Chapitre I. La fermeture de la pensée chrétienne à la mystique
p. 91-113
Texte intégral
1L’idéologie se trompe sur la nature de l’idée. Celle-ci ne renvoie pas à un au-delà de l’étant, mais à sa racine existentielle, à l’existence même. "C’est une seule et même chose pour un être fini de participer à l’existence et d’avoir en Dieu son idée, car il n’a en lui son idée que parce qu’il reçoit de lui son existence"1.
2Deux siècles durant, de Duns Scot à Luther, de Henri de Gand à Cajetan, l’on assiste à la lente émergence de l’idéologie chrétienne sous toutes ses formes. Du début du XIVe siècle aux premières décades du XVIe, l’intelligence traverse en Occident une crise décisive dont les facteurs vont de l’économie et de l’histoire sociale aux mentalités, en passant par la philosophie et la théologie chrétiennes.
3Les aspects de ce phénomène sont historiques et doctrinaux.
4Du côté de l’histoire, c’est la vision close d’une alliance avec Dieu : elle a pour effet de séparer et d’opposer l’Occident aux peuples auxquels il est affronté (de la fin des Croisades à la découverte de l’Amérique). Le complexe de supériorité de l’occidental chrétien et le sentiment qu’il ne peut justifier sa suprématie naissante que par l’idée chrétienne et la mission d’évangélisation, ont eu pour effet de "judaïser" la vision chrétienne dans la mesure où sa vision de l’histoire de l’Occident s’apparentait à celle d’Israël refermé sur lui-même dans la contemplation rétrospective de son Alliance avec Yahvé.
5Du côté de la doctrine, c’est la notion d’une nature pure introduite dans la problématique théologique et philosophique à titre d’hypothèse (et ceci dans la mouvance d’un naturalisme propre à l’aristotélisme de l’Islam médiéval) qui a eu pour effet de clore le dynamisme de l’intelligence sur une vision dualiste où s’opposent désormais nature, le maître-mot de l’histoire moderne et surnature, le néologisme apparu tout exprès pour justifier à cette époque l’émergence de l’idéologie dans la culture chrétienne.
6Double fermeture historique et doctrinale de l’esprit chrétien désormais tourné vers une vision qui s’interpose, en tant qu’idéologie, dans la tradition de l’Eglise, comme un corps étranger dont le rejet ne surviendra pas avant les premières décades du XXe siècle. Cette vision idéologique du christianisme a fonctionné entre Dieu et l’homme comme un intermédiaire-écran, disloquant et réduisant au sein de l’intelligence européenne la mystique, la religion et la culture.
7Semblable idéologie a engagé l’Occident dans une histoire mouvementée, traversée de conflits souvent artificiels mal dominés, et soumise à un processus de réduction conflictuel des diversités culturelles, finalement appauvrissant.
8 L’idéologie chrétienne qui nourrit la pensée de l’Ecole s’infiltre dans le personnel de l’Eglise et se superpose à sa vision propre de la relation de l’homme à Dieu au sein d’une histoire en marche vers le Royaume.
9Pour prendre une comparaison, on pourrait dire que les occidentaux vont se soucier de construire un monde, de faire leur histoire, selon deux approches ou deux styles différents : l’approche allégorique des philosophes, où l’histoire est vue comme incarnation des essences abstraites (de Descartes à Hegel), et l’approche symbolique des poètes, où elle est saisie comme la manifestation d’un monde idéal dont le monde visible est la métaphore.
10Entre l’approche philosophique et l’approche poétique un monde artificiel, produit des sciences et des techniques, s’édifiera, autonome, mais dont le sens demeure caché. C’est à propos du sens de cette histoire que les occidentaux finiront par s’interroger lorsque Karl Marx, au milieu du XIXe siècle, écartant la vision des philosophes et des poètes, s’attachera à donner son sens global à cette aventure de l’histoire de l’homme en Occident. C’est, en effet, dans la mesure où l’homme ne se contente pas de penser ni de rêver un monde, mais veut le construire dans une histoire qu’il fait et veut maîtriser, que se pose le problème du sens de l’histoire. Et là se situe l’affrontement entre marxisme et christianisme, selon la vision que l’Eglise se fait de l’histoire du monde dès qu’elle échappe à sa propre vision idéologique d’un christianisme de superstructure.
11C’est la situation du monde contemporain qui nous conduit aujourd’hui à réviser nos vues historiques sur les origines des temps modernes. Il est urgent de chercher dans le passé les causes qui ont déclenché le processus d’in développement historique de la civilisation et de la culture qui est la nôtre, où l’homme est parvenu à conquérir l’univers, mais en perdant son âme.
12Il ne suffit plus d’interroger soit l’"humanisme de la Renaissance", soit le "rationalisme des Lumières", soit le "machinisme". Les événements historiques que ces notions désignent ne sont plus à l’échelle de la crise actuelle du monde ; ils apparaissent plutôt comme des effets du processus que comme ses causes. Il faut remonter plus haut dans le temps et descendre en profondeur dans l’histoire vécue, principalement au niveau des convictions religieuses fondamentales et de la vision du monde. On observe alors que c’est dans les deux derniers siècles du Moyen Âge que les bouleversements décisifs se sont produits. C’est à eux que l’historien doit se référer, en vue d’apporter un peu de lumière à ses contemporains conscients de l’impasse où ils sont acculés.
13Toute la culture de la fin du Moyen Âge accuse, de l’économie à la mystique, de la politique à la théologie, la mise en marche du processus de l’idéologisation de l’intelligence caractéristique de la culture moderne. Cependant l’essence de l’idéologie n’apparaît nulle part mieux qu’au plan de la théologie, comme nous l’avons déjà dit2, parce que l’idéologie est, dans son essence, le résultat de la réification d’une théologie vivante, lorsque celle-ci se replie sur elle-même et se coupe à la fois de la philosophie qui seule peut la fonder (comme science) et de la mystique qui la nourrit (comme sagesse).
1. - Le contexte doctrinal de la fin du Moyen Age
14La vision qui a présidé à l’émergence de l’idéologie chrétienne dans la culture du XIVe et du XVe siècles, tout de suite après la condamnation des thèses averroïstes et des thèses de saint Thomas (1277), était "naturaliste" dans son essence, en rupture avec la vision que le Docteur Angélique s’était faite de la nature dans sa corrélation au surnaturel. Le malentendu était fatal. Ce que les théologiens de Sorbonne et d’Oxford reprochaient à la vision thomiste, c’était de laisser penser que le monde se suffit dans son ordre. Ils visaient la promotion d’une indépendance de la nature face à l’ordre de la surnature, alors que saint Thomas avait, tout au contraire, établi entre les deux ordres une essentielle corrélation qui les rendait autonomes chacune dans son ordre, mais interdépendantes de fait.
15Distinguer et unir les deux théologies, la théologie comme science et la théologie comme sagesse secrète, est une entreprise qui exige la pratique évangélique la plus fidèle.
16Mais, dès que la théologie devient une métaphysique révélée, les deux théologies ne peuvent plus être distinguées : elles sont opposées comme le sont la raison et la foi prises à l’état pur. La théologie se réduit à une philosophie religieuse et la mystique en un spiritualisme poétique. C’en est fait de la théologie et de la mystique en christianisme.
171/ L’un des premiers maîtres de l’idéologie philosophique et théologique qui se situe au premier plan de l’actualité de l’Ecole à la fin du XIIIe siècle a été Henri de Gand (†1303). Il revient à l’augustinisme (avicennisant) que l’aristotélisme thomiste avait voulu supplanter3, tout en annonçant le nominalisme positiviste d’Ockham (qui devra tant à l’interprétation averroïste de la physique d’Aristote).
18Henri de Gand fait au platonisme la plus large part. Il oppose le savoir physique au savoir métaphysique seul capable de mettre notre esprit en relation avec l’essence des choses, directement reliées aux idées éternelles qui leur servent de modèles.
19La noétique d’Henri n’est plus celle de saint Thomas : elle suppose l’affirmation métaphysique de l’existence extra-mentale d’un ordre des essences possibles, idées éternelles de tout le créé, hypostasié au-dessus du concret, et doué d’une certaine actualité au sein de la pensée divine. Ce sur-monde des essences possibles a sa réplique dans le monde des êtres existants : l’essence de ceux-ci, inséparable de leur existence individuelle concrète, doit son caractère universel au fait qu’elle est la manifestation dans l’existence d’une essence éternelle reposant dans la pensée divine, comme l’idée et la norme de tout le possible4.
20Cette vision introduit par la grande porte dans la théologie et la philosophie chrétiennes la problématique de l’idéologie chrétienne. Certes, les idées ne sont pas une émanation nécessaire de l’essence divine (contre Avicenne), elles sont librement créées par Dieu. Mais c’est par elles que Dieu crée et pense le monde et c’est par elles qu’il atteint les être individuels, ses créatures. La problématique de l’idéologie se définit par ce réalisme des idées universelles et leur autonomie en face du concret.
21Chez Henri, elle se double d’une physique de l’individuel (juxtaposée à cette métaphysique de l’universel inspirée du platonisme) dont Ockham s’est sans doute servi plus tard, lorsqu’il a fait de l’idée, selon Henri, un pur concept créé par l’esprit, sans relation à une quelconque réalité extra-mentale, "à l’occasion" des choses.
22Chez Henri de Gand, on assiste à l’échec de la tentative de l’exposition et de la justification d’un platonisme par les méthodes de l’abstraction aristotélicienne et thomiste.
23La subtilité de Duns Scot reprend à nouveaux frais l’entreprise vainement tentée par Henri de Gand : c’est à lui que l’idéologie chrétienne doit de poursuivre sans cesse l’harmonisation de thèmes apparemment contradictoires : l’exaltation de l’individuel et la réification de l’universel.
