Chapitre I. Mystique et idéologie chrétienne au temps des Réformes
p. 145-158
Texte intégral
1Divisée contre elle-même face aux contradictions de sa problématique doctrinale et spirituelle, la chrétienté sortie du Grand Schisme entreprend de se réformer. En réalité, elle entrait dans une ère nouvelle, l’ère d’un nouveau christianisme moderne.
2L’accent du christianisme jadis christocentré se déplaçait sur le chrétien et sur le Christ dans l’homme. Modifié par l’homme, le Dieu-Homme devait devenir l’enjeu dramatique des factions rivales, puis des religions tragiquement divisées. Protestante ou catholique, celles-ci seraient anthropocentriques, c’est-à-dire décentrées, distendues entre deux centres concurrents : Dieu et l’homme. Instables et déséquilibrées, l’une comme l’autre, elles sont en proie à l’inquiétude, voire à l’angoisse, dans leur recherche de l’équilibre et de la stabilité.
3Une même problématique globale -celle de l’idéologie- les fait s’opposer radicalement autour de certaines notions obsédantes telles que grâce et nature, nature et surnature, grâce et liberté, amour et liberté dont le contenu nouvellement dégagé vient nourrir la controverse et la polémique théologique et spirituelle ; cette problématique détermine encore aujourd’hui notre vision du christianisme occidental.
4Ce néo-christianisme devait voir se poser à nouveau, dans son propre contexte, les vieux problèmes. Là où s’étaient manifestées jadis les hérésies opposées du docétisme et du pélagianisme à propos du Christ et de sa nature humano-divine, des "hérésies pratiques" allaient apparaître spontanément dans les deux camps ouverts entre les chrétiens - sans entamer, du moins en apparence, l’orthodoxie dogmatique établie à Constantinople et à Nicée.
5Le séparatisme foncier de ce nouveau christianisme a engendré dans les esprits de profonds sentiments d’inquiétude et de peur, comme il arrive lorsque la foi ne se laisse plus conduire par l’Esprit (Rm.8, 14-15). Alors l’impasse sur l’Esprit qu’ils ont pourtant reçu fait des chrétiens "des esclaves, des gens qui ont peur". S’ils l’avaient vraiment accueilli, il aurait "fait d’eux des fils".
6S’il est un sentiment qui a dominé dès son apparition, à la fin du Moyen Âge, ce christianisme idéologisé, c’est bien celui de la peur. Peur de la mort, peur de la vie, peur de Dieu. Un pessimisme théologique fait désespérer de l’homme.
7Ce n’est pas seulement Luther qui participe de cette vision idéologique, mais toute sa génération, y compris les théologiens qui ne se réclament pas de l’augustinisme, mais du thomisme. La problématique idéologique qui inspire leur anthropologie agit plus profondément que la spéculation systématique. Elle rapproche les écoles rivales, malgré leurs divisions apparentes. Par une compréhensible réaction face au franc pessimisme des uns se dressera un optimisme décidé des autres : les premiers porteront atteinte au message de la joie chrétienne, et de la foi qui ressuscite une nature blessée par la mort du péché. Les autres compromettront le message du salut de l’homme appelé à coopérer librement à son salut, en frustrant Dieu de sa primauté absolue.
8D’un côté comme de l’autre, qu’il s’agisse de la théologie d’inspiration néo-augustinienne de Luther à Baïus et Jansénius, ou de la théologie d’inspiration néo-thomiste de Cajetan à Molina, c’est l’équilibre de la théologie de la grâce qui se trouve radicalement compromis, avec toutes ses séquelles. Désormais, l’incompréhension réciproque, les procès de tendance, la suspicion règneront entre les Ecoles spirituelles et théologiques, finalement la peur de voir l’autre Ecole tomber dans l’hérésie, et la tentation de se prendre soi-même pour la seule Ecole représentative de l’orthodoxie. Cruelle rançon de l’idéologie chrétienne ! Elle a frustré l’Occident moderne de sa nécessaire Réforme. Elle l’a mené dans l’impasse dont nous ne sommes pas encore sortis.
9Chez le moine augustin qu’était Martin Luther l’idéologie chrétienne dont nous avons vu l’ascendance théologique devait s’exprimer, comme il était naturel, au plus profond de la structure mystique de la foi. Ni l’ecclésiologie, ni même la théologie (scolastique) ne constituent le point d’appui de la révolution luthérienne, mais la mystique, tant il est vrai que l’idéologie chrétienne est essentiellement affaire de mystique de la foi et de contemplation dans la foi, affaire de psychologie spirituelle profonde.
10Le passé de l’âme médiévale a disparu avec Luther. Ce qui lui fait défaut n’est autre que le savoir mystique, ce savoir d’expérience qui est celui de la foi qui contemple et que l’on reconnaît à ses fruits de sanctification. Parmi ceux-ci, la foi illuminée engendre la vraie connaissance de soi, le vrai sens du péché de l’homme face à Dieu, parce qu’elle est inséparable de la fécondité morale de la lumière infuse qui seule guérit certaines blessures, dont la plus grave concerne la constitution psychique de l’individu elle-même.
11Il ne faut pas faire mystère de ce qui, chez Luther, est venu actualiser tragiquement la problématique séparatiste de son temps, creuser en lui le sentiment panique de la peur de Dieu, de la peur de la mort, de la peur de la vie : l’insondable disposition psychotique qui le maintient dans l’angoisse face à la justice de Dieu, jusqu’au moment où il découvre la voie, sa voie, celle de son Christ pour lui : celle du jugement de Dieu en Jésus-Christ.
12L’obsession de l’impossible a pris chez Luther la figure de l’impossibilité de mériter le pardon de Dieu. Luther s’est persuadé, après un long débat, que l’homme ne saurait mériter son salut : une telle prétention est par excellence attentatoire à la gratuité du salut, don de la seule miséricorde de Dieu. Combien a-t-il raison ! Rien n’est plus absurde en christianisme que la prétention de mériter le pardon de Dieu, de s’en rendre digne moyennant ses propres mérites et ses propres vertus.
