Conclusion
p. 295-309
Texte intégral
1Patrimonialisation, urbanisation, internationalisation, ce sont les trois points d’entrée autour desquels se construit la réflexion comparative sur les normes dans ce champ particulier du patrimoine. Sous une vision prospective revendiquée, il est question ici de la fabrique patrimoniale, envisagée sous le double rapport du droit et des politiques qui fondent la protection du patrimoine. Sont à l’étude les systèmes français, chinois, taïwanais, espagnol, mais aussi les ressources du droit international, notamment dans leurs relations avec les droits internes. Le sujet est de grande actualité dans une décennie de forte production normative aux plans national et international et, plus spécialement à l’heure où s’annonce la loi sur la liberté de création, du patrimoine et de l’architecture en France. La plupart des contributions en droit français y font référence, et fournissent, plus substantiellement, un matériau de réflexion dans l’étude des textes et de leur devenir. L’originalité de l’ouvrage est dans ce dialogue constant entre l’histoire du droit et le droit en action. Et ce double point de vue des analyses rétrospective et contemporaine nourrit fort utilement la réflexion sur l’évolution possible, sur le devenir souhaitable des textes.
2Il ne faut pas chercher ici une vue exhaustive sur les innombrables ressorts du droit du patrimoine. Là n’est pas l’ambition de l’ouvrage placé sous la direction de Florent Garnier et de Philippe Delvit. Mariant études de cas et réflexions plus généralistes et théoriques, il concentre l’attention sur les enjeux et défis majeurs que pose au monde contemporain la question patrimoniale. Plusieurs grands thèmes se dégagent. La problématique de l’enchevêtrement des normes et le besoin d’articulation entre les différents plans et niveaux de sa production traversent l’ensemble des contributions. Une place particulière est faite aux relations entre patrimoine et science, qui appellent des mises en place assurément singulières, en ce que les deux champs se nourrissent mutuellement. Plus généralement, s’esquisse l’idée d’un changement de paradigme dans le traitement patrimonial.
I – La complexité des objets et des normes, entre le vide et le trop plein juridique1
3Le titre de l’ouvrage : « Des patrimoines et des normes » est riche de suggestions sous ce rapport. Il nous dit d’abord que l’objet est pluriel. Le processus de patrimonialisation touche à l’univers du tangible et de l’intangible, l’un ne va pas sans l’autre. La production de patrimoines s’inscrit dans des espaces multiples : sur terre, en mer, dans l’univers du numérique et des savoirs, dans les sacs à procès comme dans les nombreuses traces de l’activité humaine. Géographie complexe du visible et de l’invisible2. Le droit du patrimoine, dans les premiers temps de son édification, saisissait les choses, immeubles, sites, monuments, objets revêtus d’un intérêt diversement qualifié. Le projet se concentre essentiellement sur la notion d’intérêt d’art et d’histoire juridiquement protégée. Aujourd’hui, la compréhension inflationniste de l’objet patrimonial met à l’épreuve le cadre juridique dans sa conception d’origine. Le défi est double. C’est qu’il s’agit d’en saisir l’unité tout en accueillant le principe de pluralité et de diversité. Le Code du patrimoine français pose la définition générique du patrimoine, mais il en restreint aussitôt la portée. Recourant à une méthode de définition formelle, il entend le patrimoine exclusivement « au sens du présent Code ». Et pourtant le patrimoine paraît aussi ailleurs, cependant défini distinctement, dans le Code de l’environnement, dans le Code de l’urbanisme, pour ne prendre que deux exemples. De quelle source relèvent alors des objets tels que le paysage, véritables hybridations entre le patrimoine culturel et le patrimoine naturel que la convention de Florence définit comme « partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations »3 ? Que dire encore du patrimoine immatériel ? L’actuelle définition du Code du patrimoine n’en permet pas l’inclusion, ce que le projet de loi entendait faire évoluer, dans l’idée de consacrer une définition élargie du patrimoine culturel. Un deuxième alinéa à l’article 1er mentionnait simplement que le patrimoine « comprend également les éléments du patrimoine culturel immatériel au sens de l’article 2 de la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée à Paris le 17 octobre 2003 ». La méthode avait beau ne pas convaincre tant dans sa vision distributive des patrimoines matériel et immatériel que dans l’alignement pur et simple de la notion sur celle de la convention de 20034, elle avait le mérite de rendre juridiquement plus visible ce pan nouveau du patrimoine. Mais la suggestion s’est perdue au fil du processus législatif et ce avant même l’examen du projet devant le Conseil d’Etat. L’unité de la notion de patrimoine est de façade, comme l’est celle du trésor national. Elle ne parvient pas non plus toujours à intégrer les catégories spéciales de patrimoine, qui plus naturellement auraient vocation à l’abonder. Pas plus que le patrimoine scientifique, le patrimoine universitaire, en dépit de son unité et de sa singularité, n’a d’existence légale ni dans le Code du patrimoine ni dans le Code de l’éducation5. Quant au patrimoine archéologique, c’est une des seules catégories particulières (avec le patrimoine archivistique cependant dans une moindre mesure) à être isolée dans le Code. Le dispositif est cependant imprécis et déséquilibré6. Mal logé dans les premiers articles du Code traitant du patrimoine en général et des trésors nationaux, le patrimoine archéologique est imparfaitement défini à l’article L. 510-1. Empruntant en partie seulement à la définition de la convention de La Valette, son champ d’application ne recouvre pas l’entièreté du patrimoine intéressant l’archéologie7.
