Introduction
Foi et dialectique
p. 83-90
Texte intégral
1Dieu est philosophiquement pensable. L’athéisme est impensable. C’est ce que supposaient les moines bénédictins du Bec au XIe siècle, lorsqu’ils demandèrent à Anselme de Cantorbéry de les munir d’une preuve que Dieu existe, non pas parce qu’ils en éprouvaient le besoin afin de fonder leur propre foi, mais pour répondre à l’impie qui mettait la rectitude de celle-ci en question.
2Ce qu’ils pressentaient, c’est que l’impie ne peut penser réellement que Dieu n’existe pas et que la foi est implicitement appuyée sur la preuve, accessible à la raison, qu’il existe.
3Le problème des rapports de la foi et de la dialectique était posé. Problème promis à une longue histoire riche de découvertes et de confusions. Il s’agissait, en effet, des rapports de la nature et de la Grâce, de la philosophie et de la théologie. Le plus difficile ne sera pas toujours tenu : bien distinguer la foi et la dialectique afin de maintenir leur union ; les séparer pour les opposer conduit finalement à les réduire l’une et l’autre lamentablement dans une fausse mystique de la foi et une fausse spéculation théologique.
4On a vu au cours des siècles se produire tous les avatars d’un tel dualisme qui bouleverse la structure du savoir en christianisme dans ses divers aspects (mystique, théologie comme science, philosophie). De nos jours ce problème est encore d’actualité et l’idéologie lui doit la vie sauve chez plus d’un théologien1. C’est par rapport aux solutions qu’elles en proposent que les écoles catholiques et protestantes se sont déterminées. D’où l’intérêt considérable que revêt pour nous son examen.
51. - Il faut poser dès le départ une distinction entre deux modes de la connaissance de Dieu :
la connaissance propre à la foi, qui est intérieure à celle-ci et qui est donnée avec elle, disons dans le "concept supra-intellectuel de Dieu" comme révélant Lui-même son Être (saint Anselme le désignait comme l’"id quo magis cogitari nequit", l’inconnaissable du tétragrammaton, l’incommunicable Yahweh) ;
la connaissance propre à la raison et à la "théologie naturelle", celle de l’homme créé à l’image de Dieu. Par elle, le désir absolu de Dieu inscrit dans la nature spirituelle de la créature humaine douée de raison explicite sa propre structure rationnelle (une telle connaissance demeure implicite chez lui, en fait, tant que la foi n’est pas venue éclairer la raison et l’aider à l’expliciter).
Le chrétien dispose ainsi de deux possibilités d’usage de la foi, selon que celle-ci illumine la raison du dedans et la surélève à un mode de connaître Dieu qui n’est possible que par grâce (connaissance infuse), ou selon quelle l’éclaire du dehors. Etant entendu que ces deux modes de connaissance sont vitalement unis et distingués par l’analyse sans césure entre eux.
6Dans le premier cas, nous parlerons de la foi vive qui procure l’intellectus fidei.
7Dans le second, de la foi éclairant la raison dans son travail de recherche en vue de parvenir à connaître celui qu’elle désire absolument comme l’Absolu de ses désirs et de ses pensées. C’est normalement ce que la foi pousse la raison à chercher, fides quaerens intellectum, la certitude philosophiquement acquise qu’elle-même, la foi, dit vrai quand elle dit à sa manière -comme don de l’Esprit- que Dieu est.
8Pour faire image, nous pouvons dire que la foi qui illumine, comme don immanent, est une lumière qui traverse la verrière et pareillement illumine l’âme de l’intérieur. Tandis que cette même lumière lorsqu’elle vient au secours de la raison qui cherche à reconnaître son Dieu (pour que celle-ci infère de l’idée supra-intellectuelle que la foi dépose en elle à l’existence réelle de id quo magis cogitari nequit) se comporte comme si elle frappait la raison du dehors, à la manière dont la lumière éclaire les objets exposés au soleil, sans les transverbérer (bien qu’elle en soit capable d’elle-même si l’on s’y prête).
