activité plus que de la disposition intérieure qui elle-même est déjà un effet des dons infus de la contemplation. Mais cette distinction est familière aux théologiens de la mystique : plus que l’opération du discours et de la méditation, ce qui compte dans la pratique des Exercices, c’est l’attention simple et amoureuse à Dieu, l’ouverture aux dons infus, l’accueillance de la grâce.
41Saint Ignace confiait à Laínez que dans les choses de Dieu il était plus passif qu’actif. Il ajoutait qu’il cherchait chaque jour à progresser. D’après le contexte, ce progrès dans le service de Dieu signifiait progrès dans la passivité à l’égard de Dieu. Mais, chez lui, l’orientation des grâces infuses vers l’action apostolique (et pas simplement vers la contemplation) comme vers "l’objet même vers lequel tendent et sur lequel se centrent tous les dons infus dont il est favorisé" peut bien donner à sa mystique l’allure d’une "mystique du service de Dieu". Mais il s’agit néanmoins d’une mystique de l’union à Dieu. Le Père de Guibert observe que l’âme n’y est pas arrachée "aux conditions imaginatives et sensibles de notre vie terrestre ordinaire, que la préoccupation du service apostolique ne la quitte jamais et qu’elle reste ouverte au monde". Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas dégagée, intérieurement, dans l’esprit, de tout le sensible et le discursif, car il ne faut pas confondre l’extase de la contemplation avec l’extase comme état extraordinaire et ravissement hors des sens.
42L’originalité de l’expérience de saint Ignace est donc loin de permettre de fonder une distinction entre deux espèces de mystiques chrétiennes. Certes, le mode de vie religieuse des disciples de saint Ignace n’est pas celui des contemplatifs du Carmel de sainte Thérèse, mais s’agissant d’union à Dieu il est impossible d’en imaginer une qui ne soit pas l’union surnaturelle de charité propre à la grâce transformante. Qui dit union mystique à Dieu dit une certaine intimité de relation opposée à l’extériorité de la relation de maître à serviteur. Cette intimité comporte une initiation aux secrets du maître qui fait connaître à un ami ce qu’il connaît du Père et, plus encore, qui envoie son Esprit pour que désirs et intentions soient partagés dans une coopération vitale à l’œuvre de Dieu.
43Il faut rappeler avec saint Jean de la Croix qu’il existe des variétés entre les cheminements contemplatifs qui tiennent aux tempéraments et à la disposition providentielle de l’opération divine. Dieu ne mène pas les âmes selon un train unique invariable. La contemplation obscure de la foi illuminée n’est pas reçue d’une seule et unique manière. Le cas de saint Ignace est assurément exceptionnel ; normalement, nous dit saint Jean de la Croix, la communication divine est d’abord reçue selon le mode naturel de la connaissance sensible et progressivement spiritualisée, au fur et à mesure des progrès de l’âme, de telle sorte qu’elle puisse être finalement reçue "de pur esprit à pur esprit", selon le mode divin de la contemplation infuse. Cet ordre n’est toutefois pas le même chez tous. Dieu parfois "fait une chose sur l’autre", part du plus intérieur pour mener vers le moins intérieur. Il en décide "conformément au bien de l’âme ou aux grâces qu’Il veut lui accorder"19.
44Du plus intérieur vers le moins intérieur... On pourrait ajouter en songeant à saint Ignace : à la fois du plus intérieur et au plus extérieur, les faveurs divines de la plus haute contemplation et les grâces sensibles des "débutants" étant reçues simultanément. Les premières l’établissaient d’emblée dans la contemplation infuse obtenue dès les premières visions du Cardoner et de Manrèse et les secondes conjointement. Elles sont méticuleusement consignées dans ses écrits : bonnes odeurs, lumières, larmes, loquela (paroles) et grâce à elles, l’exercice de la méditation discursive avec application des sens se poursuit dans un sentiment d’intense allégresse, de légèreté, d’alacrité qui trahit la passivité propre de sa manière de méditer.
45Ce qui est peu commun dans l’expérience de saint Ignace, c’est cette coexistence des grâces du mouvement parfait de la contemplation (mouvement circulaire) et des grâces sensibles (du mouvement direct) qui y disposent et la précèdent normalement. Cela explique la genèse des Exercices, le fait que saint Ignace ait pu tirer de sa propre expérience une méthode originale de décision surnaturelle fondée à la fois sur la détermination rationnelle la plus systématiquement conduite et la recherche de la confirmation venue d’en-haut.
46Pour imaginer, comme l’a fait le regretté Père de Guibert, que la mystique chrétienne chez saint Ignace n’est pas une mystique de l’union, mais du service, il faut sans doute avoir mal compris les mystiques de l’union et mal interprété le service d’amour chez saint Ignace.