24Selon Scot -et là nous assistons à l’origine du séparatisme dans l’idéologie moderne- l’objet propre de l’intellect humain (l’espèce intelligible de saint Thomas) avait été remplacé dans la noétique franciscaine par Dieu lui-même en qui seul nous devons chercher la vérité des choses, puisque nous ne les connaissons par les sens que comme des apparences. Le double savoir de l’universel et de l’individuel, imaginé par Henri de Gand, a été corrigé par Scot dans le sens de l’abstraction thomiste, dans la mesure où pour lui les essences possibles, directement perçues par l’intellect dans la connaissance métaphysique, ne sont pas séparées des existants, mais les habitent, la vérité ne planant pas au-dessus des choses, l’universel n’existant que dans les individus.
25Le raffinement spéculatif que ce débat sur la noétique rend manifeste (entre l’augustinisme de saint Bonaventure, l’aristotélisme de saint Thomas et le platonisme d’Henri de Gand) parvenait à son comble chez le Docteur Subtil si bien nommé. Pour Duns Scot, en effet, l’état de l’intelligence humaine qui l’oblige à passer par le sensible pour connaître vraiment (et il n’y a de vraie connaissance que des essences) n’est pas naturel à notre âme, il est accidentel, comme suite du péché originel, et il n’est dû qu’à un décret de Dieu. Si bien que chez Duns Scot, l’idéologie philosophique se trouve reliée à sa vision volontariste de l’absolu divin, sur lequel il fonde sa problématique séparatiste de la nature et de la puissance absolue en Dieu.
26Il faut souligner l’originalité de la synthèse scotiste. D’abord la notion d’existence de saint Thomas est modifiée du tout au tout : au lieu d’être l’acte de l’essence, elle est un mode de l’essence. L’essence reste exactement ce qu’elle est, qu’elle existe ou n’existe pas. Elle est le type même du possible et l’existence que reçoit l’essence lui demeure toujours étrangère en tant qu’elle-même est essence. Ce séparatisme de l’essence et de l’existence est tellement caractéristique de l’idéologie moderne qu’on le retrouvera au XVIIe et au XVIIIe siècles dans la philosophie, de Suárez à Wolff5 ; c’est lui que Kant critiquera en prenant le contrepied de l’essentialisme.
27Par ailleurs, pour échapper à ce qu’il considérait comme un émanatisme néoplatonisant chez Henri de Gand, Duns Scot avait imaginé de séparer en Dieu la puissance de la nature6. Il reprochait à Henri de Gand d’attenter à la simplicité et à la liberté divines. Dieu ne veut pas nécessairement les motifs universels, pas plus que leurs manifestations individuelles ; il les veut librement sans que sa volonté soit commandée par aucune exigence de son essence.
28Au nécessitarisme naturaliste gréco-arabe, Scot opposait ainsi un univers contingent jusqu’à sa racine. Cette contingence radicale imprègne tout l’univers.
29Enfin, pour Scot, notre esprit n’a pas pour fonction d’abstraire l’universel de l’individuel, mais de distinguer dans l’individu ce qui lui est propre et ce qu’il a de commun avec d’autres. L’être est pour lui un principe de logique abstraite : il est tout ce qui de plus universel peut être constaté de chaque individu sans entraîner de contradiction : mentalement, pour chaque individu, nous pouvons ainsi isoler les formalités logiques qui le déterminent jusqu’à celle qui le fait lui-même dans son unicité (son haeccéité). C’est pourquoi, selon Scot, l’esprit connaît directement les singuliers (pas seulement l’universel immergé dans le singulier) parce qu’il est une somme de singuliers.
30L’idéologie scotiste de l’être individuel est à base d’essences et de quiddités. Ce qui lui fait défaut, c’est de comprendre que ce qui est, comme l’a montré saint Thomas, ce n’est ni la matière, ni la forme (l’individuel ou l’universel), mais l’unité de l’une et de l’autre. Pour lui, la matière et la forme participent à l’être, chacune pour son propre compte. La forme devient alors un agent impressionnant la matière, et celle-ci un patient subissant l’action de la forme : le composé, une sorte de résultante7.
31C’est toute l’effectivité productrice de l’homo faber moderne qui est impliquée dans cette vision idéologique de Duns Scot. Ockham reprendra, en l’accentuant, cette position qui dialectise la relation de l’esprit et de la matière.
32Face à cette problématique idéologique de l’essentialisme que réintroduisent à l’envi Henri de Gand et Duns Scot, se dresse l’anti-idéologie du nominalisme. Pour Ockham le concret, l’idée des idées se trouve à son tour vidée de toutes les distinctions ontologiques qu’avait accumulées l’aristotélisme thomiste. Il identifie l’essence et l’existence, la nature et l’individu, l’âme et ses puissances, la relation et son fondement : pour lui, ces distinctions n’ont de réalité que dans l’esprit. Ockham rejettera de même les fameuses idées qu’Henri de Gand avait hypostasiées dans l’existence d’un sur-monde extra-mental.
33En fait la noétique d’Ockham et des nominalistes n’est que la forme négative renversée de l’idéologie philosophique de l’essentialisme. Plus profond que la noétique, c’est le plan de la théologie qui permet de souligner cette parenté.
342/ La vision des théologiens postérieurement à la condamnation de saint Thomas était déterminée par la crainte qu’ils avaient éprouvée devant la montée du paganisme triomphant dans l’averroïsme philosophique et théologique. La pensée des philosophes et des théologiens gagnés aux thèses averroïstes était fondamentalement séparatiste : la vérité selon la philosophie n’était pas la vérité selon la théologie et l’on pouvait être bon païen en philosophie - c’est-à-dire bon disciple d’Averroès et d’Aristote - et bon chrétien en théologie. En réagissant contre eux Henri de Gand, Scot, Ockham et leurs disciples réintroduisaient dans l’Ecole un néo-augustinisme moderne dont la caractéristique essentielle (par rapport à l’augustinisme médiéval qui avait tendance à les confondre plutôt) était de séparer la nature et la surnature, comme il séparait en philosophie l’essence de l’existence.
35Ce néo-augustinisme reconnaissait à chacun des deux ordres de la nature et de la grâce son domaine propre et délimité, mais en les juxtaposant dialectiquement dans l’exclusion réciproque. D’où la caractéristique fondamentale de cette vision chrétienne nouvelle, sa conflictualité et son ambiguïté surnaturaliste-naturaliste.
36A l’origine de l’idéologie moderne se trouve cette survalorisation du surnaturel pris à part de la nature, qui fait de l’ordre de la grâce l’ordre d’un sur-naturel extrinsèque surplombant la nature.
37Tout se passe comme si, mise en présence du triomphe du naturalisme de la pensée gréco-arabe, la pensée de la scolastique tardive, à partir de la fin du XIIIe siècle et durant les trois siècles suivants, n’avait plus été capable de surmonter la menace de ce "paganisme" et d’inventer avec saint Thomas d’Aquin le véritable naturalisme chrétien respectueux des prérogatives du surnaturel. On a fait la part du feu, survalorisé le surnaturel dans le sens du primat de la puissance absolue de Dieu et de la contingence de l’ockhamisme, tandis que la nature nouvellement promue était posée comme antithétique de la surnature, comme un ordre exclusif de toute certitude réelle lorsqu’on le confronte à l’ordre des certitudes absolues de la foi.
38Ce choix décisif qu’inspirait aux chrétiens la défense des prérogatives du Dieu de la foi et de l’absolu divin devait déterminer le progrès de la culture tout au long de l’évolution historique de l’Occident moderne. Il explique la caractéristique essentielle de leur idéologie, la dualité d’un sur-naturalisme théologique et d’un empirisme épistémologique. Opportuniste et apologétique, une telle idéologie devait affecter profondément le devenir de leur théologie, scolastique et mystique, et celui de la science positive.
39Rien n’est plus anormal en christianisme que le séparatisme généralisé auquel ils se ralliaient : la théologie séparée de la philosophie, c’était aussi la théologie disloquée entre deux théologies rivales, la théologie scolastique des spéculatifs et la théologie spirituelle (ou "mystique") des mystiques. De ce fait, c’est tout l’édifice de la sagesse et de la science tel que l’avait conçu saint Thomas dans sa sagesse qui se trouvait menacé, y compris par ses propres disciples, eux-mêmes gagnés au séparatisme. Là où A la distinction décisive établie par saint Thomas entre la philosophie et la théologie - distinction qui fondait leur relation et leur union - la pensée des modernes, y compris celle des "thomistes", devait substituer le séparatisme le plus ruineux.
40On le vit bien lorsque, pensant défendre l’autonomie de la nature dans son ordre, les théologiens dominicains abandonnèrent saint Thomas pour combattre l’opinion de Scot sur l’inclination naturelle de l’âme humaine à la béatitude, là où l’accord de saint Thomas et de Scot était évident8. Avant eux, Denys le Chartreux s’était opposé à saint Thomas sur ce point, en invoquant Avicenne dont l’inspiration était platonicienne. A la fin du XVe siècle à son tour, le grand représentant de la pensée thomiste Cajetan, reflétant la formation qu’il a reçue à Padoue, et fortement influencé par l’averroïsme et son séparatisme naturaliste, reprend les positions nettement anti-thomistes du Chartreux9. Croyant sincère, il ne rejette pas le surnaturel, mais si l’on ose dire il fait pire en le reléguant parmi les choses "miraculeuses", c’est-à-dire parmi les exceptions arbitraires dont la philosophie, même à l’intérieur de la foi, n’a point à s’occuper dans son effort rationnel. C’est la forme atténuée, corrigée, de la fameuse théorie dite de la "double vérité". Le Père de Lubac n’hésite pas à le dire : la théologie devient ainsi une spécialité latérale. Il n’y a plus de conception chrétienne de l’homme. On a oublié en lui "l’image vivante du Dieu vivant"10.