9Connaître Dieu dans l’intimité de la lumière versée dans le cœur par l’Esprit qu’il nous a donné afin d’être connu dans l’intime de l’âme et en secret - c’est la foi vive "illuminée" des "mystiques" (et tout chrétien est - en droit - ce mystique-là).
10Connaître par la raison que Dieu existe, c’est le connaître comme toutes les créatures le "connaissent", mais selon l’évidence de la raison humaine mue par la foi à développer sa dialectique propre (tout chrétien accède naturellement à cette théologie naturelle là).
112. - Mystique ici, Théologie naturelle là. Ces deux modes d’opération de la foi sont distincts. On vient de le voir. Mais ils sont unis ; ils devraient ne jamais être opposés par les théologiens. Mais on est loin du compte.
12Saint Anselme l’avait dit :
- "Je ne pourrais comprendre si je ne croyais pas". La foi est toujours requise dans l’un et l’autre mode de connaissance de Dieu. Dans la foi vive, puisque c’est elle qui l’apporte. Dans la foi théologique, puisque c’est par elle que la raison déclenche son opération dialectique en vue de la "preuve" de l’existence de Dieu.
- "Ce que j’ai d’abord cru par ton don, maintenant je le comprends par ta lumière". Il veut dire : par la lumière de la foi éclairant la raison.
- "Désormais je ne pourrais plus ne pas comprendre". Dieu posé est implicitement compris comme ce qui est tel qu’on n’en peut concevoir un plus grand. Donc il ne peut être pensé comme n’étant pas. Un doute méthodique -de l’impie- du philosophe - provoque donc la preuve rationnelle établie à l’intérieur de l’adhésion de la foi. L’intellectus fidei de l’âme priante ne cesse pas, mais elle s’incorpore à une démarche spéculative de philosophe et aboutit à une preuve de théologien.
13Les moines de saint Anselme ont désormais la certitude que leur raison est aussi autorisée à poser dans son ordre l’existence de Dieu que la foi l’est dans le sien, et cela parce que dans la même foi chacun de ces modes de connaissance est distinct et uni à l’autre. Le chrétien a une théologie, et pas seulement une mystique. Les deux, mystique et théologie, communiquent sans se mélanger, sans se disqualifier2 non plus.
14Tel était l’enseignement de saint Paul que saint Anselme redécouvrait pour l’édification de ses moines3. Le théologien est capable de prouver que Dieu existe et sa preuve est valable pour tous les hommes ; toutefois, c’est parce qu’il le sait selon la preuve intérieure à la foi (qui l’atteste divinement) qu’il est capable de découvrir cette preuve. Il y a cette différence entre l’approche de la foi et celle de la raison, c’et que la raison déclare qu’il existe, alors que la foi dit : "Tu existes" en convertissant vitalement l’homme au Dieu de la foi qui se fait lui-même connaître. Et c’est par là, comme le dit encore saint Paul, que le chrétien ne se laisse plus ballotter et emporter à tout vent de doctrine, au gré de l’imposture des hommes et de leur astuce à fourvoyer dans l’erreur (Eph. 4,14) mais que, cessant de devenir étranger à la vie de Dieu à cause de l’ignorance (Eph. 4,18), il édifie le Corps du Christ, l’Humanité nouvelle et prophétise en exhortant et en consolant (I Cor. 14,4). En lui, les deux savoirs de Dieu sont unis et c’est au nom de la vérité qui est en Jésus (Eph. 4,21) qu’il peut instruire ses frères pour qu’ayant connu Dieu en Jésus-Christ, ils le connaissent aussi par la raison comme il se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres (Rom. I, 20).
153. - Cette relation dynamique entre mystique et théologie naturelle doit être maintenue, si l’on veut que chaque mode de connaissance de Dieu progresse selon son ordre propre, celui de la foi vive dans la pénétration de son objet par l’intime, ce qui donne lieu à une contemplation de "théologie mystique" - et celui de la raison éclairé par la foi travaillant soit sur le donné naturel (ce qui donne lieu à la théologie naturelle) soit sur le donné de la foi elle-même (ce qui donne lieu à la théologie comme "science").