47Ce n’est pas rendre compte comme il convient de la collaboration vitale entre l’homme et Dieu propre à la mystique chrétienne, que de dire de l’union transformante qu’elle lie les puissances, qu’elle plaque sur elles une passivité totale. On se demande comment le Père a pu imaginer un seul instant qu’il était possible de le dire de l’expérience d’une sainte Thérèse ou d’un saint Jean de la Croix. Mais l’a-t-il jamais imaginé ? N’est-ce pas plutôt par un pur réflexe d’école qu’il a opposé -et il n’est pas seul à l’avoir fait parmi les plus doctes historiens de saint Ignace- une "union mystique" (qui n’existe pas) à une "union véritable" (de charité) qui seule existerait, qui n’est pas mystique, mais ascético-mystique ? Mais il n’y a qu’une seule union "mystique de charité" à Dieu.
48Il n’est pas possible de justifier l’évolution de la spiritualité de la Compagnie de Jésus dans la direction d’un anti-mysticisme en invoquant l’originalité foncière de l’expérience de saint Ignace. "Le sentiment intime", explique le P. de Guibert20, plus ou moins réfléchi et conscient de cette direction particulière donnée par Dieu au mysticisme ignatien "permet d’expliquer la réserve", sinon "l’hostilité" (sic) de la masse des Jésuites "vis-à-vis des courants de mystiques plus spéculatives et intellectualistes comme en face d’une chose excellente en soi, mais moins en harmonie avec la vocation propre des Jésuites ».
49Nous allons voir que ce n’est pas ainsi que s’explique l’hostilité, de plus en plus argumentée et doctrinalement fondée dans la Compagnie contre les mystiques, à partir des années 1565-1580.
2. - La crise de la mystique et la spiritualité ascéticiste dans la Compagnie de Jésus
50On est dans le droit fil de la visée de saint Ignace lorsque l’on a compris qu’il faut harmoniser les Exercices, comme méthode d’ascèse surnaturelle destinée au choix d’un mode de vie, et la contemplation ad amorem, comme disposition intérieure de l’âme, respect amoureux des dons infus nécessaires au progrès spirituel.
51Dualité précieuse qu’il faut se garder de réifier en un dualisme mutilant. Saint Ignace avait intégré les deux et il avait surmonté leur conflit toujours possible dans une problématique extrinséciste et dualiste, comme celle qui régnait en son temps. Il y était parvenu du fait de sa profonde expérience mystique. Ce qu’il avait vécu et compris relevait des plus hautes faveurs divines, en vue d’une direction spirituelle qui faisait bien défaut dans le contexte de cette époque bouleversée, et qui était on ne peut plus conforme à la tradition.
52Appelant les chrétiens à la sainteté dans la confiance en la libéralité divine, c’est à l’exemple de saint Pierre lui-même qu’il se fondait sur la foi et la connaissance de Jésus. L’Apôtre n’avait-il pas dit (2P. I, 19) lors de la Transfiguration du Christ manifesté dans la Gloire : "Ainsi, nous n’en tenons que plus fermement la vérité des Ecritures", "la foi précieuse que nous avons reçue, par la justice de note Dieu et Sauveur Jésus-Christ" ? Ce qui avait du prix pour saint Pierre, plus que la plus haute des visions divines, c’était la foi infuse de la connaissance de la Personne de Jésus-Christ Seigneur, suprême et unique appui du croyant.
53Le directeur spirituel de saint Ignace, saint Jean d’Avila, avait lui-même merveilleusement développé le même enseignement dans un écrit, justement dénommé Doctrine Admirable, destiné à l’instruction de ceux de ses disciples qui préféraient "les fables sophistiquées" (2P. I, 16), les charismes de l’oraison, aux dons infus de la grâce sanctifiante.
54Saint Ignace apprenait à rechercher les charismes en vue de la confirmation de l’élection, non à désirer les visions et les révélations pour arriver à la perfection chrétienne. Il n’a jamais prétendu que les Exercices étaient un manuel de perfection chrétienne en trente jours, comme le lui reprochaient ses détracteurs (ni même en trente ans).
55En revanche, il ne les séparait pas non plus de sa visée mystique et l’on a justement souligné le fait que, déduite de son expérience, la méthode des Exercices était une méthode mystique. Elle l’est de par son orientation générale - inspirer aux âmes le zèle de la plus grande gloire de Dieu - par la conception de la retraite - comme une rencontre de personne à personne, un cœur à cœur de l’homme et de Dieu- surtout, par la dépendance absolue de la volonté à l’égard de Dieu - demander en grâce ce que je sens nécessaire pour le service de Dieu : petere id quod volo21. La méthode des Exercices a donc une finalité limitée à l’élection, mais par son appel à la grâce, elle est à visée mystique, car elle ne s’y réfère pas du dehors, mais de l’intérieur : elle met en œuvre l’obéissance de la foi. Elle est une mise en route vers la perfection chrétienne.