413/ L’idéologie théologique qui se mettait ainsi en place avait donc son point de départ dans la fièvre philosophique du naturalisme qui s’était emparé des esprits novateurs, à la fin du XVe siècle, sous sa double forme néoplatonisante et avicennienne, ou aristotélicienne et averroïste. Une telle tendance avait représenté la grande tentation du XIIIe siècle, et saint Thomas, nous l’avons vu, l’avait vigoureusement combattue en continuant saint Augustin et Denys l’Aréopagite et en christianisant Aristote11. Elle devait imposer une idée toute moderne de la nature (destinée à mettre fin à la conception traditionnelle de l’homme en christianisme) de Denys le Chartreux et de Cajetan jusqu’aux Carmes de Salamanque, en passant par les théologiens jésuites Molina et Suárez12.
42L’avènement de cette idée de la pure nature, révolutionnaire en christianisme, n’est pas demeurée purement théorique. On s’en doute, elle a perturbé et profondément dénaturé la conception de la vie (naturelle et surnaturelle) du chrétien au point de rendre inassimilable et impraticable la tradition spirituelle de la mystique selon l’Evangile. Il faut bien voir pourquoi : c’est que la rupture mystique n’est pas l’effet, mais la cause de l’émergence de l’idéologie. Celle-ci fait son apparition au cœur de la contemplation chrétienne qu’elle déstructure. On peut l’observer tout au long de la période qui va du début du XIe siècle à la fin du XIIIe. Au cours de cette période, en effet, l’on assiste à la lente substitution d’un nouvel ordre structurel dans l’organisme ordonné du savoir. Ce nouvel ordre a pour conséquence de mettre la spéculation rationnelle à la place de la spéculation dans la foi, ou si l’on veut, l’homme en place de Dieu. Cette opération, lorsqu’elle est achevée - à la fin du XVe siècle- installe la culture chrétienne dans l’impasse de l’idéologie.
2. - Regard sur le passé de la mystique médiévale (XIe – XIIIe siècle)
43La pensée médiévale a donc évolué au cours des derniers siècles du Moyen Âge vers l’idéologie, au sens moderne du terme. Mais antérieurement à la période qu’ouvrent Henri de Gand et Duns Scot, du XIe au XIIIe siècle cette mutation est préparée au sein même de ce qu’on appelle improprement l’idéologie cistercienne.
44La mystique cistercienne permet d’observer le dramatique conflit entre la mystique et la métaphysique qui traverse tout le Moyen Age et l’époque moderne, de saint Bernard à saint Jean de la Croix.
45La mystique de saint Bernard se situe face aux théologies philosophiques de son temps, celle des Abélard et des Gilbert de la Porrée : c’est une mystique de l’amour et de l’Amour du Christ crucifié qui conduit à l’union extatique au long du chemin de l’humilité.
46La voie de l’humilité conduit à la vérité dont le premier degré est de se connaître soi-même dans la vue de sa propre misère ; le second est de compatir à la misère de son prochain ; et le troisième d’aspirer avec ferveur à la justice qui purifie le cœur pour nous rendre capables de contempler les choses de Dieu, de nous établir dans l’union parfaite de notre volonté avec la volonté de Dieu (sans confusion des êtres), en quoi consiste la perfection de la vie chrétienne.
47Saint Bernard a décrit l’union extatique de l’Âme à Dieu dans ses sermons sur le Cantique des Cantiques. Il s’agit de la communauté qui s’établit entre Dieu et l’homme lorsque celui-ci s’aime comme Dieu l’aime et aime Dieu pour lui-même comme Dieu s’aime13. C’est l’amour de charité qui a créé l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu, et la volonté de l’homme est, par là, essentiellement un amour de charité. Cette charité opère l’union sous l’effet de la grâce de la rédemption qui a restauré dans l’homme la ressemblance divine perdue par le péché.
48Rien n’est plus éloigné de l’idéologie surnaturaliste moderne que la doctrine de saint Bernard ; rien n’est plus éloigné de la mystique d’un pur amour à la Fénelon. L’amour mystique, pour le réformateur de Cîteaux, c’est l’amour dont l’homme restauré aime naturellement Dieu, son vouloir propre dévoyé étant redressé (non point banni) et sa volonté accordée à la sienne. La vie chrétienne ne fait donc qu’une avec la vie mystique. Selon saint Bernard, elle est école de rééducation de l’amour14.
49Il vaut la peine de le souligner : parce que saint Bernard a radicalement distingué la mystique chrétienne de tout spéculation métaphysique, parce qu’il l’a décrite comme l’expérience de l’amour infus avec la foi au Christ mort et ressuscité, il a par avance surmonté toutes les apories d’une spéculation mystique qui devait avoir la faveur des modernes. La profondeur d’expérience lui a permis, comme à saint Thomas, comme à saint Jean de la Croix (entre autres mystiques chrétiens authentiques) d’oser dire que l’amour mystique est l’amour naturel au chrétien, l’amour dont il aime Dieu naturellement, l’amour dont il respire. C’est que dans la mesure où la grâce a restauré en lui la capacité d’aimer Dieu, il aime (s’il y consent) du même amour dont il est aimé. Comme le dira saint Jean de la Croix, c’est là l’amour dont le chrétien aime Dieu naturellement et surnaturellement, selon sa vraie nature retrouvée de fils de Dieu.
50Guillaume de Saint-Thierry († 1148) est en plein accord avec saint Bernard. Sa fameuse Epître Dorée et tous ses autres ouvrages font de la doctrine de l’amour du chrétien une science d’amour de Dieu naturellement inséré par Dieu au cœur de l’homme. Le péché détourne de cet amour, la vie monastique y ramène15.
51Sont également d’accord avec lui Hugues et Richard, de l’abbaye parisienne des chanoines augustins de Saint-Victor. Ces grands esprits associent philosophie, théologie et mystique dans une intime union. Ils sont soucieux de tourner tout savoir en contemplation, de couronner les connaissances de toutes les sciences profanes par une mystique16.
52En revanche, c’est un cistercien qui se montre, à la même époque, vers le milieu du XIIe siècle, tenté par l’idéologie mystique, "une sorte de platonisme abstrait, pour qui la manifestation dialectique des essences constituait l’explication rationnelle type de la réalité"17. L’abbé de l’abbaye anglaise de l’Etoile (Isaac Stella) "cherche Dieu moins par l’extase que par la métaphysique", une métaphysique fondée sur la notion de Dieu comme essence pure. Ses sermons sur le Cantique des Cantiques18 sont un témoignage remarquable de la profonde pénétration de la spiritualité par la métaphysique à cette époque.
53Les premiers symptômes de la mutation de la vision chrétienne du monde vers l’idéologie moderne s’observent lors de la professionnalisation de l’institution universitaire. L’école épiscopale, puis monastique, formait les étudiants en vue d’une pratique apostolique et rituelle qui commandait l’apprentissage des arts et des sciences. L’Université, au contraire, a professionnalisé le savoir comme un produit marchand, et un savoir communicable sans rapport direct à la pratique de l’Opus Dei ou de la vie conventuelle avec ses obédiences multiples et sa mission évangélisatrice. C’est à partir du moment où la spéculation s’est prise elle-même pour fin, comme si l’intelligence se terminait à ses propres produits (thèses d’école ou d’ordre religieux) et non à la vérité contemplée, que l’idéologie chrétienne proprement dite fait son apparition. Entre les maîtres de l’université, selon ses diverses facultés : canonistes, artistes, théologiens, surgit une rivalité qui se prolongera jusqu’à la disparition de la scolastique, mais qu’avait annoncée dès le XIe siècle l’opposition des mystiques et des dialecticiens.
541/ La théologie médiévale est une théologie symbolique, c’est-à-dire qu’elle est le fruit d’une spéculation tout entière régie par la foi, comme l’exprimait la formule fameuse de saint Augustin : "Fides quaerens intellectum". Entre théologiens et "artiens" une profonde communion de pensée et de vie assurait une harmonie féconde. Une commune pratique de la mystique assurait entre la spéculation des théologiens et la dialectique des artistes un accord que devait rompre l’apparition d’une autre espèce de mystique propre aux dialecticiens et aux artistes. Dans la réforme cistercienne, c’est entre les contemplatifs et les bâtisseurs que l’on voit s’opposer ces deux espèces de mystique : au lieu de se coordonner dans l’Opus Dei, elles préparent le drame de la mystique moderne dont le dualisme devait menacer l’âme du monachisme occidental.
55Au temps de Benoît d’Aniane et au temps de saint Bernard, lorsqu’on parlait raison et logique, c’était dans la vision d’un christianisme de l’incarnation où tout demeurait suspendu à l’humanité de Dieu et au salut du monde en Jésus-Christ. Là était garantie la cohésion que le Moyen Âge a su maintenir jusqu’à la fin du XIIIe siècle, au niveau de la mystique, entre conscience et science, entre l’Opus Dei et la construction du Temple. L’ordonnance de la vie monastique était tout entière tournée vers l’homme intérieur et la disposition de l’abbaye symbolisait à l’extérieur son itinéraire de la chair à l’esprit, de la nature à la "surnature"19.
