Chapitre II. Saint Thomas : l’unité de la théologie comme science et mystique de la foi
p. 31-40
Texte intégral
(…) Quand je parle de saint Thomas, je sais fort bien que lui-même ne concevait pas sa philosophie comme la forme suprême de la sagesse. Il ne philosophait que pour aider à l’œuvre de rédemption dont la révélation chrétienne détenait seule les moyens. La philosophie thomiste était une philosophie "engagée". (…)
Etienne Gilson, L’Être et l’Essence, p. 358.
1C’est à partir de saint Thomas que s’est posée pour l’Occident chrétien la question fondamentale qui allait dominer son histoire spirituelle : allait-on suivre la voie révolutionnaire qui faisait dire à saint Thomas que la théologie est science (et pas seulement symbole) parce que (et c’est ce parce que qui est la marque du génie de saint Thomas) c’est la théologie elle-même qui requiert la présence mystique de la foi1 ? Là où le surnaturalisme du Moyen Âge avait instauré son régime symbolique, dans la confrontation de la théologie des croyants in via et de la théologie des bienheureux in patria, saint Thomas puisait l’élan d’une conversion de l’intelligence vers l’intimité de la présence de la théologie des bienheureux telle que la foi la fait posséder par anticipation sur la terre. C’était une conversion à la nature, une attention portée à l’homme dans sa condition terrestre, un pari (utopique ?) pour voir s’instaurer l’unité, dans la distinction de la science et de la mystique, d’une intelligence capable de "mimer" la science de Dieu parfaitement une, dès cette vie in speculo, comme dans un miroir.
2Sans doute l’histoire devait-elle démentir ces espérances. Mais précisément, pour en comprendre le sens, il faut se reporter à la doctrine de l’unité de la théologie comme science et comme mystique, que saint Thomas a génialement su faire valoir en son temps. Faute de s’être nourris de son enseignement, spirituels et théologiens ont perdu cette unité de vue et, frères ennemis de la théologie moderne, ils en ont rêvé.
3Entre la contemplation philosophique et celle du théologien, saint Thomas avait déjà établi une analogie de structure : le thème de l’illumination dionysienne, asocié au thème de l’abstraction aristotélicienne, fondait sa noétique sur la distinction et l’union de ces deux sortes de contemplation. Elles étaient toutes deux démonstratives et le fruit du raisonnement.
4Pareillement, la noétique de saint Thomas établit la distinction dans la continuité entre les deux théologies, comme science et comme sagesse.
5L’activité intellective de l’homme est traversée, de part en part, par la synergie que la transcendance de l’intellect divin met en œuvre dans le processus de la connaissance-manifestation dont est capable l’esprit de l’homme. De la philosophie à la mystique surnaturelle, en passant par la théologie comme science du divin, l’intelligence de l’homme découvre la présence intime de l’Intellect divin illuminateur et réalise ainsi sa vocation qui est d’unir vitalement le visible à l’invisible et de tout ramener à la source divine.
6Le mystère de l’esprit ne commence pas au-delà de la connaissance naturelle, celle-ci baigne en lui.
7 1. Si nous voulons rendre compte de la spécificité de la connaissance révélée de Dieu (Dieu se fait connaître dans la foi divinement), il faut, à la fois, distinguer le mode de connaissance qui est celui de la foi - elle atteint Dieu dans son être même - du mode de connaissance propre à la raison naturelle - Dieu se fait connaître dans des signes - et unir ces deux connaissances.
8Lorsque l’intelligence de l’homme découvre l’existence de Dieu moyennant l’effort dont elle est (de droit) capable (du fait de la présence en elle du Dieu créateur), une telle connaissance se termine seulement à l’idée, pas encore à l’être divin qui demeure transcendant. On dit que l’intelligence connaît Dieu comme inconnu.
9Mais lorsque Dieu se fait connaître dans la Révélation de son mystère, c’est dans son être qu’il est atteint comme caché dans sa manifestation visible et, là, il est connu, non plus comme inconnu, mais comme présent et caché.
10Cela même implique que ces deux genres de connaissance soient unis.
11En effet, c’est parce que nous sommes naturellement capables d’atteindre par les signes l’être qui s’y manifeste, que saint Paul pouvait dire que Dieu s’était manifestement découvert aux hommes à travers les créatures (Rm. 1, 19-20) ; mais il savait, mieux que quiconque, qu’en fait la Révélation de Dieu était nécessaire pour restaurer en l’homme cette capacité naturelle.