56Il est donc essentiel d’unir les deux volets de la spiritualité ignatienne, la méthode des Exercices et la visée contemplative, sans jamais les confondre -en disant que les Exercices sont un manuel méthodique de perfection chrétienne- ni non plus les opposer - comme on le fait lorsque l’on enseigne que la perfection à laquelle conduisent les Exercices n’est pas une perfection "mystique", entendons une perfection "extraordinaire", que l’on ne saurait désirer, sauf à tomber dans l’illusion des illuminés.
57A défaut d’harmoniser méthode de l’élection et visée mystique contemplative dans l’obéissance de la foi, il arrivera ce qui est d’ailleurs arrivé : la dislocation interne de la spiritualité de saint Ignace entre ses deux éléments juxtaposés, décision volontaire d’un côté, confirmation surnaturelle de l’autre : pélagianisme là, illuminisme ici. L’ambiguïté de la méthode ne peut être surmontée que dans la mesure où sa visée mystique est sauve. Dans le contexte d’une époque sur-naturaliste qui privilégie les grâces actuelles sur la grâce sanctifiante, comme l’époque des Réformes du XVIe siècle, une telle crise de la spiritualité mystique était inévitable.
58Après la mort de saint Ignace (1556), dans la lutte qu’entreprend Philippe II contre l’hérésie protestante et l’illuminisme, la crise éclata. Crise dramatique, crise terrible, où l’illuminisme intérieur -un illuminisme de signe contraire- au lieu de conforter la pratique de la méthode des Exercices dans une harmonieuse dualité l’affronte dans un dualisme conflictuel. Les Jésuites se partageront entre deux tendances, selon qu’ils centreront ladite "méthode de perfection selon les Exercices" sur la pratique de la méditation ou sur la recherche des grâces de la confirmation. L’ascéticisme des uns justifiera l’illuminisme des autres. Jusqu’au moment où l’anti-mysticisme l’emportera dans la Compagnie pour contenir l’illuminisme récurrent qui ne cesse de faire son apparition, ici et là, parmi les fils de saint Ignace.
59On peut signaler quatre époques où l’alternance est manifeste et se produit au gré de circonstances souvent dramatiques. La première, comme il a été dit, avant la mort de saint Ignace : les Dominicains mènent la vie dure aux Jésuites sur la défensive. Après la mort de saint Ignace, un certain libéralisme règne dans la Compagnie jusqu’en 1570 environ. La vague déferlante de l’illuminisme dans les années 1570 en Espagne eut pour effet de provoquer une réaction décisive inspirée par l’anti-mysticisme, jusqu’en 1615. Dans la quatrième période, entre 1615 et 1640, une crise profonde ébranle la Compagnie.
60Historiquement, la crise de la spiritualité de la pré-réforme ouverte à partir de 1559 a marqué un tournant dans la doctrine officielle de la Compagnie de Jésus. L’épouvantail de l’illuminisme, confondu avec le danger extérieur du luthéranisme, a contraint les Jésuites à opérer un virage décisif. Il ne faut pas oublier que, pendant plus d’un quart de siècle, la spiritualité catholique en Espagne avait été très ouverte au courant novateur. Le plus grand prédicateur, confesseur de Charles Quint en 1551, que le prince Philippe avait amené avec lui en Allemagne, n’était autre que le chanoine Constantino de la Fuente. Issu de l’Université d’Alcalá, il avait fait évoluer à Séville l’humanisme chrétien vers une prédication de la justification par la foi assez proche de celle de Luther et de son pessimisme augustinien, ainsi que de l’érasmisme de Juan de Valdés. Son rigorisme spiritualiste l’avait amené également à une conception de la pénitence du pécheur qui abandonnait la théologie traditionnelle du sacrement. Bref, chez cet Espagnol, la spiritualité de la justification par la foi avait pris le relais du dexamiento des illuminés de jadis ; mais c’était pour faire voisiner Luther et Calvin avec des Docteurs plus orthodoxes : Tauler, Jean d’Avila, Bartholomée de Carranza, Thomas de Villeneuve et Louis de Grenade22.
61Les premiers Jésuites s’étaient sentis à l’aise parmi ces spirituels, en réalité si divers, malgré les remontrances qui avaient pu leur être faites. Et, comme nous l’avons dit, les amis de la Compagnie interprétaient leur spiritualité dans un sens assez nettement mystique23. La crise ouverte en 1558-1559 leur donna l’occasion de se démarquer de ces voisinages périlleux. Aux tendances de cette spiritualité si mêlée, ils opposeront bientôt celle qui devait donner son originalité à la "spiritualité de la Compagnie". On les vit même entreprendre de collaborer avec l’Inquisition espagnole dans la dénonciation des hérétiques ; ce qui leur vaut d’être protégés contre les attaques, dès le début de la chasse aux sorcières (juin 1558).