56Mais la fin de la seigneurie et de la société féodale des trois ordres, l’avènement au XIIIe siècle de la société d’états coïncident avec une transformation de la vision évangélique au sein du monachisme lui-même (et pas seulement de la société civile dans ses structures urbaines nouvelles et ses méthodes apostoliques renouvelées par les ordres mendiants). Du roman féodal au gothique royal, de saint Bernard à Suger, la lumière qui pénètre dans l’âme monastique, comme dans l’art de France, n’est plus celle du clair-obscur mystique jailli de la Sainte Humanité du Christ : c’est aussi celle du Soleil divin dont le soleil visible est la métaphore parlante. A son image, l’abbaye de Saint-Denis s’illumine. Une transmutation s’annonce qui bientôt substituera, au cœur de la mystique chrétienne, la vision métaphorique à la vision symbolique. L’enjeu théorique en sera marqué dans l’interprétation de la pensée de l’Aréopagite. Naguère, pour les mystiques, l’image dionysienne des Noms Divins (ch.7) faisait du soleil l’image parlante de la divinité atteinte dans/par la foi. L’opération fécondante de l’illumination et de l’ensoleillement renvoyait à l’expérience mystique telle qu’Augustin et Bernard de Clairvaux en avaient donné une admirable illustration. Il s’agissait d’une mystique de la foi illuminée et de la foi tout entière tournée vers le Dieu de l’incarnation dans sa visibilité charnelle ; en un mot, d’une mystique de Jésus-Christ mort et ressuscité.
57Désormais, pour les "artistes" ces images devaient renvoyer à une mystique spéculative, centrée sur la dialectique du visible et de l’invisible, de la Sainte Humanité et de la Divinité invisible. Pour eux, le Soleil divin dont parlait Denys c’était le soleil divin illuminateur des âmes, un soleil métaphorique, la raison divine illuminatrice de la raison humaine qui ordonne, calcule, mesure et construit, réalisant par là la mise en ordre de l’homme intérieur et son harmonie avec le monde créé à l’image de la divinité incompréhensible.
58Une mystique du secret divin qui n’est plus centrée sur les secrets de la Sainte Humanité du Christ, entrevus à travers une vie monastique vouée à l’imitation du Christ et des apôtres, dérive alors vers une mystique du secret du monde, détentrice de ses procédés de création, une mystique de la facticité. Une mystique qui construit le Temple plus qu’elle ne l’occupe vraiment, car elle trouve en elle-même sa propre fin. Ainsi se rompt le lien qui unissait naguère, sans les opposer, la mystique des théologiens et la mystique des artistes, la théologie faite vie des premiers et l’œuvre de la construction des cathédrales des seconds. Désormais iront en divergeant l’élan vers l’intérieur par la prière et par l’obéissance de la foi - la voie mystique -et l’élan vers la transformation intérieure par l’œuvre de la raison calculatrice et réalisatrice-la mystique du Grand Œuvre des alchimistes. Si saint Bernard menait ses fils de la basilique visible à la Jérusalem invisible, désormais une autre "mystique" prétendrait mener ses adeptes de la mystique de l’âme à celle de l’idéologie. L’univers des secrets divins, tous secrets confondus, de la nature et de la surnature, s’effacerait et ferait place à celui qui annonçait les temps modernes, encore lointains, mais bien visiblement présents dans la mentalité de l’Ecole.
59Au XIIIe siècle, dans la nouvelle école urbaine, théologiens et artistes allaient conquérir leur statut propre. Les uns voués au progrès ordonné de la conscience chrétienne resteront symbolistes (jusqu’à l’arrivée de saint Thomas) ; les autres sont en route vers l’édification d’un monde de progrès humain régi par la science. Entre conscience et science le conflit si profondément accusé par l’averroïsme (et également par l’augustinisme avicennisant) ira grandissant. Saint Thomas, qui propose d’innover en introduisant dans l’Ecole une science théologique et une métaphysique toujours placées sous la mouvance de la mystique de la foi20, ne parviendra pas à redresser la situation. Viendront les temps du règne de l’idéologie.
602/ On peut tenter d’approfondir l’analyse de cette mutation, car c’est de l’émergence de l’idéologie en pleine doctrine contemplative et mystique qu’il s’agit.
61Certes, l’opposition entre les deux visions mystiques concerne les notions de symbole et de métaphore, comme il a été dit ; mais plus concrètement, elle se situe au sein du mouvement de la société médiévale autant qu’au plan de l’interprétation de la doctrine dionysienne de la contemplation.
62Le symbole dionysien de la lumière que l’on voit s’exprimer chez un Bernard Sylvestre, dans sa Description de l’Univers (1148) était au cœur du débat où s’opposaient un maître de la dialectique enseignant à Tours et un saint Bernard réformant le monachisme bénédictin dans la perspective "moderne" de la réforme de Cîteaux. D’un côté, un professionnel de l’enseignement, un dialecticien ; de l’autre, un religieux tout occupé d’union à Dieu par la transformation de l’âme qui recouvre sa ressemblance à Dieu. L’un et l’autre sont partis du renouvellement chrétien qui intériorisait le contemptus mundi de la première époque du monachisme occidental (Ve-Xe siècle) ; mais entre eux s’annonçait la rupture future entre le monachisme mystique et la rationalité scolastique. D’un côté, l’élan vers la nature restaurée en plénitude dans l’union transformante et divinisante au Christ, Verbe de Dieu incarné - de l’autre, l’élan vers la conquête des lois de l’ordre naturel, par l’effort de la raison. Les gens de l’abbaye pensaient en mystiques ; ceux de l’Ecole nouvelle, en physiciens. Les premiers ne s’arrêtaient pas à l’ornement du monde, ils visaient directement, d’un seul élan, son âme religieuse. Les seconds, épris de coopération avec le créateur, se consacraient à l’exornatio mundi par l’efficacité d’une nature techniquement et scientifiquement maîtrisée21.
63Deux professionnels affrontés selon deux vocations distinctes, au sein toutefois d’une même aspiration mystique fondamentale, car le maître de Tours du XIIe siècle, s’il exalte la nature, le fait en mystique et en homme de prière encore. Les dialecticiens du XIIe siècle, à à l’inverse de ceux du XIIIe et surtout du XIVe, sont des orants. Le concept de nature qui apparaît avec eux est encore celui d’une nature conçue mystiquement, comme préexistant à l’ordre visible dans son désordre et qu’il convient de retrouver par raison et calcul, de restaurer dans la fabrique du temple, comme dans la bonification des terres incultes et des marais. Passer de la dissemblance à la ressemblance, s’agissant de l’âme humaine dans son itinéraire ascétique et mystique, ou de la nature rendue à elle-même par le miracle humain de la science, telle était l’école de liberté intérieure où s’inscrivaient ces deux tempéraments chrétiens, au fond si différents, mais qu’une commune aspiration à la transformation divine de la création blessée par le péché et par la mort unissait au plus profond.
64L’idéologie qui innovait si puissamment par rapport à celle du haut Moyen-Âge22 n’était donc pas encore idéologique (au sens que la critique marxiste introduira au terme d’une évolution qu’elle ne faisait qu’annoncer). Pour qu’elle le fût, il devait suffire que la distinction de ces deux tempéraments se transformât en opposition doctrinale et de classe entre deux secteurs, celui des moines appuyés sur leur puissance de domination de plus en plus scandaleusement perçue dans les campagnes spoliées, et celui des maîtres de l’Université naissante vendant le produit de leur savoir à une plèbe de futurs fonctionnaires du Prince ou de l’Eglise. C’est alors seulement que la rupture se consommerait entre théologiens et dialecticiens, au temps de saint Albert le Grand et de saint Thomas d’Aquin.
65Il s’agira alors de la plus décisive des mutations intellectuelles qu’ait connues l’Occident chrétien. Elle concernait la vision de la nature humaine, de la nature religieuse de l’homme. Observons à quel point la pensée médiévale chrétienne était profondément en harmonie avec le tréfonds de la religiosité naturelle, car le christianisme tout entier est greffée sur elle. Pour ces professionnels du contemptus mundi, la nature était beaucoup plus proche de l’homme qu’elle ne l’est aujourd’hui pour nous, pétris que nous sommes dans un naturalisme vieux de sept siècles et qui est seul mépris de nature. Il n’y a pas de contresens historique plus déplorable que celui qui consiste à interpréter en manichéen (ou en dialecticien marxiste) la vision religieuse de l’homme médiéval qui pénétrait si profondément la signification religieuse de la nature. De là l’admirable humanisme médiéval si respectueux de l’âme antique en dépit de son indifférence à ce que nous appelons l’histoire23.
66C’est à partir du moment où un tel contresens s’impose comme une évidence que le souffle des temps nouveaux si puissamment ressenti de saint Bernard à saint Bonaventure et saint Thomas fera diverger l’élan de l’âme chrétienne tantôt vers la vie retirée du cloître, tantôt vers la conquête du monde (pour Dieu). L’intelligence des dialecticiens, à partir de la spéculation philosophique et physique, ira vers une œuvre de facture qui n’est plus celle de la transformation intérieure de l’homme en l’homme nouveau, mais celle de la promotion d’une gnose assurant la transformation du savoir dans son mode nouveau et dans son essence, ainsi que la transformation de l’homme par l’édification d’un monde factice - celui de la technique (des moulins de la métallurgie, de l’agronomie et du calcul). En un mot, à l’unité jadis vécue dans l’univers cistercien de la contemplation et de l’action, succèdera la dualité de plus en plus accusée en dualisme de la mystique et de la philosophie. On était jadis philosophe et théologien en mystique et l’innovation qui transformait chez saint Thomas la théologie symbolique en ses trois avatars : théologie comme science, métaphysique de l’être, science expérimentale distingués et unis, n’y changeait rien. On sera désormais "mystique" en philosophie et en théologie, mais en renversant radicalement l’ordre : le mystique vient après. Au lieu de partir de l’expérience vécue de l’union à Dieu en Jésus-Christ - conscience et puis science - on partira d’une spéculation au risque de la raison humaine interrogeant les choses, afin de s’élever vers l’au-delà invisible de l’idéalité - science et puis conscience.