12Lorsque la foi fait connaître Dieu dans son mystère, elle procède également à partir de notre mode naturel de connaissance de Dieu dans les signes que constituent les paroles et les œuvres du Christ vivant parmi les hommes : par la puissance de la résurrection de cet homme qui a porté aux hommes le témoignage de Dieu, l’Esprit qu’il envoie d’auprès du Père fait entendre le sens de tout ce qu’il a fait et de tout ce qu’il a dit. Entrer, par le don de l’Esprit qui illumine et conforte la foi, dans l’intelligence des paroles de Jésus, c’est découvrir en lui le mystère de sa personne divine, le mystère de la Parole de Dieu.
13 Telle est la voie de l’Esprit. Elle part des signes reconnus dans la foi, interprétés selon l’Esprit qui rend participant de l’Esprit du Christ et de ses vues.
14C’est donc du dedans de notre manière humaine de connaître et d’entendre Dieu nous parler, que nous parvenons à l’entendre nous parler divinement, non plus selon notre langue, mais selon la sienne. Dieu transforme ainsi notre manière humaine de le connaître, en nous menant à partir d’elle vers sa manière à lui, en nous proportionnant à son esprit à lui, de telle sorte que nous puissions, dès cette terre, le connaître, lui, tel qu’il est, dans son être même, dans le clair-obscur de la lumière de la foi.
15Cette transmutation de notre mode humain d’atteindre Dieu dans les signes est l’œuvre de la grâce de la Révélation elle-même. La foi vise, dans ses propositions, Dieu en lui-même tel qu’il s’y cache en s’y manifestant (Denys, Epître à Tite) ; mais elle ne parvient à révéler réellement ce Dieu que parce que l’Esprit lui-même transforme notre manière naturelle de l’atteindre.
16Cela implique qu’au cœur de la connaissance de la foi, le mode naturel subisse une transformation qui est celle du passage de la spéculation rationnelle à la contemplation qui se passe dans la foi (que se da en fe) selon l’expression de saint Jean de la Croix2.
17 2. La foi cherche à se comprendre, non pas pour spéculer, mais pour goûter. Se comprendre, pour elle, c’est entrer dans la connaissance amoureuse du mystère sur lequel elle informe l’homme : le mystère du divin manifesté dans son obscurité propre. Elle n’attend pas de la raison qu’elle fasse seulement la lumière sur un tel objet, mais qu’elle accepte de se laisser elle-même envahir par la lumière de l’Esprit, car il est illuminateur et il est capable de transformer la lumière naturelle de l’intelligence de l’homme dans la lumière surnaturelle de l’intelligence divine. C’est ainsi que l’Esprit fait grandir la foi à forme humaine en une foi illuminée (voire très-illuminée). Finalement la vraie science que cherche la foi, c’est la science d’amour qui procède par l’union à l’objet de la foi, c’est la théologie mystique. Tel est l’enseignement fondamental de saint Thomas3.
18A cet égard, il convient de distinguer l’acte de foi, comme acte du jugement, de sa représentation noétique. L’acte de foi opère, en effet, en accueillant la Vérité révélée et en la produisant par une opération intérieure de l’esprit tout à fait à l’image de la manière dont la sagesse est posée en regard de Dieu dans l’Ecriture, en particulier dans les livres des Proverbes et de la Sagesse, par voie de génération.
19L’acte de foi ne crée pas pour autant son objet, il le reçoit et accueille son engendrement selon sa puissance passive. Et c’est pourquoi la croissance de cet acte va de pair avec la lumière de l’illumination divine.
20Il ne peut donc s’agir d’identifier la connaissance de foi à une connaissance par mode de concept représentatif, mais seulement de l’analyser comme une connaissance par participation à l’objet connu et perçu à travers les concepts dans lesquels il s’exprime et se communique. La foi pénètre ainsi le contenu des propositions et le donné de l’Ecriture ; elle fait entrer au dedans de la vérité vivante qui s’y révèle et elle s’unit à l’intelligence humaine pour se communiquer à elle (l’acte de connaissance de la foi se termine à l’objet divin lui-même, pas seulement à la proposition dogmatique qui l’exprime).