4Un deuxième élément de complexité vient de la densification des normes de l’intérieur et de l’extérieur de la matière du droit du patrimoine, qu’elles soient considérées du point de vue vertical de la combinaison des règles internes et internationales, et horizontal de l’articulation des normes entre elles. Le droit international du patrimoine s’est, dans les deux dernières décennies, enrichi d’outils nouveaux avec l’adoption de la convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique du 3 novembre 2001, la convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel en 2003, la convention pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 21 octobre 2005. Ces instruments soulèvent dans des termes variables la question tant de leur insertion dans le concert des autres conventions que celle de leur relation avec les ordres internes, même si leur « rôle prescripteur de normes internes » n’a pas toujours été investi8. Sous cette perspective, il ne faut pas oublier les outils de droit souple ou de déontologie telles que la charte de Venise ou la charte d’Athènes qui ont fortement inspiré les législateurs nationaux par exemple en 1933, la loi espagnole9.
5En l’occurrence, la force de diffusion de ces normes se réalise parfois en dehors de toute contrainte, par une forme d’adhésion volontaire aux valeurs que diffusent ces textes internationaux. C’est ainsi que Taïwan, pays non partie à la convention de 1972 sur le patrimoine mondial a introduit dans sa législation sur le patrimoine culturel, la conception de patrimoine mondial (avec cette dénomination évocatrice de patrimoine mondial potentiel) assortie de ses classifications renvoyant au patrimoine culturel et naturel10. La technique et les valeurs de cet outil international ont irrigué le droit interne11. Les biens de valeur universelle et exceptionnelle ne sont donc pas tous situés dans des Etats parties, produisant une forme de fracture entre la réalité patrimoniale et la réalité juridique.
6Sur un plan horizontal, la question de l’articulation des normes, véritable « casse tête » constitue assurément un défi pour les « légisfacteurs ». Un grand nombre d’Etats à partir de la fin du XIXe se dotent de lois générales sur le patrimoine, marquant le passage à « une politique d’Etat de protection du patrimoine »12. Elles sont à l’origine conçues en économie propre, souvent décrochées d’autres préoccupations pourtant voisines, celles liées à l’industrialisation, à l’urbanisation ou encore au développement du tourisme. Mais le droit contemporain du patrimoine n’est pas un isolat. Que l’on travaille au niveau international ou national, il est pris dans un réseau juridique de relations complexes. Aujourd’hui déterminée par de nombreuses règles externes, sa compréhension appelle par conséquent une lecture combinée de différentes sources dont l’articulation est souvent défaillante. Cette problématique traverse tout l’ouvrage. Les exemples fourmillent. La faiblesse des points de connexion entre urbanisme, aménagement du territoire et protection du patrimoine fait l’objet d’un même constat en droit français et en droit chinois, alors même que le patrimoine culturel apparaît bien comme un enjeu de développement et de planification. Certains secteurs sont de ce point de vue plus malmenés que d’autres. En particulier, la prise en compte de l’archéologie dans le droit de l’urbanisme se fait tout aussi discrète en Chine qu’en France13. La nécessaire prise en compte de l’intérêt archéologique dans d’autres droits (urbanisme, environnement) est évoquée à plusieurs reprises14. La relation entre nouveaux modèles de ville et évolution de la conception patrimoniale est, à l’évidence, un enjeu très contemporain15.