13Mais, par contre, recevoir le pardon de Dieu, pur don de Dieu qui fait participer à sa Vie intime, c’est voir comment ce don lui-même se couronne dans le don suprême que Dieu fait à l’homme : celui de son propre mérite, car Dieu n’a pas voulu sauver l’homme sans l’homme. C’est pourquoi la découverte de Luther a écarté l’absurde, sans faire la lumière en son esprit sur le mystère de la miséricorde et du salut. Pour que sa découverte comportât une telle lumière, il eût fallu que Luther abandonnât sa problématique dialectique inspirée par une vision juridique de la justice et de la miséricorde de Dieu. A défaut, l’idéologie a produit chez lui la conviction dialectique selon laquelle la foi en Jésus-Christ et la participation méritoire de l’homme à son salut sont irrémédiablement et radicalement opposées. Luther en a longtemps débattu, parce qu’il croyait que l’homme devait éprouver le repentir de ses fautes, une vraie componction en vue de mériter le pardon de Dieu. Jusqu’au jour où, lisant saint Paul, il "découvre" qu’entre le salut gratuit de Dieu et le mérite de l’homme il y a opposition radicale. Cette négation funeste du mérite de l’homme comme don de Dieu, intérieur à la foi, devait s’insinuer dans la théologie morale de Luther et constituer le facteur radicalement déstabilisateur et révolutionnaire de sa spiritualité et de sa théologie.
1. - Luther et la mystique chrétienne
14L’originalité de Luther dans son époque est très précisément celle du spirituel qui réagit dans la problématique du naturalisme théologique contre ses conséquences spirituelles. Il réagit contre la naturalisation du surnaturel, au niveau de l’œuvre méritoire, telle qu’elle apparaissait chez les Scolastiques néo-thomistes taxés de pélagianisme. Chez Luther, l’expérience spirituelle comporte la conscience aiguë de l’impossibilité d’être ce que réclame de l’homme la sainteté de Dieu, concrètement de la conscience qu’il échoue à éveiller en lui la contrition parfaite exigée par le pardon de Dieu, donc qu’il échoue à obtenir un Dieu favorable1.
15L’expérience de Luther se caractérise par la rupture entre les deux éléments constitutifs de la contemplation chrétienne, l’appel et la réponse. Nous l’avons vu, ce qui se passe dans la foi c’est le va-et-vient de l’appel de Dieu et de la réponse de la créature, dont l’initiative n’appartient qu’à Dieu, s’agissant de la réponse comme de l’appel. Là se marque le mystère profond de la gratuité du salut par la foi et de sa structure interne : le salut emporte vitalement, transporte efficacement les forces de l’homme vers Dieu.
16Les causes de cette rupture demanderaient à être détaillées et analysées soigneusement. Elles sont en partie repérables (psychologiques, culturelles) mais le mystère de l’élection demeure. Si l’on en juge par les effets, on peut en distinguer deux sortes. Les premiers concernent la théorie du salut par la seule foi et la notion Luthérienne de gratuité. Les seconds se rapportent non plus à l’expérience religieuse intime, mais à la doctrine théologique et philosophique et concernent le problème de la liberté humaine et de la grâce.
17a. - Le drame spirituel de Luther se situe dans l’affrontement de sa constitution psychique et du paradoxe du commandement de l’amour : il faut obéir à Dieu et à son commandement, l’aimer de toutes ses forces et, pourtant, même sous la grâce (actuelle - Luther a perdu de vue la grâce sanctifiante) nous n’en avons pas le pouvoir. A travers l’expérience vécue de ce que Luther éprouve concrètement et à travers sa manière de creuser la question, nous assistons à la genèse de la solution luthérienne et de l’élément réformateur de sa théologie.
18De 1508 à 1516, moine exemplaire, supérieur conscient de ses responsabilités, témoin des souffrances et des malheurs que le fléau de la peste fait supporter à ses contemporains, Luther interprète comme une grâce l’aggravation constante du fléau. A la lumière de l’Epître aux Romains2, la peste devient l’occasion d’une révélation de ce qu’est pour l’homme le peccator fieri, à savoir que le Christ le justifie seulement à partir du moment où il reconnaît son incapacité à accomplir de lui-même ce qu’exige la loi d’amour. Dès le début, c’est le problème de l’amour pur luthérien qui s’est posé : il nous faudrait être naturellement capables d’un tel amour et nous ne le sommes pas3. Une telle constatation révèle qu’un glissement s’est fatalement opéré chez Luther, de la réalisation de la loi (qui est surnaturelle en tant qu’œuvre de la grâce en nous et avec nous) à la capacité de désirer l’amour de Dieu (qui est naturel et ne saurait être évacué), et donc que la réaction de la foi chez Luther impliquera la conscience d’un échec de la nature à mériter ( !) le salut.
19Le terrain où se situe le débat ainsi instauré entre l’expérience et la doctrine est celui de la confession. Luther exigeait de lui-même la contrition parfaite pour mériter l’absolution et le pardon effectif des péchés. Il échoue à éveiller cette contrition parfaite exigée de lui4, comme si l’amour infus n’y parvenait pas. Là est l’origine de la détresse de l’âme de Luther tourmentée de perfection chrétienne impossible. L’échec du mystique, sa difficulté d’être un mystique, d’entrer dans la Pâque du Seigneur, c’est là ce qui a fait mûrir en Luther le révolté réformateur. C’est dans cette impasse ouverte au cœur de la mystique par l’idéologie que s’est engagée et poursuivie sa réflexion théologique.
20b. - Le cas de Luther illustre d’une manière éclatante la pénétration de l’expérience spirituelle par la théologie dialectique en vogue dans l’Ecole de son temps. A preuve la dispute qu’il organise à Wittenberg, lors de la promotion de son élève Barthelemy Bernhardi5, sur les forces et la volonté de l’homme sans la grâce. Une telle dispute nous situe dans la problématique suivie aussi bien par les augustiniens que par les thomistes à la fin du XVe siècle et durant toute l’époque moderne, celle de la pure nature.