16Mais historiquement il n’en a pas été ainsi. On a enregistré, au contraire, le séparatisme généralisé entre chacune de ces trois théologies et les deux autres. Tantôt entre théologie mystique et théologie spéculative, tantôt entre théologie spéculative et théologie naturelle, tantôt enfin entre théologie naturelle et philosophie. Dans tous les cas, c’est parce que le lien avec la connaissance mystique propre à la foi elle-même a été rompu.
17C’est, en effet, la connaissance mystique de Dieu qui fonde la possibilité de la connaissance théologique de la science du donné révélé et de la science du donné naturel ou théodicée. Le "Tu existes" en parlant de Dieu précède le "Dieu existe". Mais le Dieu que je désire naturellement et que la foi me présente comme objet d’adoration, mon intelligence le reconnaît comme sien, comme l’existant suprême qu’elle désirait, de telle sorte qu’il faut dire qu’entre la reconnaissance et l’adoration le conditionnement est réciproque. De Dieu, qui se livre, à l’homme qui le reconnaît comme sien, circule l’Esprit.
18La mystique chrétienne incorpore de ce fait la dialectique existentielle du philosophe, l’implicite de la "théodicée", que l’intelligence dégagera par réflexion.
19Inversement, l’adoration mystique est aussi l’acte suprême de la créature raisonnable qui n’adore le vrai Dieu que parce qu’elle le reconnaît simultanément comme sien. C’est tout l’homme qui adhère à l’objet de la foi, mais avec sa raison, contrôlant du même coup l’immanence en lui de ce Dieu qui se communique et sa transcendance radicale. C’est là l’acte par lequel il s’en remet à Dieu dans la foi, acte fondamental que saint Jean de la Croix a bien mis en lumière et qui, par son caractère raisonnable, permet de contrôler l’authenticité de l’adoration et la pureté de l’acte de remise à Dieu. Non qu’il s’agisse d’enfermer la foi dans les limites de la raison (comme si la visée de la connaissance de la foi était la connaissance naturelle de Dieu qu’elle permet, par ailleurs, de dégager philosophiquement - c’est là l’erreur de Kant) mais parce que seule la raison, qui a reconnu le Dieu de la foi vraiment comme sien, est capable de garder à la foi sa pureté, sa transcendance propre, par rapport à tout le naturel humain, à commencer par la raison elle-même (et a fortiori par rapport à toute sentimentalité mysticiste)4.
20La raison manifeste donc un triple rapport à la foi : comme source de la connaissance qu’elle a que Dieu est effectivement son Dieu ; comme fondement de la science théologique qu’elle aide à constituer de ce Dieu ; et finalement comme garante de la transcendance de la foi - même lorsqu’elle se laisse transporter par elle au-dessus de ce qu’aucune raison créée n’est capable de comprendre, mais dont elle peut dire qu’il s’agit bien toujours du même Dieu.
21La mystique, comme la foi, a besoin de la dialectique pour asseoir effectivement sur l’homme intégral, tel que la foi l’édifie, l’édifice entier de la vie spirituelle, philosophie, théologie et mystique comprise. Par là les divers aspects du savoir de l’homme sur Dieu se confortent réciproquement : l’idée philosophique de Dieu n’est plus une idole qui se substitue au Dieu de la foi5 et le Dieu de la foi n’est plus une illusion du cœur.
22La responsabilité des théologiens modernes dans la déstructuration du savoir chrétien de la foi doit être soulignée. C’est parce qu’ils ont cessé de demeurer reliés à l’être chrétien en noétique comme en pratique, situés dans la condition historique de la Révélation conformément à la tradition des Pères et de la grande scolastique, qu’ils ont réduit cet être à celui d’un homme placé dans la condition hypothétique de la pure nature abstraitement prise, donc un homme intermédiaire entre sa nature historique et le concept de son essence. Cette fiction n’était rendue possible qu’à partir du moment où l’on opposait artificiellement la vie de la foi et la spéculation théologique. On vit apparaître cet essentialisme dans la théologie des modernes à partir de la fin du XVe siècle, comme nous le verrons. Il est contemporain de la controverse sur la mystique, à propos de la conception de la docte ignorance et de la théologie négative.