21C’est ainsi que l’adhésion actuelle à la proposition du dogme de la Trinité de Personnes dans l’unité de l’Essence divine -dogme fondamental en christianisme-constitue pour la foi sa source et son terme, la Vérité vivante à laquelle je ne peux croire et adhérer que parce qu’elle se révèle dans l’Eglise qui la propose et met en route, par l’adhésion en acte, vers la contemplation éternelle et son mystère. Dès le premier instant de sa démarche dans la foi, le baptisé au nom de la Trinité divine (Mt., 28, 19) est en route vers la foi très illuminée qui fera de lui un mystique appelé à la connaissance savoureuse des mystères divins révélés en Jésus-Christ.
22L’impasse, pour la théologie et la pratique de la spiritualité chrétienne, serait que l’initiation chrétienne aille se clore à peine ouverte sur le Royaume intérieur du culte en esprit et en vérité, ce qui arrive lorsque la croyance se réduit à un savoir et la religion à une représentation. Ce ne sont pas seulement les simples fidèles, comme on dit, qui risquent de tomber dans cette vision étriquée de la foi chrétienne ; pasteurs et théologiens sont les premiers menacés et peut-être plus gravement encore, pour peu qu’ils omettent de se retremper sans cesse dans le courant de la parole de vie afin de ne pas céder à la tentation de dogmatiser, là où il s’agit de contempler.
23L’intelligence des Ecritures dont saint Paul souhaite aux croyants d’être un jour gratifiés, c’est l’intelligence spirituelle des adultes dans la foi qui n’en sont plus à recevoir le lait de la nourriture des enfants, la connaissance à forme humaine de la Parole. Cette "intelligence" pénètre les mots du langage des hommes dans lequel Dieu se fait connaître, pour saisir le message divin qu’il manifeste tout en le cachant. Il ne s’agit plus seulement de la démarche négative qui vient prolonger l’affirmation (Dieu est bon, il est sage, il est jaloux) par éminence (Dieu n’est pas bon, il n’est pas sage, il n’est pas jaloux à notre manière humaine : il est super-bon, il est super-sage, il est super-jaloux etc.) Il s’agit d’une démarche par laquelle est saisi du dedans le sens divin des mots, grâce à l’affinité spirituelle que la foi introduit entre Dieu et l’homme pour qu’il soit capable de goûter, en s’unissant d’amour à elle, la vérité même qui se révèle comme cachée dans les mots. Une telle théologie est mystique, parce qu’elle saisit le donné de la Révélation comme caché.
24La négation par éminence purifie humainement notre approche de la Parole et nous dispose ainsi à recevoir de la foi elle-même le sens spirituel des Ecritures. Mais celui-ci ne relève que de la grâce de la foi et de l’illumination de l’Esprit répandu dans nos cœurs. Cette foi illuminée aura son heure quand le croyant contemplera dans la foi, en s’unissant à elle, la vérité des paroles auxquelles il adhère par la foi, devenant ainsi spirituel (de psychique qu’il était, selon la distinction de saint Paul4).
25Néanmoins, sans la capacité inhérente à l’intelligence de l’homme de dépasser négativement les limites de ses conceptions lorsqu’il s’agit de Dieu, c’est-à-dire sans la négativité (apophase) de la théologie naturelle qui fait connaître Dieu comme inconnu et inconnaissable, il n’y aurait pas pour le chrétien de théologie mystique, parce qu’il n’y aurait pas de théologie du tout. En effet, si l’homme est capable de recevoir le don de la vision béatifique, et, sur terre, le don de la foi infuse qui anticipe sur une telle connaissance de Dieu face à face, c’est parce que son intelligence est naturellement capable de connaître négativement le Dieu dont elle a le désir absolu, vu qu’il demeure naturellement présent en elle, en tant qu’elle est créée à son image.
26Toute la valeur de la noétique thomiste est renfermée dans cette observation. Le mouvement ontologique de la créature spirituelle la dirige vers Dieu. Dieu l’épouse, dans le mouvement de la grâce par lequel il se révèle à elle dans la foi, l’investissant à contre-courant par la puissance de l’Esprit, dans sa négativité même. Alors le Dieu connu comme inconnu se fait réellement connaître comme caché.