21La réflexion de Luther s’exerce à partir de la question de savoir ce que peut la volonté sur le cœur de l’homme en vue d’éveiller en lui l’amour dû à Dieu, dans le don total de soi. La volonté passe alternativement du désir de découvrir en soi un tel pouvoir, au désespoir faute d’y parvenir : au terme de l’enquête Luther débouche sur l’espèce de confiance qui définira chez lui l’essence même de la foi, la fiducialis desperatio, un désespoir jugé positif6 concernant ses œuvres propres et ses forces propres, mais qui ne fait pas cesser, pour autant, la certitude qu’il faudrait que l’homme fût capable d’éveiller en lui le véritable amour de Dieu et la parfaite contrition de ses fautes. "Oubliant" que c’est là l’œuvre réservée à la seule grâce infuse, Luther découvre dans cette simultanéité de l’aspiration (pélagienne) et du désespoir augustinien (morbide), du fait qu’il ne domine pas l’aspiration que ce désespoir nie, la foi spéciale qui constitue, dans son cas, une sorte de salutaire désespérance.
22La foi de Luther est, tout ensemble, désir de cette justice "domestique" qu’il imagine être due à Dieu et désespoir à l’égard de cette même justice : elle est bien la synthèse de ces contradictoires où se révèle la curieuse dialectique qui juxtapose l’Ancien Testament et le Nouveau, comme si Luther n’opérait entre eux le passage. Il se sait à la fois libéré de la loi par la foi et toujours esclave de la loi dans la mesure où il a conscience que l’amour lui manque pour l’accomplir comme il se doit.
23C’est pourquoi la foi de Luther ne surmonte pas réellement la prétention à détenir en soi une justice domestique, mais vient seulement en suspendre les œuvres. Elle se disloque dans le "péché", ce qui tient aux actions humaines (aux œuvres), et ce qui relève du désir profond de la justice domestique, tout ensemble maintenue et condamnée. Le Christ s’est fait péché pour que se réalise en l’homme la grâce du juge qui gracie celui qu’il condamnerait à juste titre.
24L’œuvre du Christ qui justifie ne parvient pas non plus à surmonter la contradiction luthérienne entre l’amour requis comme nécessaire de la part de la nature et l’amour infus impossible : la justice que Luther impute à l’homme le libère seulement de la hantise de cette contradiction, parce que le Christ, à l’instar du fidèle, s’est fait péché sur la Croix et s’est rendu par là solidaire du péché de l’homme, en se dépouillant de Dieu et en se cachant formellement dans son contraire. Malgré la mort du Christ en croix, pense Luther, nous ne devenons pas (naturellement !) capables d’offrir à Dieu l’amour qui lui est dû. Le naturalisme foncier de la problématique luthérienne révèle ainsi sa virulence : il rend inefficace la rédemption et ses fruits de sanctification, la folie de la croix se réduisant pour Luther à la paradoxale aliénation de Dieu dans son contraire, la nature de l’homme pécheur. Ce naturalisme se traduit dans tous les aspects de la nouvelle théologie chrétienne qui en résulte, en christologie, en doctrine sacramentaire (comme l’a démontré le Père Congar) par le séparatisme radical de la nature et du surnaturel. La foi luthérienne est omniprésente dans son enseignement, comme une obsession réductrice et appauvrissante, une foi qui se résume au moyen de nous approprier la justice de Jésus-Christ. "Dans mon cœur ne règne qu’un article unique : c’est la fides Christi" disait-il en 15317.
25La fides Christi, la foi du Christ, nous la découvrons à partir du moment où, désespérant de nous-mêmes, le Christ opère en nous l’échange de sa justice contre notre péché : "Toi, Seigneur Jésus, tu es ma justice et moi je suis ton péché, tu as pris ce qui est mien et m’as donné ce qui est tien". Et Luther ajoute : "Il n’est descendu du ciel où il habitait des justes que pour habiter des pécheurs (...) ainsi c’est en lui seul et par un désespoir de toi-même et de tes œuvres, plein de confiance, que tu trouveras la paix"8.
26Là où la théologie traditionnelle parlait de l’échange de la divinité de Dieu contre l’humanité de l’homme, Luther parle de justice de Dieu et du péché de l’homme : l’échange entre "mes péchés" contre "ta justice" matérialise chez lui la réduction fatale du mystère de la miséricordieuse transformation paulinienne du vieil homme en l’homme nouveau. Pour Luther, il s’agit d’un plaquage commutatif où la coïncidence des contraires brille avec éclat. Telle est la caractéristique de tous les aspects de la théologie (de l’idéologie chrétienne) de Luther. L’on découvre, en premier lieu, qu’elle fonde une philosophie religieuse face à la christologie traditionnelle. Celle-ci se résume dans la notion de l’union (hypostatique) des deux natures humaine et divine dans le Christ. Mais Luther ne peut envisager son rapport personnel au Christ sous cet aspect-là. Que le Christ "soit par nature homme et Dieu, cela c’est pour lui-même". Pour lui, "croire au Christ, cela ne veut pas dire que Christ est une personne qui est homme et Dieu, cela ne sert de rien à personne, cela signifie que le Christ est une personne sortie de Dieu et venue dans le monde". Ainsi disserte Luther, et rien ne manifeste plus clairement que, dans son esprit, la théologie qui spécule sur un Dieu substance - et qui considère la divinité et l’humanité comme séparées en Jésus-Christ, en elles-mêmes et quant à la substance - s’oppose à une philosophie religieuse qui approche le Christ comme opérant le passage de Dieu à l’homme. En un mot, là où la théologie traditionnelle affirme la distinction et l’union des natures (divine et humaine) dans la personne du Christ, Luther posait la séparation "quant à la substance" et la juxtaposition "quant à la personne du Christ" : "Dieu me l’a donné sous la forme contraire à ce qu’il est dans la gloire : la forme de la mort et de la descente aux enfers"9.