62Un livre de François Borja allait être condamné et l’on apprenait que l’inquisiteur Valdés examinait le livre des Exercices en vulgaire. Lorsqu’à son tour l’archevêque de Tolède sera suspecté, les Jésuites l’abandonneront à son sort. La tendance allait à dénoncer le danger d’illuminisme dans la prédication de la perfection chrétienne faite indistinctement au peuple (des laïcs) et aux religieux.
63Les Jésuites manifestèrent à leur manière leur participation à la réaction orthodoxe qui fut générale. Elle visa Louis de Grenade et Jean d’Avila, et bien d’autres avec eux24, bien que la tendance mystique se maintînt encore chez certains d’entre eux25.
64Le premier document qui tente de réglementer l’oraison dans la Compagnie date de ces années 1556-1559 immédiatement postérieures à la mort de saint Ignace. Il faut dire que lui-même avait réagi, dès 1548, contre l’illuminisme de deux Jésuites et leurs excès dans la pratique de la vie contemplative26. Nadal avait rédigé des Instructions27 pour les remettre aux Pères lors de sa première visite en Espagne. Elles sont encore libérales tout en recommandant la pratique assidue des Exercices et la fidélité à la vie propre à la Compagnie, une vie active supérieure où la contemplation se joint à l’action : l’idée, chère à Nadal, devint classique dans la Compagnie, mais les Jésuites devaient l’entendre en des sens diamétralement opposés. Nadal n’hésitait pas à recommander la pratique de la docte ignorance aux Jésuites. Il insistait en même temps sur le mode propre à l’oraison de la Compagnie et il le considérait comme une grâce pour les disciples de saint Ignace. Il insistait pour inciter les Pères à l’obéissance, à la hiérarchie et à la fidélité aux cérémonies de l’Eglise. Mais sur le fond, il n’avait pas limité le mode propre d’oraison dans la Compagnie dans le sens d’un anti-mysticisme ascéticiste.
65Lorsqu’il fut chargé par le nouveau général, Laínez, d’imposer dans la Compagnie une discipline unique et surtout une identité de langage bien nécessaire en ces temps de dissidence, Nadal se contenta de mettre les Pères en garde contre le désir d’introduire des opinions théologiques nouvelles ; il leur demandait d’adhérer spontanément à l’opinion commune. Pour ce qui concerne l’oraison, il les engageait à la pratiquer avec humilité, simplicité et modestie concernant les consolations reçues d’en-haut car "celles-ci, disait-il, ont pour fin de nous faire exercer les vertus solides plus aisément"28.
66Dans ces années critiques, tous les Jésuites ne firent pas preuve du même équilibre que Jérôme Nadal. Sans doute insista-t-il pour renforcer l’originalité de la Compagnie en réglant le mode de vie des Pères, restreindre les oraisons, développer les études ; mais sur le fond, c’est-à-dire sur la conception de l’oraison elle-même, il n’a pas cédé à la tentation de l’anti-mysticisme et l’on comprend pourquoi. En maintenant comme il le faisait l’équilibre entre les grâces actuelles et la grâce sanctifiante dans la pratique, il n’était pas concerné par l’illuminisme, contrairement à ce qui se passe lorsque les charismes prennent le pas sur la grâce sanctifiante. En un mot, pour Nadal la pratique de la méthode de l’élection ne s’étendait pas à la perfection chrétienne prise en elle-même. Il n’allait pas faire de cette méthode, comme ce serait bientôt le cas des Jésuites, une méthode d’oraison discursive et d’acquisition des vertus solides (ce qui est la définition de l’ascéticisme dans la Compagnie). Nadale est bien loin d’avoir contribué à l’évolution de la spiritualité des Jésuites dans un sens opposé à celui de la tradition mystique.
67Il faut d’ailleurs préciser que lorsque du vivant de saint Ignace, et sous l’instigation du général lui-même, la visée des Exercices fut centrée sur la vie religieuse comme état de vie et comme idéal de perfection chrétienne dans la Compagnie, cela ne signifiait pas que celui-ci se démarquait de la perfection chrétienne et mystique en elle-même. Adapter l’oraison des Jésuites au mode de vie et de l’apostolat de leur Institut était une chose. Introduire une mystique originale, celle du service de Dieu opposée à l’union à Dieu, en était une autre. Une aberration.