27C’est pourquoi l’esprit de l’homme, sous l’effet de la grâce de la Révélation, se voit normalement arraché à soi-même, transporté hors de ses limites par l’extase de l’intelligence dont parlent Denys et saint Thomas, pour s’unir à Dieu tout entière et ne plus s’appartenir. C’est une extase qui n’est pas contre-nature, bien qu’elle soit surnaturelle, puisque seule la grâce de la Révélation la rend possible. L’extase est un acte élicite de l’intelligence qui consent à l’opération infuse de la grâce. Elle consiste en un passage au-delà des limites de la connaissance naturelle, comme l’exige la nature même de l’intelligence. Alors, dans la ligne du désir inefficace de Dieu que la créature spirituelle porte en elle, s’instaure le processus de la transformation de l’intelligence, image de Dieu, à la ressemblance de Dieu.
28La doctrine de saint Thomas (telle que Gilson l’a exposée magistralement dans tous ses écrits5) est seule capable de venir à bout des obscurités qui enveloppent cette question de la théologie négative des chrétiens, sa nature, son progrès et finalement son épanouissement dans la contemplation de foi. Puisque Dieu se situe au-delà de tout ce que nous pouvons dire de lui (il n’est pas un être, il est l’Être, l’Acte pur d’exister, Qui Est qui n’a d’autre essence que d’être et qui est inconcevable), le chrétien doit avoir le courage de dépasser toute représentation, toute connaissance de mode humain accompagnée d’images, pour s’enfoncer dans l’ignorance de ce que Dieu est, afin de l’atteindre dans l’obscurité au-delà de tout ce qu’il sait de lui. "C’est en ignorant Dieu qu’on le connaît le mieux", dit saint Augustin : melius scitur nesciendo (De ordine, II, XVI, 44) ; saint Thomas ne dit pas autre chose, mais il en apporte la plus forte des raisons6.
29Inutile de distinguer, en christianisme du moins, deux théologies négatives, l’une qui appartiendrait en propre à la raison oeuvrant à l’intérieur de sa théodicée, et l’autre qui serait la théologie négative des mystiques. En réalité, la théologie négative des chrétiens est distincte de celle des philosophes et elle se présente sous une forme unique au sommet de la connaissance propre à la théologie. Entre la négativité de l’apophase des philosophes et celle des chrétiens il y a donc continuité et distinction : on ne saurait les confondre pas plus qu’on ne saurait confondre, ni opposer entre elles, la théologie comme science et la théologie comme sagesse.
30Le dernier mot de la théologie spéculative chez saint Thomas d’Aquin est le premier mot de la théologie mystique : Dieu est mieux connu comme inconnu et la foi fait pénétrer cette inconnaissance en livrant à l’intelligence le "concept" supra-intellectuel de la foi à travers lequel l’amour fait connaître et atteindre le Dieu de la foi comme caché dans sa manifestation.
31Ce qu’il faut bien voir, c’est que cette union (dans la distinction) de la philosophie et de la mystique n’est possible que dans la théologie de saint Thomas qui défie tout ontologisme qui ferait penser que la connaissance du théologien spéculatif s’arrête de soi à l’idée discursive, propre à la spéculation, alors qu’elle tend vers la saisie amoureuse de l’objet divin. Si l’on veut comprendre ce que le théologien cherche à dire à travers sa science de Dieu, l’Ecriture peut nous éclairer.
32 3. On peut suivre le cheminement des apôtres dans le mystère de la foi au Christ qui le mène de la connaissance humaine de Jésus le Fils du charpentier, à la connaissance divine de l’Homme-Dieu. Jésus parle, il parle de Dieu, de son Royaume proche, de son Père. Mais qui est-il ? Un prophète ? Elie ? Pierre ose dire : « Tu es le Fils du Dieu vivant ». Il le dit, mais ne comprend pas encore.
33Voici que cet homme est mort. Voici que Dieu le ressuscite. Les apôtres commencent à comprendre autrement les paroles qu’il a prononcées naguère : « leur cœur s’enflamme et devient tout brûlant d’amour » pour celui qu’ils ne reconnaissent pas encore : il suffit qu’on leur en parle. Quand ils l’ont reconnu, Jésus leur demande d’attendre et leur annonce qu’il leur enverra l’Esprit d’auprès du Père. Le Père versera en eux cette force divine par laquelle il a ressuscité Jésus et qui est, dans la foi, une force capable de ressusciter l’intelligence des hommes : « Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit-Saint qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux confins de la terre » (Actes, 1, 8).