27Tel est le thème, cher à Luther, de la révélation et de la communication de Dieu sous un aspect contraire (sub contraria specie). Le thème traditionnel de la Kénose paulinienne et de la manifestation dionysienne (Dieu se révèle en se cachant) prend chez lui un sens absolument nouveau, seulement compréhensible à partir de sa problématique dialectique d’origine naturaliste : il signifie que Dieu me donne la vie par la mort de son fils, que Dieu me justifie en condamnant le fils à habiter dans les pécheurs. Il exerce son œuvre propre dans une œuvre étrangère. Tandis que la tradition voyait dans le fait que Dieu se cache dans sa révélation le mystère de la divine transformation, où Dieu nous cache avec le Christ pour nous assimiler à lui par pure miséricorde, Luther y voit la preuve que Dieu s’aliène dans notre humanité en Jésus et en nous dans le Christ. Aussi voit-il dans cette œuvre du salut une cessation active de notre part, une pure passivité : efficimur pure passivi respectu Dei. C’est le Christ qui est le justifié en moi, ce n’est plus moi à proprement parler qui suis justifié dans le Christ du fait que je lui suis vitalement (surnaturellement) uni10.
28Entre la spontanéité de la vie surnaturelle (qui, tout en étant d’origine divine et gratuitement donnée, s’enracine profondément dans le désir naturel de Dieu) et les actes de justice qu’elle produit comme les fruits de la fécondité de la grâce en nous - et dont le principal est l’acte de la foi - Luther introduit une coupure, une opposition : ces actes bons qui sont de Dieu en moi me sont purement et simplement imputés. C’est là ce que Luther appelle "donner toute sa place à la foi nue"11, ce qui veut dire : cesser de prétendre produire de moi-même des actes de justice et ne les attribuer tout entiers qu’à Dieu.
29Mais le chrétien justifié n’a jamais rien conçu de semblable, car il sait deux choses : 1/ qu’il ne produit pas ces actes bons de lui-même, et 2/ qu’il les produit cependant vitalement par la puissance de l’Esprit qui l’en rend capable12. Pour autant, il n’attribue pas cette "œuvre" à la "créature". Tout au contraire (et c’est là le sens biblique profond de la gloire de Dieu que Luther en voulant la préserver a tragiquement dénaturée), il sait que Dieu seul l’en rend capable, afin de manifester sa gloire dans les siens comme il le fait dans le Christ.
30Il ne faut pas s’étonner de voir traduite la vision luthérienne de cet "admirable et joyeux échange entre notre péché et la justice du Christ" dans sa conception de l’Eucharistie. Ce sacrement réalise et signifie la promesse du pardon des péchés13, l’échange d’une "intime et ineffable transmutation de notre péché en la justice du Christ". A proprement parler, il s’agit seulement de juxtaposition, puisque Luther nie la transsubstantiation du pain dans le corps du Christ, de même qu’il nie l’union de la divinité et de l’humanité dans la Sainte Humanité du Christ14. Il ne distingue pas davantage un apport de l’homme Jésus dans l’œuvre du salut, ni ne reconnaît là le rôle de la libre volonté du Christ en son Humanité15, puisque le Christ est réduit au rôle d’instrument du salut que Dieu seul opère efficacement en lui. Et il en va de même de la grâce de l’Eucharistie : pour Luther elle ne nous assimile pas au Corps et à l’Esprit du Christ, vu qu’une telle union signifierait pour lui confusion de la créature et de la divinité - de même que la transsubstantiation signifiait, selon lui, annihilation du pain dans le Corps du Christ16. C’est pourquoi l’Eucharistie ne nous guérit plus spirituellement pour nous communiquer la nourriture de l’homme nouveau et la vie nouvelle à monnayer dans nos œuvres : elle agit comme un onguent sur un corps malade, afin que le Christ vivant et agissant en nous "transmute" notre péché en sa justice17.
31La visée (impossible à l’homme) du perfectionnisme luthérien est possible au Christ qui vient la réaliser en moi, sans moi, si du moins je désespère d’y parvenir par moi-même. L’extrinsécisme est total. Il a doublement dénaturé le mot de saint Paul : "Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi". De l’expérience divine de la transformation du vieil homme en homme nouveau ne survit qu’une pure abstraction théologique : idéologie pure.
2. - Le principe réformateur de Luther
32C’est la vision très personnelle qu’il s’est faite de la problématique naturaliste de la théologie de son temps qui explique le principe réformateur de Luther.
33Ce qui frappe chez lui, c’est l’opposition abrupte entre l’humain et le divin, opposition partout présente et cependant ressentie et pensée chez lui comme inadmissible. A l’Ecole de saint Augustin, l’on apprend que l’idée de grâce évoque l’idée de pardon, plus que celle de simple don surnaturel et divin : la grâce du Rédempteur nous révèle notre péché et nous en délivre. Gratia donans peccata18. Mais cette doctrine, Luther la dénature radicalement. On peut se demander pourquoi et s’il y a une explication théorique à ce mystère, capable d’éclairer ce qui a été dit plus haut de l’expérience spirituelle de Luther. Pour cela, reportons-nous à la théologie "augustiniste" du temps.
34Pour Luther, l’état naturel de l’homme n’est pas l’état de déchéance, c’est l’état de l’homme innocent, l’état d’Adam à qui la justice originelle était naturelle. L’état de déchéance qui est l’état naturel de l’homme est au contraire un état violent. Par ailleurs, la grâce d’origine surnaturelle achevait la nature d’Adam et lui appartenait en propre. Chez nous, cette grâce nous fait défaut de telle sorte que notre nature est misérablement impuissante et incomplète, parce qu’elle exigerait pour être intègre de récupérer cette grâce. Voilà pourquoi le péché est en nous aspiration à réaliser naturellement par nous-mêmes notre rectitude face à Dieu.
35Luther fait l’expérience vive de la réalité de cette aspiration de l’homme pécheur à rejoindre par lui-même sa perfection naturelle ; il lui faudrait être capable d’aimer Dieu d’un amour parfait : "l’impuissance naturelle ressentie comme péché nous vaut alors la communion avec le Christ fait péché pour nous"19. Comme le dit Peter Manns, c’est donc "à l’aide de la croix du Christ que Luther a déchiffré l’énigme de la question qui l’agitait au sujet de l’amour".
36Mais de même que Luther introduit un dualisme entre la gloire de Dieu et la Croix du Christ20 - entre le Christ comme Dieu et le Christ comme incarné -, de même il introduit ici un dualisme entre l’amour et la foi. Ce point est sans doute celui où la réflexion de Luther atteint sans doute le sommet du pathétique, car c’est sur lui qu’il achoppe et en vient à dénaturer la spiritualité de l’Evangile.