7A ces délicates questions d’articulation normative, s’ajoutent des difficultés d’interprétation des textes dans certains cas plus favorables aux aménageurs. La situation inquiétante de la sauvegarde du patrimoine en Chine tient notamment à ce que l’archéologie préventive16 s’impose pour les travaux de grande ampleur, notion difficile à saisir et appréciée diversement au niveau local17. Le fait est que la coprésence de règles d’inspirations et de finalités différentes produit du conflit en particulier dans les secteurs de forte urbanisation. C’est plus fondamentalement la question du respect de la loi patrimoniale qui se trouve posée et ainsi celle de son efficacité et de son efficience. Shanghai, depuis les années 1990, « connaît un aménagement de grande envergure dans les centres-villes » qui met en péril les édifices historiques et les structures traditionnelles de la ville18. L’exemple de Pékin est aussi frappant, avec les travaux réalisés autour de la construction des autoroutes et des métros. La station du Palais d’été s’est édifiée sur un chemin impérial de la dynastie des Qing19. Où se poursuit l’histoire d’un saccage sur un lieu chargé d’histoire20.
8Outre les situations de conflits de normes ou d’intérêts, la pluralité de règles produit aussi du désordre. Coexistent parfois plusieurs outils ou techniques de protection sur un même objet. Certains sites protégés au titre de la loi du 2 mai 1930 peuvent tout aussi bien l’être sur le fondement de la loi de 1913 sur les monuments historiques. Le pont neuf de Toulouse fut classé sous le régime de la loi de 193021, puis classé au titre des monuments historiques en 1991. Aux protections classiques se superposent par ailleurs des outils nombreux de mise en valeur d’espaces diversement qualifiés. Et ce phénomène d’empilement produit au mieux de la redondance, souvent de la dissonance22.
9S’agissant du patrimoine scientifique, là encore est évoquée la dispersion et l’absence d’articulation entre les différentes sources pertinentes : les Codes de la recherche, de l’éducation, du patrimoine, de la propriété intellectuelle notamment. C’est qu’il met à l’épreuve les relations entre science et patrimoine, d’où l’intérêt d’en faire un objet de réflexion.
II – Les relations entre sciences et patrimoine
10La science fabrique du patrimoine tout autant que le patrimoine produit de la science. Sous ce double rapport, la mise en relation des sciences et du patrimoine soulève un certain nombre de questions originales.
11Sur le premier point, les difficultés sont précisément dans le processus de patrimonialisation. Le caractère scientifique est une forme de l’intérêt requis, apparu dans le droit du patrimoine, dès 1946, pour prévenir les risques de dispersion de collections scientifiques. Le rapporteur du projet de loi en précise l’objet. Il « a pour but de protéger et de sauver une partie du patrimoine scientifique de la France », indiquant encore que « la direction générale de l’architecture est saisie à tout instant de demandes émanant de différents services scientifiques de l’éducation nationale (Caisse nationale de la recherche scientifique, Muséum, Musée de l’homme, etc.) tendant à obtenir le classement parmi les monuments historiques de collections scientifiques dont l’importance est considérable pour la science française »23. Mais cette genèse a été quelque peu été brouillée24. Le patrimoine scientifique « souffre », à l’évidence, d’un manque de reconnaissance25. C’est une forme de patrimoine invisible. Les causes en sont multiples. Sans doute, la raison première est-elle dans le mode de constitution et l’identité de ce patrimoine. Somme de traces tant matérielles qu’immatérielles de l’activité savante, cette catégorie riche en diversité, d’une part s’accorde mal à la définition donnée à l’article L. 1 du Code du patrimoine concentrée sur les éléments tangibles, d’autre part se disperse dans les multiples ressorts catégoriels, celui des archives, de l’archéologie, des musées ou encore des objets et lieux protégés au titre des monuments historiques. Chacun de ces silos est juridiquement traité en économie propre. Le patrimoine scientifique procède de la « superposition de ces cadres juridiques et conceptuels administratifs et législatifs »26. Le patrimoine scientifique est en outre fréquemment constitué de séries ou d’ensembles. C’est là une autre difficulté dans la mesure où le Code du patrimoine raisonne à l’unité, dans l’affectation d’une protection. Le sort des archives scientifiques est juridiquement dissocié de celui des objets ou des outils de la science dont elles sont les traces et encore de l’ensemble des savoirs produits par la recherche et l’enseignement. Ce double phénomène d’éclatement et de cloisonnement met en question l’existence même d’une catégorie juridique de patrimoine scientifique.