34Lorsque réunis dans la prière, unis dans le repentir qui a été proclamé au nom de Jésus à toutes les nations, l’Esprit leur est envoyé, c’est la Pentecôte. L’Esprit achève de fonder alors divinement la foi des apôtres. Ils reçoivent la force promise, celle par laquelle Dieu a ressuscité son Fils d’entre les morts et les rend capables de parler (en une langue qu’ils ignorent) des merveilles de Dieu de telle sorte que tous ont part à l’annonce de l’Evangile (Actes, 2, 4-9). Les apôtres sont devenus les témoins du ressuscité. Leur foi est une foi divine qui ressuscite l’esprit de l’homme en lui insufflant une vie nouvelle, d’un homme nouvellement créé dans l’Esprit. Leur foi a achevé les certitudes accumulées depuis le début de la rencontre avec cet homme Jésus qui avait scandalisé les Juifs de la synagogue de Nazareth en disant de lui-même (avec Isaïe) : « l’Esprit du Seigneur est sur moi » (Lc. 4, 18).
35L’Ecriture fait voir, encore, que la foi qui ressuscite l’esprit de l’homme le blesse au cœur, car la promesse de Dieu est pour lui. Elle opère ainsi sa conversion, séparant en lui l’esprit de la chair, par la puissance de la Parole qui convertit. Le récit des Actes des Apôtres illustre ce processus de la diffusion de la foi parmi les Juifs réunis à la Pentecôte : « D’entendre cela, ils eurent le cœur transpercé, et ils dirent à Pierre et aux apôtres : « Frères que devons-nous faire ? ». Pierre leur répondit : « Repentez-vous, et que chacun de vous se fasse baptiser au nom de Jésus-Christ pour la rémission des péchés et vous recevrez alors le don de l’Esprit. Car c’est pour vous qu’est la promesse, ainsi que pour vos enfants ».
36C’est cette blessure qu’opère l’Esprit dans le cœur de l’homme en se manifestant comme le don de Dieu, qui inaugure le processus de la transformation d’une foi humaine en une foi en esprit et en vérité (divinement fondée). L’Esprit fait entrer le Christ ressuscité, toutes portes fermées, dans le cœur de l’homme. Il ressuscite ainsi l’esprit de l’homme lui-même.
37Ce n’est pas parce qu’ils ont vu qu’ils ont cru, mais parce que le Père leur a ouvert l’esprit à la connaissance de son mystère. La seule condition requise est de préférer une telle foi à tout ce qui peut être vu et compris humainement du Christ lui-même, ou touché comme par les mains de l’esprit, cette bienheureuse foi qui ne vient « ni de la chair ni du sang, mais du Père ».
38Cette foi est la nuit obscure de l’esprit où brille le clair-obscur de Dieu. Loin de tuer l’homme, elle le ressuscite ; loin d’aveugler son esprit, elle l’illumine à la lumière de la vraie lumière. Elle le fait mourir à ses vues humaines pour entrer dans celles de Dieu. Tel est le mystère de la foi et de la voie de l’Esprit.
39La foi cherche à se comprendre, non pas pour spéculer, mais pour goûter. La science qu’elle cherche est une science d’amour. Qui dit « Fides quaerens intellectum » dit aussi : mystique. Mais de ce fait, afin d’assurer son emprise sur tout l’homme, raison comprise, la foi cherche aussi à se comprendre par la spéculation. L’histoire prouve que la théologie naît comme compagne du recueillement de l’âme sur l’abîme de la foi et qu’elle exige pour s’édifier parfaitement de se fonder sur la théologie qui spécule.
40C’est en reconnaissant l’union intime de ces deux sortes de théologies et la place suprême qui revient à la sagesse mystique, que l’on assure leur distinction. A défaut de respecter cette structure du savoir de la foi, on fera jouer à la connaissance spéculative le rôle régulateur qui ne revient qu’à la connaissance de la sagesse mystique. De ce fait, la continuité entre la théologie naturelle, la théologie comme science et la théologie mystique n’apparaîtra plus et leur disjonction semblera s’imposer. Au nom de la foi sera posé en principe le séparatisme de la philosophie et de la théologie et le séparatisme de la scolastique et de la mystique, ce qui aura pour conséquence de bouleverser de fond en comble la structure du savoir sur Dieu en christianisme.