67C’est ici le moment de préciser la signification d’une formule fameuse dans l’Ecole, bien que le plus souvent fort mal comprise, que l’on doit aux théologiens de l’abbaye de Saint-Victor, du XIIe siècle, Hugues et Richard. Le mérite de ces deux victorins aura été de fournir la définition de la mystique pratiquée dans l’Eglise en véritables précurseurs de la doctrine de saint Thomas. Selon leur formule la contemplation chrétienne, propre à la foi, se fait non solum supra rationem, sed praeter rationem.
68Supra rationem signifie un effort naturel de l’intellect pour passer du raisonnement à l’intuition du vrai, afin de dépasser le discours et d’en atteindre le terme, savoir : la vue et la possession de la vérité vivante (Pascal a très heureusement mis cette admirable doctrine philosophique à la portée de ses contemporains lorsqu’il distinguait esprit de géométrie et esprit de finesse24). L’acte intellectuel suppose donc et rend possible, lorsqu’il est parfait dans sa ligne d’acte de connaissance abstractive à partir du donné sensible, le passage de la géométrie à la pénétration fine au cœur de la vérité. La grâce divine s’en sert pour effectuer une autre espèce de pénétration de la vérité par l’intelligence, une pénétration surnaturelle d’une vérité elle-même surnaturelle. Pour ce faire elle n’a pas besoin de la raison.
69Cependant, lorsqu’il s’agit de la vérité de Dieu révélée à la raison, discours et intuition naturelle ne sont pas supprimés, mais surélevés par l’objet même qui se donne à connaître. Et comme il se donne à connaître encore dans le sensible, c’est du cœur de l’acte de l’intelligence qui abstrait à partir du sensible que l’espèce intelligible sera connue, mais selon un dynamisme noétique absolument nouveau dans son essence et dans son mode : l’intellect opère avec la grâce (par mode d’union) et c’est grâce à elle qu’il pénètre à l’intérieur d’une vérité transcendante (la vérité divine intrinsèquement surhumaine).
70On saisit là le sens de praeter rationem : 1/ - non pas sans la raison, car l’acte de foi reste un acte de la raison qui se dépasse dans l’intelligence pure (supra rationem) ; 2/ - non pas au-delà de la raison par un effort naturel d’apophase plotinienne, ou de négation selon la mystique naturelle pratiquée dans la tradition hindouiste - ou eckhartienne ou hégélienne - mais par l’opération de l’intelligence pure rendue possible grâce au dynamisme porteur de la foi et uniquement grâce à ce dynamisme (propre au mouvement dire[ct]).
71Si tous les dialecticiens depuis saint Anselme avaient su reconnaître la pertinence des analyses de nos deux victorins et particulièrement celle-ci, on peut penser que le cours de l’histoire de la spéculation philosophique eût été changé. Pour une raison très simple : l’Aufhebung hégélienne aurait trouvé dans la praxis des spirituels mystiques réponse à sa visée, et une vraie réponse (ce qui n’est pas le cas de Hegel, comme Karl Marx l’a bien senti, mais moins bien vu25).
72Si l’on suit fidèlement l’analyse de la formule des victorins, le résultat est bien celui qu’avait perçu (encore lui) Pascal, lorsqu’il considérait la distinction de trois ordres : celui des choses, celui des esprits, celui de la charité. Aucune distinction n’est plus éclairante, car Pascal l’a conçue en un temps où précisément triomphait autour de lui l’idéologie chrétienne qui la méconnaît. Grâce à elle s’éclaire, en particulier, le sens exact du praeter rationem des victorins. Ils ont voulu parler de ce que l’Esprit-Saint fait faire à l’intellect lorsqu’il s’applique à la méditation de la Parole de Dieu et se laisse emporter sur les ailes de la charité infuse : il ne renie pas la raison, il la dépasse en prenant appui sur elle. Il la dépasse, grâce à la foi, sans s’en passer, par la seule puissance de l’Esprit qui peut transformer l’humain jusque dans son acte le plus vital, l’acte de l’intelligence qui abstrait sa nourriture du sensible. Une telle distinction permet donc de comprendre l’idéologie dans sa vraie nature : prise dans son origine, l’idéologie est essentiellement affaire de mystique chrétienne déstructurée en spéculation "mystique" ou de spéculation rationnelle mal intégrée dans une mystique chrétienne.
73Mais rien ne fait comprendre mieux l’émergence et la nature de l’idéologie moderne que la distinction des trois mouvements de l’âme contemplative selon Denys. Autour des chapitres où Denys décrivait le mouvement direct, le mouvement circulaire et le mouvement oblique (ou hélicoïdal) de l’âme dans la contemplation du divin, l’accord des commentateurs n’a jamais été facile. Entre mystiques et spéculatifs principalement. Nous allons voir que les distinctions dionysiennes permettent d’approfondir considérablement la notion d’idéologie au sens d’aujourd’hui26.
74L’âme opère selon le mouvement direct (ou droit) lorsqu’elle s’élève vers Dieu tel que le permet l’analogie de la foi, par mode d’union. C’est ce que nous avons appelé, avec saint Thomas, suspension intentionnelle27 ou encore contemplation d’attitude, ou directe disposition contemplative.
75Elle contemple selon son mouvement circulaire lorsqu’elle s’établit dans l’immobilité unitive et pacifiée d’un mouvement parfait, ce qui arrive dans l’union passive de la contemplation infuse et secrète, secrète à celui-là même qui la reçoit : telle est la contemplation chrétienne en acte28.
76Quant au mouvement oblique (mieux appelé hélicoïdal parce qu’il combine les deux premiers), il consiste à "redescendre" vers le multiple et le visible au sortir de la contemplation, ce qui se produit en rendant manifestes les fruits du recueillement contemplatif, parce que les communications reçues dans le mouvement circulaire se voient symbolisées, comme projetées sur un écran révélateur.
77Il est absolument indispensable de distinguer globalement ces trois "mouvements" de toute spéculation proprement rationnelle : il s’agit de trois sortes d’actes spécifiquement contemplatifs et chrétiens dans la mesure où ils mettent en œuvre, tous et chacun, le dynamisme de la foi théologale. A défaut, l’on sera incapable de saisir le vrai sens des grands textes des mystiques et ceux-ci se trouveront sollicités quand ils ne seront pas tournés à contresens par les meilleurs historiens du Moyen-âge.
78En outre, il est indispensable de ne pas confondre ces trois "mouvements" entre eux. Le mouvement droit ne fait pas partie de la contemplation à proprement parler. Par lui l’âme se dispose à la contemplation dans la prière. Seuls font partie de l’acte de la contemplation les deux autres mouvements, à deux titres distincts.
79Il faut se garder de confondre le mouvement circulaire avec le mouvement hélicoïdal, autrement dit la contemplation secrète, dite de théologie mystique - qui est ineffable - et les "visions" des mystiques qui au sortir de la contemplation secrète parlent des merveilles de ce qu’ils ont vu ou entrevu dans le secret. Saint Bernard les a bien distingués dans un texte fameux où il déclarait : "Dans ce corps mortel (...) il arrive par instants que la contemplation de la Vérité puisse se produire au moins partiellement parmi nous autres mortels (...) Mais lorsque l’espace d’un instant fugitif, et avec la rapidité de l’éclair, un rayon de soleil divin est entrevu par l’âme en extase, cette âme tire je ne sais d’où des représentations imaginaires d’objets terrestres qui correspondent aux communications reçues du ciel. Ces images viennent en quelque sorte envelopper d’une ombre protectrice l’éclat prodigieux de la Vérité apparue29."
80Le début de ce texte renvoie au mouvement circulaire. La suite au mouvement hélicoïdal. Ce qui a été contemplé dans le secret (non pas vu, ni perçu, ni représenté, car dans l’acte propre de la contemplation tout demeure mystique, c’est-à-dire caché) se trouve alors comme projeté sur un écran que dresse le "visible" dans le commerce des hommes, ou dans la rencontre avec les choses créées. Le secret est alors perçu et c’est à ce fruit de la contemplation unitive et secrète que celle-ci est rendue manifeste.
81Le mouvement hélicoïdal est donc celui en qui se résume toute révélation mystique. C’et de lui que sont tirés les admirables reportages intérieurs que constituent les écrits des grands mystiques, ceux de sainte Catherine de Sienne, des extatiques allemandes, de sainte Thérèse d’Avila dont la nature est si méconnue. Car ce sont des faveurs surajoutées le plus souvent à la contemplation infuse qui la manifestent sans en faire partie, sauf exception. De telles faveurs relèvent en effet des charismes de la contemplation, et se manifestent aussi bien dans l’œuvre de saint Thomas composant sa Somme que dans celle de saint Bonaventure composant ses traités mystiques. Relève également de ce mouvement l’intuition, si profonde qu’elle défie semble-t-il l’intelligence métaphysicienne, de la notion thomiste de l’Acte pur d’exister.