12Une autre particularité du patrimoine scientifique tient à sa contemporanéité, au fait qu’il se construit et reste en usage, en partie sur les lieux où se fait la science. Il est un espace partagé entre les chercheurs, les conservateurs, les archivistes, la société civile. Les lieux de tension tiennent entre autres à la simultanéité de ces usages et aux multiples valeurs que recèle ce type de patrimoine. C’est probablement aussi ce qui l’expose à plusieurs risques : l’indifférence ou la négligence de ses producteurs. La science serait-elle sans conscience patrimoniale ?
13Le contexte d’autonomisation des Universités et le phénomène de fragmentation accrue de la communauté scientifique fragilisent encore la condition du patrimoine scientifique des Universités, en particulier les collections et les archives scientifiques27. Comment expliquer que ces biens communs créés et utilisés par des institutions publiques soient à ce point négligés comme objets de patrimoine ?28. Quant ils ne sont pas malmenés ou détruits, ils sombrent dans l’oubli29. Cette mise en sommeil de la mémoire scientifique est sans aucun doute révélatrice du rapport quelque peu distant qu’entretiennent les établissements d’enseignement supérieur et de recherche à leur histoire. L’indifférence n’est pas la seule pathologie. Le patrimoine scientifique est aussi exposé au risque propriétaire. Ce peut être le cas des archives institutionnelles et plus encore les archives des chercheurs. Cette dernière catégorie souvent qualifiée d’archives personnelles est à la vérité un objet de droit hybride, à la fois propriété intellectuelle des chercheurs et tout en même temps archives publiques puisque produits de la science publique. Elles soulèvent de délicates questions en termes de diffusion/rétention du savoir, mais aussi du point de vue de leur conservation30. N’étant pas perçues comme une contrainte institutionnelle, les pratiques d’archivage obéissent à des logiques très diverses31. Dans ce chantier, les savoirs et savoir-faire, le penser-classer des archivistes, sont de première importance.
14L’activité scientifique productrice de patrimoine mérite assurément une attention plus soutenue comme le rappelle le Conseil de l’Europe dans une recommandation : « il faut encourager (en ce sens) les autorités publiques compétentes et les établissements d’enseignement supérieur à (...) »32. Plus largement, il y a une forte nécessité de pérenniser les missions patrimoniales à l’Université, en termes de moyens et de personnels33.
15La protection et la valorisation du patrimoine scientifique est une responsabilité que devraient en effet endosser les établissements sur un mode plus volontariste. Il trouve aujourd’hui un renfort prédeux du côté de la communauté scientifique, avec le développement de certaines disdplines dont l’histoire et la sociologie des sciences, et encore l’histoire des institutions34. Une étude des registres d’inscription de plusieurs Facultés du sud de la France sur une période longue (de 1561 à la révolution), montre tout l’intérêt d’investir, spécialement, l’histoire de l’Université35.
16Dans ce regard de la science sur le patrimoine, deux dispositifs occupent une place particulière : le droit des archives et le droit de l’archéologie. Y paraît plus lisiblement l’articulation entre activité scientifique et intérêt patrimonial, même si l’arbitrage entre exploitation de la ressource documentaire et nécessité de conservation peut parfois être discuté. L’étude et la conservation de ces patrimoines sont en effet deux faces de l’intérêt public consacrées dans ces textes. L’exploration par les historiens et archivistes des sacs à procès du Parlement de Toulouse est édifiante sous ce rapport. Elle montre en outre tout l’intérêt d’un dialogue entre le droit et les sciences sociales, notamment pour la sociologie du crime. Ils sont aussi un « patrimoine d’une valeur sans doute inégalée pour la sociologie en général et pour l’histoire »36. A la jonction de l’intérêt patrimonial et de la production scientifique se développent par ailleurs des projets de recherches37.
17Dans l’idée d’améliorer la condition du patrimoine scientifique, on peut se demander si le recours à la notion de patrimoine immatériel ne « serait pas l’occasion pour les institutions concernées de s’emparer autrement de ce patrimoine. Rompant avec la logique objectale de protection du patrimoine, cette direction de travail permettrait de saisir ces deux modes de la recherche et de l’Université dans leur fonction naturelle, univers de langage, bâti en hommes et en idées avant d’exister entre quatre murs »38. Cette interrogation nous conduit à un troisième grand thème très présent dans l’ensemble des contributions, celui des changements qui s’amorcent aujourd’hui dans la perception patrimoniale.