68C’est pourtant dans ce sens qu’un deuxième virage décisif fut pris lorsqu’intervint, sous les généralats de Borja et de Mercurian (1565-1573, 1573- 1580), Gil González d’Ávila. C’est lui qui développera l’ascéticisme anti-mystique dans la Compagnie. C’est lui, principalement, et non pas Nadal ni même Laínez, qui a défini dans ces années critiques l’esprit de l’idéologie chrétienne propre à la Compagnie, par réaction contre les autres spiritualités chrétiennes et par l’exclusivisme accordé aux Exercices, désormais conçus comme une méthode de perfection ascétique. Durant cette période, la vocation de la Compagnie est définie avec rigueur en reliant étroitement les Constitutions définies par Ignace à cette nouvelle vision des Exercices en vue de réaliser la vocation chrétienne de la Compagnie29.
69A partir de 1569, le visiteur d’Andalousie Juan Suárez se soucie de dépister les tendances illuministes chez les Pères30. Il est chargé également par l’Inquisition de Séville d’examiner le cas de suspects luthériens. Bientôt éclatera le scandale de la découverte d’un foyer d’illuminisme à Llerena où deux Jésuites sont impliqués alors qu’ils donnaient les Exercices aux gens des campagnes.
70C’est le moment où s’abat sur les mystiques de la Compagnie une persécution impitoyable dont sont victimes les Pères Balthasar Álvarez et Antonio Cordeses. En les attaquant, les supérieurs orientaient le destin spirituel de la Compagnie dans un sens qui n’était plus celui de la mystique de saint Ignace. Balthasar Álvarez avait été chargé de diriger sainte Thérèse alors qu’il était encore tout jeune et parfaitement incompétent. A travers des relations dramatiques et houleuses, il avait été "converti" par la sainte et semble avoir bu son esprit. Il s’agit donc d’un cas exceptionnel de conversion à la mystique qui allait se retourner contre lui. Il allait avoir à subir les tracasseries et le désaveu mortifiant de Supérieurs, hommes de gouvernement, soucieux avant tout de préserver l’honneur de leur Institut. Mais le cas de Balthasar Álvarez prouve que l’on pouvait être Jésuite et mystique, mystique et Jésuite exemplaire. Il ne tarde pas à donner de son obéissance le plus admirable témoignage lorsque sur l’ordre de ses supérieurs il dut composer, à l’usage des Pères, la réfutation de sa propre doctrine.
71Balthasar Álvarez avait décrit son oraison de quiétude d’après la tradition de l’Ecriture et de l’Ecole. Il avait en particulier rappelé, dans le même sens que le Père Cordeses (dans son Traité de l’Oraison) la nécessité absolue de la mystique pour entrer dans la voie de la perfection de l’ascèse chrétienne. Citant saint Thomas dans le traité de la Somme Théologique consacré à la béatitude31, il avait souligné que la jouissance de Dieu est le fruit de la charité commune aux bienheureux du Ciel et aux justes de la terre. Il avait osé dire qu’à cette vérité s’opposaient "ceux qui cherchent Dieu et n’en jouissent jamais et dont les œuvres sont imparfaites".
72Là était le cœur du débat. Comment doit-on chercher Dieu pour que nos œuvres soient parfaites et donc conformes à sa volonté ? N’était-ce pas là la visée de la Compagnie et de la méthode des Exercices ? Et s’ils devaient se borner à la recherche rationnelle de la volonté divine ou à la recherche des charismes dans la confirmation de l’élection, n’allait-on pas, faute de la jouissance des justes (c’est-à-dire de la pratique et de l’expérience de la contemplation chrétienne), condamner les Jésuites à vivre dans l’imperfection des œuvres et une ascèse mutilée ?
73Balthasar Álvarez avait également répondu à l’objection éculée selon laquelle, dans le repos de la quiétude, on n’exerce pas activement les actes des vertus, on reste oisif. Il savait d’expérience, en bon fils de sainte Thérèse, qu’il n’en est heureusement rien32.
74Après plusieurs années de tracasseries, ses censeurs, Juan Suárez et Gil González, l’emportaient. Sur l’ordre du général Mercurian, le premier entreprend une tournée de conférences pour faire connaître aux Pères la doctrine désormais officielle. Suárez parlait d’un mode d’oraison propre à la Compagnie et d’une méthode non équivoque : la méditation discursive et la pratique active dans l’acquisition des vertus. Il n’hésitait pas à dire que les Exercices avaient été donnés à saint Ignace par Dieu-même, ce qui donnait à l’interprétation nouvelle une confirmation qui permettait d’écarter le lancinant problème de la pratique de la confirmation dans la méthode des Exercices. La méthode discursive qui avait les faveurs du général et de ses assistants emportait la garantie divine contre toute illusion illuministe. Juan Suárez pouvait se flatter de substituer à la recherche personnelle de la confirmation divine (qui faisait partie de la pratique de la méthode selon saint Ignace) la certitude que l’ascétisme était la bonne voie. En sacralisant les Exercices, Suárez s’engageait plutôt dans la voie de la réification religieuse et de l’idéologie chrétienne. La mystique n’aurait plus droit de cité dans une école de spiritualité qui s’enfermait dans une pratique ascéticiste et mutilante de l’oraison, mais dont la garantie divine lui était assurée. Epilogue réellement dramatique.