82De ces faveurs charismatiques -qui appartiennent à ce que la théologie moderne appelle grâce actuelle- diffèrent les visions propres à la contemplation infuse (par similitudes expresses purement intellectuelles) : celles-ci sont intérieures à l’union parfaite à Dieu et relèvent, non pas de la grâce actuelle, mais de la grâce sanctifiante à son niveau le plus élevé, par exemple la vision intellectuelle de la Trinité divine dont est gratifiée sainte Thérèse d’Avila et dont elle fait état dans les Septièmes Demeures.30
83Ne confondons donc pas révélation mystique et vision mystique, même si le langage habituel le fait. Pas davantage, contemplation mystique et spéculation mystique, même si l’idéologie depuis des siècles nous a fait les confondre, au terme d’une lente évolution dans laquelle on est passé de la coexistence et de l’ambiguïté à la fin du Moyen Âge, jusqu’à la confusion et la réduction propre aux temps modernes.
84On ne saurait rapporter les confidences des mystiques relativement à leur expérience, à ce qu’une spéculation très relevée suggère au philosophe et au poète qui aspirent à entrer dans la nuée mystique. Ce n’est pas la même chose de vaquer à la méditation et à la contemplation des mystères, d’en parler en confidence comme font les mystiques et de quêter moyennant l’œuvre de la spéculation humaine et ses procédés de maîtrise sur le monde, les faveurs divines, comme font les alchimistes qui entreprennent le Grand Œuvre. L’Evangile bien compris et droitement interprété commande non pas ceci, mais cela.
85L’idéologie moderne commence lorsque, au cœur de la mystique chrétienne de la foi, s’affirme le dessein de conquérir le Royaume non plus moyennant l’obéissance de la pure foi, mais par le moyen de la spéculation pure en vue de la promotion du monde restauré selon sa structure native - purifier le monde de son plomb et transmuter celui-ci même en or.
86Tout se passe comme si, à la fin du XIIIe siècle, l’intelligence des chrétiens avait cessé de comprendre que le visible est révélateur d’un ordre suprême expérimenté dans l’union à Dieu, tel que la foi le rend possible. Le "démon" de la dialectique semble détourner les âmes du foyer vivant de l’esprit et les vouer à la spéculation abstraite : on part désormais du monde des choses et du visible, comme d’une métaphore renvoyant à du caché qu’il s’agit de conquérir et de dévoiler par les procédés d’une poïétique gnostique, initiatique, ésotérique.
87La mutation est partout visible dans l’Ecole et au dehors, comme en témoignent les créations de l’imaginaire de la Queste du Graal au Roman de la Rose. La Queste demeurait enveloppée dans l’expérience de la contemplation du Christ propre à la mystique des moines, l’affabulation poétique s’exprimant à travers le roman de la foi de l’âme en quête de Dieu ; mais c’était encore dans l’exercice du mouvement hélicoïdal et sa symbolique, à la manière dont saint Bernard commentait de son côté le Cantique des Cantiques. Le contresens dans l’interprétation éclatera lorsque deux siècles plus tard, après que Guillaume de Lorris eût enfermé sa vision de la Rose mystique dans des pages inoubliables, Jean de Meung y voudra voir exprimée l’idéologie "rationaliste", naturaliste et "laïciste" annonciatrice de l’avenir spirituel de l’Occident chrétien.
88L’idéologie chrétienne apparaît lorsque le visible est matériellement pris comme métaphore de l’invisible. Elle prend ce visible non plus en relation avec la foi qui s’y inscrit pour révéler le Dieu chrétien, mais selon une référence extrinsèque au Dieu de la révélation. Pour le mystique, le monde visible est le lieu de la manifestation et de la possession transitive de l’invisible contemplé dans le secret de la foi par l’âme aimante tout entière consacrée à la pauvreté et à l’amour dans l’imitation de Jésus-Christ. De soi, cette expérience est exigeante prise de possession d’une âme par l’Esprit qu’elle incline activement au dépouillement de soi et à la nudité de l’esprit. Certes, le progrès de la civilisation en Occident devait se traduire par une extraordinaire transformation du visible grâce aux sciences et aux techniques ; mais cette exornatio mundi aurait pu et aurait dû se réaliser sans rupture entre conscience et science, conformément à la structure de l’anthropologie et de la cosmologie thomistes héritières de celle de saint Bernard.
89Ainsi donc du XIe au XIVe siècle, la mutation de la "raison mystique" constituait la phase préparatoire de l’idéologie future. Cette mutation se réalisait tant au plan de la physique (et en un sens elle résolvait le dualisme introduit par les averroïstes), qu’au plan de la politique, avec les légistes qui sacralisaient le pouvoir temporel au profit de l’Empereur ou du Prince.
90Le dessein des "idéologues" de la mystique sera interprété de bien des manières et nous aurons l’occasion de le montrer sans tarder. La plus extraordinaire des récupérations idéologiques de la mystique chrétienne concerne l’entreprise théologique observable en deux directions diamétralement opposées chez Luther et chez les scolastiques disciples de saint Ignace de Loyola.
91Mystique ou idéologie ? Dans cette interrogation prend origine le monde moderne. Celui que nous connaissons de nos jours est dans son ultime état d’aliénation à l’égard de la mystique du christianisme au terme d’un fantastique progrès de six siècles au cours desquels conscience a été progressivement éclipsé par science et où les hommes, ayant conquis le monde par le travail et la technique, s’apprêtent à se transformer eux-mêmes après avoir découvert non pas les secrets de l’âme mystique qu’ils ont perdus, mais les secrets de la matière et de la vie.
923/ L’on peut résumer tout ce qui précède en disant que l’idéologie, dans son acception moderne, s’installe au cœur de la contemplation chrétienne lorsque disparaît l’ordre qui régnait dans la schola Christi, entre les trois aspects de la vie de l’intelligence : meditatio, contemplatio, speculatio (selon les trois mouvements de l’intelligence qui opère dans la foi).
93Chez saint Thomas la spéculation ne se situe pas là où la situeront les dialecticiens (philosophes ou théologiens) futurs, dans le mouvement direct, mais dans le mouvement hélicoïdal. Cela veut dire que pour lui, toute la spéculation, qu’il s’agisse de la métaphysique de l’être ou de la théologie comme science, est intérieure à la foi. C’est là le sens profond que revêt chez lui, dans une parfaite fidélité à saint Augustin, fides quærens intellectum31. Chez saint Thomas, en un mot, la foi illuminée est partout à l’œuvre et le mystique omniprésent.
94Chez les dialecticiens dont le règne inaugure celui de l’idéologie chrétienne, avec Henri de Gand et Duns Scot, au contraire, la spéculation philosophique et théologique se situe dans le mouvement droit. De fait celui-ci annexe la métaphysique et la théologie, promises à s’arroger leur indépendance à l’égard de la foi, en même temps qu’à rivaliser dans un séparatisme que ne devait pas tarder à illustrer Duns Scot.
95Les conséquences de cette déstructuration de l’édifice chrétien du savoir seront immenses. Elles concerneront tous les aspects de la spéculation rationnelle, du seul fait que celle-ci a rompu son union vitale avec la mystique de la foi. On aboutit ainsi32 à l’invasion de la raison divine par la spéculation de la raison pure de l’homme, les philosophes spéculant sur les idées de la raison réifiées à partir de leur vision des idées divines. Au lieu de prendre humblement sa place sous le regard de Dieu, tel que le suggère l’obéissance de la foi, le spéculatif prétend hausser la raison humaine à la hauteur de Dieu et en place de la raison de Dieu. Exemple : alors que saint Anselme démontrait l’existence de Dieu dans une spéculation qui se situait dans le régime du mouvement hélicoïdal (au sortir de la contemplation et comme une sorte de "confirmation" rationnelle de la certitude de la foi théologale), les dialecticiens de l’idéologie que Gerson devait appeler péjorativement formalizantes, interprèteront sa preuve du seul point de vue de l’exercice de la raison selon le mouvement direct, c’est-à-dire "en vue" de la foi et de son objet, le Dieu chrétien de la foi saisi dans les limites de la raison. Le déisme rationaliste d’un Kant n’était pas loin.
96L’effet le plus visible de l’idéologie introduite dans la problématique globale de la spéculation chrétienne, c’était le séparatisme de la philosophie et de la théologie. Il est frappant de voir la théologie du XIVe siècle qui désespère de l’œuvre tentée par le XIIIe siècle partir, en principe, d’un séparatisme de la foi et de la raison afin de conjurer le danger de l’averroïsme et de son séparatisme à lui. Comme l’a bien montré Etienne Gilson l’averroïsme dissociait la philosophie de la théologie pour s’enfermer dans un aristotélisme obstiné et borné, réellement infécond33. Il fondait la recherche du souverain bien sur la raison et la vie philosophique, parce qu’il distinguait le souverain bien possible à l’homme (Boèce de Dacie)34, d’un autre souverain bien en soi, qui serait Dieu. En fait, la sagesse philosophique était toute la sagesse. Etait-elle chrétienne ou païenne ? L’équivoque était évidente, car on déclarait que la foi porte sur la béatitude future - on croit entendre Descartes dans son Discours - tandis que la raison fonde la béatitude accessible à l’homme en cette vie35.
97Face à cet averroïsme, les idéologues de la philosophie et de la théologie dissociées n’hésitent pas à en prendre le contrepied. En entrant dans sa problématique séparatiste, ils prétendent le réfuter autrement que ne l’avait fait saint Thomas. Ils s’engagent ainsi dans la voie qu’illustrent l’essentialisme philosophique et théologique de Duns Scot et l’empirisme de Guillaume d’Ockham.
98Cette contestation de saint Thomas à travers Averroès engageait donc la spéculation chrétienne dans une impasse. Les chrétiens allaient devoir choisir entre la tradition de leur passé médiéval et les innovations d’une modernité vouée au conflit généralisé des tendances et à leurs contradictions internes.