III – Nouveaux champs et objets, nouveaux regards du patrimoine
18Les changements sont de plusieurs sortes. Ils concernent le mode d’appréhension de l’objet et la façon dont s’ordonne la protection. L’influence vient notamment du droit international. D’abord, l’introduction de la dimension immatérielle dans les textes, notamment à la suite de la convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel de 2003, transforme ou revisite le projet patrimonial en profondeur. En particulier, les finalités de conservation à des fins de transmission doivent être repensées puisqu’il ne s’agit plus exclusivement de travailler sur la matérialité des supports. Le concept de patrimoine va au-delà des lieux, des objets, des documents et des multiples traces tangibles39, car ce sont aussi les pratiques, les savoirs, les croyances, les connaissances qui conquièrent un statut patrimonial. Et cette attention à l’immatérialité non seulement fait évoluer les instruments et outils de la protection, mais fait advenir de nouveaux patrimoines. Le patrimoine numérique est l’une de ces catégories. L’UNESCO a reconnu la « valeur et l’importance des ressources numériques comme nouvel héritage qui devrait être protégé et conservé pour les générations futures »40. En principe, il n’est pas là pour se substituer aux composantes traditionnelles du patrimoine, même si, dans le secteur des bibliothèques ou des archives, le risque n’est pas mince. « Le fait numérique questionne autant qu’il transforme l’activité de conservation, et dans son prolongement celle du tri et de la sélection »41. Désherbage et destructions, maillons raisonnés de la chaîne patrimoniale, pourraient être plus amplement mobilisés, conséquence des campagnes de numérisations massives42. Ce risque est d’autant plus présent que, dans le Code général de la propriété des personnes publiques, seuls les manuscrits rares et précieux relèvent du domaine public au sens de l’article L. 2112-1. Les autres ouvrages versent dans le domaine privé deviennent librement aliénables.
19Surtout, ce nouveau patrimoine constitué par les ressources informatiques manifeste une conception inédite du patrimoine, concentré sur des ressources uniques créées ou non nativement, quelle que soit leur forme et sans que ne s’impose un critère temporel. Ce sont en principe les ressources uniques recelant une valeur culturelle éducative, etc. La terminologie varie entre l’UNESCO et les instances européennes qui parlent plus volontiers de matériel ou de ressources culturelles, manifestant ici la porosité entre l’univers du patrimoine et celui de la culture. Proche de la logique de protection des archives ou du dépôt légal, elle s’en démarque cependant. Le dépôt légal, une des premières législation culturelle, et le droit des archives se sont en effet déjà saisis du fait numérique. Le document d’archives, dans la loi de 1979 recouvre y compris les supports électroniques, tandis que les sites Web ont été inclus dans le périmètre du dépôt légal. Ils ont par conséquent aussi pour finalité de protéger le patrimoine intellectuel. Ils le font cependant dans des termes différents. Contrairement aux projets de protection du patrimoine culturel numérique, ils ne s’attachent pas à qualifier la ressource. Ils la protègent, par anticipation. Le caractère culturel ou la notion d’expression artistique n’a pas lieu d’être dans ses deux dispositifs. Faudrait-il alors un cadre juridique spécifique, ce qu’encourage l’UNESCO ? Ce qui est sûr, c’est que la notion de patrimoine culturel numérique, « arme de combat culturel »43 met à l’épreuve la fonction de conservation.
20Plus fondamentalement, il y a comme une forme de brouillage de la notion de patrimoine. Ce nouveau regard opère en effet un changement profond du concept même de patrimoine et de ses modes de définition et de délimitation légales. Reliés plus étroitement à l’activité humaine, aux modes de production de signes, aux pratiques, ces nouveaux objets patrimoniaux jouxtent les champs de la création. Ils sont à la frontière du droit du patrimoine et du droit de la culture, comme en attestent les liens tissés entre la convention de 2003 et la convention UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Initialement adopté dans le sillage de l’exception culturelle, cet instrument s’est affranchi de cette filiation pour se rapprocher de la logique patrimoniale, ou plus justement pour en diffuser ou alimenter une vision renouvelée. L’article 4 définit la diversité culturelle qui « se manifeste non seulement dans les formes variées à travers lesquelles le patrimoine culturel de l’humanité est exprimé, enrichi et transmis grâce à la variété des expressions culturelles, mais aussi à travers divers modes de création artistique, de production, de diffusion, de distribution et de jouissance des expressions culturelles, quels que soient les moyens et les technologies utilisés ». La protection du patrimoine culturel des ethnies autochtones mobilise aussi ce ressort de la sauvegarde de la diversité culturelle. En ce sens, « sous l’influence des normes internationales, Taïwan a adopté en 2007 un règlement de protection de la création manifestant la sagesse traditionnelle des ethnies autochtones »44.