75En attendant la publication, toujours remise, du Directoire des Exercices, le mode d’oraison dans la Compagnie pendant près de trente ans fut réglé selon les avis donnés par Juan Suárez et le Père Avellaneda, ainsi que par Gil González d’Ávila, malgré le libéralisme relatif dont devait faire preuve le général Aquaviva à partir de 1591.
76Jérôme Nadal, bon témoin, a résisté à ce courant ascéticiste si peu conforme à l’esprit du Fondateur. A partir de 1574, six ans durant, retiré dans le Tyrol, il cherche à définir son mode d’oraison, dans la ligne qui a toujours été la sienne, en la rattachant à la pratique de l’unitio dionysienne. Ses derniers écrits le montrent explorant, dans une méditation soutenue, le problème de la disposition contemplative, selon l’esprit de Francisco de Osuna, de Cordeses et d’Álvarez33.
77Le Directoire de 1599, sans exclure l’élection du deuxième temps34 mettait l’accent sur la sécurité de l’élection du troisième temps. On la déclarait securior et tutior. Dans la coopération de l’homme à Dieu, l’accent n’était plus mis sur la confirmation par la grâce, mais sur l’effort de l’homme. Le spectre de l’illuminisme était conjuré au prix de l’impasse sur la mystique. La tonalité de la spiritualité de la Compagnie s’est définitivement rationalisée face à l’illuminisme de la pré-réforme. Elle repose sur une raison "fide illuminata et ecclesiæ catholicæ doctrina instructa".
78L’ascétisme ne devait pas tarder à voir apparaître son classique. L’ouvrage du P. Alonso Rodríguez, Ejercicio de perfección y virtudes christianas (1606), allait connaître de multiples éditions et traductions. Dans la ligne de cet ouvrage se situent Luis de la Palma, Luis de la Puente, biographe de Balthasar Álvarez (dont la voie est réputée désormais extraordinaire), Nieremberg, qui platonise la méthode, et bien d’autres35.
79"La Compagnie et sa puissance apostolique n’avaient rien à perdre à voir augmenter, parmi ses membres, le nombre des vrais contemplatifs"36. Qu’on ne se méprenne pas : il s’agissait bien de vrais contemplatifs selon le nouvel esprit de la Compagnie. D’autres allaient venir qui opposeraient également deux espèces de contemplation chrétienne : une pour les ascètes, une autre pour les "mystiques". La seule bonne contemplation, et sûre, serait la contemplation des ascètes. L’autre serait reléguée dans la Fable et les périlleux parages de la simulation.
Notes de bas de page
1 Les attaques contre les Exercices se prolongèrent même après 1548, date de l’approbation romaine du texte définitif des Exercices Spirituels. L’approbation de Rome était providentielle ; elle devait empêcher la condamnation par l’Inquisition espagnole en 1559. Jusqu’à cette date, on pouvait croire que les tendances si originales de la méthode qui comportaient une si forte dose d’illuminisme allaient être refoulées par les censures violentes et très officielles qu’inspiraient les dominicains espagnols. Malgré les conseils de prudence (de la part de Nadal) et les recommandations d’Ignace lui-même, en 1553 le dominicain Pedroche rappelait que l’étudiant parisien Iñigo de Loyola avait été suspect d’illuminisme. Les attaques contre la Compagnie commençaient. Il s’en est fallu de peu que la jeune troupe des apôtres ramenés de Paris par l’étudiant du Collège de Navarre ne fût dispersée.
2 Et parfois avec acharnement s’agissant d’Alonso Cano ou de Pedroche et de l’archevêque de Tolède Siliceo.
3 Y compris lorsque fut prise la décision de consacrer cet apostolat à l’enseignement des jeunes gens.
4 V. supra, Première Partie, Titre premier, ch. III.
5 La Devotio Moderna est d’inspiration mystique et elle le restait chez Mombaer et chez les Frères de la Vie commune dont Erasme est un représentant, bien qu’il édulcore leur Philosophie du Christ en linguiste et en grammairien.