99On ne saurait manquer de souligner le paradoxe d’un christianisme idéologisé oscillant entre le dualisme et le monisme, le spiritualisme et le matérialisme. Cette position était en réalité incompatible avec l’anthropologie chrétienne. A partir de la révélation du Dieu créateur et rédempteur, les chrétiens doivent inventer la philosophie qui rend compte de l’immanence au monde d’un être humain créé dont l’esprit est transcendant, à l’image de Dieu qui le crée. Le dualisme est donc intenable. Aussi bien, pour tenter de le fonder, la pensée chrétienne a-t-elle dû, à partir du XIVe siècle, s’engager dans la voie d’un spiritualisme totalement étranger à la spiritualité de l’Evangile, parce qu’il relevait de l’idéologie et non de la foi chrétienne. Selon saint Thomas, il faut refuser toute division de la vie de l’esprit dont une face serait tournée vers les réalités spirituelles et ne autre vers les corps et le monde visible, entre un intellect voué à la contemplation de Dieu et une raison tournée vers la connaissance des choses visibles. Or c’est pourtant sur une telle dichotomie entre une sagesse chrétienne et une science humaine que la pensée chrétienne, malgré saint Thomas, a finalement joué son avenir à la fin du XIVe siècle.
100Une telle orientation l’a conduite dans l’impasse chrétienne de l’humanisme ; elle a bouleversé radicalement la structure du savoir aux deux extrêmes de la théologie de la grâce et de la pensée scientifique. Sont contemporaines, en effet, l’émergence de la science (comme savoir tiré de l’expérience et qui portait en elle la promesse d’un monde qui est aujourd’hui le nôtre, industriel et technique) et l’émergence d’une idéologie spiritualiste qui atteignait au vif la théologie de la grâce chrétienne. Le caractère prophétique de la doctrine de saint Thomas eût permis que fût évitée la scission entre la science et la mystique et, en même temps, l’idéologisation de la mystique, c’est-à-dire l’impasse chrétienne : une foi sans mystique et une science sans conscience, une foi étrangère à la réalité historique du monde et une science créatrice d’une culture non maîtrisée par ses créateurs.
101Mais c’est le dualisme que l’idéologie chrétienne introduit entre la nature et le surnaturel, qui constitue le facteur révolutionnaire dans la vision moderne de la théologie.
102Le piège dans lequel la pensée chrétienne s’est enfermée à partir du moment où elle a opposé dialectiquement une nature dite pure et une surnature -ou un surnaturel- également pur résulte de l’éclipse de la doctrine et de la pratique contemplatives dans l’Eglise et dans l’Ecole. On avait oublié le paradoxe chrétien que constitue précisément le mystère de la divine transformation de l’âme humaine, bref le réalisme mystérieux et inouï de la divinisation chrétienne.
103On peut rappeler simplement ce que d’un commun accord saint Thomas et Guillaume de Saint Thierry, le grand disciple de saint Bernard, en avaient dit dans des formules qui résument tout. Pour saint Thomas, le surnaturel n’est pas contre-nature, il n’est pas non plus un simple perfectionnement de la nature ; il n’est pas non plus un plaquage de divin sur la nature, une sorte de contreplaqué divin : il est pourtant selon la nature, bien qu’il la surpasse divinement. Deux formules heureusement rappelées par le P. de Lubac expriment sa pensée en toutes ses nuances. La première est tirée de la Somme théologique, dans sa première partie36 : elle souligne que la vie éternelle est un certain bien disproportionné à l’égard de la nature créée parce qu’il surpasse ce qu’elle est capable de concevoir et de désirer. La deuxième, tirée de la même Somme dans sa troisième partie souligne que l’homme est créé en vue de la vision surnaturelle de Dieu, bien que celle-ci soit inaccessible aux forces de sa nature. La vision béatifique, dit-il, est bien transcendante à l’âme rationnelle dans la mesure où celle-ci est impuissante à se la procurer moyennant ses propres forces ; mais, d’autre part, elle est conforme à sa nature même, dans la mesure où l’âme humaine est naturellement capable à son égard, vu qu’elle est créée à l’image de Dieu37.
104Ainsi donc, enseigne saint Thomas, il faut distinguer nature et surnaturel, sans toutefois les opposer, parce que Dieu lui-même les a unis au cœur de la créature spirituelle en la destinant à le connaître parfaitement. Nous sommes capables de recevoir de Dieu ce que nous n’avons pas le pouvoir de nous procurer : son amitié dans l’union intime de son amour. Bref le surnaturel d’où procède la transformation et la divinisation de l’âme humaine relève d’un don divin qui est surnaturel sans être sur-naturel. La surnaturalité de la contemplation mystique chrétienne n’est pas miraculeuse, mais conforme à la nature de l’homme : la grâce divinise celle-ci sans se naturaliser elle-même ce faisant. Une telle proposition suffit à bannir toute tentative d’idéologisation, laquelle a pour effet de transformer la contemplation mystique soit en quelque chose de miraculeux, soit au contraire en une pure spéculation humaine naturalisée.
105De son côté, fidèle à son maître saint Bernard, l’abbé de Saint-Thierry a souligné l’autre aspect du paradoxe de la transformation surnaturelle de l’âme humaine qu’implique l’itinéraire mystique, en disant que si l’âme humaine a été créée gratuitement par Dieu de telle sorte qu’elle aspire aux biens éternels, elle a toutefois besoin pour les connaître d’être illuminée par la grâce et de recevoir le Don de Dieu pour les saisir38. C’est donc par le moyen de la purification de l’illumination que nous devenons capables de connaître et d’accueillir Dieu qui se donne dans la contemplation infuse.
106Tout l’enseignement des mystiques, et particulièrement de sainte Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix qui l’ont porté à son degré de perfection ultime, se résume dans ces quatre citations :
- - Le désir naturel de l’âme créée l’incline à faire retour à Dieu selon une perfection surnaturelle.
- - La nécessité d’une disposition adéquate dans l’ouverture de l’âme à la grâce.
- - L’œuvre réservée à Dieu lorsqu’Il l’illumine à travers les signes, selon son mode à elle.
- - L’œuvre réservée à Dieu lorsqu’Il se donne à elle, selon son mode à Lui.
107Ces quatre propositions contiennent la substance de la doctrine que l’idéologie chrétienne est venue malmener et pervertir. Tout au long de l’histoire de la spiritualité moderne, à partir de maître Eckhart et de Raymond Lull, jusqu’à Bossuet et Fénelon, soit durant quatre siècles, c’est autour de ces quatre aspects que la polémique s’est déchaînée dans l’Ecole et dans l’Eglise, au grand dam de la paix des esprits et des cœurs39.
108On comprend par là pourquoi l’idéologie qui est d’ascendance mystique et qui procède d’un dévoiement spirituel de la foi a eu pour conséquence d’engager la théologie de la grâce dans le dualisme et l’impasse d’un naturalisme théologique. Nous sommes là au cœur de l’idéologie chrétienne et à pied d’œuvre pour en retracer l’histoire, qui est celle de ses méfaits.
109L’idéologie chrétienne a en fait exilé le surnaturel -la divinisation de l’âme humaine- hors de l’esprit vivant (première impasse : celle de la mystique), comme de la vie sociale, de la religion qui se cléricalise (deuxième impasse : celle de la réification religieuse), et de la morale, de l’art et de la culture qui au contraire se laïcisent (troisième impasse).
110Tel est l’effet du sur-naturalisme de l’idéologie moderne ou, si l’on veut, de l’aliénation chrétienne, dont Marx ne verra que la face visible, alors que celle-ci n’en est que la manifestation extérieure et que pour agir sur elle il faut porter le fer dans la plaie.
111On peut dire que le phénomène de l’idéologie chrétienne coïncide avec une vision réductrice du christianisme : celui-ci n’est plus une religion de sanctification, mais une religion de sacralisation. C’est l’effet de la dichotomie dualiste que nous avons signalée. La religion se constitue dans une problématique que les théologiens de la grâce dénommeront extrincéciste comme une super-structure sacrée plaquée sur du profane. Ce qui est grave, c’est que périclitent dans cette opération non seulement la religion (elle ne sanctifie plus, elle sacralise) mais la culture (elle n’humanise plus selon Dieu, mais selon la nature). L’idéologie chrétienne entreprend, dans ces conditions, de déconstruire le christianisme de sanctification et de reconstruire une vie chrétienne sur la base d’une disjonction du sacré de la religion et du profane de la culture.
112La problématique idéologique de la modernité est donc bien révolutionnaire dans la mesure où elle ébranle le christianisme de part et d’autre de l’axe de la transcendance et de l’immanence qui le structurent.
113D’une part, le dualisme de la raison et de la foi l’a conduit à "libérer" la raison naturelle de l’animation de la foi ; il a exaspéré, tout en la dévaluant, la capacité naturelle de la raison à se rendre maîtresse du monde (antagonisme de l’intellectualisme et de l’empirisme dans la philosophie et la théorie des sciences) ; d’autre part, en théologie, le naturalisme extrinséciste a développé une aspiration à combler le vide surnaturel qui s’installait au cœur de la vie chrétienne, en tentant de dépasser la voie royale de la foi (dans l’alternance d’un mysticisme spéculatif d’intellectuels et d’un fidéisme affectif de dévôts).
114Culture et mystique se trouvaient ainsi profondément disjointes tout en étant, par la religion, marginalisées. Tout se passait comme si le christianisme s’était lui-même amputé doublement en laissant la foi se naturaliser, tant du côté de Dieu que du côté du monde. La problématique de l’idéologie dessinait de la sorte les traits de la mystique, de la religion et de la culture de l’Occident moderne, ceux d’un christianisme destiné à progresser historiquement dans l’impasse.