21Ce rapprochement entre patrimoine culturel, diversité culturelle et création opère aussi un changement de nature du droit du patrimoine. Jusqu’alors conçu comme un statut spécial de choses, il doit aussi se penser en termes de droits et intérêts des personnes concernées. Puisque certains éléments patrimoniaux sont tout en même temps des produits de la création, ils sont pour beaucoup déterminés par le Code de la propriété intellectuelle. La problématique des droits d’auteur est évidemment très prégnante dans l’univers de la bibliothèque avec notamment les grands projets de bibliothèques numériques45.
22Le patrimoine immatériel donne aussi prise à des droits collectifs. C’est notamment le cas, pour les tribus et ethnies autochtones qui à Taïwan peuvent se prévaloir d’un droit exclusif sur les créations intellectuelles manifestant la sagesse traditionnelle46. En outre la considération de la relation qu’entretiennent les personnes sur les choses devient, dans certains textes, un élément clé de la définition. C’est particulièrement frappant dans la convention sur la sauvegarde du patrimoine immatériel ainsi que dans la convention dite de Faro du Conseil de l’Europe. Sous cette perspective, les choix et les modalités de protection tendent à se développer sur un mode participatif. Le phénomène n’est pas entièrement nouveau. A la base de l’expérience des écomusées, figure promue par G.-H. Rivière, la participation de la population est un des principes fondateurs. Les acteurs de la création, de la préservation et de la transmission de leur patrimoine culturel doivent être associés à l’administration et à la gestion de ces institutions, sortes de « communs » avant l’heure. On l’a un peu oublié, mais le concept importé en Chine réactive cette dimension forte de l’expérience patrimoniale en relation étroite avec la promotion du patrimoine culturel immatériel. La difficulté aujourd’hui est que le modèle de gestion de ces institutions prend une sérieuse distance avec le modèle originaire, et ce en dépit d’un cadrage réglementaire. Les détenteurs de la culture locale sont finalement peu associés au fonctionnement de ces institutions47. En outre se développe une nouvelle génération d’écomusées en Chine créés au profit direct de la valorisation économique notamment dans des régions où « l’économie locale est sous-développée »48.
23La notion de participation est très certainement une orientation contemporaine dans la prise en compte du patrimoine et sa protection, perspective qui fait advenir de nouveaux acteurs, entre l’Etat et l’individu propriétaire d’un bien protégé et ainsi potentiellement de nouveaux sujets de droit. On peut citer notamment cette intéressante qualification des acteurs-conservateurs dans le classement et l’enregistrement des éléments du patrimoine culturel des ethnies autochtones49. Cette évolution a évidemment partie liée avec le développement des droits des minorités, peuples autochtones et autres groupes intermédiaires, phénomène qui soulève la difficile question de leur détermination50. Cette mobilisation du ressort participatif entraîne à sa suite une évolution des outils juridiques. Aux côté des dispositifs contraignants, se déploient des instruments de droit souple. Source alternative du droit, il se caractérise soit par le mode négocié de la norme, soit par des méthodes non directives « destinées à améliorer l’acceptation ou la réception de la norme »51. Associer, guider, orienter plus que contraindre. Ce registre du droit souple est particulièrement sollicité dans les domaines émergents, non encore pris dans des réglementations spécifiques. C’est le cas du patrimoine immatériel, du patrimoine numérique et du patrimoine universitaire notamment.