6 De Vincent d’Aggsbach à Jansenius, en passant par Baïus.
7 Dans ses Monita, Nadal désireux de démarquer les Jésuites de la manière de parler des Luthériens et des Illuminés, faisait observer (8e point) la nécessité de la prudence en matière de théologie, surtout du fait des circonstances " (...) que son de herejes, no sólo luteranos, mas alumbrados : tener advertencia en ellos, que tienen ylusión en el modo de tratar de oración". Dès 1549, Ignace avait montré le même souci. Il précisait (point 16) : "Gardons-nous de parler à la manière des alumbrados, hérétiques comme Luther, qui nièrent le libre-arbitre avec leurs dexamientos et leur rendimientos, et nièrent aussi obéissance à l’Eglise avec leurs alumbramientos et leurs persuasions diaboliques".
8 P. J. de Guibert, Revue d’Ascétique et de Mystique, 1938, pp. 3-22 et 113-140. La mystique ignatienne se situerait, selon lui, "fort en dehors du schéma classique de la contemplation chrétienne" avec son "mariage spirituel", son "introversion", son "dégagement de tout le sensible et le discursif", pour "concentrer toute la vie de l’âme à sa fine pointe". La vie mystique de saint Ignace "est accordée par Dieu à l’âme sans arracher celle-ci aux conditions imaginatives et sensibles de notre vie terrestre ordinaire". Dans La espiritualidad de san Ignacio de Loyola - Estudio comparativo con la de santa Teresa, Madrid - 1944, du P. V. Larrañaga, se trouve mise en évidence la parfaite concordance de l’enseignement des deux saints.
9 Cours du collège de France (1941) de Marcel Bataillon sur Les premiers Jésuites en Espagne.
10 Monumenta Ignatiana, III, 1, pp. 86-158 : Journal Spirituel, 14 mars 1544, p. 127, II.
11 Ib., IV, 1, p. 349 et 353.
12 Saint Ignace distingue trois "temps" de l’élection (Monumenta Ignatiana, Séries IIa, pp. 378- 380) : le premier, où la notion divine est efficace par elle-même (appel des apôtres) ; le deuxième, lorsque la décision volontaire est assortie d’une évidente expérience des consolations et des désolations ; le troisième, appelé temps tranquille, où la décision est prise sans motion particulière d’en haut.
Il considérait comme normale la décision prise sous cette notion surnaturelle, dans le deuxième temps.
13 Par exemple le 23 février. Le 24, il sent que la confirmation qu’il désire obtenir de la Trinité lui est communiquée par le Fils.
14 J. de Guibert, Saint Ignace mystique, extrait de la Revue d’Ascétique et de Mystique, t. XIX, 1938, pp. 3-22 & 113-140 : Toulouse - 1950, p. 49.
15 Saint Jean de la Croix, Montée du Mont-Carmel, livre II, ch.32, n° 2.
16 "Los cuales entiendo ser aquellos que no están en nuestra propia potestad para traerlos quando queremos, mas que son puramente dados (...) de su divina Majestad (...) con todos los otros gustos y sentidos espirituales ordenados a los tales dones, con humildad y reverencia etc." Monumenta Ignatiana, I, t. V, p. 513. Voir également la lettre que Polanco envoyait à Antonio Brandao (1-6, 1551) sur la manière de méditer : "Es más fácil (contempler la présence de Dieu en toutes choses) que no levantarnos a las cosas divinas abstractas haciéndonos con trabajo a ellas presentes".
17 Pour Bruno Loher, les disciples du fondateur de la Société du Nom de Jésus ont été "merveilleusement suscités par Dieu pour terrifier et châtier les hérétiques, instruire les enfants et la jeunesse, rappeler à lui les pécheurs et confirmer en grâce les saints". Il les considère comme voués à la vie dont parlent Herp et d’autres auteurs, "la vie parfaite et ambidextre, cette vie qui joint l’action à la contemplation". On remarquera que Bruno Loher n’imaginait pas que la Compagnie eût découvert un nouveau mode de contemplation dans l’action distinct de la contemplation des mystiques ; au contraire, il appelait les Jésuites à la pratique de la contemplation (non per speciem sed per fidem) qui déborde ensuite en action apostolique. Il avait sous les yeux l’exemple de saint Pierre Canisius et, à Cologne même, celui de Pierre le Fèvre (Favre).
18 J. de Guibert, o.c., pp. 45-46. La problématique du P. de Guibert se révèle être spécifiquement idéologique. Elle soumet la vie de la grâce à une théologie qui la spécifie selon sa "matérialité" (elle apparaît comme "trinitaire", "eucharistique", "révérente" etc.).