41On comprend, par là, le drame qu’a constitué pour la théologie chrétienne l’avènement de la théologie comme science. Elle n’a pas pour fin de remplacer la mystique, mais d’en éclairer rationnellement le mystère, d’en assurer l’expression conformément aux exigences de la raison cherchant à comprendre la foi, d’en assurer la pureté et d’en faire désirer la sagesse. Mais c’est la surestimer que de la mettre en place de la mystique.
42C’est ainsi que l’intelligence procède dans la foi, car la voie de l’Esprit ne double pas la voie de la spéculation rationnelle : elle la perfectionne dans la connaissance de l’objet divin, l’intelligence de la foi ne progressant jamais que dans la foi. Sans elle, la théologie scolastique risque toujours de s’enliser dans les fausses questions disputées des raisonneurs, leur téméraire présomption, leur disputationes insolites, les curiosités incongrues des disciples stulti et indisciplinati. Bref, sans la mystique, la théologie scolastique risque de ne plus savoir reconnaître quelles sont les vraies questions qu’une vraie théologie comme science peut et doit se poser. La théologie chrétienne, si elle est fidèle active la croyance, afin de mieux la comprendre. Plus la foi est pure, plus son regard est pénétrant et illuminant, et plus la raison y gagne ; mais si l’on veut comprendre plus que la foi ne l’exige, la spéculation l’emportera sur la mystique. Une telle disjonction n’a plus rien à voir avec la théologie des Pères et la grande scolastique, « parce qu’entre la recherche intellectuelle et l’attention spirituelle, la coïncidence ne se réalise plus7».
43Lorsque la théologie passe du symbole à la dialectique, elle libère son essence mystique en même temps qu’est promue une théologie comme science. Ceux des théologiens qui n’entrent pas dans le jeu de la connaissance de Dieu à partir des signes interprétés rationnellement selon les règles du raisonnement et de l’argumentation démonstrative empruntées à Aristote – ceux-là dévieront la spiritualité chrétienne vers une nouvelle espèce de théologie symbolique. C’est ce qui est arrivé dans l’histoire de la théologie chrétienne après saint Thomas d’Aquin. Faute de poursuivre dans la voie qu’il avait tracée, les théologiens se sont distribués en deux groupes : celui des dialecticiens purs, manipulant des notions et des concepts à la manière des philosophes (qui parleraient du Royaume) ; celui des spirituels purs maniant des symboles (ceux d’une théologie « spirituelle » ou d’une spiritualité esthétique). Les vrais théologiens (tels que saint Thomas ou saint Jean de la Croix) savent démontrer les vérités de la foi tout en adorant le mystère que ces vérités désignent.
44Les scolastiques qui ont condamné saint Thomas à la fin du XIIIe siècle ne l’avaient pas compris. Ils croyaient qu’en intégrant une logique aristotélicienne, sa doctrine était comme un cheval de Troie introduit [par] la pensée païenne à nouveau menaçante. Pensant réactiver l’augustinisme de saint Augustin, ils ont seulement inventé un néo-augustinisme séparatiste inadapté aux besoins de la nouvelle civilisation occidentale. En philosophie ce néo-augustinisme devait venir contrarier l’aristotélisme thomiste. En spiritualité, il devait introduire une mystique incapable de surmonter le platonisme qui l’inspirait.
45Le séparatisme qui s’est alors établi entre la théologie et la philosophie était inspiré par le désir de sauver l’âme religieuse du christianisme censé être menacé par la montée de l’Aristote païen ou juif. De Duns Scot à Ockham, les intérêts de la foi chrétienne sont prétendument défendus face à la menace d’infiltrations sournoises de la pensée païenne. Dans ce malentendu, la pensée de saint Thomas restera sans vigueur réelle et l’Ecole ne pourra éviter de laisser chaque discipline se développer au gré des forces anarchiques et des courants que l’éviction de la sagesse suprême de la mystique aura libérés. Il faudra du temps pour qu’on s’en aperçoive : en disloquant le savoir chrétien sur Dieu, on avait préparé l’autonomie de la philosophie par rapport à la théologie, et de la théologie (coupée de la foi) par rapport à la mystique de la foi. Il faudra plus de temps encore pour que, face à la crise de la sécularisation de la pensée chrétienne et face aux conséquences diverses de la théologie chrétienne elle-même idéologisée, l’on comprenne qu’à l’origine du mal s’était produite l’éviction silencieuse, pratiquement inaperçue, de la sagesse de l’Evangile, l’éviction de la mystique chrétienne.