234. - La démarche du philosophe et du théologien qui procèdent par négation et éminence à partir des perfections créées pour affirmer celles de Dieu, ne doit pas être confondue avec la démarche négative propre à la théologie mystique de la foi.
24La première est bien dépendante de la foi, mais c’est en tant que celle-ci, du fait qu’elle propose Dieu tel qu’elle le connaît elle-même, déclenche dans la raison le processus de la réflexion qui la conduit à poser Dieu comme inconnaissable, comme connu dans son incognoscibilité même. Tandis que la seconde opère en arrachant l’intelligence à ses pouvoirs naturels et lui présente Dieu comme caché dans sa manifestation. D’un côté, on a affaire à une théologie naturelle qui opère négativement pour poser son objet comme inconnaissable. De l’autre, à une théologie mystique qui voit que Dieu n’est pas tel qu’il est connu dans les paroles humaines à travers lesquelles il s’est lui-même fait connaître en Jésus-Christ, connu réellement, mais selon la manière de connaître naturelle à la raison humaine. Dans la première démarche, la raison s’abstrait elle-même du sensible, sous l’autorité de la foi. Dans la seconde, l’âme est passivement abstraite du sensible et tirée hors de sa manière à elle de saisir Dieu (par un effort d’abstraction à l’égard des signes qui le manifestent) par la puissance de l’Esprit qui se communique dans la foi pour qu’elle le goûte, par union avec lui, comme caché dans cette même manifestation.
25L’intelligence des Ecritures qui est propre au mystique lui vient de la foi elle-même opérant, de la sorte, l’"extase". Elle est distincte de la manière propre au théologien qui, pour ne par tomber dans l’univocité et l’anthropomorphisme, s’agissant de ce qu’il affirme des choses divines, recourt à la démarche négative dite apophatique et d’éminence : Dieu est bien Sage, Bon, Parfait etc. ; mais il ne l’est pas à la manière dont nous connaissons ces perfections. Il faut dire : ou qu’il n’est pas tel ou tel ; ou bien : qu’il est Super-Sage, Super-Bon, Super-Parfait etc.
26A partir de la même manifestation de Dieu dans les signes, mystique et théologien ont chacun leur manière d’entrer dans le mystère révélé. Le premier en s’unissant dans la foi à ce qui demeure caché. Le second en spéculant, à partir de la foi, sur son objet inconnaissable, mais néanmoins réellement visé et connu comme réellement inconnaissable.
27Croire que l’on passe de l’une à l’autre sans discontinuité revient à aligner la mystique du Dieu caché sur la théologie (naturelle ou révélée) du Dieu inconnu. On imagine alors que la voie d’accès à la mystique chrétienne consiste à prolonger l’apophase par une négation redoublée détruisant toute connaissance naturellement accessible, suspendant activement tout acte de connaissance pour, ne connaissant plus rien, être élevé à la connaissance de l’inconnu qui se révèle comme caché. Mais cela est impossible, car l’acte de la foi adorante est tel qu’il prend toujours appui sur un acte de connaissance, jamais sur un vide provoqué, comme pour attirer Dieu à soi. La connaissance mystique ne relève que du dynamisme infus de la foi qui seule peut me faire accomplir le saut qui sépare la connaissance de la théologie de la connaissance de la mystique. Loin d’y disposer, le vide de la connaissance introduit à la manière des yogis ou des plotiniens constitue un obstacle : tous les illuminismes illustrent le fait.
28La foi opère dans la mystique à partir de son acte normal de connaissance et d’amour ; mais il est du dedans surélevé et porté à connaître Dieu selon le mode de l’union d’amour à l’objet du désir absolu de l’âme qui est Dieu même.
