Présentation
p. 13-14
Texte intégral
1L’Occident est malade de sa religion.
2Il faut que nous en prenions conscience. Il faut que nous acceptions ce paradoxe, voire cette provocante évidence : le christianisme occidental est depuis longtemps malade de sa propre "idéologie". Nous avons tenté d’y voir clair.
3Rappelons que, par sa nature même, le christianisme est une religion à haut risque. De la tension qu’il institue entre la foi au Dieu vivant qu’il révèle, et la religion des hommes dans laquelle il implante l’Eglise de Jésus-Christ, le christianisme s’expose au risque de voir les hommes qui le professent substituer leur vision idéologique de la vérité révélée à la pureté de la foi en la révélation elle-même.
4Il en a été ainsi dès les débuts de la prédication de la Bonne Nouvelle : "Moi je suis pour Paul ; moi pour Apollos ; moi pour Céphas ; et moi pour le Christ" (1Cor. 1,12). L’apôtre Paul a connu cette dérive idéologique de la foi chez les premiers de ses disciples.
5Il faut comprendre la nature d’un tel phénomène : l’inspiration évangélique est divine, elle agit en profondeur sur la religion des hommes -qu’ils soient juifs ou païens- comme un ferment dans la pâte, pas comme un vernis sur la toile ni comme une drogue, mais comme un facteur d’intégration surélevante qui perfectionne toutes les approches humaines du religieux en divinisant l’homme lui-même. Une telle surélévation implique, de la part de l’homme, l’ouverture à l’appel de Dieu, une conversion à sa transcendance, en vue d’une relation vivante avec lui et une contestation radicale sans cesse reprise face aux déviations et aux réductions toujours possibles de l’absolu de la vérité révélée.
6Mais lorsque le ferment n’opère plus dans la pâte, que le sel de l’Evangile s’affadit, que l’homme ne répond plus à cette double exigence de l’appel de Dieu à se dépasser lui-même dans l’obéissance de la foi, il est inévitable que les hommes cherchent à accommoder à leurs vues et à réduire à leur propre sagesse une religion qui divinise mais qui leur apparaît aliénante et concurrente.
7C’est alors que la prédication chrétienne opère dans la société comme une idéologie surplombante. Elle génère une conflictualité radicale où la tension de la transcendance de la foi enracinée au cœur des réalités humaines fait place aux divisions, aux exclusives, aux affrontements de tendances et d’écoles diverses, théologiques, artistiques ou politiques.
8L’Evangile comporte inévitablement le risque de cette dérive idéologique. En manifestant la Sagesse de Dieu à travers le langage des hommes, il s’expose par là-même au risque de voir les chrétiens recourir aux spéculations de leur pensée et aux artifices de leur rhétorique poétique ou politique pour annoncer la vérité de l’Evangile, alors qu’ils ne devraient recourir qu’au Christ, "Puissance et Sagesse de Dieu" (1Cor. 1, 25). En d’autres termes, il est inévitable que l’idéologie chrétienne de l’Ecole prenne le pas sur la mystique de l’Eglise.
9 L’histoire du christianisme occidental illustre cette dérive idéologique d’une culture chrétienne qui marginalise progressivement la Sagesse de la Croix du Christ face aux prestiges du savoir, de la création artistique et de l’action politique développés par les chrétiens. La responsabilité de cette dérive incombe depuis la fin du Moyen Age aux théologiens. Au XIIIe siècle, en effet, le conflit des « mystiques » et des « dialecticiens » bat son plein. S’affrontent deux expressions sociales de la foi, celle de la Schola Dei (mystique du régime de la chrétienté monastique) et celle de l’Universitas (la théologie de la naissante chrétienté urbaine). La mutation intellectuelle induite par cette profonde transformation sociale allait s’exprimer aux XIVe-XVe siècles dans l’infléchissement de la théologie vers un extrincésisme « juridique » (première partie), dont la portée durable s’est avérée absolument dramatique pour l’évolution de la théologie moderne puisque ses grandes figures, aux XVIe-XVIIe siècles, ne font rien de moins que marginaliser la mystique chrétienne (deuxième partie), facilitant ainsi son aliénation au temps des révolutions et à l’époque contemporaine (troisième partie).
10C’est cette vieille histoire de famille (chrétienne) que tente de retracer cet ouvrage1. Pour nos contemporains, y compris les croyants, la mystique chrétienne a rejoint les parages de la Fable et l’errance d’un discours aliéné sur un Absent. Voyons par quelle lente métamorphose interne à la croyance la foi chrétienne a pu être vidée de sa mystique.
Notes de bas de page
1 Le présent ouvrage constitue la synthèse des recherches de Jean Krynen (1915- 2000) sur l’histoire de la pensée théologique occidentale et ses rapports avec la philosophie. Il a été rédigé entre 1980 et 1990 (nde).
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