115Désormais, à la vision traditionnelle du statut historique existentiel de l’homme créé selon Dieu à son image et tendu vers lui comme vers sa fin béatifique surnaturelle, on superposera la vision nouvelle d’un ordre essentiel, supra-historique de l’homme pris dans sa pure nature face au Dieu qui le crée et qui le sauve. L’effet de cette superposition ne sera pas d’éliminer l’ancienne vision médiévale, mais de la conserver en la réifiant. Dieu sauve, pensera-t-on, l’homme du péché en deux temps : sur terre à la manière des hommes - c’est-à-dire à la mesure de leurs pouvoirs et de leurs efforts -et au ciel à sa manière à lui- c’est-à-dire selon ses propres pouvoirs. S’ouvrait ainsi sur la terre des hommes le règne de la théorie et de la spéculation théologique bannissant l’ancien régime de l’expérience chrétienne de l’union à Dieu et de la fraternité humaine. En Dieu lui-même, le créateur et le rédempteur ne s’opposaient-ils pas, comme en l’Homme l’homme de l’histoire et l’homme de la pure nature ?
Notes de bas de page
1 E. Gilson, l’Etre et l’Essence, o.c., p. 309. L’être fini suppose toujours l’influxus Dei d’où il reçoit l’être (cf. o.c., p. 102). "L’idée divine n’est pas l’essence de Dieu en tant qu’essence mais en tant que l’essence de Dieu est la raison intelligible de tel ou tel être particulier" (ib., p. 308).
2 V. supra, p. 61.
3 Jean Paulus, Henri de Gand, Essai sur les tendances de sa métaphysique, Paris, Vrin - 1938.
4 Ib., p. 166.
5 Etienne Gilson, L’Être et l’Essence, 2e édition, Paris, Vrin - 1981, pp. 144 & ss.
6 En effet, contre saint Thomas, Henri refusait de faire de la nature le mode suivant lequel chaque individu participe du seul être nécessaire : Dieu. Pour saint Thomas, toute réalité naît de la conjugaison d’une essence pensée par Dieu dans l’universel et d’une existence créée par lui dans l’individuel. Pour Henri, essence et existence se confondaient dans les êtres individuels ; mais il existait au-dessus du réel contingent un ordre des essences possibles qui participe d’une certaine nécessité puisqu’il émane du seul être nécessaire : Dieu.
7 Jean Paulus, o.c., p. 222, note 20.
8 Henri de Lubac, Augustinisme et Théologie moderne, Paris, Aubier - 1965, ch. VII, p. 255.
9 Ib., p. 256. C’est au nom d’Averroès que Cajetan s’en prenait à la thèse scotiste. Le P. de Lubac a longuement insisté sur cette histoire dans l’ouvrage cité, ch. VI, pp. 194-223, et dans Le Mystère du Surnaturel, ch. VIII, pp. 181-185.
10 C’est la conclusion du ch. VII d’Henri de Lubac, Augustinisme et Théologie moderne, pp. 256-257.
11 Ib.
12 Voir notre Deuxième Partie, titre premier, ch. I et II.
13 Etienne Gilson, La philosophie au Moyen Âge, 3e éd., Paris - 1947, pp. 297-299.
14 E. Gilson, o.c., p. 299.
15 E. Gilson, o.c., p. 300. Guillaume recourt à la doctrine augustinienne de la mémoire pour détailler la méthode à suivre. Afin que l’âme se connaisse elle-même comme faite à l’image de Dieu (dans sa pensée : mens), Dieu y a laissé son empreinte dans la mémoire afin que nous puissions toujours nous souvenir de lui. Notre mémoire secrète engendre notre raison et la volonté procède de l’une à l’autre. La trinité des facultés de l’âme créée représente en nous la Trinité créatrice : la mémoire correspond au Père, la raison au Verbe et la volonté au Saint-Esprit. Leur objet devrait toujours être Dieu ; mais elles sont déréglées par le péché. "L’effet de la grâce divine redresse, au contraire, nos facultés de telle sorte que l’amour dont nous aimons Dieu coïncide avec celui dont il s’aime lui-même en lui-même et dont il s’aime lui-même en nous. Plus l’âme recouvre la ressemblance à Dieu, mieux elle connaît Dieu en se connaissant elle-même". L’abbé cistercien du XIIe siècle a su dire à son temps la doctrine substantielle que saint Jean de la Croix, plus de quatre siècles plus tard, tentera en vain de faire admettre au monde moderne.
16 E. Gilson, o.c., pp. 305-306.
17 E. Gilson, o.c., pp. 301-303.
18 Surtout les sermons XIX-XXVI, E. Gilson, o.c., p. 301.
19 La conversion vers l’intérieur avait conduit saint Bernard de la basilique visible à l’âme mystique du monachisme.
20 V. plus haut pp. 19-30 et 60-61.
21 Georges Duby a très bien fait ressortir cet affrontement : Saint Bernard. L’art cistercien, Flammarion - 1979, pp. 107-110.
22 Sans s’opposer radicalement à elle, contrairement à ce que l’on insinue trop souvent sans doute par pur prurit parallélistique ou dialectique. Voir Georges Duby, o.c., pp. 45 & ss. ; 63 & ss.
23 On connaît le mot fameux de saint Thomas sur l’angoisse spirituelle des grands génies de la philosophie antique pressentant la vérité cachée de la religion naturelle (Contra Gentes, livre III, ch.38).
24 Voir infra, pp. 286-300.
25 Voir la 3e partie du présent ouvrage, pp. 403-433.
26 Ces distinctions si parlantes sont méconnues de nos contemporains. Le cas du P. Gardeil est particulièrement frappant : La structure de l’âme et l’expérience mystique, J. Gabalda, 1927, 2 vol.
27 V. supra, pp. 44-53.
28 Saint Jean de la Croix, v. supra, pp. 63-79.
29 Ce texte a été cité et commenté par Georges Duby (op.cit. pp. 93-94) sans référence à la doctrine de Denys. Or il ne devient compréhensible qu’à la lumière de ce qui est dit ici des trois mouvements de l’âme contemplative. On apprécie le commentaire de Duby lorsqu’il écrit : "Pour Bernard les degrés par quoi l’esprit hébété se dégage des obscurités du charnel prennent place dans l’intimité d’une âme que vivifie la Parole. La découverte des vraies richesses s’opère, sans truchement matériel, au cours de ces visites furtives dont Dieu consent d’honorer la demeure purifiée. Par un commerce secret, nuptial". Il est évident que les trois mouvements sont ici mentionnés, sinon confondus, alors que le texte cité les distinguait parfaitement. De plus, notre historien recourait à ce texte pour opposer saint Bernard à Suger, l’abbé de Saint-Denis, bien abusivement, alors qu’il convient seulement de distinguer mouvement hélicoïdal bien illustré par saint Bernard et mouvement droit auquel on veut se référer : "Pour ce mystique, la fonction de l’image des "objets terrestres" s’inverse radicalement. Elle n’est plus, comme elle l’est encore pour Suger, chemin vers le non-perceptible, voie d’approche conduisant des ténèbres à plus de lumière. L’image est métaphore, traduction imparfaite, opaque, d’une ineffable illumination. Comme un écran tendu devant les éblouissements de l’extase". Rectifions : dans le mouvement hélicoïdal des visions mystiques distinctes il ne s’agit pas de métaphores mais bien plutôt de symboles spécifiquement contemplatifs.
30 Au chapitre I, §6. "L’âme introduite dans cette demeure voit en une sorte de vision intellectuelle la Sainte Trinité... de telle sorte que ce que nous croyons dans la foi, elle l’entend dans l’esprit, comme si elle le voyait, bien qu’il ne s’agisse pas de voir avec les yeux du corps ni avec ceux de l’âme parce qu’il ne s’agit pas d’une vision imaginaire". Cette haute vision inaugure dans l’âme l’union habituelle (§7) (29 mai 1571, 22 septembre 1572, 28 août 1575).
31 Lorsque saint Thomas critique la théologie symbolique de l’augustinisme, il sait conserver l’âme du symbolisme mystique du monachisme, à savoir son réalisme de l’incarnation. Est "thomiste" la magnifique formule de saint Bernard : "Parce que nous sommes charnels, il faut que notre désir et notre amour de Dieu commencent dans la chair".
32 V. plus haut, pp. 93-97.
33 E. Gilson, La Philosophie au Moyen Âge, 3e édition, 1947, p. 638.
34 O.c., p. 689.
35 O.c., p. 566.
36 "Vita autem æterna est quoddam bonum excedens proportionem naturæ creatæ, quia etiam excedit cognitionem et desiderium ejus." (I-IIæ, q.114, a.2).
37 "Visio seu scientia beata est quodammodo supra naturam animæ rationalis, inquantum scilicet propria virtute ad eam pervenire non potest ; alio vero modo est secundum naturam ipsius, inquantum scilicet secundum naturam suam capax est ejus, prout scilicet est ad imaginem Dei facta." (IIIa. p., q.9, a.2, ad 3).
38 "In quibus (bonis æternis) tametsi habet natura appetitum ex gratia creante, non tamen ex perfecte dignoscit nisi ex gratia illuminante, nec apprehendit nisi Deo donante" (Speculum Fidei, P. L.180, 386 C.).
39 Les mots naturel et surnaturel sont piégés depuis leur apparition contemporaine du séparatisme de l’humain et du divin, c’est-à-dire depuis l’émergence de l’idéologie. Il faudrait leur préférer humain et divin puisqu’il y a du naturel dans le divin tel que nous le connaissons (Dieu s’est fait homme) et qu’il y a du surnaturel dans l’humain (Dieu s’est fait homme pour nous diviniser).
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