37Nous suivrons ici l’analyse de Peter Manns ; mais nous aboutirons à une conclusion directement opposée. L’expérience du misérable amour que l’homme éprouve pour son Sauveur se trouve crucifiée par l’amour de Dieu qui se donne et qui le submerge dès qu’il commence à vivre du mystère de l’amour divin. On nous dit que la croix de cet homme fidèle est celle "de son misérable amour humain qui vit de chercher son intérêt propre et ne peut jamais se perdre de vue alors qu’il connaît la Croix21. Cependant, en rapport avec cet amour imparfait est la "foi accomplie", un abandon obéissant et confiant de l’homme à Dieu grâce auquel "le chrétien puisse être assuré (...) de l’accomplissement de son amour toujours faible et malade"22. Le lien d’efficacité entre l’amour et la foi, bien visible dans l’Ecriture, s’exprime alors par la "foi joyeuse" qui anticipe à sa manière, par son abandon, la "joie" spontanée de l’amour et favorise sa croissance". Du point de vue de la théologie de la Croix chez Luther, on peut donc dire que l’abandon de la foi cache l’abandon de l’amour et en tient lieu jusqu’à la consommation finale de l’amour de Dieu au ciel, le chrétien restant toute sa vie en deçà de la perfection de la perfection de l’amour qu’il doit à Dieu.
38Examinons l’argumentation de Manns. Nous verrons ensuite où se situe le vrai débat posé par le dualisme fondamentalement luthérien de l’amour et de la foi.
39"A la place de l’amour, nous mettons la foi". Cette formule essentielle fait de la foi une réalité qui non seulement tient lieu de l’amour, mais encore le "repousse" et le "chasse" de la place qui lui revient dans la doctrine de l’Ecriture et de la tradition, sans excepter Luther lui-même. L’ancienne "reine" (des vertus) est de ce fait dégradée en "servante", elle n’a plus désormais affaire avec Dieu, mais uniquement avec l’homme. Chassée du "domaine sponsal" du Roi, elle ne vit plus de l’abandon du cœur mais se tourmente sous le joug de la loi pour servir l’homme par ses œuvres23.
40Selon Peter Manns, cette position nouvelle de Luther sur l’amour n’est qu’un stratagème qui laisse intacte la véritable théologie de Luther. C’est à tort que ses héritiers en ont pris prétexte pour expédier "à la buanderie et à l’étable la charité catholique". De plus, la véritable théologie luthérienne fait de Luther un "Père dans la foi" et nous amène à nous demander "si la foi de Luther ne pourrait pas être une possibilité de notre propre foi" (catholique), à condition d’entrer et de nous enfoncer dans la problématique de Luther24.
41Toute la question est là. En effet, la problématique de Luther est inacceptable du point de vue catholique selon lequel la grâce de Dieu est réellement capable de réaliser en nous, avec nous, l’œuvre que Luther désespère de lui voir obtenir de nous : aimer Dieu du même amour dont il s’aime et autant qu’il nous aime, c’est-à-dire infiniment, par la puissance de l’Esprit que le Christ nous a envoyée avec la grâce créée. Luther pense à l’inverse que même dans la grâce de Dieu et malgré la justice étrangère du Christ qui nous est imputée nous ne sommes encore pas capables d’offrir à Dieu ce qui lui est dû25.
42Toutefois, pour bien comprendre la foi catholique qui seule sauvegarde la vertu "sponsale" de l’union à Dieu propre à l’amour de charité, il faut ajouter sans attendre que l’expérience de cette divinisation de l’amour naturel de Dieu dans l’amour de charité implique d’autres présupposés théorique et pratique :
- Le premier concerne l’amour de Dieu, l’amour dû à Dieu, le grand commandement. Il est proprement insensé d’avancer que ce que Dieu commande par là, il l’exige de l’homme comme d’une exigence de sa nature, puisque pour que l’homme y parvînt il a dû lui envoyer son propre Fils. Il s’agit de la réalisation d’un désir naturel inhérent à la créature humaine, mais qui n’est possible que par la puissance divine communiquée aux hommes par le Christ mort et ressuscité. C’est donc bien la problématique sur-naturaliste qui sous-tend la théologie de Luther, hétérogène à la réalité du salut.
- De nous-mêmes, y compris sous la grâce, nous ne sommes jamais capables d’offrir à Dieu l’amour qui lui est dû. C’est vrai ; mais pas au sens où l’entend Luther. Lui l’entendait de notre prétention à produire en nous naturellement et de nous-mêmes cet amour, avec le secours de la grâce. Il faut l’entendre en cet autre sens - qui est celui de tous les mystiques chrétiens - qu’il faut nous quitter nous-mêmes, par un long apprentissage de remise à Dieu, d’abandon de notre efficace naturelle jusqu’au moment où Dieu prend en charge, tôt ou tard, dans la vie de chacun, l’ouvrage de sa transformation intérieure qu’il s’est réservé en vue de le diviniser.
43Dans cette expérience vécue de la foi qui contemple, la foi devient le moyen immédiatement proportionné à la croissance de l’amour de charité en nous, le moyen grâce auquel nous sommes capables de laisser faire à Dieu. Alors nous voyons son commandement se réaliser effectivement et progressivement en nous à travers les purifications passives qui accompagnent la transformation intérieure que seul l’Esprit-Saint opère, si nous nous disposons à proportion.
44C’est là la grande vérité cachée que Luther a enfouie dans sa théologie de la foi : c’est là la vérité de la mystique chrétienne. Il s’agit d’une dynamique spirituelle propre à la foi chrétienne. Il dépend de nous d’en user, de la libérer ou de la bloquer. En ce sens il m’est possible de grandir dans l’amour, par la force de l’Esprit en moi, grâce à l’exercice de la foi dans la prière et à l’écoute spirituelle de la Parole. Telle est la vie mystique que la foi chrétienne inaugure en nous dans la contemplation du mystère du salut. Il s’agit bien d’une vie de la foi (dans la foi et l’espérance jointes à la charité) et non pas d’une vie de la foi disjointe de l’amour, comme si l’amour de Dieu se voyait condamné en nous à demeurer imparfait, parce que naturel et incapable de se perdre de vue.