46Ce qui est arrivé ne pouvait manquer d’arriver : la théologie se laisse manœuvrer par l’adversaire. Elle se constitue comme un savoir principalement apologétique destiné à défendre du dehors les dogmes. Cette foi pure et simple risque bientôt de ne plus être la foi de celui qui croit afin de comprendre (dans la lumière de la foi illuminée par les dons de l’Esprit), mais de celui qui croit au lieu de comprendre. Ainsi réifiée en idéologie, la théologie s’intemporalise de plus en plus, surplombant une histoire de la culture qu’elle cesse de nourrir et d’éclairer. De son côté la « spiritualité » devient plus psychologique que jamais, de moins en moins spirituelle au sens propre ; elle risquera toujours d’échapper à la mystique de la foi et donc au contrôle normal du magistère officiel. On verra celui-ci se raidir, afin de contrôler des états et un langage qui lui échappent.
47Le Père de Lubac a attiré l’attention sur notre manière de poser aujourd’hui le problème théologique et spirituel8. Le royaume de l’intelligence de la foi qui est celui des Pères, écrit-il, nous semble fermé parce que notre intelligence, même chrétienne, raisonne autrement. C’est de l’intelligence de la foi qu’il s’agit : « La notion nous en apparaît incurablement équivoque ; il n’y a pas, nous semble-t-il, de milieu qui lui soit assignable entre l’illumination mystique, toute surnaturelle, qui peut envahir l’âme d’un saint par ailleurs très ignorant jusqu’à le faire participer en dehors de toute explication intellectuelle, aux secrets de Dieu les plus réservés, et le travail d’élaboration rationnelle auquel se livrent soit le théologien, soit le philosophe, chacun selon ses méthodes propres, sur les données de la Révélation. Qu’est-ce donc que cette intelligence qui n’est à nos yeux ni raison, ni mystique et qui prétend être à la fois l’une et l’autre ? Ainsi, forcément, raisonne aujourd’hui l’intelligence, même chrétienne. Nous ne pouvons faire que celle-ci ne soit, depuis longtemps, laïcisée ».
48De la part d’un historien l’aveu est significatif : en tant que religieux jésuite, le Père a incorporé dans son comportement intellectuel l’histoire de la théologie moderne prise dans ses deux orientations spirituelle et spéculative conformément à la problématique séparatiste. Pour lui, mystique renvoie (depuis saint Ignace ?) à « tout à fait surnaturel » (c’est-à-dire extraordinaire) comme l’aurait été l’expérience du fondateur de la Compagnie de Jésus9, tandis que théologique renvoie à « élaboration rationnelle théologique ou philosophique » face au donné révélé.
49Cette situation de l’intelligence chrétienne frustrée de sa mystique, coupée de sa relation vitale à la théologie des Pères, le P. de Lubac la caractérise très justement en disant qu’elle résulte de la laïcisation de l’intelligence chrétienne (et a fortiori de l’autre). Cette laïcisation s’est opérée au sein de la pensée religieuse elle-même, tout au long des siècles depuis la fin du XIVe : pour nous aujourd’hui, la foi s’oppose à l’intelligence, comme l’ordre du surnaturel s’oppose à l’ordre naturel, ou comme l’ordre de la Révélation s’oppose à l’ordre de la simple raison. Depuis six siècles l’intelligence chrétienne vit sur cette erreur-là.