29Pour nous résumer, disons qu’entre la mystique et la théologie il y a, à la fois, continuité et discontinuité, distinction dans l’union, parce que l’une et l’autre mettent en œuvre la foi, mais l’une divinement, l’autre humainement (dans le sens où l’entend saint Jean de la Croix6, la foi éclairant ici la raison, ou le sens, et là l’intelligence, ou l’esprit, cette partie de la créature raisonnable tournée immédiatement vers Dieu au niveau de l’"image"). Ou encore, que le mystique a de Dieu l’idée "supra-intellectuelle" propre à la foi ; tandis que le théologien conçoit de Dieu le concept du suprême connu accessible à la raison éclairée par la foi.
305. - A partir de ces distinctions, on comprend l’erreur qui provoque toutes les confusions et toutes les réductions indues entre mystique et théologie, comme entre philosophie et mystique.
31Si l’on clôt l’esprit sur lui-même et que l’on cesse de le considérer dans son ouverture ontologique à Dieu, on ne peut plus rendre compte du mystère de la connaissance de Dieu dans la Révélation chrétienne. D’une part, parce que si Dieu n’est pas présent d’une certaine manière naturellement à l’esprit créé, nous ne serons pas capables de dire que Dieu est au-delà de tout ce que nous connaissons. D’autre part, parce que nous ne serons pas non plus capables d’accéder, moyennant la grâce, en le sachant, à la conscience qu’il transcende notre esprit en se faisant connaître à lui ; c’est ce que dit saint Augustin de la théologie négative, qu’elle suppose nécessairement la présence de Dieu dans l’âme7.
32Voilà pourquoi dans la problématique de la théologie des modernes où le dualisme de la pure nature et de la grâce coupe l’esprit naturel de l’homme de l’ordre de la grâce, on se révèle incapable de rendre compte du mystère du passage de la théologie à la mystique. Le dualisme que cette théologie novatrice introduit à tort entre la connaissance "naturelle" et la connaissance "surnaturelle" de la foi conduit à penser que l’on passe de l’une à l’autre naturellement, comme par miracle, que l’on s’installe dans la docte ignorance de la foi en refusant absolument de rien connaître et en refoulant en nous toute efficacité noétique propre. A partir de cette négation redoublée, l’extase mystique se produirait. Cela est inexact. L’"extase" relève d’un autre acte de connaissance qui, cessant de prendre appui sur le mode de connaissance naturel - positif ou négatif - revêt le "concept" infus avec la foi qui rend présent dans l’âme Dieu lui-même tel qu’Il se fait connaître par grâce à l’âme créée à son image.
33Aller au devant du don de Dieu, l’attendre, le désirer est nécessaire. Nécessaire également de l’accueillir quand il se donne. Mais de l’un à l’autre, de la préparation des voies du Seigneur à l’accueil de sa venue, il y a l’œuvre du mystère du salut, la transformation spirituelle que Dieu seul opère en nous par la grâce du Christ dans et par la foi. C’est cette foi, principe d’une connaissance absolument nouvelle, que nous devons revêtir dans l’intelligence parce qu’elle opère en nous "épousant" divinement (Osée, 2,22).
34En réalité, il s’agit d’un acte par lequel la grâce opère efficacement en faisant connaître Dieu à l’intelligence, en le lui faisant concevoir dans la foi comme présent. Celui qui conçoit ainsi sous l’action de l’Esprit qui lui est donné, c’est bien cet homme nouveau, renouvelé dans l’esprit, et qui reçoit le pouvoir de devenir enfant de Dieu par la puissance de l’Esprit. Il s’agit du pouvoir d’éveiller son esprit (créé pour connaître Dieu) de telle sorte qu’il conçoive Dieu même intérieurement comme l’objet de son désir absolu, et le nomme par son Nom (Dieu-Père, Jésus-Seigneur) du fait qu’il L’a atteint sous les déterminations finies des mots du langage des hommes par lesquels Dieu se fait connaître à eux comme un "TU".