45Là se résume tout le drame spirituel de Luther (si bien ressenti par les Piétistes) : sa foi ne le rend plus capable de croire que le principe de notre salut est l’amour surnaturel divinement versé dans les cœurs où il opère souverainement. La foi est pour les saints le seul moyen de la réalisation de l’union transformante à Dieu. Pour Luther, elle est seulement le moyen de nous approprier la justice que Jésus-Christ nous impute. En un mot, ce qui fait défaut à la foi de Luther c’est l’expérience des saints qui ont appris de Jésus-Christ à ne plus savoir dire "moi".
46Ce que nous avons dit plus haut de la théologie négative permet de comprendre l’impasse de la problématique luthérienne de la foi. Nous l’avons vu, faute de distinguer deux modes de négativité, on risque de ne jamais accéder à la négativité propre à la théologie mystique des chrétiens. Si l’on confond le Dieu ineffable de la Révélation avec l’inconnaissable des spéculatifs - théologiens ou philosophes - on se trouve dans la situation qui intègre le processus de la négativité du philosophe, pas celui de la négativité du contemplatif.
47A partir de là, Luther se présente nu face à la transcendance absolue de Dieu, sans avoir "revêtu" le concept "supra-intellectuel" de la foi qui seul permet d’accéder à Dieu comme transcendant, moyennant la foi, dans l’unitio. Car la foi est le seul moyen immédiatement proportionné à l’union à Dieu (la foi comme acte par lequel je conçois divinement, de Dieu lui-même, qu’il Est).
48La foi que Luther met en œuvre est un vouloir passer au-delà de la foi trop humaine pour atteindre, à partir de l’homme contre l’homme, la transcendance de la foi révélée. Celle-ci étant visée à partir de la théologie et de la théologie négative des spéculatifs, toutes deux dénoncées comme contraires à la foi et secrètement pélagiennes par essence. Par là Luther peut se croire en règle avec la nécessaire reconnaissance de la transcendance et de la gratuité de la foi. En fait, continuant à prendre appui sur ce qu’il dénonce, il ne prend pas encore appui sur la seule foi, qu’il devrait concevoir divinement selon son dynamisme à elle et à sa propre négativité. S’il l’avait fait, ce n’est pas la gratuité de la foi qu’il aurait cru devoir viser avant tout à l’exclusion de la transcendance de son objet, et il aurait accompli le passage de la théologie négative à la contemplation mystique "qui s’opère dans la foi".
49La foi de Luther est la foi d’une spéculation chrétienne qui ne sait plus comment se dépasser en mystique, comment passer du Dieu inconnu au Dieu caché. La foi de Luther est ainsi une foi chrétienne avortée au moment où elle devrait concevoir divinement son objet. Luther, pourrait-on dire, a voulu purifier la foi. Son erreur a consisté à croire qu’il y parviendrait en sautant par-dessus son ombre, en répudiant l’humain, alors que Dieu seul, dans la foi, permet de le rejoindre purement en respectant l’humain et tout l’homme hormis le péché, car si le salut est gratuit, il n’est pas miraculeux, ni contre nature.
50Plus précisément, l’erreur de Luther est d’avoir seulement dénoncé l’erreur d’une théologie et d’une "mystique" qui se fondent sur elles-mêmes, comme si elles n’avaient pas à se fonder sur la foi seule. La mystique de Vincent d’Aggsbach, comme la théologie des scolastiques, il les a dénoncées dans leur auto-suffisance. Cela ne suffisait pas : il fallait dénoncer en elles le trop humain et l’inhumain, pas l’homme - y compris l’homme nouveau opérant dans l’esprit selon le dynamisme de la foi. La négation luthérienne fait l’économie de la négativité de la foi mystique. Mais la vraie sola fides n’est pas une contre-dialectique. Son nom est contemplation dans la foi.
3. - Luther et la théologie dialectique
51C’est au niveau de la vision luthérienne de l’acte divin du Père accompli dans la prédestination éternelle de Jésus-Christ que se joue le destin de sa théologie et que se révèle le secret de sa problématique. Luther voit dans le geste du Père l’acte solennel qui permet de fonder un système original qui déstructure la vision traditionnelle et la reconstruit sur ce qu’il pense être le vrai fondement de l’Evangile.
52a. - Le nerf de l’intelligence de l’Epître aux Romains dans le commentaire de Luther provient du séparatisme de la problématique de son époque qui exclut d’emblée et tout au long de la lecture du texte toute notion de transformation de l’âme sous l’effet de la grâce. Luther n’a pas inventé cette problématique, il l’a reçue ; mais il l’a confortée par sa disposition psychotique, et thématisée dans sa vision de la christologie. A notre avis la tendance psychotique est venue exaspérer la théorie aux dépens de la pratique de la Parole du Christ (Lc., 6,49) et fonder une christologie de super-structure qui demeure sans réel fondement biblique.
53Dans l’éternel dessein du Père, le Christ a été élu pour qu’en Lui de toute éternité le Jugement du Père s’exerce sur le monde pécheur. A travers le Christ, le pardon du Père atteint les hommes ; mais la transformation que ce pardon implique se voit stoppée au niveau de l’homme-Dieu, de Jésus-Christ, de "mon Jésus" qui me juge et me sauve sans toutefois m’unir réellement à lui, sans me retirer réellement de ce monde et de mon péché ; qui ne me sauve donc plus, si ce n’est en me convaincant d’être à la fois pécheur et sauvé.
54Comme on le voit, dans la vision de Luther la théologie du mystère du Christ fait place à une spéculation philosophique hantée par la réduction nominaliste de la noétique, c’est-à-dire par la réduction de l’acte de l’intelligence du jugement au concept représentatif. L’originalité géniale de Luther provient de ce que par sa constitution psychotique il a intériorisé cette tendance idéologique de la théologie de son époque en l’appliquant au mystère de la prédestination éternelle de Jésus dans le Fils, anthropomorphisant ainsi le jugement de Dieu sur le monde.