24La complexité du droit du patrimoine a été évoquée plus haut et l’introduction de ces nouveaux modes de gouvernance y concourt. S’agit-il de diffuser ou de produire de la connaissance, de valoriser des fonds, de construire une image, d’exploiter économiquement la ressource, de conserver, de défendre une exception culturelle52 ? Cette pluralité des centres de décision ou d’action accuserait davantage le phénomène de dispersion du projet patrimonial ? Et dans quel sens, alors faire évoluer le droit face aux mutations du patrimoine ? Les suggestions foisonnent dans cet ouvrage, gisement précieux pour les futurs législateurs, à l’approche notamment de la loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine. Diversement formulées, elles prennent parfois le tour de véritables propositions de textes, par exemple pour les catégories spéciales du patrimoine qui appelleraient un encadrement adapté : le cas de l’archéologie, celui du patrimoine scientifique ou encore du patrimoine numérique. L’importance de la fonction des archives dans le champ patrimonial et mémoriel mais aussi dans l’exercice des droits des citoyens et la bonne gouvernance a été soulignée53. Mais la partie « archives », dans l’avant-projet, a été purement et simplement supprimée avant son passage devant le Conseil d’Etat. On pourra s’en désoler. Il y avait là une vraie nécessité. Un grand nombre des contributions en appelle à la simplification, notamment en « mettant fin aux strates réglementaires successives »54. L’empilement de multiples périmètres et autres zonages patrimoniaux parfois coexistant sur un même espace constitue un exemple emblématique. L’avant-projet prévoit une mesure de simplification en fusionnant sous le terme de « cité historique » plusieurs de ces servitudes d’utilité publique. On pourra être réservé sur l’appellation qui renvoie à la vision originaire de la protection présente dans la loi de 1913 et encore dans les débuts de la loi sur les secteurs sauvegardés55. Elle semble laisser de côté des développements plus récents de la protection du patrimoine, l’expérience réussie des ZZPAUP, forme de protection et de co-gestion patrimoniale concertée. Les études de cas nourrissent aussi la réflexion sur les enjeux, par exemple à propos de l’archéologie préventive et sur fonds de constat de ses limites en milieu urbain, avec l’exemple édifiant de l’abbaye de Saint Géraud d’Aurillac56. Dans cet exercice prospectif, la confrontation comparatiste des expériences de protection, de leurs réussites et leurs échecs, est très riche d’enseignement dans la connaissance d’autres ordres et formes de protection autant que dans l’effet retour sur la conception de nos propres systèmes. Parmi les institutions ou dispositifs originaux, on citera entre autres, la notion d’échelle de protection et d’adaptabilité du classement57 ou encore la vente aux enchères juridiques de l’usufruit, procédé de démembrement forcé de la propriété pour financer l’entretien d’un monument lorsque le propriétaire est défaillant58.
25Il serait hasardeux de restituer en quelques lignes la diversité et l’inventivité de ce matériau prospectif qui fait un des grands intérêts de cette somme autour des processus de patrimonialisation et des différents modes sur lesquels s’en saisit le droit. Un des éléments clés -tous le rappellent- reste la question de la conscience patrimoniale, moteur indispensable dans cette belle réflexion d’un « futur normatif patrimonial »59.
Notes de bas de page
1 L’expression est empruntée à M.-C. MAZENS et A.-C. JOLIVET, « Le patrimoine scientifique des Universités, une construction à la frontière de plusieurs mondes », p. 71.
2 Quand bien même parfois les projets autour du visible dominent au détriment des « éléments du patrimoine qui constituent l’espace social produit au fil du temps par l’homme », M. VAGINEY, « La préservation du patrimoine culturel intéressant l’archéologie », p. 140.
3 Convention européenne du paysage, adoptée à Florence le 20 octobre 2000, v. P.– A. COLLOT, « Le paysage culturel, œuvre conjuguée de l’homme et de la nature, comme élément de droit français », p. 256.
4 Le patrimoine immatériel déborde en effet largement la vision développée par la convention UNESCO.
5 M. BASSANO, C.-A. DUBREUIL, « Préservation et valorisation du patrimoine universitaire, quels outils juridiques pour quel patrimoine ? », p. 78.
6 Michel VAGINAY, p. 134.
7 Convention européenne du 16 janvier 1992.
8 En ce sens, à propos de la convention sur le patrimoine culturel subaquatique, C. BORIES qui souligne les réticences de la France à ratifier d’abord (elle ne l’a fait que très récemment), à respecter ses engagements internationaux ensuite, p. 290.
9 J. MONTEMAYOR, « La protection du patrimoine dans le centre historique de Tolède », p. 185.
10 HSIEH Yin-Ling, « L’influence des réglementations internationales en faveur du patrimoine culturel sur la législation nationale », p. 220.
11 Yao-Ming HSU, « Isolement du régime international de la protection du patrimoine de l’humanité ? L’application volontaire par Taïwan de la convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel et la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel et ses effets », p. 208, HSIEH Yin-Ling, p. 220.
12 Ibid.
13 ZHAO Zhiyong, p. 152.
14 Par exemple à propos des fouilles réalisées sur l’abbaye de Saint Géraud, N. CLEMENT, B. FOURNIEL, p. 129.
15 Voir l’exemple de la ville de Tolède en sens, J. MONTEMAYOR, p. 189 et encore le cas de Taïwan pour lequel des inquiétudes se font jour sur les techniques de préservation et de reconstitution des monuments historiques, Yao-Ming HSU, p. 215.
16 Le terme utilisé n’est pas celui-ci dans la loi chinoise mais le mécanisme est voisin.
17 Ibid., p. 155.
18 LI Weifang, p. 202.
19 ZHAO Zhiyong, p. 158.
20 Pour une charge, cependant d’un autre temps, lettre de Victor Hugo au capitaine Butler du 25 novembre 1861 sur le sac du Palais d’été.