35Cette conception intérieure à la contemplation de théologie mystique met en œuvre la théologie négative bien autrement que ne le fait la spéculation du théologien. C’est de cette manière là que Denys l’Aréopagite dans sa Théologie Mystique en parle pour la distinguer de l’apophase dont il traite dans les Noms Divins. Le contemplatif fait de l’apophase l’usage dont il a besoin pour s’unir à Dieu dans la prière, pas dans la spéculation. Alors il renonce non seulement à ses idées toutes faites et limitées, mais à son mode naturel de connaître Dieu à travers les signes. Il prend appui sur tout cela afin de se quitter lui-même et répondre à l’appel intérieur de la foi afin de s’unir, autant que la foi le permet, (ut fas est), à l’objet divin qui se donne à connaître dans un non-savoir surpassant tout autre savoir (car ce non-savoir est un suprême savoir). Telle est la sursumaction de la contemplation chrétienne.
36Tel est l’acte par lequel est formé le "concept supra-intellectuel de Dieu" propre à la foi qui contemple, bien distinct de l’indéterminé inconnaissable connu par le philosophe qui opère dans l’apophase. Seul cet acte est capable de constituer la réponse de l’âme au don de la grâce, une réponse qui soit, à l’égale de ce don, transcendante, dépassant la connaissance naturelle limitée de Dieu, et qui pénètre le sens caché des Ecritures parce qu’il atteint réellement Celui qui se cache dans sa manifestation.
37Résumons. Il y a lieu de distinguer deux modes de théologie négative :
L’une vise la transcendance à partir des déterminations créées, dans l’apophase qui reconnaît l’incompréhensibilité de Dieu8.
L’autre en part, fondée sur la notion de Dieu que la foi lui procure, afin de goûter la vérité qu’elle perçoit comme cachée dans les signes. Son usage de l’apophase, comme il a été dit, lui permet de préserver ce caractère du secret mystique dont elle a la prédilection.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple les positions de Karl Barth, H. Bouillard, Parole de Dieu et Existence humaine, Paris - 1957, Tome second, spécialement ch. III, pp. 141-217 - et de Hans Urs von Balthasar et autres catholiques dans notre Conclusion, pp. 462-481.
2 Dieu est connu de ces deux manières chez le chrétien. Voir H. Bouillard, o.c., p. 143-147 la pénétrante analyse des chapitres II-IV du Proslogion de saint Anselme dans l’édition d’A. Koyré - Vrin, 1930, spécialement les pages 141-143, 152-153, 161, 167.
3 L’homme est capable de connaître Dieu à travers les créatures, du seul fait que Dieu est présent en lui - il est son image - et qu’il se fait connaître à travers ses œuvres. Mais le péché a privé les païens de cette connaissance. La foi qui fait de nous des fils (Gal. 4,9) renouvelle le vieil homme, transformant notre jugement par une transformation spirituelle pour revêtir l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité (Eph. IV, 23-24).
4 Là est le fondement de la doctrine de saint Jean de la Croix concernant la conduite à tenir face aux communications extraordinaires. Il veut que l’on critique la confiance spontanée au caractère divin de telles manifestations pour n’y adhérer que raisonnablement, dans l’acte par lequel nous adhérons à Dieu lui-même dans la foi, lorsque nous reconnaissons que celui que la foi nous révèle est le vrai Dieu transcendant. Voir spécialement les Avis et Sentences (Silverio, n° 41-43 : "Entra en cuenta con tu razón para hacer lo que ella te dice en el camino de Dios...")
5 Voir plus loin, à propos de la preuve ontologique chez Descartes - Deuxième Partie, II, ch. I, pp. 207-211.
6 Nuit Obscure, II ch. XVII, 7 : Il faut progresser dans la voie de l’union à Dieu humainement "no sabiendo" et divinement "ignorando".
7 P. L. XXXIII, 873 : "Qui nondum Deum nosti, unde nosti nihil te nosse Deo simil ?" Cité par H. Bouillard, o.c., p. 190.
8 On connaît le mot profond de Gilson : "Saint Thomas ne situait pas sans raison la théologie négative, sous sa forme superlative, au sommet de la méditation sur Dieu et sur l’être" (L’Etre et l’Essence, p. 375). Il ajoutait (p. 377) que pour y demeurer "au-delà de sa métaphysique" saint Thomas priait.
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