55Tout le nerf de la théologie luthérienne est contenu dans cette vision christologique du fondement de la réalisation humaine vouée à la dislocation. Cette vision impose la nécessité d’une restructuration du moi sur les bases d’une frustration psychotique non dominée. Luther, comme plus tard le Père Surin, Molinos et bien d’autres, prend appui sur les écrits des docteurs et sur l’Ecriture, s’installe dans l’univers chrétien pour tenter de structurer son ego et de reconstruire un univers chrétien. Ce cheminement si personnel a abouti à une Theologia Crucis où la Croix ne symbolise plus la paix intérieure à l’homme, "qui surpasse toute intelligence et prend sous sa garde les cœurs et les pensées dans le Christ Jésus" (Phil., 4,7). "Par la puissance descendue du Fils uni au Père" (Phil., 3,17-21), tout au contraire, elle signifie la dislocation interne du cœur et de l’intelligence favorisés - non guéris - par la référence au Père juge et procureur du monde pécheur.
56Mais en réalité, dans la réinterprétation de saint Paul, l’œuvre de salut que Dieu devait accomplir par le Fils, avec la puissance de l’Esprit, est réduite à une pure représentation. Le croyant se veut, il se croit même justifié : il doit se tenir pour tel. Mais en lui le chrétien n’est pas édifié sur le roc et le fondement du Christ de l’Evangile, mais sur le vide (Lc., 6,49).
57b. - A partir de Luther, la théologie protestante la plus exigeante maintiendra cette inspiration dialectique. Péché et grâce s’y affrontent non plus comme dans l’homme pécheur où le vieil homme est appelé par grâce à devenir l’"homme nouveau", mais comme deux notions abstraites, deux représentations conceptuelles antagonistes. A partir de là, la relation concrète sera considérée dans l’abstrait et l’on ne pourra surmonter l’antagonisme posé au point de départ qu’en juxtaposant péché et grâce au niveau d’une synthèse. Ainsi condidérée dans l’abstrait, la vie de la grâce dans l’homme pécheur est définie comme paradoxale - peccator et justus ; mais cette conception ne rendra plus compte de la relation concrète de l’homme et de la grâce dans le processus de sa sanctification personnelle. En particulier, du fait qu’elle réduit la nature de l’homme au péché, elle réduira la grâce à ne plus opérer si ce n’est modalement en restituant la nature dans l’homme "sauvé" par la foi seule.
58Dans cette perspective, toutes les œuvres de la foi sont réservées à l’opération par laquelle le Père, qui élit le Fils de toute éternité, réalise en lui ce qu’il opère dans le temps en l’homme comme une pure "représentation" de ce dessein divin.
59Dans cette théologie, la dialectique nie la nature et la condamne dans l’acte même de la grâce qui la sauve. Telle est l’opération magique de la dialectique : elle condamne à ne voir dans le processus de la divinisation de l’homme en christianisme qu’un "comme si", surajouté à la justification pure et simple de la nature de l’homme reconnu par l’inspiration de la foi en Dieu. Dans cette mesure il s’agit d’un christianisme naturalisé, d’un pur mythe chrétien, le mythe de la foi luthérienne.
60Il faut souligner que la théologie dialectique réduit et naturalise la notion chrétienne de divinisation du fait du pessimisme naturaliste radical qui condamnait la nature pécheresse de l’homme face à la grâce. Le paradoxe de cette dialectique luthérienne est que l’œuvre de la grâce se borne alors à restituer à la nature ce qui lui revient en propre : la détermination éthique de l’homme réel. Il ne faut pas chercher ailleurs une autre justification théorique de l’absence de toute notion de divinisation dans une telle théologie et de toute mention des saints dans la confession religieuse qui s’en inspire. La sainteté des catholiques et des orthodoxes, pour elle, n’existe pas théologiquement parlant ; elle n’exprime qu’une "expérience religieuse" purement humaine, étrangère à la "théologie". Le problème que pose la théologie ainsi conçue depuis Luther souligne bien la réalité de l’interdépendance de la réduction de la nature et de la réduction de la "surnature". "La dépendance de l’éthique chrétienne par rapport à l’Evangile (du Royaume de Dieu) ne supprime pas, elle implique au contraire la valeur de la conscience morale, en son autonomie"26.
61Cela doit être dit. Mais il convient également d’ajouter que lorsque l’autonomie de la conscience morale est ainsi niée au nom de l’Evangile, c’est l’éthique chrétienne elle-même qui se voit simultanément réduite au rôle de simple restitutrice d’une dignité humaine injustement récusée. Plus encore, c’est la vertu divinisante et sanctifiante de son inspiration eschatologique qui l’est.
62En un mot, la théologie dialectique est naturaliste et anti-mystique. En faisant de l’Evangile du salut la source d’un commandement qui me prescrit seulement d’être ce que je suis de par l’élection divine, elle a vidé l’Evangile de son esprit. C’est ainsi que pour Luther l’homme nouveau est pour le ciel. Et c’est ainsi que chez son meilleur disciple contemporain, la mort et la résurrection du Christ nous rendent libres pour la vie éternelle en ce sens seulement que notre sanctification, comme divinisation, est seulement réservée à la vie future27.
63c. - On voit le paradoxe - et l’on devine les ambiguïtés de l’idéologie chrétienne. Dans la voie protestante, on opte pour la pure "surnature" contre la nature, et finalement c’est dans la nature historique qu’une théologie dialectique s’enlise. On opte pour l’Ecriture contre la tradition et, finalement, c’est une nouvelle tradition de l’Ecriture seule que l’on crée, ouverte à toutes les ambiguïtés des Eglises et des sectes28.
64Il faut se rendre à l’évidence et, si l’on veut sortir de la vulgate d’un œcuménisme stérile29, remonter en amont de la rupture de l’unité chrétienne. Celle-ci est affaire d’idéologie et non de "Bible" ou de "théologie". Elle a sa source dans la dérive de la pratique de l’Ecriture et de la tradition théologique vers une philosophie religieuse chrétienne qui rompt en silence avec l’esprit de la Révélation. La rupture confessionnelle n’est qu’un aspect de l’impasse spirituelle et doctrinale dont on prétend sortir en recourant à une idéologie simplificatrice.