50Très précisément, elle a trouvé son origine dans l’incapacité des théologiens à se mettre à l’Ecole de l’histoire des hommes, à recourir à la dialectique pour rénover la théologie symbolique sans en trahir l’esprit, lorsqu’il leur fallut distinguer, sans plus les confondre, deux modes d’intelligence de la foi, disons deux usages de l’esprit : l’intelligence mystique de la foi et l’intelligence rationnelle de la foi. La première s’applique à la connaissance surnaturelle des mystères divins moyennant l’unitio dionysienne ; la seconde à la connaissance naturelle des signes sensibles à travers lesquels la foi manifeste ces mêmes mystères divins. L’autonomie (toute relative) de la raison naturelle appliquée à ce mode de connaissance où l’abstraction aristotélicienne prenait la place de l’allégorie ou du symbolisme augustinien, a été ressentie comme une rupture à l’égard de la foi et pas du tout comme une distinction rendue nécessaire afin d’éviter toute confusion entre la foi et la raison et, par là, d’opposer la théologie de la foi aux progrès de la raison en matière de connaissance du réel naturel ou surnaturel.
51La théologie a fait place à l’idéologie lorsque l’augustinisme médiéval se refusa à opérer sa mutation spirituelle conformément à la vision nouvelle que saint Thomas d’Aquin introduisait en critiquant saint Augustin10. Au lieu d’accéder à une vraie métaphysique chrétienne servant de fondement à une vraie théologie et à une vraie mystique chrétiennes, on a vu les deux tendances de l’augustinisme diverger en se dénaturant. D’un côté, une mystique bien éloignée de la haute expérience d’Augustin, en réalité une « spiritualité » scindée entre une piété à forme humaine et une mystique extraordinaire ; de l’autre, un rationalisme spéculatif coupé de la foi et référé à elle du dehors en vue de la défendre.
Notes de bas de page
1 M.D. Chenu, La théologie comme science au XIIIe siècle, 2e édition, Paris - 1943, p. IV.
2 Montée du Mont-Carmel, II, ch. X, 4.
3 Dans son commentaire des Noms Divins (S. Thomae Aquinatis, In Librum Beati Dionysii, De Divinibus Nominibus Expositio, Marietti - 1950, p. 262-263) : "Oportet considerare quod mens nostra duo habet ad intelligibilia cognoscenda : primo (…) habet naturalem virtutem, idest intelligentiam, per quam inspicere potest intelligibilia sibi proportionata ; secundo vero, habet quamdam unitionem ad res divinas per gratiam, quae excedit naturam mentis nostrae per quam unitionem conjunguntur homines per fidem aut quamcumque cognitionem, ad ea quae sunt super naturalem mentis virtutem". "Oportet ergo ut intelligamus divina, secundum hanc unitionem gratiae quasi non trahendo divina ad ea quae sunt secundum nos, sed magis totos nos statuentes, extra nos in Deum, ita ut per praedictam unitionem totaliter deificemur" (p. 262, n° 705). Les objections à cette pratique décisive de l’union, saint Thomas les prévoit et les réfute ainsi : "Et quia posset aliquis dicere quod hoc nobis esset nocivum, si nos ipsos deseramus, ideo hoc tertio (Dionysius) excludit ibi : "Melius enim est esse Dei et non ipsorum. Ita enim erunt divina data, cum Deo factis", et dicit "quod cum Deus sit melior nobis, melius est nobis quod simus Dei per unitionem gratiae quam quod simus nostri ipsorum, idest nostris naturalibus innitemtes. Sic enim, nobis factis cum Deo, idest cum Deo uniti fuerimus, divina nobis dona aderunt quae percipere non possumus, si Dei unitionem neglegentes, nobis ipsis inhaeremus". Voir aussi VII, lectio V (739) p. 278 : adhérer à la foi, c’est être libéré de l’erreur ; et non pas aliéné à soi-même.
4 En particulier : Rm. 1, 9 ; 5, 5 / 1 Co 15, 44 / He 4, 12.
5 De Saint Thomas d’Aquin, Paris, Gabalda - 1925 à Le Thomisme (4e éd.), Paris, Vrin - 1942 et Autour de saint Thomas, Paris, Vrin - 1983.
6 Le Thomisme, o.c., p. 76.
7 Henri de Lubac, Surnaturel, Paris – 1946, p. 259.
8 H. de Lubac, o.c., pp. 259, 262, 263.
9 Sur ce point, cf. 2e partie, Titre Premier, ch. II-III, pp. 162-192.
10 Etienne Gilson, Pourquoi saint Thomas a-t-il critiqué saint Augustin ?, ADHLDMA – 1926-1927, pp. 5-127.
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