19 Montée du Mont Carmel, II, 17, 3. "Moviéndole a que use de buenos objetos naturales perfectos exteriores (...) Haciéndole algunas mercedes sobrenaturales y regalos como (...) corporalmente visiones de santos o de cosas santas, olores suavísimos y locuciones y en el tacto grandísimo deleite" ; plus tard, perfectionnant dans l’esprit les sens intérieurs "con consideraciones, meditaciones y discursos santos" ; plus tard encore, par des visions surnaturelles et des visions spirituelles enfin de "substancias corporeas" qui produisent dans l’âme quiétude, illumination et joie, et la purifient dans l’amour, l’humilité, l’inclination ou l’élévation de l’esprit en Dieu. Enfin, au sommet de la contemplation les notices de vérité nues touchant les œuvres de Dieu (création, incarnation et rédemption), et la communication plénière, fréquente et continue, de la présence indistincte de Dieu.
20 O.c., pp. 79-80.
21 H. Pinard de La Boullaye, Exercices Spirituels selon la méthode de saint Ignace, Paris - 1944, t. I, pp. 283-288.
22 Marcel Bataillon, Erasme et l’Espagne, pp. 171, 532, 572, 578, 582.
23 Le livre de Juan López de Segura (1554) Libro de Instrucción christiana y de Exercicios spirituales se présente comme un traité sur la théologie mystique de Denys tout en louant "la dévote Compagnie de Jésus".
24 Luis de Granada retoucha sa Guía de la Oración et Jean d’Avila entreprit de refondre son maître-ouvrage, l’Audi Filia.
25 Borja, Bustamante, Loarte, Torres et Gutierrez
26 Il s’agissait d’Oviedo et d’Onfroy. Ignace leur demandait de respecter la vocation apostolique de la Compagnie, de ne pas songer à une vie solitaire, de réfréner leurs illusions (en matière de prophéties et de révélations) ; il soulignait la nécessité d’appliquer les Jésuites aux études et enfin, d’éviter tout ce qui ressemblait à cosas nuevas.
27 Miguel Nicolau, Jerónimo Nadal, Obras y doctrinas espirituales, C.S.I., Madrid - 1949, pp. 77-79 : Orden de Oración (1553-1554).
28 Natalis Instructiones et Monita (1561-1562). Miguel Nicolau, o.c., pp. 101-102.
Jadis, l’aveu spontané des communications reçues d’en-haut n’avait rien de choquant pour les disciples de saint Ignace, car il faisait partie de la méthode et l’esprit du temps y était favorable. Désormais, tout allait changer. Mais il faut préciser que Nadal gardait l’équilibre : "certains (de ces charismes) peuvent être donnés pour qu’on en parle publiquement ad ædificationem (...) ; d’autres doivent demeurer secrets pour ne servir qu’à nous-mêmes. Leur efficacité propre nous fait progresser dans les vertus."
29 On notera que Gil González, en restreignant les excès ascétiques de certains Pères avait le souci de conserver la faveur des grands personnages de la Cour qu’une direction puritaine leur eût fait perdre (lettre du 22 novembre 1562 au P. Ramírez).
30 En 1576 sainte Thérèse, sur l’ordre de l’Inquisition, devait être examinée par deux Jésuites, les Pères Rodríguez Álvarez et Enrique Enríquez.
31 Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, II-IIæ, q.180, a.2, ad 1.
32 Luis de la Puente (Vida del Padre Baltasar Álvarez, p. 138) disait justement que "la quiétude ne comporte pas de discours, mais qu’elle n’est pas sans demande à Dieu. Le Seigneur y pacifie l’âme, et toute son activité, tout son emploi sont exercice de vertu et de demande".
33 Miguel Nicolau, Jerónimo Nadal, o.c., pp. 357, 432-435, 471. Voir également : R. Hostie, Méditation et contemplation d’après le Père Jérôme Nadal, Revue d’Ascétique et de Mystique, n° 128, oct.-déc. 1956, pp. 397 et ss., en particulier 398, 400-402 et 408-409. La doctrine traditionnelle de la contemplation (infuse et élective), pour Nadal, domine toute la spiritualité des Exercices.
34 Gil González ne l’excluait pas non plus (pp. 818-819). Le rôle de González dans la révision des Directoires en vue du texte définitif (Monumenta Ignatiana, séries IIa, pars altera, pp. 745-777) a été décisif entre 1585 et 1588. En 1599, la tendance ascétique a été préférée à la tendance mystique, quoique sans l’exclusive de Mercurian (sur ce point, il convient de nuancer la conclusion de Rouquette pp. 403-407).
35 Nieremberg fait figure de vulgarisateur de la doctrine. Ses ouvrages : Vida divina y camino real de perfección et Diferencia entre lo temporal y eterno connurent une grande diffusion littéraire.
36 Lettre du Général Aquaviva au provincial du Pérou, à propos d’Álvarez de Paz (24 février 1587).
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