65Le génie religieux de Luther -et celui d’Ignace de Loyola- a consisté, face à la complexité des courants qui se croisaient et s’affrontaient en leur temps, précisément à opter sans hésitation pour ou contre (l’augustinisme ou le thomisme) et surtout à simplifier les contradictions des Ecoles théologiques, afin de les surmonter.
66L’"augustinisme" de Luther est sui generis : il élimine tous les autres augustinismes mysticistes, théologiques ou philosophiques, pour ne garder que le sien, à vrai dire bien caractérisé (hostilité farouche à toute idée d’une nature humaine consistante par elle-même, pessimisme moral, extrinsécisme théologique de la grâce). Le "thomisme" d’Ignace de Loyola est, lui aussi, spécifique ; et, comme l’idéologie de la voie protestante, celle de la voie catholique aura son paradoxe et ses ambiguïtés. Paradoxe d’une spiritualité appuyée sur la nature et sur la liberté de l’homme, mettant l’accent sur sa capacité à coopérer avec Dieu, tout en étant nourrie aux sources d’une authentique expérience mystique chez son initiateur ; mais spiritualité qui devait évoluer chez ses disciples dans la direction d’une idéologie chrétienne franchement anti-mystique et novatrice par rapport à la tradition théologique. Finalement, une Ecole théologique qui se réclame de saint Thomas, mais qui n’hésite pas à le contredire dans ses principes théologiques, spirituels et métaphysiques.
Notes de bas de page
1 Yves Congar, Martin Luther. Sa foi. Sa réforme, Paris, Cerf - 1983, p. 16. Peter Manns, Martin Luther, l’homme, le chrétien, le réformateur. Paris, le Centurion - 1983.
2 Sur cette expérience vécue, voir la lettre de Luther à Georges Maskov, prévôt des Prémontrés de Leitzkau.
3 La grâce elle-même, dira Luther, est impuissante à nous rendre ce pouvoir ; elle peut seulement nous appliquer du dehors le pardon par la médiation du seul homme juste qu’est le Christ.
4 Peter Manns, o.c., p. 45.
5 Ib., p. 51 : Disputatio de viribus et volontate hominis sine gratia.
6 Yves Congar, o.c., p. 17.
7 Yves Congar, o.c., p. 107 (d’après Marc Lienhard, Luther témoin de Jésus-Christ).
8 Yves Congar, o.c., pp. 17-18. Lettre du 8 avril 1516 à Spenlein : "Per fiducialem desperationem tui et operum tuorum". "Apprends de lui que, de même qu’il t’a pris et a fait siens tes péchés, il a aussi fait tienne sa justice".
9 Yves Congar, o.c., p. 25. Vorlesung über den Römerbrief (1515-1516).
10 Ib.
11 Yves Congar, o.c., p. 123. C’est là l’origine du thème de l’Anti-Christ (moines et papes) chez Luther. Il distingue la foi nue, absolue, de la foi incarnée dans les œuvres.
12 S. Thomas, 2a 2æ, q.24, art.3. ad Ium
13 Yves Congar, o.c. p. 87. Operationes in Psalmos (1519-1521).
14 Yves Congar, o.c., p. 24. Pour Luther, ce n’est pas l’union de Dieu et de l’homme qui se réalise dans le personne du Christ, mais seulement l’abolition de leur séparation et de leur contradiction, moyennant leur juxtaposition. Dans le Christ, Dieu s’aliène dans l’Humanité.
15 Yves Congar, o.c., pp. 130 et 85.
16 Yves Congar, o.c., p. 103.
17 Yves Congar, o.c., p. 87.
18 Henri de Lubac, Augustinisme et théologie moderne, p. 103.
19 Peter Manns, o.c., p. 48.
20 Yves Congar, o.c., pp. 24-25.
21 Peter Manns, ib.
22 "Pour la foi, la réalité cachée est déjà présente dans son efficacité salutaire sous le contraire qui l’enveloppe et la dissimule. Mais", nous dit Peter Manns, "Luther va trop loin manifestement (et dépasse sa vraie pensée) lorsqu’il déclare, dans son grand commentaire de l’Epître aux Galates (1531) qu’à la place de l’amour, il met la foi". Cette position nouvelle de l’amour "contredit la ligne fondamentale inchangée de la théologie de Luther" et risque de passer à tort pour "l’élément réformateur" déterminant chez lui. D’où l’enjeu du débat.
23 Peter Manns, o.c., pp. 48-49.
24 Peter Manns, ib.
25 Pete Manns, ib. Luther veut dire naturellement, comme une exigence inscrite dans la nature à titre de pouvoir qui lui appartiendrait en propre.
26 Henri Bouillard, Parole de Dieu et existence humaine, Paris, Aubier - 1957, p. 239 ; et encore p. 242 : "L’éthique philosophique ne se fonde pas, même implicitement, sur la révélation ; et il ne suffit pas de lui attribuer ce fondement pour la rendre "théologique". Il faut encore la subordonner à l’inspiration de l’Evangile".
27 Karl Barth, Dogmatique II, 2, pp. 819-875, et III, 4, pp. 2-3.
Henri Bouillard, Genèse et évolution de la théologie dialectique, Aubier - 1957, p. 243.
28 La voie protestante, c’est aussi, à partir de Luther (ou en référence parfois violente à lui et contre lui) : Melanchthon, Zwingli, Bucer, Calvin etc.
29 Tel manuel déclare : "Le couvent ne procure ni le pardon de Dieu, ni la paix par la proximité de Dieu ; la vie monastique n’est qu’une longue discipline de l’effort et du devenir religieux" ; "le mysticisme, une tentative pour se hisser jusqu’au Ciel" (p. 364). Ou encore : "Le chrétien se sait pardonné et il vit dans une liberté consciente, l’âme délivrée de la nécessité destructrice pour elle de mériter sans cesse la faveur de Dieu par ses propres efforts" (p. 374) ; "Les catholiques tiennent les bonnes œuvres comme condition de la justification" (p. 373). Guide illustré de l’Histoire du Christianisme, Paris, Le Centurion - 1982.
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