21 P.-A. COLLOT, p. 259.
22 La question est aussi celle des pouvoirs et des compétences, et du « risque qu’ils s’entrechoquent et s’entremêlent », M. POUMAREDE, p. 165.
23 Camille LHUISSIER, Rapport fait au nom de la commission de l’éducation nationale et des beaux-arts, de la jeunesse, des sports et des loisirs sur le projet de loi modifiant la loi du 31 décembre 1913, modifiée par la loi du 31 décembre 1921 sur les monuments historiques, séance du 13 avril 1946, projet de loi n° 999, annexe n° 1307 doc. Assemblée Nationale Constituante, p. 1001.
24 Sans doute aussi avec l’apparition de l’intérêt technique qui depuis la loi du 23 décembre 1970. est associé à l’intérêt scientifique.
25 M.-C. MAZENS. A.-C. JOLIVET, p. 67.
26 Ibid., p. 72.
27 Ibid.
28 Ibid., p. 69
29 Même si parfois il arrive que l’indifférence soit protectrice et « évite que les documents les plus anciens disparaissent. Ils sont d’autant moins menacés que souvent, l’on ne sait guère où ils se trouvent ». A. CABANIS, Ph. DELVIT, « Université, protection, promotion du patrimoine », p. 105-106.
30 M. LEFEBVRE, « Les archives personnelles des chercheurs, un patrimoine scientifique peu exploré », p. 92.
31 Ibid., p. 93.
32 M. BASSANO. C.-A. DUBREUIL, p. 81.
33 Ibid., p. 110.
34 Ibid.
35 Réalisée par P. FERTE, professeur de l’Université Toulouse Le Mirail, Ibid., p. 106.
36 M.-I. GENTILLET, p. 31
37 Voir notamment N. CLEMENT, B. FOURNIEL, le projet collectif de recherches au delà de la fouille préventive de l’abbaye de Saint-Géraud d’Aurillac, voir aussi les corpus constitués à partir des collections de la bibliothèque universitaire de Toulouse, M. PERBOST, « Enjeux juridiques de la numérisation des collections des bibliothèques, l’exemple de Toulouse 1 », p. 57.
38 M.-C. MAZENS, A.-C. JOLIVET, p. 76.
39 M. TALBI, « De l’invention du concept de patrimoine numérique à la constitution d’une mémoire numérique : les enjeux juridiques de la construction d’une nouvelle catégorie patrimoniale ». p. 38.
40 Charte de l’UNESCO, citée par M. TALBI, p. 39. Sur les enjeux juridiques de la numérisation des collections des bibliothèques, v. M. PERBOST, M. FRAYSSE, p. 55 et s.
41 M. TALBI, p. 37.
42 Sur l’idée que le « désherbage est devenu la règle », tendance que justifie un certain discours de la modernité. A. CABANIS, Ph. DELVIT, p. 112.
43 Ibid..p. 111.
44 TSAI Chih-Wei, « Normes internationales sur la diversité culturelle et textes nationaux protégeant le patrimoine culturel des ethnies autochtones à Taïwan », p. 237.
45 Sur ces enjeux de la numérisation, notamment au plan européen, M. FRAYSSE, « Enjeux juridiques de la numérisation des bibliothèques », p. 59.
46 Ibid., p. 237.
47 WANG Yunxia, HU Shanchen, « Ecomusée en Chine : entre idéal et réalité », p. 242.
48 La notion d’intérêt de la population a dérivé, dans certains cas, vers une quête de retombées économiques, d’augmentation des revenus, Ibid, p. 248 et s.
49 TSAI Chih-Wei, p. 238.
50 Sur la caractérisation de la tribu à Taïwan, Ibid., p. 239.
51 M. BASSANO. C.-A. DUBREUIL, p. 83.
52 Sur ce phénomène, à propos du patrimoine universitaire, p. 87.
53 M.-I. GENTILLET.
54 M. POUMAREDE, p. 179.
55 En ce sens, F. CHOAY, L’allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992, p. 173.
56 N. CLEMENT et B. FOURNIEL, « Limites et enjeux de l’archéologie préventive : le cas de l’abbaye Saint Géraud-d’Aurillac », p. 119.
57 Introduit par le règlement de Shanghai, LI Weifang, p. 198.
58 Art. 22 du règlement de protection des biens culturels de 2014, LI Weifang, p. 201.
59 F. GARNIER, « Introduction », p. 14.
Auteur
Directeur de recherche CNRS-CECOJI
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